Miettes de thon à La Turballe - Rémi Devallière - E-Book

Miettes de thon à La Turballe E-Book

Rémi Devallière

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Beschreibung

Juillet 1978 : un chef d’agence bancaire parachuté à La Turballe est assassiné sur la plage de Pen Bron. En cette période où la pêche est en crise, sa disparition n’affecte guère les Turballais. Mais voilà ! Son beau-père politicien joue de ses appuis et Anconi est prié d’aller enquêter sur place. Le commissaire se sent manipulé et part à contre cœur ! Heureusement, il sera logé chez l’habitant où il sera choyé. Bien des surprises l’attendront et il devra peut-être s’y reprendre à deux fois…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Médecin hospitalier, Rémi Devallière a soigné les maux les plus graves ; désormais en retraite à Pornichet, il écrit, avec passion, se plaisant à choisir les mots les plus appropriés pour ses histoires. Nouer des intrigues n’est-il pas le pendant d’une démarche médicale bien conduite ? Si les instruments de l’exercice en sont différents, le plaisir de parvenir à un résultat satisfaisant est bien le même. Et obtenir les aveux du coupable ne relève-t-il pas du même défi que poser un bon diagnostic ?


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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

Mes plus vifs remerciements à ceux qui nous ont livré de précieux renseignements :

Aux membres de l’association “Au Gré des Vents” pour leur engagement, leurs publications historiques, leur photothèque.

À Gwenaëlle de l’office de tourisme de La Turballe pour son accueil chaleureux et ses multiples informations pertinentes.

Et à tous les Turballais rencontrés au cours de nos déambulations, à la mairie, chez les commerçants, auprès des résidents, qui ont répondu si gentiment à nos questions.

Ma reconnaissance à Nicole, bien sûr, pour son soutien et sa patience,

Sans oublier Jacqueline pour sa relecture aussi efficace qu’enjouée.

PREMIÈRE PARTIE1978

I

Dimanche 16 juillet 1978

Le commissaire franchissait à peine le seuil du bureau d’Arnaud-Fontaine qu’une injonction le frappa, telle une vague violente, glaciale autant qu’inattendue :

— Anconi ! Vous partez immédiatement pour La Turballe !

— Qué ? Mes respects, Monsieur le directeur… Mais…

À la tête du “36, quai des Orfèvres”, le bonhomme n’était guère apprécié de ses subordonnés. Grand bourgeois peu enclin à s’abaisser vers ceux qui travaillaient sous ses ordres, il cachait son incompétence derrière des oukases brutaux. Hautain sous son crâne chauve, les mouvements de ses sourcils témoignaient de ses humeurs. Ce matin-là, ils papillonnaient sous un regard fuyant avant de s’immobiliser en chapeau chinois lorsqu’il osa affronter son subalterne.

— Faites vos bagages. Il y a urgence, répéta-t-il.

— Monsieur le directeur, le meurtre de Vanves ? Cette affaire d’État va nous péter à la figure, s’emporta Anconi. François Doublet*, propriétaire d’un restaurant chic, “La Tourelle”, un ancien cuisinier de l’Élysée, puis de Jean de Broglie, marié à une blonde soviétique ! Tous les ingrédients pour un soufflé au fromage ! Mes hommes et moi commençons à peine à…

— Vous vous montez le bourrichon. Sa belle épouse soviétique s’en est débarrassée, voilà tout. Vous cherchez des poils sur un œuf, Commissaire !

— Elle clame vivement son innocence.

— Aucune effraction, aucun témoin, le chien de garde n’aboie pas, elle attend une heure avant de prévenir la police ! Elle est jolie, son mari gros et gras a dix ans de plus qu’elle. D’ailleurs je la défère devant le juge, qui la mettra assurément en examen.

— Permettez-moi, l’arme reste introuvable et…

— Il suffit ! Demandez à vos inspecteurs de mieux chercher. Si je vous ai convoqué, Anconi, c’est pour une affaire sensible touchant un ami, un conseiller pour l’Afrique proche du pouvoir. Vous connaissez monsieur de Jonquière ? Il vient de perdre, cette nuit, son beau-fils – le fils de sa seconde femme – tué d’un coup de couteau tandis qu’il pêchait à la ligne sur une plage de La Turballe. Il a sollicité mon aide, je lui dois coopération pleine et entière, vous me comprenez. Alors vous abandonnez La Tourelle, vous filez à La Turballe et vous me trouvez le coupable en vitesse. De son côté, notre ministre de tutelle appuie cette démarche.

Anconi se retint de rire : « Bonne Mère, voilà bien l’affaire du siècle ! Je comprends mieux pourquoi ce cher directeur s’est déplacé un dimanche », pensa-t-il.

— Les gendarmes ? questionna le commissaire, suggérant ainsi que les autorités locales pourraient fort bien débrouiller l’affaire toutes seules.

Arnaud-Fontaine se méprit sur le sens de l’interrogation et poursuivit :

— Ils soupçonnent un crime de rôdeur, l’œuvre d’un vagabond. C’pendant mon ami, dont je vous demande de taire l’identité par discrétion, souhaite que nous confirmions sur place cette présomption.

— Ah ? Pourquoi ?

— Il doit avoir ses raisons, assura le directeur, péremptoire, qui manifestement ne connaissait pas les détails de l’affaire et obéissait servilement à plus galonné que lui.

— Comment se nomme la victime ?

