Quiproquo en Brière - Rémi Devallière - E-Book

Quiproquo en Brière E-Book

Rémi Devallière

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Beschreibung

Juin 1988 : quoi de plus banal qu’un accident de mobylette ? Claude Janval le paie pourtant de sa vie. Son ami d’enfance, l’inspecteur Lefebvre, reçoit un étrange faire-part et se rend aux obsèques à Saint-Joachim, au coeur de la Brière. Rapidement, certains détails le troublent, mais à son tour le voilà victime d’un accident ! Son supérieur, le commissaire Anconi, accourt. Ballotté entre l’omerta briéronne et l’agitation des Chantiers de l’Atlantique en grève, il découvre à ses dépens le dicton « Briéron maître chez soi ! » Fatche ! Mais que s’est-il donc réellement passé dans ce marais en apparence si paisible ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après plusieurs décennies passées, comme médecin hospitalier, à soigner les maux les plus graves, Rémi Devalliere, désormais en retraite à Pornichet, se plaît à choisir les mots les plus appropriés pour ses histoires. L’hiver, ou lorsque la mer n’est pas navigable, il écrit, avec passion. Nouer des intrigues n’est-il pas le pendant d’une démarche médicale bien conduite ? Si les instruments de l’exercice en sont bien différents, le plaisir de parvenir à un résultat satisfaisant est bien le même. Et les aveux du coupable ne relèvent-ils pas du même défi qu’un diagnostic bien posé ?

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Couverture

Page de titre

« C’était bien elle : dix mille hectares de silence et de nudité, un immense lotus bleu épanoui au milieu du cirque de l’atmosphère. »

Notes de voyage, découverte de la Brière, 1923Alphonse de Chateaubriand

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

À Nicole pour sa patience, ses conseils de relecture, ses encouragements, son soutien infaillible,

À Isabelle et Jean-Noël, “Au Tour du Morta”, pour leurs précieux renseignements,

À l’association “Le pas de Saint-Malo” pour ses documents historiques remarquables,

À Gilbert Corbillé, de l’association “La Pierre Chaude”, pour ses indications précises et ses photographies des commerces de l’époque,

Aux Tontons, pour leur lecture attentive.

I

La place de l’église était presque déserte lorsqu’il y parvint. L’inspecteur Lefebvre crut un bref instant qu’il s’était trompé de jour. Pourtant les cloches sonnaient encore les dernières volées du glas. Quelques silhouettes sombres se hâtèrent sur le parvis, s’engouffrèrent sous le porche en courbant la tête. Son regard découvrit bientôt le corbillard, garé à distance et à peine dissimulé par les arbres. Deux hommes en costume noir se tenaient à l’intérieur, portes ouvertes. L’un d’eux fumait.

De l’autre côté de l’édifice, le poilu du monument aux morts semblait surveiller le parking, mains posées sur le canon de son fusil.

Lefebvre revit le faire-part qu’il avait reçu deux jours auparavant au quai des Orfèvres. Un bristol de petite taille, bordé d’un liseré noir, ce simple texte :

« Les obsèques de Claude Janval seront célébréesle 30 juin 1988 à 11 heuresen l’église de Saint-Joachim.Pas de condoléances. »

Rien d’autre. L’expéditeur ne se signalait en aucune façon sur le carton. Quant au tampon de la poste, il avait vainement tenté de le déchiffrer. Il n’avait jamais entendu parler de cette commune.

Janval ? Janval. Le nom l’avait transporté progressivement dans un passé lointain. Claude ? L’image du copain d’enfance s’afficha dans sa mémoire, un gringalet qui s’écorchait sans cesse les genoux dans la cour de récréation de l’établissement Jules-Ferry, à Fécamp. Son meilleur camarade durant tout le primaire et le secondaire. Claude Janval !

