L'esprit d'Hoëdic - Rémi Devallière - E-Book

L'esprit d'Hoëdic E-Book

Rémi Devallière

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Beschreibung

Une enquête complexe menée par le commissaire parisien Anconi !

Rien ne destinait Anconi, un commissaire parisien, à découvrir Hoëdic. Nous sommes en 1976 et il reçoit un appel téléphonique étrange de son ancien directeur, en retraite dans cette île isolée du Morbihan. Quelques jours plus tard, il en apprend le décès par noyade. Suicide ? Accident ? Meurtre ? Il décide de s’y rendre avec son fidèle inspecteur Lefebvre. Des disparitions déconcertantes, une enquête difficile l’attendent dans un monde insulaire un peu rude.

Ce policier humaniste à l’accent marseillais, parfois un peu effronté, saura-t-il comprendre l’esprit d’Hoëdic et dénouer les fils de l’histoire ? Découvrez la première enquête du commissaire Anconi !

EXTRAIT

— Téléphone pour vous, Patron !
— Hè bè ! Tu sais qui c’est ? avait demandé distraitement le commissaire en levant les yeux des papiers en fouillis. Il avait passé sa jeunesse à Marseille et, même si toute sa carrière s’était déroulée à Paris, il n’en avait pas moins conservé un accent de là-bas et des expressions colorées. Cet accent qu’il maîtrisait le plus souvent, surgissait parfois, malgré ses efforts.
— Il m’a dit que c’était personnel. Il insiste pour vous parler à vous, et à nul autre.
D’un signe, il avait accepté, surtout pour se distraire de ce fatras ennuyeux. Il avait décroché.
— Ici Anconi !
— Ah ! Commissaire ! Maurice Hennion… Vous me remettez ?
La voix avait marqué un temps d’arrêt, comme pour laisser à l’interlocuteur le temps de développer une photo oubliée à partir d’un négatif.
— Sûr, Monsieur le directeur, si je m’attendais… Que me vaut le plaisir ?

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après plusieurs décennies passées comme médecin hospitalier à soigner les maux les plus graves, Rémi Devallière, désormais en retraite à Pornichet, se plaît à choisir les mots les plus appropriés pour ses histoires. L’hiver, ou lorsque la mer n’est pas navigable, il écrit, avec passion. Nouer des intrigues n’est-il pas le pendant d’une démarche médicale bien conduite ? Si les instruments de l’exercice en sont bien différents, le plaisir de parvenir à un résultat satisfaisant est bien le même. Et les aveux du coupable ne relèvent-ils pas du même défi qu’un diagnostic bien posé ?

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À tous ceux qui me sont chers.

« La première fois que j’ai débarqué à Hoëdic, la plus secrète des îles bretonnes, au large de Quiberon, j’ai eu l’impression de découvrir un paradis… »

Louis Caro

I

Lorsqu’il avait quitté le boulevard Koenig, le commissaire Anconi était loin de se douter de ce qui l’attendait, ce lundi 4 octobre. Il avait salué sa femme vers huit heures d’un « Tè, à ce soir, Hilda ! » aussi chantant que d’habitude, en franchissant la passerelle. Il vivait en effet dans une péniche, depuis la disparition de son beau-père, un peintre hollandais d’un certain renom, qui avait vécu toute sa vie sur l’eau, à brosser des marines. Ils avaient décidé de s’installer dans le gros bateau noir dont ils avaient hérité. Ils y appréciaient l’un et l’autre le calme de l’eau, l’étrangeté du lieu et cette impression de s’éloigner de Paris dès qu’ils étaient à bord, tout en percevant, au loin, le brouhaha assourdi de la grande ville. Et l’épouse du commissaire aimait installer son chevalet sur la terrasse et poser sur la toile les couleurs de la Seine, les reflets des arbres de l’île de Puteaux, les autres bateaux amarrés au rivage.

Il avait gagné la station de métro Pont de Neuilly, après un regard attendri vers son épouse, accoudée au bastingage arrondi de la poupe où se détachait en lettres d’or le nom de leur navire, “Zeeland”. Les stations avaient défilé devant ses yeux, et, comme chaque fois, il s’était surpris à prononcer intérieurement leur nom, juste avant de sortir du tunnel noir, en imaginant les rues, les bâtiments, le grouillement, à la surface.

Une journée normale qui commençait, en somme, en dehors de ce fâcheux rendez-vous chez le dentiste en fin d’après-midi, qui l’inquiétait sournoisement, mais qui, plus tard, l’aiderait à se souvenir de la date.

Il finissait le trajet à pied jusqu’au Quai des Orfèvres. En traversant la Seine, il imagina ce matin-là : « Tè, ce serait amusant de venir au bureau par le fleuve ! »

Il s’était à peine débarrassé de son vieux blouson de cuir que son adjoint Lefebvre avait frappé. On venait de charger leur service d’une enquête qui empêtrait le commissariat du XIIIe arrondissement. Il s’agissait de vols répétés dans des cafés-tabacs autour de la Place d’Italie. Les larcins se renouvelaient plusieurs fois par semaine et, curieusement, les malfaiteurs ne s’intéressaient qu’à certains articles, et n’emportaient jamais la caisse. Bien qu’il n’y eût pas “mort d’homme”, on demandait à l’équipe d’Anconi de débrouiller une affaire qui faisait les gorges chaudes d’une presse toujours critique à l’égard des services de police.

— Patron ! Je vous laisse tous les documents qui nous ont été transmis par les collègues du XIIIe…

L’inspecteur avait ajouté, avant de s’éclipser, qu’il avait tout classé soigneusement, par ordre chronologique.

— Merci Petit ! Rien d’autre, chez nous ?