— Une chose imprononçable… permettez, je l’ai noté : Bas-su-ssa-ry, ânonna le directeur, il serait d’origine basque.

— Il est sans doute maire, député ou président d’une commission quelconque ?

— Cessez vos impertinences, Anconi. Je suis très sérieux. Bassu… enfin le trépassé vit dans ce village où il dirige une agence bancaire du…, Arnaud-Fontaine consulta de nouveau un minuscule becquet posé sur son maroquin, … du Crédit Manche-Atlantique. Vous connaissez cet endroit ?

Pour le directeur, passé le périphérique parisien, tout était “village”.

— Un gros village, je crois, plutôt un important port de pêche, si je me souviens bien, assura le commissaire dont l’humeur s’assombrissait de minute en minute.

— Peu m’en chaut ! Vous partez dès aujourd’hui. Selon mon ami qui connaît cette région, un train pourra vous conduire jusqu’à Saint-Nazaire, ensuite vous devrez prendre le car. Il faudra vous débrouiller pour le logement. Choisissez un établissement discret et bon marché, inutile de vous préciser que nos crédits restent limités.

Anconi avala compulsivement deux cachous. Le visage fermé, il répliqua :

— Sauf votre respect, laissez-moi passer la main sur le meurtre de Doublet. Votre “conseiller Afrique” pourra patienter quelques heures. Réservez-moi un billet de chemin de fer et un hôtel pour ce soir, je vous prie. Ne vous embarrassez pas des horaires d’autocars, j’emprunterai un taxi. Et pas trop tôt, le train ! précisa-t-il avec une effronterie calculée.

Il tourna les talons devant un directeur blême dont les sourcils convulsaient.

— Je vous casserai, Anconi, je vous casserai, proféra-t-il d’une voix bitonale.

— Ayez l’amabilité de me transmettre dans l’heure tous les éléments de l’enquête en votre possession, ajouta Anconi, identité de la victime, statut familial, adresse et procès-verbaux de la gendarmerie locale. Tout le toutim.

Il quitta le bureau Empire, sans attendre l’inévitable « Pas de vagues, Anconi, pas de vagues ! »

Il descendit le grand escalier de méchante humeur, ingurgitant les cachous à la chaîne. « Tè pardon, il me prend pour son larbin, ce couillon ! »

Cela lui fit du bien de s’épancher auprès de ses inspecteurs, Lefebvre et Bolz, tous deux de service en raison du meurtre de La Tourelle. Ceux-ci connaissaient bien leur commissaire, et l’écoutèrent avec patience, comme les gosses savent le faire lorsque leurs parents sont fâchés. Ils devraient suivre l’affaire Doublet, une convocation de l’épouse de la victime chez le juge était prévue pour le lendemain.

— Vous assurerez aussi les perquisitions à La Tourelle.

Bolz, bon policier, mais facilement inquiet, entrevit aussitôt les ennuis à venir.

— Qu’en pensez-vous, Patron ? L’estimez-vous coupable ?

— Si c’est le cas, vous trouverez l’arme du crime dans la propriété, répondit-il sans conviction.

— Vous y croyez ?

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? La messe, je la sais pas ?

L’inspecteur n’insista pas, alluma une Gauloises pour masquer son désappointement.

Lefebvre, toujours prompt à seconder son chef, proposa d’accompagner le commissaire dans son déplacement.

— Ne vous inquiétez pas les enfants, je ne serai pas absent longtemps. Une formalité, assura-t-il pour les réconforter, une colique nerveuse dans les couloirs lambrissés de nos dirigeants.

Son vieux cuir sur l’épaule, il quitta aussitôt le “36”.

— Nous ferons le point régulièrement par téléphone, avait-il ajouté pour les conforter.

Il marcha jusqu’à la place du Châtelet, plutôt que de se faire raccompagner par une voiture de service ou d’emprunter un taxi. Il ressentait le besoin d’évacuer cette bile noire qu’il avait sécrétée en excès, dans le bureau Empire de son directeur.

La chaleur de juillet habillait enfin Paris de couleurs vives et de tenues légères après un début de saison calamiteux et inhabituellement froid. Il croisa des touristes souriants. Même les Parisiens rencontrés paraissaient heureux de cette ambiance estivale. Anconi hésita à s’asseoir à la terrasse du “Vieux Châtelet”, à se mêler à cette foule dominicale insouciante. Il s’emparait déjà d’un fauteuil en osier lorsqu’un incompréhensible sentiment de culpabilité le fit renoncer. Il s’engouffra dans la bouche du métro la plus proche, dévala les marches, immédiatement enveloppé de cette touffeur aigrelette éventée par le souffle souterrain.

Il dut attendre sur le quai, les rames étant moins fréquentes le dimanche. On parlait toutes les langues, des voyageurs s’interrogeaient devant le plan du métropolitain. Le trajet souhaité s’illuminait de points rouges sous leurs doigts hésitants lorsqu’ils appuyaient sur le bouton noir. Le commissaire sourit et les envia.

Il descendit à la station Pont de Neuilly, acheta quatre boîtes de cachous Lajaunie au “Balto”, le tabac du coin de l’avenue. Il gagna Zeeland, la péniche dans laquelle il vivait avec son Hilda. Un refuge sur la Seine à l’écart du tumulte, héritage du père hollandais de son épouse, un peintre d’un certain renom. Boulevard du Général-Kœnig, il dégringola les marches sous les frondaisons jusqu’à la passerelle d’accès. Comme soulagé, il s’assit dans le petit salon de pont, s’offrit une bière fraîche et attendit l’arrivée de sa femme, pensif, devant l’insensible écoulement du fleuve.