Après le bac, les études les avaient séparés. Son ami, né d’un père terre-neuvas, avait choisi la construction navale. Rien d’étonnant, lui qui dessinait toujours des coques de bateaux sur ses tables de classe. De son côté, il avait intégré l’école de police de Vincennes avant de passer le concours d’inspecteur.

La disparition de Claude l’affecta profondément.

Et quelle était donc cette commune de Saint-Joachim ? Il n’en découvrit pas la mention dans son dictionnaire Larousse. Le guide Michelin de l’année la situait en Loire-Atlantique, abritant 4 260 habitants. Elle appartenait au Canton de Pont-Château, lui-même inclus dans l’arrondissement de Saint-Nazaire. Dans ses quatre lignes consacrées à la localité, le célèbre ouvrage rouge attribuait deux étoiles à “Promenade en chaland”, « curiosité méritant le détour ». “L’Auberge du Parc” y était recommandée, deux “fourchettes” lui étaient allouées.

Sans ambages, il avait décidé de se rendre aux obsèques. Il fouilla et dénicha des photos de classe, revit la maigre silhouette du gamin de Fécamp.

« Qui avait pu lui adresser ce funeste avis ? »

L’inspecteur Lefebvre, de nature très ordonnée, retrouva la correspondance de son ami, les échanges de vœux traditionnels, les cartes postales de vacances. Il mit la main sur le cliché d’un chalutier construit aux Ateliers et Chantiers de la Manche de Dieppe, le Croix de Lorraine : un navire offert par le général de Gaulle, le 14 mai 1970, à Saint-Pierre-et-Miquelon. Derrière l’épreuve en noir et blanc, quelques mots d’une écriture ronde et fière : « C’est moi qui l’ai dessiné ! Amitiés. Claude. » Vivait-il toujours là-bas ?

Lefebvre sollicita un congé auprès de son patron, le commissaire Anconi de la police judiciaire du Quai des Orfèvres, afin de se rendre aux obsèques d’un copain d’enfance.

— Dieu garde ! Toutes mes condoléances, Petit.

— Merci, Patron. Je ne serai absent qu’un jour ou deux, assura-t-il.

— Ne t’inquiète pas. De quoi est-il mort, ton ami ?

— Je l’ignore. J’ai seulement reçu cet avis, sans précision, répondit-il en lui montrant le faire-part.

— Où est-ce, Saint-Joachim ?

— Près de Saint-Nazaire, d’après mes recherches.

— Ah ? Je connais le taulier de cette ville, Blanchard.

— C’était mon meilleur camarade de classe à Fécamp il y a si longtemps. Nous nous étions un peu perdus de vue. Je le pensais encore à Dieppe, dans la construction navale.

Le commissaire tournait et retournait entre ses doigts le carton anonyme encadré de noir.

— Sais-tu qu’il existe également ce type de chantiers à Saint-Nazaire ?

— Euh là, non.

Anconi signa la feuille de congé, souhaita bon courage à son subordonné. Lefebvre partit l’après-midi même par le train. Il avait retenu une chambre à l’Hôtel du Berry à Saint-Nazaire, l’adresse des pages jaunes de l’annuaire situant l’établissement place de la gare. Il aviserait là-bas de quelle façon se rendre à Saint-Joachim.

Il venait dans cette région pour la première fois. Lorsque le convoi ralentit dans ses derniers kilomètres, il fut frappé par le contraste des paysages. Le train, à faible vitesse, se faufila d’abord entre deux raffineries aux tuyaux entremêlés dont les torchères crachaient de hautes flammes. Des effluves entêtants de gaz et de pétrole s’insinuèrent même dans le wagon. Puis la vue se dégagea très brièvement. Il découvrit à droite des voies, des herbages sillonnés de minces canaux. Un clocher dépassait au loin. « Celui de Saint-Joachim ? » se demanda-t-il en se remémorant le plan. Rapidement, les industries envahirent entièrement l’espace dominé par de gigantesques grues dressées comme des girafes de métal. Sur l’horizon se découpèrent les flèches rouges et blanches d’un grand pont suspendu. La présence de l’océan tout proche se devinait à ces nombreux oiseaux de mer posés au sol, au vent qui chassait vigoureusement les fumées des cheminées d’usines et courbait les peupliers.