Le commissaire s’était plongé dans l’affaire, en rallumant son bout de cigarette à moitié consumée. Aucune piste sérieuse ne se dégageait de cet amoncellement de procès-verbaux. Les débits de tabac étaient toujours dévalisés de nuit, lorsque les locaux étaient fermés. On emportait à chaque fois des cartouches de tabac blond, des marques luxueuses de préférence, mais aussi du tabac à rouler, toujours de “l’Amsterdamer”. C’était justement le préféré d’Anconi, au point qu’il se demanda, par plaisanterie, si on ne lui avait pas refilé cette passionnante enquête pour cette raison. On frappa chez lui, c’était à nouveau Lefebvre.

— Téléphone pour vous, Patron !

— Hè bè ! Tu sais qui c’est ? avait demandé distraitement le commissaire en levant les yeux des papiers en fouillis. Il avait passé sa jeunesse à Marseille et, même si toute sa carrière s’était déroulée à Paris, il n’en avait pas moins conservé un accent de là-bas et des expressions colorées. Cet accent qu’il maîtrisait le plus souvent, surgissait parfois, malgré ses efforts.

— Il m’a dit que c’était personnel. Il insiste pour vous parler à vous, et à nul autre.

D’un signe, il avait accepté, surtout pour se distraire de ce fatras ennuyeux. Il avait décroché.

— Ici Anconi !

— Ah ! Commissaire ! Maurice Hennion… Vous me remettez ?

La voix avait marqué un temps d’arrêt, comme pour laisser à l’interlocuteur le temps de développer une photo oubliée à partir d’un négatif.

— Sûr, Monsieur le directeur, si je m’attendais… Que me vaut le plaisir ?

Maurice Hennion avait dirigé la Brigade Criminelle de Paris pendant de nombreuses années. Un homme de haute stature, solitaire et peu enclin à l’humour. Chauve de bonne heure, il portait éternellement un costume gris à fines rayures rouges, un nœud papillon, et ne sortait jamais sans chapeau, dont on disait qu’il faisait collection. Anconi avait entretenu avec lui des rapports cordiaux, sans toutefois dépasser le strict cadre du travail. Il avait toujours reconnu son grand professionnalisme. « Tè ! Un homme qui n’oublie jamais une affaire. » Curieusement, après tant d’années de côtoiement, sa vie privée lui était restée totalement inconnue. Le directeur principal avait sollicité brutalement sa mise à la retraite, anticipant l’âge légal, décision qui avait fortement étonné le Quai, tant ce grand commis de l’état semblait attaché à l’institution policière qu’il dirigeait. On ne l’imaginait pas ailleurs, et une nomination à la Direction Régionale de la Police Judiciaire de la Préfecture de Paris était à sa portée. Il avait en somme disparu d’un jour à l’autre et plus personne n’avait entendu parler de lui.

— Je suis confus de vous déranger…

La voix était bien la même, mais on y percevait un soulagement, comme la fin d’une longue tension. Le commissaire avait deviné l’air sérieux qu’affichait toujours son ancien chef.

— Que puis-je pour vous ? avait fini par dire, pour l’encourager, un Anconi intrigué.

— Vous savez, je me suis retiré à Hoëdic. Vous connaissez ?

— Oui… enfin non…

— C’est une petite île, dans le Morbihan, à peu près déserte.

— Ah ?

Le commissaire, de plus en plus déconcerté, avait esquissé au crayon de bois la silhouette d’un bateau de pêche, sur le buvard de son maroquin, et écrit le mot « Hoëdic » sur une coque approximative.

— Vous savez, ma femme était une grande dépressive, et elle voulait fuir le monde, les dîners d’obligation, la vie parisienne…

C’était la première fois que l’ancien directeur de “la Crim” se laissait aller à une confidence. Les mots qu’il employait cherchaient à justifier une décision inattendue, comme si lui-même voulait se persuader de son bien-fondé. Anconi l’avait incité à poursuivre.

— Cela fait bientôt dix ans, non ? dit-il.

— Je suis parti en 1965, bientôt onze ans. Le temps, ici, s’écoule au rythme des marées, de l’heure d’accostage du courrier de Quiberon et de la partie de boules du soir.

— Il ne vous arrive pas de regretter Paris ?

— L’hiver est parfois long… Mais n’en est-il pas de même partout, quand on vieillit ?

Pour sa part, il n’avait jamais envisagé la retraite de cette manière. Sans doute parce qu’il avait encore nombre d’années devant lui…

— Peut-être… avait-il soupiré, soudain troublé par cette conversation insolite. Il s’était mis à penser à la maison qu’il envisageait d’acheter, un cabanon à Callelongue pour y vivre quand viendrait le moment. Ce serait les quelques aubergines qu’il surveillerait au jardin – farcies, il en était friand ! – les parties de pêche en canot, la chaleur de l’été obligeant à une courte sieste avant la pétanque, puis le pastis du soir avec les amis. Hilda, sous son chapeau de paille, maculée de taches de peinture, lâcherait ses toiles et ses pinceaux, pour lever les filets des daurades ramenées le matin… et pester sur le tropplein du congélateur ! À entendre son ancien patron parler de l’hiver, il avait réalisé que la routine du travail lui faisait envisager le repos comme nécessairement à la belle saison, et à plus forte raison dans le Midi.

— Vous n’avez pas perdu votre accent. Combien vous reste-t-il à faire ? reprit l’ancien directeur.

— Une quinzaine d’années…

— Vous partirez divisionnaire, et Lefebvre prendra votre suite, non ? Il est toujours dans la maison ?

Lefebvre était un gros garçon rougeaud, qui adorait son métier. Méticuleux, il aimait constituer des dossiers bien classés, et Anconi appréciait cette qualité, au point qu’il en avait fait son inspecteur préféré. Cela suscitait quelques jalousies dans l’équipe, mais il s’en fichait. Il aimait le travail bien fait et il était tellement brouillon qu’il lui fallait se reposer sur quelqu’un pour le classement. Devenir divisionnaire ne le tentait guère, à cause de la paperasse.