Il maugréa, ressassant cette conversation avec son directeur, tempêtant sur les injonctions dont il faisait l’objet.

Hilda le trouva accoudé au bastingage de la péniche. Elle devina aussitôt la contrariété de son mari à son visage fermé, au verre vide sur la table. D’ailleurs, il ne rentrait jamais si tôt lorsqu’il était de service !

— Des ennuis, mijn beminde* ?

Il raconta. Elle sut modérer sa déconvenue.

— Tes inspecteurs s’en tireront. Je te rejoindrai en fin de semaine.

Son épouse travaillait à l’Institut néerlandais, rue de Lille, où elle accueillait des compatriotes hollandais, donnait des cours de français et assurait les traductions difficiles.

Progressivement, le commissaire se calma. Les aubergines farcies du déjeuner le réconcilièrent avec la vie. Marseillais d’origine, Anconi aimait retrouver les bonnes recettes de son enfance.

Après le repas, il se rendit au “36”. Sur son bureau, il trouva un billet SNCF seconde classe Paris-La Baule, départ 15 h 48, changement à Nantes. Une fiche horaire des cars Drouin La Baule-Guérande-La Turballe proposait un trajet d’une bonne heure supplémentaire. Il laissa ostensiblement la brochure sur son maroquin et s’intéressa aux éléments de l’enquête, transmis sans commentaire par son directeur.

Une courte note manuscrite était agrafée à une mince liasse :

« Merci, commissaire Anconi, d’avoir acceptéune mission de bons offices pour éclairer les circonstances de la disparition de mon beau-fils. » Pas de nom, pas de signature. Le commissaire ne put empêcher un regain d’exaspération. Il feuilleta les autres documents.

Un procès-verbal de gendarmerie de La Turballe en date du dimanche 16 juillet relatait sommairement les faits et les constatations initiales. Le corps de Bassussary Bixente, né le 12 août 1938 à Hasparren (Pyrénées-Atlantiques), directeur de l’agence bancaire Crédit Manche-Atlantique de La Turballe, avait été retrouvé en fin de nuit du 15 au 16 juillet sur une plage au lieu-dit Pen Bron par un couple de nudistes habitués du lieu qui avaient pour coutume de s’y baigner le matin de bonne heure. Leurs identités, curieusement, ne figuraient pas dans les procès-verbaux. Le susnommé gisait sur le sable près d’une longue canne plantée dans la grève et d’une boîte contenant du matériel de pêche. Il ne respirait plus, les baigneurs ont procédé à un massage cardiaque sans résultat. Ses vêtements trempés laissaient entendre que la marée montante avait à un moment atteint le corps et expliquait l’absence de traces de pas autour de lui, hormis ceux du couple qui avait donné l’alerte. L’examen attentif de la dépouille mortelle par la brigade dépêchée sur place avait révélé l’existence d’une plaie sous-costale gauche laissant sourdre du sang noir, évoquant fortement l’usage d’une arme blanche. Dans une poche un portefeuille, une carte d’identité avait permis d’établir l’identité. L’arme du crime n’avait pas été retrouvée. On recherchait des témoins, en particulier un vagabond rôdant dans la commune.

« La victime est-elle mariée ? Comment a-t-on fait le lien avec le conseiller ? » Anconi ne put s’empêcher de sourire à l’évocation des circonstances. Un couple tout nu tombant sur un cadavre au petit jour !

Qu’était devenue la dépouille mortelle ? Avait-elle été transportée chez le professeur Ducreux pour examen médico-légal à Nantes ?

— Bonne Mère, bien mince, ce dossier.

Ses inspecteurs lui apprirent, à mots couverts, qu’Arnaud-Fontaine avait, dès la fin de la matinée, investi un autre commissaire du meurtre de Vanves. Sur l’insistance du commissaire, ils durent le nommer. Il s’agissait d’un collègue bien plus conciliant que lui-même envers le directeur. Anconi les chargea de chercher d’autres pistes, plutôt que de s’acharner sur l’épouse soviétique.

Bolz le déposa sur le parvis de Montparnasse. Sa petite valise en main, il tourna le dos à la tour et se dirigea vers la “carcasse” en verre de la gare. Parmi un groupe de jeunes affalés sur un monticule de bagages, un chevelu accompagnait sa copine à la guitare dans un The Times They Are A-Changin’*convaincu.

Il négligea les escalators, grimpa lentement les marches, composta à la borne orange qui pinça son billet d’un bruit sec. Quai numéro 6, le convoi attendait, immobile derrière le contrôleur à casquette. Il gagna le wagon-bar où le préposé activait ses préparatifs, claquait énergiquement les portes de ses frigos.

— Pas ouvert ! glapit le gars qui transpirait abondamment.

Dépité, le commissaire s’installa dans sa voiture Corail. Les couleurs vives et orangées de la décoration ne l’empêchèrent pas de s’endormir rapidement, en dépit du redoutable appuie-tête inconfortable, tant sa nuit précédente avait été abrégée par le meurtre de Vanves.

Les crissements aigus de la rame le réveillèrent, le cou endolori, lorsque le convoi stoppa à Nantes. Il changea de train et referma les yeux lorsque la rame emprunta un long tunnel à vitesse réduite.