Par habitude, l’inspecteur avait emporté son célèbre carnet rouge. Il y consignait scrupuleusement les détails de ses enquêtes, ce à quoi souriaient ses collègues du Quai des Orfèvres. Pourtant, ces notes se révélaient fort utiles à son patron de nature méditerranéenne plutôt brouillonne. Pendant le voyage, il écrivit comme un titre sur une page vierge : « Décès Claude Janval. » Le rituel du policier le conduisit à ajouter deux lignes :

« Que faisait-il à Saint-Joachim ?

Qui lui avait adressé le faire-part ? »

Avant de refermer son calepin, il écrivit, en bon flic appliqué : « Cause(s) de la mort ? »

À peine descendu sur le quai, il avait allumé une Gitanes. Malgré un vent sensible, il faisait plutôt chaud ; mais on sentait que le temps allait changer. Sans se l’avouer totalement, il était profondément troublé de se retrouver là, dans une ville inconnue. Ces immeubles au béton sévère et uniforme fermant la place n’étaient pas sans lui rappeler Le Havre, sa région. L’hôtel qu’il avait choisi se dressait juste en face. Il traversa la vaste esplanade, un autobus le klaxonna, il pressa le pas et entra dans l’établissement. Il salua le tenancier.

— Bonsoir, Monsieur. Avez-vous réservé ? se renseigna aussitôt ce dernier.

— Oui. Au nom de Lefebvre.

L’employé feuilleta un étroit registre à couverture noire.

— En effet. Chambre 37, elle se situe au troisième étage. Prendrez-vous le petit-déjeuner ?

Il précisa les horaires du service et le tarif.

— Je dois me rendre demain à Saint-Joachim, dévoila l’inspecteur après avoir accepté. Est-ce loin ?

— Oh non ! Une vingtaine de kilomètres. À gauche en partant vers Nantes. Vous êtes en voiture, Monsieur ?

— J’ai voyagé en chemin de fer.

— Ah ! Alors tout dépend…

L’hôtelier le regardait maintenant en coin. On le sentait hésitant. Quelle raison appelait un étranger ici ? Avec sa petite valise et son costume légèrement froissé, il ne ressemblait ni à un touriste ni à un de ces cadres d’entreprise tirés à quatre épingles.

— Vous avez de la chance, hasarda-t-il, il y a une liaison d’autobus qui part à proximité de l’établissement. Tout dépend… répéta-t-il, circonspect. Le parc naturel de la Brière est magnifique, en cette saison. Et Saint-Joachim en apparaît comme sa capitale.

— La Brière ?

— Un grand marais, parsemé d’îles. Une zone protégée. Les iris sont encore fleuris, c’est superbe. Si vous disposez d’un peu de temps, une promenade en chaland…

Il parlait comme le fameux guide rouge.

— Malheureusement, je viens pour un enterrement.

— Oh ! Pardonnez-moi. J’ignorais. Dans ce cas, évidemment… s’excusa-t-il, confus. Vous avez possibilité de louer une voiture près d’ici, poursuivit-il en lui tendant le carton d’une firme bien connue. C’est juste à côté de la gare.

Il décrocha au tableau la clef du 37, la glissa sur le comptoir vers l’inspecteur.

— Si vous le souhaitez, nous servons à dîner dès 19 h 30. Le menu est affiché à l’entrée du restaurant.

Lefebvre remercia, monta dans sa chambre et ressortit aussitôt sans même ouvrir son bagage. Suivant le conseil de l’hôtelier, il partit réserver une voiture. Il choisit un modèle discret, une Renault 5 de couleur blanche. Dans la boîte à gants, une carte Michelin no 63 usagée lui permit de situer Saint-Joachim.