— Toujours, oui ! avait-il enfin répondu.

Hennion avait repris :

— Un coriace, ce Lefebvre, mais un garçon bien sympathique. Je me souviens de lui, quand il s’était occupé de l’affaire de la Rue Monsieur-le-Prince. Vous vous en souvenez ?

Une famille entière qui avait disparu du jour au lendemain. Un soir de Noël, ils avaient tous réveillonné chez des amis qu’ils avaient quittés peu après minuit. Jamais ils n’étaient arrivés à leur domicile, Rue Monsieur-le-Prince, et on avait retrouvé les cadeaux de la gosse au pied du sapin, intacts.

Anconi, après plusieurs semaines de vaines recherches, n’avait pu recueillir aucun élément consistant, malgré un déploiement national des investigations et la participation d’Interpol. Il avait fini par laisser le dossier à son inspecteur. Celui-ci s’était accroché au mystère, faisant retourner le sol de la cave, sonder la Seine sur plusieurs kilomètres, recherchant des traces de sang jusque dans les siphons du vieil appartement occupé par la famille, au deuxième étage. Il avait lui-même parcouru les égouts, persuadé que le mari avait éliminé sa femme et leur petite Paulette, avant de quitter la France. Il avait conservé les photographies du père dans son tiroir, pour garder en mémoire sa physionomie, car il était persuadé de sa culpabilité. Le dossier avait été classé sans suite, puisque l’on n’avait retrouvé aucun corps.

— Ah ! Oui, curieuse affaire, avait fini par dire le commissaire, brutalement replongé dans cette histoire dont toute la PJ avait gardé amertume. Il avait ajouté : Lefebvre, lui, n’a pas oublié, cela lui prend même, de temps en temps, de ressortir la photo jaunie du père et de rester devant, perplexe.

— C’est un bon policier ! Ce sont des gens comme lui qui font la mémoire de l’institution. Il y a tant de mystères irrésolus, dans nos archives poussiéreuses… Vous ne prenez pas de vacances, Anconi ?

— Bonne Mère ! C’est qu’on est en octobre, Monsieur…

— Dommage ! Avec les grandes marées d’automne, la mer est grandiose. Pourquoi ne viendriez-vous pas passer quelques jours ici, cela vous changerait ! Hoëdic est un coin sympathique, savez-vous, très sympathique !

Ils s’étaient quittés, sans rien décider. Tout le long de la journée, l’idée d’une escapade maritime s’était accrochée à lui.

Quelle invitation extravagante, après tant d’années de silence ! Venant d’un tel homme, l’appel ne pouvait être anodin. À moins que l’insularité prolongée n’ait eu raison de son sens commun… Et cette manière bien inhabituelle chez lui de tout qualifier de “sympathique” ? Il avait eu beau tourner et retourner dans sa tête cette conversation surprenante, il n’était parvenu ni à se faire une opinion solide ni à prendre une résolution. Devait-il en aviser son supérieur, le directeur Arnaud-Fontaine ? Mais comment lui présenter cette curieuse bouillabaisse ? Il y avait renoncé.

Le soir, les instruments du dentiste lui avaient temporairement détourné les idées. Pendant le dîner, il s’en était ouvert à Hilda qui lui avait suggéré avec bon sens de rappeler Hoëdic le lendemain.

— Pardi ! Tu as peut-être raison !

Mais il n’en avait rien fait, de peur d’être obligé d’accepter l’invitation d’Hennion, avec qui il ne se voyait pas faire du tourisme. Et comment meubler les longues soirées en tête-à-tête avec cet homme rigide et froid ?

Les deux semaines suivantes avaient été accaparées par “l’affaire des cafés-tabacs”, ce qui lui avait occupé l’esprit. Il avait d’abord soupçonné un moment la diaspora asiatique de vouloir mettre la main sur ces commerces, en décourageant les gérants. Mais rien n’avait pu corroborer cette hypothèse et ce n’était guère dans les manières des Chinois de procéder de cette façon pour s’emparer d’un marché. On avait surveillé les enseignes-carottes, assidûment et le commissaire avait dû déployer jour et nuit ses “petits” dans le quartier.

Lefebvre avait longuement et scrupuleusement reporté sur un grand plan de Paris les adresses des cambriolages et il avait planté sur la carte des petits drapeaux sur lesquels était notée la date de l’effraction.

Anconi, en s’aidant de la cartographie établie par son inspecteur, avait organisé une souricière autour du tabac du coin des rues de Tolbiac et Baudricourt. Les pillards s’étaient fait coincer, la main dans le sac, au bout d’une semaine de traque qui avait fini par payer. « La bande des enseignes-carottes », comme l’avait surnommée le commissaire, était composée de jeunes délinquants à la petite semaine, issus des beaux quartiers et qui s’amusaient à revendre à bas prix, dans le milieu étudiant, le produit de leurs larcins, « juste pour le plaisir ».

Interrogatoires et confrontations avaient marqué la nuit de leur arrestation.

Le commissaire était rentré chez lui, en colère contre ces jeunes nantis. Il n’avait pas desserré les dents dans le taxi qui le ramenait Pont de Neuilly, alors que le chauffeur avait vainement tenté d’engager la conversation sur les prévisions météorologiques du week-end. Les félicitations prodiguées par son directeur auraient dû le satisfaire, mais il n’en avait rien été. Malgré l’heure tardive, il avait suivi à pied le boulevard Koenig, sous les marronniers, guettant des signes de vie dans les péniches silencieuses, avant de regagner la sienne.

Sa promenade lui avait fait oublier progressivement “la bande des cafés-tabacs”, et réintégrer subrepticement l’univers de son ancien patron, là-bas, dans son île. Et cet étrange appel, après tant d’années.

Il était minuit passé lorsqu’il avait regagné le Zeeland. Hilda l’avait attendu, devant la télévision. Il reconnut la voix et le piano maltraité de “Monsieur 100 000 volts”.