Il descendit à La Baule, un peu abasourdi. Un vent frais et des nuages blancs courant dans le ciel l’accueillirent sur le parvis. Il fut surpris par la taille imposante de la gare. Ses trois toits pointus, ses pierres et ses tuiles semblaient témoigner de l’hésitation de l’architecte entre la Bretagne et la Normandie. Il héla un taxi.

— Pourriez-vous me conduire à La Turballe ?

— Montez ! Vous n’avez pas d’autre bagage ?

Le chauffeur, un homme entre deux âges vêtu d’une chemise froissée et coiffé d’une casquette en cuir, démarra à tombeau ouvert. Parvenu à Guérande il demanda :

— Où faut-il vous déposer, là-bas, Monsieur ?

Anconi l’ignorait encore, aucune réservation n’accompagnait les documents laissés par Arnaud-Fontaine. Il saisit la balle au bond.

— Me recommanderiez-vous un hôtel ? s’enquit-il.

Il surprit un froncement de sourcils dans le rétroviseur. L’homme souleva son couvre-chef, se gratta le crâne de sa main libre.

— C’est la première fois que vous y venez ?

— Oui. Un déplacement imprévu.

Cet homme en veste de cuir à l’accent du Midi attisait la curiosité du chauffeur.

— Vous travaillez dans le secteur de la pêche, sans doute ?

— Tè, on peut le dire comme ça.

Anconi avait passé sa jeunesse à Marseille. Il en gardait parfois certaines intonations, surtout lorsqu’une contrariété le submergeait. Dans ces circonstances, ses interlocuteurs s’étonnaient d’expressions imagées dont ils ne comprenaient pas toujours le sens.

— Il n’existe plus d’hôtels à La Turballe. Ce n’est pas La Baule, badina l’homme à la casquette. Comptez-vous rester longtemps ? tenta-t-il de savoir.

— Je l’ignore, reconnut le commissaire. Quelques jours, une semaine peut-être…

Le chauffeur émit un sifflement de désarroi.

— Tenez-vous à résider sur La Turballe même ? Parce que, sinon, vous trouveriez plus facilement sur Piriac ou Guérande, voire à La Baule.

— Pour mon métier, séjourner sur place s’avère plus…

— Près du port, je comprends.

La R16 faisait le tour des remparts de la ville, le chauffeur roulait moins vite, paraissait réfléchir.

— Si vous n’êtes pas difficile, j’ai peut-être une solution. À La Turballe, de nombreux foyers hébergent des estivants, comme ils le faisaient dans le temps pour les pêcheurs à la saison de la sardine. Ma mère tenait autrefois un hôtel, il est fermé maintenant, mais il lui arrive de louer des chambres, pour dépanner. L’endroit est simple, mais propre et convenable. Je peux lui demander si vous voulez ?

— Cela ne risque pas de la déranger ?

— Oh ! Non ! Elle aime rendre service et la présence d’étrangers de passage la distrait. Je vous préviens, elle est un tantinet bavarde. Par contre, habituellement, elle n’assure pas les repas.

— Vaï ! Vous me sauvez. Mais… arriver à l’improviste, cela me gêne.

Le taxi stoppa brusquement devant une cabine téléphonique. Le chauffeur s’y engouffra, laissant le moteur tourner. La conversation ne dura pas plus d’une minute.

— Tout est arrangé, Monsieur ! Elle est ravie ! ajouta-t-il en se réinstallant au volant.

— Êtes-vous certain que…

— Elle s’ennuyait.

— Cocagne ! Je vous suis vraiment reconnaissant.

Ils reprirent la route, gagnèrent la campagne. Des murs de pierre laissaient deviner de vieilles bâtisses en granit, cachées derrière quelques arbres séculaires. Anconi se sentit en Bretagne et sa mauvaise humeur de la veille se dissipa. Finalement, ce séjour commençait mieux qu’il ne l’imaginait en quittant Hilda à regret.

Il baissa la vitre de la voiture pour s’imprégner de l’atmosphère. Si on ne voyait pas la mer, on la sentait proche et pourtant on roulait entre des haies et des champs. « Le vent ? L’odeur peut-être ? » se dit-il en humant par la portière.

Bientôt les maisons se firent plus nombreuses, plus neuves aussi.

Le taxi déboucha brusquement sur un horizon dégagé. Au-delà d’une dune apparut l’océan entre des maisons blanches aux toits d’ardoises. Les cris d’oiseaux persuadèrent Anconi qu’ils parvenaient à destination.

— Nous arrivons, confirma le chauffeur. Ma mère demeure dans la rue principale, à distance de l’agitation du port.

Ils longèrent des quais. Le commissaire entrevit, au mouillage, des bateaux de pêche colorés puis une vaste construction, en arc de cercle, cernée d’une nuée de goélands criards. Le taxi s’engagea vers l’intérieur du bourg et stationna devant une sévère bâtisse que rien ne différenciait, à première vue, de ses voisines mitoyennes. Deux étages, trois fenêtres identiques au cintre arrondi. Pourtant un étroit balcon et son garde-corps en fer forgé, à la fenêtre centrale du premier étage, la distinguaient des autres. Il était bientôt 21 heures, de nombreux passants déambulaient encore en famille dans la tiédeur du soir.

Au bruit de la voiture, la porte s’ouvrit sur une femme âgée, habillée de noir. Elle sortit sur le trottoir, sa démarche vive contrastait avec son visage ridé et sa silhouette menue. Elle s’approcha des arrivants, s’adressa à Anconi.