Il était 19 heures lorsqu’il quitta le parking. Il roula au hasard dans la ville, découvrant des rues déjà désertées par ses habitants. De rares passants se pressaient, les autobus circulaient presque à vide. Il se perdit dans des avenues qui lui parurent toutes semblables, se croisant à angle droit. Était-ce seulement la monotonie des immeubles uniformes ou ses propres états d’âme qui lui renvoyèrent une impression de tristesse ?

Par hasard, il parvint à l’écluse d’entrée du port. L’ambiance lui plut, lui rappelant brusquement celle qu’il avait connue à Fécamp. Il gara la voiture, découvrit trois gros remorqueurs qui attendaient à quai, cachant leur puissance de colosse sous leur immobilité. Il marcha jusqu’au phare. Derrière les pêcheries alignées, la Loire s’étendait, large et parcourue de petites vagues courtes coiffées d’un sourcil d’écume. Au loin, le grand pont de Saint-Nazaire barrait le paysage en laissant entrevoir entre ses piles les installations portuaires.

Il rentra dîner à l’hôtel.

Sa nuit fut agitée, mêlant des souvenirs d’enfance, des bagarres de cour d’école, des bateaux qui sombraient à peine livrés à la mer, des visages moqueurs qui ricanaient en le montrant du doigt.

Quittant Saint-Nazaire vers 10 h 15, il pensait avoir largement le temps de parcourir le faible kilométrage qui le séparait de sa destination. Il franchit les voies de chemin de fer, fut frappé par l’impressionnante silhouette d’un paquebot en construction* qui paraissait posé sur la ville. Il sut qu’il abordait un marais lorsqu’il dépassa la grande enseigne “Auchan” entourée d’un vaste et morne paysage manifestement très humide. D’étroits canaux rectilignes quadrillaient la zone d’où émergeaient quelques touffes de roseaux, parfois une rangée de peupliers. La voie express coupait la localité de Trignac, dont il n’aperçut que des toits de tuiles alignés de part et d’autre. S’attendant à voir indiquée la direction de Saint-Joachim, il loupa la sortie de Montoir-de-Bretagne et dut poursuivre pendant plusieurs kilomètres avant de trouver une nouvelle bretelle pour revenir sur ses pas. Finalement, il était 11 heures passées lorsqu’il stationna devant l’église dont il avait repéré la stature bien disproportionnée pour une si modeste bourgade.

Il s’interrogeait encore lorsqu’un couple se hâta vers le porche et se faufila dans l’obscurité de l’édifice, laissant filtrer les premiers accords d’un orgue.

Curieusement, dans son sommeil, il avait rêvé être l’objet d’un canular. Il ne s’était donc pas trompé.

Il s’approcha, pénétra dans l’église. Le grincement de la lourde porte résonna sous la voûte, faisant se retourner quelques visages, qu’il ne reconnut pas. La cinquantaine de personnes présentes n’occupaient que les premiers rangs. Il remarqua l’absence d’enfant. Loin en arrière, une femme seule s’était assise derrière un pilier, la tête tournée vers le cercueil dressé dans l’allée centrale. Des toussotements parcoururent l’assemblée. Il prit place dans une travée latérale, s’arrangeant pour observer sans être vu.

La voix du prêtre monta, d’abord couverte par les crissements des pieds de chaise de l’assistance qui se levait.

Lefebvre écouta attentivement l’évocation de la vie du défunt. Il apprit que Claude Janval avait été « accueilli dans la commune quelques années auparavant » et travaillait aux Chantiers de l’Atlantique « comme beaucoup d’entre vous ». Sa mort brutale fut qualifiée par l’officiant de « malheureuse et violente, dans sa quarante-deuxième année », sans précision supplémentaire. L’inspecteur se demanda s’il s’agissait d’une maladie ou d’un accident, aucune allusion ne le conduisit à trancher, au point même qu’il imagina que cette retenue cachait un suicide.