— Tu rentres bien tard ! Toujours “les cafés-tabacs” ?

— Dieu garde ! L’affaire est bouclée !

Elle avait dû insister pour qu’il raconte.

— On n’entendra plus parler de ces “demi-sel” ! conclut-il.

Le temps changea au cours du week-end. L’arrière-saison avait été marquée jusque-là par une douceur inhabituelle, qui prolongeait un été de grande canicule. Des nuages lourds encombrèrent progressivement le ciel de Paris, mais aucune goutte d’eau ne tomba. La température resta agréable, et ils terminèrent la soirée de samedi sur la terrasse de leur péniche. Dimanche matin, le commissaire s’était levé de bonne heure et avait, selon son habitude, marché jusqu’à la boulangerie de la rue de Longchamp, qui « faisait les meilleurs croissants du quartier », selon Hilda.

Il se sentait, comme le ciel, encombré d’une tracasserie insidieuse qui ne disait pas son nom.

— Tu es souffrant ? lui avait demandé sa femme.

— Bonne Mère ! Je me porte comme le Pont Neuf, tè ! avait-il menti, en forçant son accent marseillais.

Ils firent quelques courses dans le quartier, achetèrent des huîtres en pensant à leur fils qui en produisait dans les Charentes et, après déjeuner, firent une promenade sur les quais. Ils fouinèrent chez les bouquinistes. Quai de Montebello, Hilda acquit une aquarelle représentant un paysage hollandais qui lui servirait de modèle et, de son côté, Anconi dénicha par hasard – il ne put s’empêcher de douter du hasard – une vieille édition de l’histoire des îles du Ponant, écrite au siècle dernier par un abbé dont il n’avait pas retenu le nom. Ils descendirent Porte Maillot et rentrèrent à pied par le pavillon de Bagatelle et le Bois de Boulogne.

Le temps s’était décidé à changer d’un seul coup, en fin du week-end. Un vent lugubre s’était levé au cours de la nuit, sifflant dans les marronniers du boulevard Koenig, des averses de pluie rageuse avaient crépité sur la tôle du Zeeland, réveillant le commissaire à plusieurs reprises.

En débouchant, le lendemain, des escaliers de la station Châtelet, les bourrasques retournaient les parapluies. Les Parisiens invectivaient le ciel du regard. Il faisait si sombre, ce lundi 18 octobre, que les voitures avaient allumé leurs phares et semblaient vous regarder avec de gros yeux mouillés.

Brutalement désœuvré par la résolution de la ridicule affaire des enseignes-carottes, Anconi, derrière sa fenêtre, contemplait la Seine dont la masse liquide se confondait avec le rideau de pluie. Il finit par s’asseoir derrière le bureau et dessiner des formes géométriques sur son buvard, puis des coques de bateaux qui s’enchevêtraient. Il roula sa première cigarette, l’alluma.

Un fracas de tôles le fit sursauter. Un gros taxi avait percuté un camion de livraison sur le pont Saint-Michel. Il se leva pour suivre l’événement. Des silhouettes noires s’agitaient autour des véhicules, et un embouteillage s’était aussitôt constitué. On devinait l’altercation des conducteurs à leurs gestes impérieux, tandis que d’inutiles klaxons attisaient la confusion générale.

Un éternuement le sortit de sa rêverie. N’était-ce pas un rhume qui commençait ? N’avait-il pas pris froid au cours de leur balade de la veille, sur les quais ? Il quitta son bureau, comme un automate et descendit le grand escalier de pierre où un vent glacial tourbillonnait. Il s’arrêta sous le porche et donna au planton l’impression de découvrir le mauvais temps, tant il semblait hésiter à affronter les gouttes. En fait, il se rendit compte qu’il ne savait même pas pourquoi il avait quitté la quiétude de son bureau. Il se mit à marcher mécaniquement. Le boulevard était bloqué par les voitures et les autobus. Derrière leurs vitres embuées, les passagers ressemblaient à des fantômes. Il entra au “Départ Saint-Michel” et s’assit sans retirer son pardessus qui gouttait. Le garçon de café, pantalon noir et chemise blanche retroussée, s’empressa auprès du commissaire.

— Un demi, monsieur Anconi ?

Il préféra prendre un grand chocolat, peut-être en raison de cette atmosphère d’automne, ou de ce nez qui commençait à se boucher. Son choix étonna le serveur.

— Des ennuis ?

La salle était presque déserte, seul un homme entre deux âges, en imperméable, installé devant son verre d’apéritif, avait extrait de sa grosse serviette des papiers qui ressemblaient à des bons de commande. « Sans doute un représentant de commerce », se dit le commissaire en le voyant aligner des chiffres sur son carnet usagé.

— Je peux téléphoner ? demanda-t-il subitement.

Il appela Lefebvre.

— C’est Anconi ! Dis-moi, Petit, tu pourrais ressortir le dossier Rue Monsieur-le-Prince ?

— Qui ? Quoi ? Du nouveau, Patron ? On l’a retrouvé ?

La voix de son subordonné avait semblé bondir.

— Non, une idée, comme ça ! Je te dirai.

Il raccrocha, laissant son inspecteur en proie à une excitation subite. Comme lorsqu’on reconnaît, au détour d’une rue, un visage disparu depuis longtemps. Il sourit en imaginant l’agitation qu’avait dû provoquer sa demande. Il tenta de se remémorer les circonstances de la disparition de cette famille. Comment s’appelait-elle donc ? Il ne retrouvait pas ce nom qui avait pourtant occupé la “une” pendant plusieurs semaines, avant de se dissoudre dans l’actualité. Un mystère qui avait marqué le quotidien du Quai des Orfèvres, avant de s’éteindre subrepticement pour ne laisser qu’un cliché en noir et blanc dans le tiroir de gauche du bureau de Lefebvre.