— Bonjour, Monsieur. Mon fils m’a dit que vous descendiez de Paris. Vous devez être bien fatigué.

Il ne s’était pas ouvert de sa provenance au chauffeur. Comment devinait-elle ? Il aurait pu venir du Mans, d’Angers, de Nantes ou de n’importe où ailleurs. En province, le voyageur n’est-il pas forcément Parisien lorsqu’il porte des vêtements de ville ?

Le commissaire eut toutes les peines du monde à l’empêcher de s’emparer de sa petite valise. Il régla la course, remercia vivement son chauffeur.

— Entrez donc ! l’invita-t-elle après avoir pris congé de son fils d’un geste attendri.

— Je vous laisse en de bonnes mains, précisa celui-ci avec un clin d’œil.

Un long couloir mal éclairé desservait le rez-de-chaussée et débouchait sur un escalier dont le palier se poursuivait par des marches en bois sombre conduisant aux étages.

Elle le fit entrer dans une vaste pièce occupée par une grande table centrale. De part et d’autre, deux buffets massifs laissaient deviner une abondante vaisselle.

Aux murs, des photos anciennes montraient des bateaux de pêche, des portraits d’hommes et de femmes vaquant à des tâches d’autrefois. Une odeur indéfinie flottait dans la pièce, mélange de cuisine et d’ancien.

Un seul couvert avait été placé en bout de table, posé devant un verre et une bouteille.

— J’ai pensé que vous n’auriez pas dîné. Connaissez-vous les sardines en brandade ? Un plat d’ici qui se réchauffe facilement.

Gêné, il répondit que non, qu’il ne voulait pas déranger, qu’il…

— Cela me fait plaisir. Je vis seule. Heureusement mon fils le sait, il me confie des visiteurs de temps en temps.

Elle trottinait vivement, saisissant un objet pour le remettre aussitôt en place, le regard brillant.

— Asseyez-vous, je vais vous servir quelque chose.

— Merci, Madame.

— Appelez-moi donc Yvonne, comme tout le monde ici.

D’autorité elle remplit un verre de vin rouge, le glissa vers lui puis s’éclipsa prestement, d’une démarche de petite souris. Anconi n’osait pas s’installer, il s’approcha des photographies accrochées aux murs.

— Mon grand-père était pêcheur. Ma grand-mère travaillait à la conserverie Goyen. La sardine, en ce temps-là… C’est par mon mari que j’ai acquis cet hôtel…

Elle n’acheva pas sa phrase, laissant ses souvenirs en suspens.

— Vous ne ressemblez pas à un de ces touristes. Cela ne me regarde pas, bien sûr, dit-elle en posant un plat fumant devant lui, des sardines mélangées à des pommes de terre. On les prépare comme ça, chez nous, poursuivit-elle. Goûtez-les ! À Paris, elles ne sont certainement pas fraîches comme ici. J’ai connu une époque, au milieu des années trente où vingt mille sardines, à peine sorties de l’eau, étaient transportées en avion jusqu’à Paris tous les jours sauf le dimanche. L’épopée était extraordinaire, mais n’a pas duré très longtemps, on avait baptisé l’aventure “les sardines volantes”.

Elle souriait, attendant de savoir pourquoi cet homme avait fait le voyage jusqu’à La Turballe.

— Tè, vous me tentez.

Il se servit, engloutit quelques filets de sardine, puis décida de la satisfaire.

— Je suis venu enquêter sur un meurtre.

— Oh ! Vous êtes de la police ? suffoqua-t-elle.

Regrettait-elle tout à coup son accueil ?

— Oui. Mon nom est Anconi. On m’envoie pour débrouiller une affaire.

— Celle du directeur de la banque, sans doute ? Celui qui a été retrouvé cette nuit sur la plage ?

— C’est cela. Les nouvelles vont vite !

— Pas tous les jours qu’un crime se produit à La Turballe. On en parlait à la sortie de la messe. Pas un gars de chez nous.

— Vous le connaissiez ?

— Pas vraiment. Juste qu’il était plutôt mal vu ici.

— Ah ? Pourquoi ?

— Surtout à cause de ses refus de prêt. On aurait dit que l’argent venait de sa poche. Et puis ses fréquentations…

Elle s’interrompit, traînant la voix, comme si elle espérait une autre question pour dévoiler le fond de son opinion. Anconi s’en amusa.

— Ses fréquentations ? reprit-il en montrant un intérêt évident.

— On raconte que son corps a été retrouvé sur la plage des nudistes.

Elle rougit légèrement en prononçant le mot, s’empressa de débarrasser l’assiette de son hôte pour cacher son trouble.

— Ah ? Non ! Selon mes informations, au moment de l’agression, il pêchait à partir de la grève, c’est cela ?

— Péchait, plutôt ? Vous ne croyez pas si bien dire, Monsieur, dit-elle en exécutant un signe de croix.

Elle tenta aussitôt d’atténuer son allusion péjorative en s’inquiétant du grade qu’il occupait dans la police.

— Je suis commissaire, à Paris.

Elle ne sembla pas si étonnée. Savait-elle que le beau-père de la victime possédait de hautes fonctions dans le gouvernement ? Elle n’en laissa rien paraître, un éclair de méfiance traversa cependant son regard. Cet homme qu’elle avait accepté d’héberger venait-il étouffer l’affaire ?