Pendant la cérémonie, il tenta d’identifier les personnes présentes. Les regards, les attentions, l’attitude du prêtre lui permirent de cerner au premier rang, à droite de l’autel, le cercle des proches de son ami défunt. Il y avait là une femme d’apparence plutôt jeune qui soutenait le bras d’une très vieille dame toute pliée. Deux couples d’âge moyen se tenaient de part et d’autre. Derrière, de nombreux hommes seuls avaient pris place. Lefebvre supposa qu’il s’agissait de collègues de travail. Beaucoup trituraient une casquette et tous ne portaient pas un costume. Quelques pompiers en tenue se tenaient en arrière.

La silhouette à l’écart, derrière son pilier, qui était-elle ? Sans se cacher réellement, son attitude suggérait qu’elle avait souhaité s’isoler, comme si elle n’appartenait pas au groupe, en était rejetée ou comme si elle craignait de s’y associer.

Qui, dans cette assistance, avait bien pu lui adresser le faire-part ?

Le prêtre, avant l’absoute, fixa les participants, sollicitant de sa main tendue le témoignage des proches. La femme du premier rang qui donnait le bras à sa voisine âgée se tourna, ébaucha un signe. L’inspecteur put deviner un visage rond et très pâle en partie caché par le mouchoir qu’elle appliquait sur ses paupières.

Un homme se détacha du petit groupe, provoquant des craquements de chaises et des piétinements qui résonnèrent dans l’église. Vêtu d’une veste noire, passée sur une chemise à grand col ouvert, il prit place derrière le pupitre, visiblement intimidé et ému. Il déplia en tremblant légèrement une feuille qu’il sortit de sa poche et toussota avant de commencer sa lecture. Il rendit hommage au “camarade” en termes amicaux, soulignant son savoir-faire, sa bonne humeur et sa rapide intégration dans le bureau d’études aux Chantiers. Apprécié dans sa commune, pour laquelle il s’était engagé comme pompier bénévole et auprès des jeunes footballeurs de la commune. Il termina en rappelant la passion du disparu pour la recherche des mortas* qu’il travaillait avec habileté « sous l’aile d’un des nôtres. Tout cela en avait rapidement fait un vrai Briéron ». Il acheva son récit avec peine, s’interrompant par saccades pour réprimer un sanglot.

Après l’absoute, l’invitation du prêtre à rendre un dernier hommage à Claude Janval permit à Lefebvre de détailler chacun des participants. Lui-même s’approcha, s’appliquant à fermer la marche. La procession quitta l’édifice, en file indienne, tandis que l’Hallelujah de Léonard Cohen résonnait lentement.

Sur le parvis, les conversations avaient repris par petits groupes. Lefebvre chercha vainement la dame en noir, celle placée derrière le pilier. Le corbillard attendait, des hommes, costume et souliers sombres, y glissaient le cercueil avant de le recouvrir de gerbes de fleurs.

L’inspecteur, bouleversé, hésitait. Pouvait-il se permettre d’approcher le cercle familial qui se tenait à distance ? Il n’osa pas, aborda l’intervenant qui avait évoqué le disparu pendant la cérémonie. À le voir de près, l’émotion de son témoignage en partie effacée, son visage de beau gosse au sourire séducteur lui rappela le chanteur Alain Barrière.

— Pardonnez-moi, Monsieur, je suis un ami d’enfance de Claude. Je… nous… nous nous étions un peu perdus de vue, mais… J’ai cru comprendre que vous étiez des collègues de travail ? balbutia-t-il péniblement.

— Nous sommes très liés. Notez, je ne parviens pas à parler de lui au passé. Un type bien. Vous venez de Dieppe aussi ?

— Presque. De Fécamp. Des copains d’école.