Maintenant que rien d’important n’occupait son service, il ne pouvait s’empêcher de revenir sur cette curieuse communication du 4 octobre. Pourquoi cet homme si discret l’avait-il appelé, lui, après plus de dix ans de mutisme absolu ? Et que venait faire dans sa bouche cette vieille histoire de disparition dont plus personne ne se souvenait ? Était-ce le prétexte de son appel, mais alors pourquoi ? Un élément nouveau, là-bas, dans cette île perdue que personne ne connaissait ? C’était invraisemblable. Et cette singulière invitation, au mois d’octobre, dans ce lieu désert, qu’il avait qualifié de « sympathique »…

Chez lui, à la suite du coup de fil de son ancien directeur, il avait cherché « Hoëdic » dans son vieux dictionnaire Larousse, mais le nom n’y figurait pas. La veille au soir, il avait parcouru l’opuscule que l’ecclésiastique avait écrit à propos de cet îlot, dans le style ampoulé d’un homme d’église du XIXe siècle. Un recteur tout-puissant sur une pauvre terre entourée d’eau, pourvoyant avec bienveillance aux besoins d’un petit monde de pêcheurs-paysans. Dédaigné des gens du continent, l’endroit avait plus souvent aperçu près de ses côtes l’Union Jack des frégates anglaises que le drapeau tricolore de la marine nationale.

« Tè, un coin perdu ! » se surprit à dire le commissaire à voix haute, et il ne sut quelle attitude adopter quand il croisa le regard du voyageur de commerce. Pour se donner une contenance, il se roula une cigarette et la mit entre ses lèvres. L’autre crut sans doute à un de ces originaux qui parle tout seul, la journée durant, passant d’un café à l’autre pour fuir une solitude pesante.

Deux gros cartons d’archives l’attendaient à son retour, sur sa table de travail. Il dut allumer la lampe à abat-jour vert, tant il faisait sombre. Lefebvre avait signé une brève note écrite de sa main, sur une feuille de calepin, posée bien en évidence sur les boîtes : « Je suis à côté… si vous avez besoin. L. »

Il sourit. Il avait éveillé la curiosité de son inspecteur qui devait mourir d’envie d’en savoir plus. Il feuilleta les procès-verbaux. Le premier était daté du 4 janvier 1959, se bornant à constater la disparition de la famille Morel – « Ah ! Peuchère ! C’est ça ! Morel ! » – à la suite d’un appel de la concierge qui s’était étonnée de voir l’appartement rester fermé après la rentrée des classes. Il regarda longuement le portrait de Paul-Antoine Morel, un homme d’une quarantaine d’années, le cheveu déjà rare, dont le visage était marqué par des yeux brillants, coiffés d’épais sourcils, et par un menton fuyant creusé d’une fossette. Son sourcil droit paraissait légèrement plus haut que le gauche. Il portait une fine moustache qui soulignait des lèvres minces et sa joue gauche était ponctuée d’une discrète tache brune. L’ensemble donnait l’impression d’un perpétuel étonnement. Il était marié à une certaine Villard. Fixées avec une attache trombone, les photos d’une femme blonde et souriante et d’une fillette qui lui ressemblait de façon frappante. Au dos d’un cliché quelqu’un avait écrit : « Paulette, août 1958. »

Des instantanés du sapin de Noël et de chambres bien rangées, étaient joints à ces constatations initiales. Suivaient de nombreuses coupures de journaux et d’innombrables comptes rendus de visites au sein de la famille Villard, oncles et tantes dispersés en province. Morel était fils unique et ses parents étaient morts lors de l’exode, en 1939. Les recherches d’empreintes et de traces de sang s’étaient révélées négatives. L’intervention des scaphandriers dans la Seine, celle de spécialistes dans les égouts figuraient dans ce fatras dont on ne tirait aucune piste. Le nom de Lefebvre apparaissait la plupart du temps en bas des papiers officiels. Le seul élément un tant soit peu insolite était la notion d’une liaison qu’aurait entretenue l’épouse disparue, évoquée par les hôtes des Morel, les Martin-Soubise, en ce soir de réveillon. Aucune confirmation n’avait pu être apportée à cette hypothèse et, en particulier, aucun nom n’avait pu être mis sur cet éventuel amant. De cet épais dossier émanait une impression de vide.

Anconi finit par pousser la porte de communication de la salle des inspecteurs.

— Lefebvre, dis ! Tu es occupé ?

Ce dernier ne se fit pas prier pour repousser le fastidieux rapport sur “la bande des cafés-tabacs”.

— Euh ! J’arrive, Patron !

Le commissaire hésitait à confier ses pensées, les trouvant maintenant ridicules alors qu’elles le pressaient, quelques instants auparavant.

— Dis, Petit ! Tu te souviens d’Hennion ? questionna-t-il brusquement, en lui désignant une chaise.

Lefebvre fronça les sourcils, s’assit et interrogea son patron :

— Hennion… L’ancien directeur ?

— Oui.

— Je ne l’ai pas beaucoup connu… Un monsieur pas commode, autant que je me souvienne, toujours tiré à quatre épingles. Il ne s’intéressait guère au jeune brigadier que j’étais.

— Tè, il m’a pourtant parlé de toi… Tu savais qu’il avait pris sa retraite dans une île perdue ?

— Non… Vous avez eu de ses nouvelles ?

— Il m’a téléphoné il y a quelque temps.

— Ah ? Des ennuis ?

— Je n’en sais rien, peuchère !

L’inspecteur avait aperçu en entrant le gros dossier ouvert sur le bureau de son chef, les notes, les photographies éparpillées. L’affaire de la rue Monsieur-le-Prince. Anconi brassait les documents, dans le halo de lumière de son abat-jour. Il avait éparpillé des cendres de cigarette, et Lefebvre s’en était fait la réflexion avec désapprobation, en s’asseyant. On entendait dehors le froissement du vent dans les arbres du quai et le crépitement des gouttes sur les vitres.