— Bonne Mère, vous ne sembliez pas le porter dans votre cœur, ce “pécheur”, poursuivit Anconi, gêné par la tournure de la conversation. Était-il marié ?

— Pas que je sache. Je ne souhaite de mal à personne. Je le dis comme je le pense et je ne suis pas la seule.

Elle se ferma sur le sujet comme une huître. Anconi n’osa pas insister sur la personnalité de la victime.

— Où se situe cette plage sur laquelle il a été tué ?

— À Pen Bron, une langue de dunes entre l’océan, les marais salants et le Grand Traict du Croisic. Un endroit sauvage sur lequel est implanté depuis un siècle un sanatorium devenu centre médical héliomarin. Vous verrez : de magnifiques bâtiments de pierre face à la mer.

— C’est loin ?

— À quelques kilomètres d’ici. On y accède en traversant une forêt de pins ou en suivant la plage de la Grande Falaise, au-delà du VVF*. À pied, en marchant vite vous en aurez pour une heure et demie, ajouta-t-elle, devinant qu’il ambitionnait d’y aller.

Anconi ne se voyait pas trotter sur le sable sur une telle distance. Prendre un taxi pour une si brève course ? De surcroît pour se rendre à une plage naturiste ! Que penserait-on de lui ? Pourtant, il souhaitait vivement visiter les lieux. Pourquoi ? Il n’aurait su l’expliquer. Un besoin confus, celui de respirer le même air que la victime, de se forger une image de l’endroit.

— Y a-t-il un car qui…

Elle eut un petit rire de gorge.

— Un jour peut-être ! badina-t-elle. Notre ville est pour le moment davantage tournée vers le poisson que vers le touriste. Mon fils pourrait peut-être vous y conduire, si vous voulez.

Elle lui versa de nouveau un peu de rouge, sortit une assiette propre du buffet puis tendit le plat pour qu’il se resserve. Il n’osa pas refuser.

— Tè, c’est très bon, approuva-t-il, puis il assura d’un ton embarrassé qu’il s’en voudrait de faire perdre du temps à son fils.

— Sinon… il y a bien… non, je suis idiote.

Elle rougit de nouveau, honteuse d’une proposition qu’elle hésitait à formuler.

— Sinon ? l’encouragea-t-il, sans forcer son regard.

— Je pensais à la bicyclette de mon pauvre époux, mais cela ne convient guère à un commissaire de Paris.

Stupéfaite, elle le vit éclater de rire.

— Et pourquoi pas ?

Yvonne, les yeux arrondis par la surprise, changea d’avis sur ce curieux commissaire.

*  Assassiné le 16 juillet 1978.

*  Mon bien-aimé, en néerlandais.

*  Chanson de Bob Dylan.

*  Villages Vacances Familles.

II

Lundi 17 juillet 1978

Le commissaire dormit comme un loir. Avant de se coucher, il avait téléphoné à Hilda.

— As-tu trouvé une chambre ? s’était aussitôt inquiétée son épouse.

Il l’avait rassurée, lui avait décrit l’ancien hôtel où il logeait grâce à un chauffeur de taxi : une pièce vieillotte et modeste au papier peint défraîchi qui lui convenait parfaitement, s’ouvrant sur la rue principale. Il avait précisé que son hôtesse, une dame âgée, s’était montrée très accueillante.

— Tu sais, mijn beminde, ton directeur Arnaud-Fontaine m’a appelée deux fois. Il tenait absolument à te joindre, ignorant si tu te trouvais déjà à La Turballe.

— T’a-t-il précisé pourquoi ?

— Une information de la plus haute importance, a-t-il appuyé. Ce sont ses mots.

— Qu’est-ce qu’il me veut, ce rompe-figue ? Ne t’inquiète pas, va ! Je le rappellerai.

Il s’était bien gardé de le faire.

Il fut réveillé très tôt par le ricanement insistant des mouettes et des goélands. Il prit le café avec Yvonne qui le gava de crêpes beurrées. Après bien des arguties, elle accepta un prix de pension.

— Je suis en mission, Yvonne, mon directeur paiera les frais.

Rien n’était moins sûr, mais l’évocation d’un chef la convainquit.

Le vélo Peugeot plut au commissaire : un demi-course bleu, équipé d’un double pédalier et muni de manettes en acier galvanisé sur le cadre pour changer les vitesses. Les deux sacoches de cuir accrochées au porte-bagages s’ajoutaient au charme désuet de l’engin. Le tout en bel état.

— Faudrait peut-être regonfler les pneus, suggéra Yvonne.

Le commissaire s’amusa à retrouver des gestes oubliés.

— Ce sera parfait, assura Anconi en replaçant la pompe sur le cadre.

Son hôtesse lui indiqua le syndicat d’initiative. Elle lui conseilla de sortir par-derrière, par discrétion prétendit-elle. Ne souhaitait-elle pas éviter d’attirer l’attention des voisins en hébergeant un policier ?

Il rejoignit donc la rue Saint-Georges. Ses premiers tours de pédale furent hésitants, ses mains tremblaient un peu sur le guidon. Il réalisa que sa logeuse l’avait dispensé du ridicule.