« Que dire d’autre ? » L’inspecteur possédait une grande délicatesse, il craignait à tout instant de froisser par une curiosité déplacée. Dans son métier, il gardait une réputation de policier courtois. Gêné par le silence qui s’installait déjà entre eux, il se lança tout de même :

— Je n’ose pas aborder sa famille en de tels moments. Depuis le temps, ils ne me reconnaîtront pas. Que… comment cela… comment est-ce arrivé ? Maladie ?

— Oh, vous ne savez pas ? Un stupide accident… commença-t-il.

Claude Janval avait succombé à une chute de vélomoteur. Il rentrait de sa journée de travail. Sans doute avait-il fait un détour, car on l’avait retrouvé sur un petit chemin, un peu à l’écart de la piste cyclable qui relie les Chantiers à la Brière. Il était tombé, pour une raison inconnue, sa tête avait porté sur le mur d’un ancien blockhaus. Tué sur le coup.

— Les accidents sont toujours absurdes, conclut-il.

Voilà qui éliminait le suicide.

— Un malaise, vous pensez ?

— On ne le saura jamais. Aucun témoin. Des gamins à vélo ont donné l’alarme, mais trop tard. Quand le médecin de garde sollicité l’a examiné, Claude ne respirait plus.

— Mon Dieu ! soupira Lefebvre.

Le corbillard s’ébranla, roula au pas, entraînant derrière lui une douzaine de personnes endimanchées. Le reste de l’assistance se dispersa vers le parking.

— Vous nous accompagnez ? Je vous emmène dans ma voiture, le cimetière est assez loin. Autrefois il entourait l’église. Il a été déménagé vers le marais, maintenant « les morts ont les pieds dans l’eau », comme disent les anciens.

La vieille dame du premier rang, pendue au bras de la femme jeune, avançait péniblement en s’appuyant sur sa canne. Il fallut l’aider pour prendre place dans une Simca 1100.

— Il m’a semblé reconnaître la maman de Claude, remarqua l’inspecteur en la désignant du menton.

— En effet. Elle s’accroche à Jeannine, l’épouse de…

Il n’acheva pas sa phrase, comme s’il évitait de prononcer le nom de son camarade.

— Ils habitaient la commune ?

— Claude était tombé amoureux de la Brière. Depuis son arrivée dans la région, il vivait à Errand mais il souhaitait acquérir une vieille chaumière, à Fédrun d’où est originaire toute la famille de son épouse. Il s’était mis en tête de la restaurer.

— Où est-ce ?

Lefebvre apprit que le marais briéron était parsemé d’îles autrefois accessibles seulement en chaland. Errand se trouvait être l’une d’entre elles, moins renommée que celle de Fédrun. Devant la mine surprise de son interlocuteur, le collègue de Claude releva :

— Vous ne connaissez pas la région, je me trompe ?

— Non, en effet. Oh ! Pardonnez-moi, j’aurais dû me présenter : Lefebvre, je suis policier à Paris.

Par modestie, il ne précisa pas son appartenance au Quai des Orfèvres.

— Oh ! s’étonna l’autre, un policier ? Moi, je travaille au bureau d’études des Chantiers navals de Saint-Nazaire, reprit-il. Comme Claude.

Il tendit sa main à l’inspecteur :

— Alain Méan, enchanté. Malgré les circonstances, ajouta-t-il tristement.

Le cortège suivit à faible allure la rue principale, tandis que s’épuisaient les derniers tintements du glas. Le corbillard bifurqua sur la gauche, enjamba un canal et franchit les grilles du cimetière.

Ils se turent, restèrent à distance, par respect.

Midi avait sonné depuis longtemps quand chacun quitta les lieux. La famille proche fermait la marche, lorsque Lefebvre se pencha :

— Par sympathie, j’aimerais saluer madame Janval. Pensez-vous que…

— Je comprends. Je vous présente, si vous voulez.

Alain partit au-devant d’elle. Elle s’effondra dans ses bras et fondit en larmes, son mouchoir tomba sur le sol.