— Un rapport avec… avec le dossier que… ? finit-il par demander, sur les charbons ardents, sans oser terminer sa phrase.

C’était devenu “son affaire”, et le temps n’avait pas entamé son opiniâtreté. Il y repensait, malgré lui, et ne pouvait s’empêcher d’établir des liens hypothétiques dès que d’autres enquêtes tardaient à trouver solution. Il connaissait chaque pièce par cœur, pour les avoir maintes fois feuilletées, et le visage de Paul-Antoine Morel était à jamais gravé dans sa mémoire. Il se mit à imaginer ses traits que l’âge avait dû modifier. Mais il restait certain de le reconnaître si, par hasard…

— Tu connais l’île d’Hoëdic ? demanda Anconi, sans répondre à la question.

— Non… Où est-ce ?

— Dans le Morbihan, un îlot minuscule. Une pauvre terre en dehors du monde.

— Vous voulez dire que notre ancien directeur est là-bas ?

— En retraite, oui. C’est de là qu’il m’a appelé. Il haussa les épaules et ajouta, comme pour afficher sa perplexité : Après tant d’années !

Lefebvre n’osait pas demander le motif de la communication, mais brûlait de faire la liaison entre les papiers étalés sur le bureau et le coup de fil d’Hennion.

Anconi, son mégot éteint aux lèvres, désigna la pile de comptes rendus, faiblement éclairée par le rond de lumière.

— Petit ! Tu n’as aucun élément nouveau… là-dessus ?

Il avait marqué un moment d’arrêt avant de lâcher son « là-dessus ».

— Rien, Patron ! Il y a quatre ou cinq ans, un vieillard avait cru le reconnaître, place de l’Odéon. Après vérification, le vieil homme était un ancien voisin des Morel, mais il avait perdu la raison, selon sa concierge, ce qu’avait confirmé la famille. On avait quand même planqué pendant quelques jours dans le quartier, mais nul n’avait rien remarqué. On en était resté là. Vous devez avoir les différents procès-verbaux des interrogatoires… conclut-il en posant l’index sur les feuillets en désordre.

Dans son geste, il remarqua, près du cendrier plein de mégots, une vieille édition défraîchie d’un mince livre jaune intitulé Petite histoire de Hoëdic et de Houat.

— Vous pensez qu’Hennion voulait vous passer un message ?

— Tè ! Justement ! C’est ce que je me demande ! Il a seulement évoqué ta détermination dans l’enquête de la rue Monsieur-le-Prince. Il se demandait si tu avais “pris du galon”, me pensant près de la retraite.

— Je n’aurais pas imaginé que, de son bureau qui sentait l’encaustique, un homme comme lui ait pu remarquer un simple brigadier…

Le commissaire tournait maintenant dans la pièce, en soupirant. Il tripotait le crayon de bois terminé par une gomme, avec lequel il avait l’habitude de jouer. Son regard était lointain.

Il n’était que onze heures du matin et, pourtant, on aurait pu se croire à la fin d’une après-midi d’hiver. Il pleuvait toujours, même si les bourrasques avaient laissé place à un rideau de bruine qui estompait les contours de la ville. « Ah ! On est loin du soleil des calanques ! », pensa Anconi, alors qu’une image fugitive de ciel bleu lui venait aux yeux. Les bruits de la circulation, dehors, semblaient étouffés par cette gangue humide. Tout juste percevait-on de temps à autre le cri d’un klaxon, comme une note de musique trop aiguë dans une partition mélancolique. Les policiers ne disaient mot, fumaient tous les deux, plongés dans leurs interrogations respectives. Quand on frappa doucement à la porte capitonnée, ils sursautèrent.

— Entrez ! finit par répondre le commissaire d’une voix enrouée, alors que les coups reprenaient discrètement.

C’était le vaguemestre qui apportait le courrier, comme chaque matin.

— Merci Félix ! Posez là, lui dit-il en désignant un guéridon où trônait une machine à écrire qui servait à prendre en note les interrogatoires.

Il n’y jeta même pas un coup d’œil. La porte se referma très doucement et son grincement prolongé alourdit encore l’atmosphère pesante qui s’était installée insidieusement entre les deux hommes. Lefebvre n’osait pas interrompre son chef, le sentant habité par l’indécision.

Brutalement, le commissaire sortit de sa torpeur, comme on se réveille d’un mauvais rêve, et c’est avec résolution qu’il s’adressa à son inspecteur :

— À tout hasard, envoie la photo de Paul-Antoine Morel aux collègues de Vannes… Et veux-tu bien essayer de joindre Toudic, là-bas ?

— Tout de suite !

Celui-ci ne se fit pas prier. Il faillit renverser sa chaise en se levant. Ainsi, “son” affaire allait peut-être connaître de nouveaux développements et, qui sait…

Anconi fit semblant de ne pas remarquer la jubilation de son inspecteur. Il se décida à rallumer son mégot difforme et inhala profondément la première bouffée. Resté seul, il s’approcha d’une toile accrochée au mur, que sa femme avait composée à l’occasion de courtes vacances à Port-Navalo. On y voyait l’entrée du golfe du Morbihan, sous un beau ciel bleu.

— Allô ! Toudic ?

— Oh ! Quel plaisir de t’entendre ! Tu sais, je me promets toujours de te rendre visite au Quai, mais, je ne t’apprends rien, une enquête en chasse une autre… et les années passent !

— Peuchère ! Comme pour moi ! Tu es commissaire, maintenant ? Ça va bien, toi, à Vannes ?

— Oui ! Et puis, c’est mon pays… Et toi, à Paris ?