Il prit instinctivement à droite, la rue des Vignes puis celle du Four. L’étroitesse des chaussées ne favorisait pas son apprentissage. Entre les coquettes petites maisons blanches aux ouvertures soulignées de granit, il aperçut des mâts. Quai Saint-Pierre il chercha à s’orienter. Devant lui une multitude de bateaux de pêche aux couleurs vives, plus loin à droite un grand bâtiment alvéolé survolé par des nuées d’oiseaux de mer. Il faisait frais sous un faible vent d’ouest. Il trouva facilement le minuscule local carré surmonté d’une large corniche évasée. Un banc de bois et une imposante ancre marine entouraient l’entrée. Il appuya le vélo contre la façade. Au même moment, un camion semi-remorque frigorifique marqué « STEF » quittait la rampe d’accès à la criée. Le manège Des Lutins accueillait ses premiers cris d’enfants dans ses couleurs orange et beige.

Il poussa la porte et attendit son tour. Un jeune couple se renseignait sur la façon de se rendre dans l’île d’Hoëdic tandis que leurs deux marmots se disputaient la couleur de leurs épuisettes.

— La rouge, ça a toujours été la mienne ! braillait le plus petit.

Les engins de pêche servirent rapidement d’armes. Le père confisqua les équipements. La famille sortit enfin.

Anconi se procura un plan auprès de la préposée, une jeune femme souriante à la voix bien posée.

— Pourriez-vous m’indiquer la gendarmerie, s’il vous plaît ?

— Bien sûr, Monsieur, s’empressa-t-elle. L’été, une brigade de renfort stationne dans les locaux de la mairie. Bientôt, ils siégeront près de l’ancienne “conserverie Au Gendarme”, avouez que l’endroit est prédestiné ! Bref, pour l’instant, vous les trouverez à la mairie. Vous êtes en voiture ?

— Non, en vélo.

— En ce cas, le plus facile est de prendre à droite en sortant, de suivre le quai jusqu’à l’immeuble “Amphitrite”. Là vous emprunterez une petite ruelle vers le centre du bourg, vous croiserez la rue du Croisic, et poursuivrez en face par la rue de la Fontaine. À son extrémité, vous tomberez sur la mairie à votre gauche. Le bâtiment fait face à une école. Les gendarmes occupent un petit local, on y accède par quelques marches.

— Merci, dit-il, séduit par cet accueil chaleureux.

Il sortit et enfourcha sa bicyclette. Il s’étonna lui-même d’avoir si vite recouvré une aisance à pédaler, faculté qu’il croyait perdue.

Lorsqu’il se présenta, il déclina son identité et le but de sa visite, il ressentit immédiatement la gêne du factionnaire.

Il se vit aussitôt répondre par le gendarme Parilleaux qu’un poste provisoire ne se chargeait pas des enquêtes criminelles, que la brigade de Guérande assurait cette mission. Anconi insista sur l’importance des premières constatations, sans doute réalisées par La Turballe.

— Un bon relevé des indices et voilà une instruction qui démarre bien. Je suppose que vous avez été les premiers à arriver sur les lieux ?

Le jeune gendarme reprit confiance.

— C’est vous qui avez découvert le corps ? demanda le commissaire, comme si la réponse s’avérait évidente.

— J’étais de service, en effet.

Petit à petit, il se laissa aller aux confidences.

Anconi apprit qu’un couple de naturistes se baignait près de la plage de la Falaise, cette nuit-là. Les deux nudistes, des touristes de Bordeaux, n’avaient pas assisté aux faits. Ils marchaient le long de la grève et avaient buté sur une forme allongée et à demi immergée, à côté d’une canne à pêche plantée dans le sable.

L’immobilité du corps et l’absence de réponse aux appels les avaient alarmés. L’endroit était désert, ils avaient tiré l’homme au sec. L’un d’eux avait entamé un bouche-à-bouche tandis que l’autre regagnait leur voiture pour prévenir les secours d’une cabine téléphonique.

— Nous nous sommes rendus aussitôt sur place. Un lieu difficile d’accès, il faut traverser une forêt de pins à pied. Les pompiers nous montrèrent la large tache de sang au niveau du flanc. Leurs gestes de réanimation se sont avérés vains. À la lumière d’une lampe électrique, notre équipe n’avait pu que constater le décès du pêcheur.

— Des papiers sur lui ?

— Dans la poche d’une veste sans manches, de type surplus américain, le portefeuille nous a permis de l’identifier. Ce qui m’a frappé, ajouta le jeune gendarme, c’est son aspect négligé. Des vêtements sales et usagés. Pour un employé de banque ordinairement soigné, voyez…

— Tè, pour aller à la pêche, ne met-on pas habituellement de vieilles frusques ? objecta le commissaire.

— Mal rasé, aussi, mais les employés de banque ne travaillent ni dimanche ni le lundi, sans compter sur le pont du 14 juillet qui tombait un vendredi cette année, remarqua-t-il d’un air de reproche, laissant poindre une jalousie à peine voilée.

— Des traces de pas dans le sable ?

Le flot avait recouvert le lieu du crime avant de se retirer. Spontanément le gendarme précisa qu’aucune arme n’avait été retrouvée sur place.

— Ensuite ?

— Rien, Commissaire. Rapidement, les collègues de Guérande ont pris le relais et emporté le corps ainsi que le matériel de pêche. L’affaire ne nous regardait plus. Sans doute savez-vous que l’individu se trouve être le beau-fils d’un haut personnage. Nous l’avons appris plus tard. Ah ! Paris ! ajouta-t-il en levant les yeux au ciel.

Pourquoi Anconi pensa-t-il à son cher Arnaud-Fontaine ?

— Tè vé, nous et eux, on n’est pas des figues du même arbre, affirma-t-il familièrement.