— Merci des paroles que tu as prononcées. Claude aurait été content.

L’inspecteur les laissa s’épancher.

— Jeannine, tu ne connais pas monsieur Lefebvre. Il est venu de loin pour accompagner Claude. Un ami d’enfance de Fécamp.

En entendant le nom de la ville, la vieille dame pendue à son bras se redressa d’un bloc, ébaucha aussitôt un sourire perdu.

— Vous êtes de Fécamp ?

— Oui. J’ai fréquenté la même école que votre fils, je vous reconnais, maintenant. Le jeudi, vous nous prépariez pour le goûter des crêpes et de la confiture de lait.

L’air égaré, elle parut ne pas comprendre.

— Pardonnez-lui, Monsieur. Tant d’émotions…

Lefebvre réalisa qu’elle n’avait plus toute sa tête.

— Toutes mes condoléances, madame Janval. Me permettrez-vous de vous rendre visite, avant de repartir ?

— Oh ! Vous êtes l’inspecteur de Paris ? Mon mari m’a souvent parlé de vous, soupira-t-elle. Bien sûr, venez cet après-midi, si vous voulez, avec Alain ? Il vous guidera ? s’assura-t-elle, sans doute par timidité.

Attrapant la main de ce dernier, elle s’inquiéta subitement :

— J’étais si troublée, je n’ai pas remarqué Frédéric, à l’église. L’as-tu vu ?

— C’est vrai, maintenant que tu le dis. Moi non plus.

— J’ai peur qu’il ne se sente coupable. S’il n’avait pas prêté sa mobylette à Claude, ce ne serait pas arrivé.

À cette évocation, elle ne put réprimer un sanglot, sortit un autre mouchoir plié de son sac, se tamponna les yeux.

— C’est curieux, poursuivit-elle en hoquetant, je ne l’ai pas vu depuis l’accident. J’espère qu’il ne nous en veut pas, pour la mobylette…

— Mais non, Jeannine, que vas-tu imaginer ? Cesse de te tracasser.

— Tout de même, son absence, c’est étonnant de sa part.

— Tu sais, nous sommes tous sous le choc.

Elle haussa lentement les épaules, une mimique de doute sur les lèvres. « À cet après-midi », souffla-t-elle tristement.

Les deux femmes s’éloignèrent, la plus jeune s’accordant au pas hésitant de la plus âgée. Les deux hommes quittèrent le cimetière en dernier.

— Quel malheur, soupira Alain Méan en se coiffant d’une casquette. Vous avez vu, en plus elle s’inquiète pour un rien.

Lefebvre espérait des explications de son compagnon. Dans cette attente, il lui offrit une Gitanes, approcha la flamme de son briquet.

— Le vélomoteur dont elle parlait, c’est celui de l’accident ? demanda-t-il, en rejetant la première bouffée de fumée.

— Oui. Ce Frédéric qu’elle a évoqué se trouve être un collègue et un ancien voisin de Claude. Frédéric Le Corre. La voiture de votre ami l’avait laissé tomber brutalement pendant le week-end. Joint de culasse. Il avait prêté sa vieille Motobécane à Claude pour rentrer à Errand lundi dernier. Comme il faisait le piquet de grève et occupait les Chantiers, cela ne le dérangeait pas.

— L’accident est donc survenu lundi soir. Il ne devait pas avoir l’habitude de s’en servir, supposa l’inspecteur, qui crut percevoir le même doute chez Méan. Selon vous, pourquoi Frédéric n’a-t-il pas assisté aux obsèques de son camarade ?

— C’est un responsable syndical très engagé. Ça chauffe là-bas en ce moment avec les menaces de licenciements.

— En somme, un accident bête, soupira Lefebvre.

— C’est toujours comme ça.

— Et maintenant, vous pensez que Le Corre se reproche de lui avoir prêté son engin ? suggéra Lefebvre.