Il cherchait dans sa mémoire. Quand Toudic était-il donc venu ? Dix ans ? Un grand garçon au visage carré, toujours disponible, qui grillait son paquet de Gitanes quand lui-même roulait deux cigarettes. Il avait passé quelques mois à la PJ, avant d’être nommé à Vannes.

— Dis-moi ! Mes gars vont t’envoyer une photographie. C’est celle d’un certain Paul-Antoine Morel, disparu il y a une quinzaine d’années avec sa petite famille, un soir de Noël. Personne ne l’a plus revu depuis. Pfut ! Envolé, tu vois ?

Toudic l’interrompit :

— On ne lâche jamais une affaire, chez toi ! Tu penses qu’il est réapparu à Vannes ?

— Je n’en sais rien, une idée. La routine, tu connais ? Je t’envoie un résumé du dossier. Parfois, en confrontant des “classés sans suite”, des dépositions farfelues…

— Je vois ! Eh bien, d’accord ! Je te tiens au courant ! Quel temps vous avez, à Paris ?

— Bonne Mère ! Un temps à ramasser des noyés dans la Seine… Et chez toi ?

— Du soleil depuis un bon quart d’heure ! Mais cela fait trois jours qu’il y a un peu d’air !

Anconi sourit en raccrochant, se remémorant le « En Bretagne, il fait beau plusieurs fois par jour » que ne cessait de lancer le Breton aux collègues parisiens, d’un ton provocateur…

Il n’avait pas osé parler du coup de fil d’Hennion. Il craignait d’être ridicule.

Bien qu’il ne fût pas encore midi, il emmena Lefebvre déjeuner.

— On prendra le pastis, proposa-t-il, comme pour justifier cette pause prématurée.

Ils traversèrent la Seine en courbant le dos. Les passants pressaient le pas et, dans la hâte, leurs parapluies se heurtaient, déclenchant des râles de mécontentement.

Pleuvait-il aussi en ce moment dans cette île d’Hoëdic ? Cela devait être encore plus sinistre qu’à Paris. Il se souvint que, des bords du Golfe, on apercevait parfois la fine ligne de cette terre, au loin, par grand soleil.

Ils s’engouffrèrent dans une brasserie aux vitres embuées. Il y régnait une chaleur étouffante, presque toutes les tables étaient occupées, et on parlait fort, comme pour chasser la grisouille. Les portemanteaux étaient surchargés de vêtements de pluie qui gouttaient.

— Un muscadet ! commanda Anconi.

— La même chose ! demanda timidement Lefebvre, étonné que son chef renonce à l’anis rituel.

Les journaux du matin étaient à la disposition de la clientèle et le commissaire feuilleta distraitement un grand quotidien sur baguette, déjà chiffonné par les doigts des consommateurs précédents.

— Fichu temps, hein ? commenta le serveur en gilet noir, qui rapportait les deux verres de vin pâle et la petite soucoupe de bakélite avec le ticket de caisse.

Anconi leva son nez, posa le journal.

— Merci Serge. Je crois bien que j’ai gagné le premier rhume de l’hiver.

Serge avait de l’admiration pour le policier. C’était un grand sec, la cinquantaine passée, les cheveux brillantinés séparés par une raie au milieu qui lui donnait un air de danseur argentin. Il était déjà serveur à la terrasse du “Châtelet” quand Anconi était arrivé à Paris.

— On parle d’un ancien de chez vous, dans le canard, vous avez vu ?

— Ah ? Què ? Un ancien de chez nous ?

— Une huile que vous avez dû connaître. Mais moi, je ne l’ai jamais vu ici devant une chope de bière. Son nom ne me dit rien. Serge affectait une mine réprobatrice, de celle que font les gens du peuple en parlant d’un Monsieur d’une autre classe.

Le commissaire tourna fébrilement les pages.

— Merde ! entendit l’inspecteur. Il vit les mains d’Anconi se crisper sur le journal et, de nouveau, un « Meeerde ! » qui n’en finissait pas de s’éteindre.

— Merde ! Merde ! Et merde ! s’exclama-t-il à nouveau, en extrayant avec peine de son imper un paquet de tabac difforme. Lis, Petit !

Il lui montra un court article, en page trois :

« DISPARITION D’UN GRAND SERVITEUR DE L’ETAT

On apprend ce jour le décès accidentel de Maurice Hennion, ancien directeur de la Police Judiciaire. Né en 1905 à Paris, d’une famille de magistrats, il avait fait de brillantes études de droit, intégrant le grand corps de la police en 1932. Il entra dans la Résistance dès les premières heures de la défaite et assura la liaison avec le gouvernement clandestin de Londres, ce qui lui valut d’être déporté à la fin de la guerre. Il prit la direction de la PJ en 1952 et ne la quitta plus avant son départ à la retraite en 1963. Sa rigueur était reconnue de tous. Décoré de la légion d’honneur par Charles De Gaulle en 1961, il réorganisa en profondeur l’institution dont il eut la responsabilité, en la modernisant. Libéré de sa charge, il quitta la capitale pour s’installer sur l’île d’Hoëdic, au large du Morbihan. Aux dires des insulaires, il vivait simplement, retiré dans une maison de pêcheur, partageant ses jours entre le jardinage et la pêche. C’est sans doute au cours d’une sortie en mer qu’il a trouvé la mort. Son corps a été rejeté, à la pointe du Vieux-Château, où il a été découvert, noyé, vendredi 15 octobre, en fin d’après-midi. Son canot n’a pas encore été récupéré, mais les mauvaises conditions météorologiques des derniers jours laissent supposer que son embarcation a chaviré par le gros temps.

Nous adressons nos plus sincères condoléances à son épouse et sa famille. L’inhumation… »

— Quelle coïncidence ! chuchota Lefebvre en repliant le journal. On parlait justement du bonhomme…

— Pauvre ! Tu crois aux coïncidences, toi ?