Il offrit un cachou au jeune gendarme intrigué qui l’accepta après une brève hésitation. Le commissaire faillit demander la permission de téléphoner, car il lui tardait de contacter la brigade de Guérande. Il se retint, se fit simplement communiquer le numéro, remercia. Il reçut en retour un salut militaire.

Somme toute, le mort avait rapidement été soustrait aux autorités locales. Pas étonnant lorsqu’il s’agit de l’entourage d’un membre du gouvernement. Il n’avait rien appris d’autre.

Il enfourcha sa bicyclette, à la stupéfaction du factionnaire qui, en dodelinant du képi, regarda s’éloigner ce curieux commissaire. Si Anconi s’était retourné, il aurait surpris son sourire amusé.

Il stoppa chez sa logeuse, en prenant soin de rentrer par la rue Saint-Georges. En effet, il maîtrisait encore mal les arrêts, craignait de perdre l’équilibre en posant un pied-à-terre, particulièrement au moment de passer la jambe par-dessus le cadre. Il ne voulait pas se rendre ridicule.

Yvonne était absente. Devait-il s’autoriser l’usage du combiné téléphonique noir ? Vaï ! Il paierait la communication.

— Allô ? Gendarmerie de Guérande ?

Il se présenta, demanda à parler au chef de brigade.

— Quel motif dois-je lui indiquer ?

— Dites-lui que c’est au sujet du meurtre de la plage.

Anconi perçut une réticence, voire une défiance.

— Cette affaire n’est plus de notre ressort. L’enquête a été…

— Je sais, je sais, mentit-il en interrompant son interlocuteur, je souhaite cependant m’entretenir avec votre supérieur.

— Un instant, je vais voir s’il est disponible. Commissaire Anthony, c’est cela ?

— Non, Anconi : alfa-november-charlie-oscar-november-india…

Le bruit d’un combiné posé sans précaution sur un plan dur témoigna, s’il en fallait, de la mauvaise volonté du factionnaire. Anconi écarta l’appareil de son oreille en maugréant. Cinq bonnes minutes s’écoulèrent, meublées de cachous répétés.

— Mes respects, Commissaire. Adjudant Renaud. Vous appartenez à la PJ de Paris, m’apprend-on ?

— Bonjour, Adjudant. En effet. Accepteriez-vous d’évoquer avec moi ce meurtre de La Turballe ?

— Avec toute la considération que je vous dois, je ne comprends pas votre requête. Paris nous a retiré l’enquête dès hier. Ne serait-il pas plus simple de vous tourner vers ceux qui instruisent l’affaire ?

— Vous avez relevé les premiers éléments, vous savez comme cela est important, renouvela Anconi, avec un brin de flatterie.

— Pardonnez ma surprise, en quoi la PJ se trouve-t-elle impliquée ? Comment se fait-il que cette demande émane de vous et non des camarades de Versailles ? Ce sont eux qui…

Au moins venait-il d’apprendre qu’il n’était pas seul sur le coup.

— J’obéis, comme vous, plaida-t-il. Un meurtre dans la famille d’un précieux conseiller d’État, ils serrent tous les fesses qu’on n’y mettrait pas une lentille, tenta-t-il de plaisanter.

Un bref ricanement lui répondit. Le commissaire profita de cette amorce de détente pour aborder le fond.

— Qui est venu reconnaître le corps, chez vous ?

— Mais personne ! J’ai reçu l’ordre de le transporter, toutes affaires cessantes, à l’aéroport de Gron où un Transall de l’armée l’attendrait pour le rapatrier à Villacoublay.

— Cet ordre émanait de quelle autorité, adjudant Renaud ?

— Du sous-lieutenant de la brigade de Villacoublay, lequel répondait du ministre lui-même. Dans ces cas-là, Commissaire, on ne cherche pas la petite bête. Mais que venez-vous faire dans cette histoire ?

— Chacun son ministre. Le mien, c’est l’Intérieur. J’ai mission de…

Un juron, bien inhabituel dans le langage d’un gendarme, éclata à l’autre bout.

— Guerre des polices ? railla la voix.

L’adjudant décrivit alors le rôle – bien mince selon lui – qu’il avait tenu. Les papiers d’identité trouvés sur la victime ne lui avaient rien évoqué. Il avait vite compris qu’il avait à faire à une huile, compte tenu des incessants appels hiérarchiques qui assaillirent rapidement sa brigade.

— Mais qui a prévenu Paris pour déclencher ce cirque ?

— Je l’ignore, justement. Tout a été très vite.

L’adjudant Renaud précisa que ses hommes cherchaient des indices sur le terrain ainsi que d’éventuels témoins lorsqu’il reçut l’appel d’un chef de cabinet dont il a oublié le nom, vers 8 h 30 du matin. Le ton impératif lui avait appris le statut de la victime, « l’intense émotion en haut lieu ».

— Je me souviens encore de ses termes : « Tenez-vous à disposition, Paris organise le rapatriement du corps, vous recevrez très vite des ordres. »

À midi la dépouille mortelle s’envolait dans un Transall.

— Et l’enquête ?

— On m’a assuré que les collègues de Versailles s’en chargeaient. Nous avons donc abandonné l’enquête à la suite des injonctions venues d’en haut. De ce fait, je ne comprends pas le rôle que l’on vous fait jouer maintenant.

— Les gens de Versailles se sont rapprochés de vous, j’imagine ?

— Jamais. Connaissent-ils votre démarche d’aujourd’hui ?