L’inspecteur ne sut que répondre et réalisa le trouble profond qu’avait provoqué la nouvelle chez son chef. Il balbutia :

— Que voulez-vous dire ?

— Tè ! Que j’aurais peut-être mieux fait d’accepter son invitation !

II

Ils avaient laissé leurs verres sur la table, intacts, à côté du journal déplié.

— Commissaire ! Commissaire ! avait vainement crié Serge en les poursuivant, le bras levé, car ils avaient oublié de régler. Dépité, il avait rebroussé chemin, tenant son plateau d’une main et se recoiffant de l’autre.

Anconi répéta le mot de Cambronne durant tout le trajet, indifférent à la pluie qui tombait à nouveau en rafales. On avait déposé deux notes manuscrites sur son bureau. L’une émanait du directeur, l’autre de Toudic.

— Vous avez cherché à me joindre, Monsieur le directeur ?

— Vous avez lu le journal, Anconi ?

— Hennion ?

— Oui ! Hennion ! Une figure ! Il va falloir organiser la cérémonie. Le ministère de l’Intérieur y tient, vous comprenez… Et peut-être même l’Élysée…

— Justement, je voulais…

— Plus tard ! Plus tard ! Pouvez-vous vous charger d’un hommage pour les obsèques ? Une oraison, enfin, vous voyez ? Je peux compter sur vous ? Vous l’avez bien connu, tandis que moi…

— Pourriez-vous m’accorder un bref entretien, Monsieur, dans la journée ?

— Eh bien, rédigez-moi cette note “nécro” et venez me la présenter ! Ce ne sera pas long, n’est-ce pas ?

Il prit le temps de se rouler une nouvelle cigarette, se contraignant à des petits gestes précis pour ramener le calme en lui. Il l’alluma avec lenteur, aspirant plusieurs bouffées successives pour bien en faire rougir le bout. Il ressentit cette discrète irritation de la gorge, de celle qui annonce l’angine. Il grimaça.

S’il comprenait l’empressement de son supérieur qui avait fait ses armes à Lyon et n’était pas encore un vrai Parisien, il ne le partageait nullement en ce moment.

— Lefebvre ! cria-t-il sans se déplacer du fauteuil.

À son tour, il confia la rédaction de la fameuse note sur Hennion à son inspecteur.

— Contacte “L’Araignée” aux archives, il sait tout sur tous ! Il se fera un plaisir de te rendre ce service !

Celui qu’on surnommait L’Araignée était un vieux garçon pâle et voûté, piétinant toute la journée entre des hautes étagères chargées de volumineux dossiers poussiéreux, vêtu d’une blouse grise toujours ouverte, le crayon sur l’oreille. Il connaissait admirablement l’histoire de la PJ, tant celle des criminels que celle de leurs poursuivants. Son œil noir pétillait lorsqu’une demande de renseignements lui parvenait là-haut, sous les combles. Il ne fumait jamais, par respect pour les quantités de papiers dont il avait la garde.

Il allait se retirer, un peu frustré par cette tâche ingrate. Le commissaire s’en rendit compte et, au moment où l’inspecteur quittait la pièce, il lui confia, exagérant son accent naturel :

— À nous aussi pardi, cette recherche pourrait bien être utile !

C’est un Lefebvre guilleret qui monta deux à deux les marches conduisant chez L’Araignée.

— Allô ! Toudic ? C’est Anconi… On me dit que tu as cherché à me joindre ? Tè ? Déjà du nouveau ?

— Non, non ! Rien à voir ! On a appris le décès d’un certain Hennion, un ancien directeur de la PJ retiré à Hoëdic. Comme tu m’as appelé ce matin, j’ai pensé à te prévenir… Bien que cela n’ait rien à voir avec ton disparu…

— Je te remercie. C’est curieux, figure-toi que ce Hennion dont je n’avais pas entendu parler depuis son départ en retraite, il y a plus de dix ans, m’a téléphoné il y aura bientôt une quinzaine de jours !

— Quelle coïncidence ! Qu’est-ce qu’il te voulait ?

— Hè bè, aucune idée ! Il m’avait invité à passer des vacances dans son îlot perdu, me vantant le spectacle des tempêtes d’équinoxe qu’il qualifiait de « sympathique ». Il m’avait parlé de Lefebvre, évoquant son rôle dans “l’affaire du disparu”, comme tu l’appelles. Un coup de fil ambigu, tu vois. Je n’étais pas tranquille… En réalité, c’est à cause de ça que je t’ai contacté ce matin.

— Tu crois qu’il y a un lien ? Il t’avait semblé inquiet ?

— Non, pas du tout. C’était un homme qui ne se livrait guère. Grand commis de l’état, tu vois le genre ? Tu as des détails sur les circonstances du décès ?

— À première vue, un accident banal. Retrouvé noyé sur la côte, vendredi soir. Ça remue, dans ces coins-là, tu sais !

— Tu fais une enquête, je suppose ? reprit Anconi.

— Obligé ! J’ai envoyé un gars sur place. En raison de l’état de la mer en ce moment, c’est Le Bourhis qui s’en est chargé, vu qu’il est originaire de là-bas. Il doit me faire un rapport ce soir.

— Qui l’a découvert, notre bonhomme ?

— Des gamins qui venaient relever une ligne à congre, dans les rochers. Ils ont prévenu le maire et le corps a été tout de suite mis en bière, rapport à son état…

— L’endroit est dangereux ? Tu crois qu’il s’est noyé sur place ?

— D’après le maire, Hennion sortait par tous les temps avec son canot. Un fou de pêche. Alors, ça devait arriver…

— Et la barcasse ?

— Aucune trace ! Mais elle a pu dériver ou elle a tout bonnement coulé.

— Le corps, il est toujours là-bas ?

— Non ! Il a été transporté à Vannes, pour l’autopsie. On applique la procédure “mort violente”… Je te faxe le rapport de Le Bourhis ce soir, ça te va ?