— Je le comprends. À sa place, je ne me sentirais pas à l’aise non plus.

— Il imagine peut-être une défaillance mécanique de la bécane. Au moins l’enquête le rassurera sur ce point.

Malgré les circonstances, Alain Méan pouffa.

— Nous sommes en Brière, Inspecteur Lefebvre. Pourquoi voulez-vous lancer une enquête ?

— Un accident mortel ! La gendarmerie doit…

— La gendarmerie ? Dans quel but ?

— C’est la loi ! Supposez qu’il ait été bousculé par une automobile, par exemple, s’insurgea l’inspecteur. Des marques de peinture seraient éventuellement détectables sur la carrosserie, des traces de freinage. Le conducteur aurait des comptes à rendre.

— Nous ne sommes pas à Paris !

— Tout de même. Et où est-elle donc, cette Motobécane ?

— Bah ! Chez son propriétaire, je suppose.

— Ainsi, vous êtes certain qu’aucune enquête n’a été diligentée ?

— Pour cela, il aurait fallu que quelqu’un prévienne les bleus. Il est tombé de sa machine, voilà tout.

— …

— Vous savez ce qui se dit en Brière ?

— Euh, non…

— Briéron, maître chez soi !

* Nous sommes en 1988, il s’agit vraisemblablement du Star Princess.

* Bois fossilisé protégé par la tourbe.

II

Lefebvre n’en crut pas ses oreilles. Dans quelle contrée se trouvait-il ? Un ami perdait la vie, chacun le pleurait, mais nul ne cherchait à connaître les circonstances de son accident ?

La réplique d’Alain Méan le tarabustait. Il la traduisit par : « La Brière obéit à sa propre loi. » Un désagréable sentiment d’exclusion l’avait d’abord envahi. Pourtant son auteur l’avait accueilli avec sympathie et n’avait à aucun moment tenté de le rejeter. Au contraire, il l’avait gentiment accompagné au cimetière, présenté à la famille, puis ramené à sa voiture. Aucune hostilité.

Il se demanda si la réflexion ne cachait pas autre chose. D’ailleurs, l’épouse de son copain d’enfance ne s’était-elle pas étonnée de l’absence de celui qui avait proposé sa Motobécane, un certain Frédéric Le Corre ? À moins que ce dernier ne fût pas en si bons termes avec Claude ? Mais alors, comment expliquer le prêt de la machine ? Un piège ourdi contre son collègue ?

Comment retrouver ce Le Corre ? Occupait-il toujours les Chantiers ?

Avant de rentrer à Saint-Nazaire, l’inspecteur déplia la carte, y chercha « Errand », parvint difficilement à le localiser. Il quitta la place, prit la route principale, au hasard. Les maisons particulières se succédaient de chaque côté. Finalement il sortit du bourg et, à un carrefour, découvrit l’enseigne du “Café du Pont”. Il gara sa R5 à distance, entra dans l’établissement. L’endroit sentait le vin et le tabac froid. Seule une table était occupée par deux hommes âgés, assis devant un ballon de rouge, casquette vissée sur le crâne. Une jeune femme, derrière le bar, essuyait des verres. Les têtes se tournèrent vers l’inspecteur.

— Bonjour ! commença-t-il, je crains de m’être perdu.

Les deux vieux rigolèrent. Puis le plus grand, qui portait des bottes et un bleu, frappa plusieurs fois le sol de sa canne, sans se retourner :

— Tu nous remets ça, Sylvie ? ronchonna-t-il dans sa moustache grise.

Elle attrapa la bouteille posée sur le comptoir. Elle versa un godet aux deux compères qui reluquaient l’intrus, le regard en biais.

— Que cherchez-vous ? demanda la jeune femme.

— Je ne suis pas d’ici… commença Lefebvre.

Les deux clients ricanèrent en se poussant du coude. Sylvie haussa les épaules, arbora un sourire réprobateur à leur intention.

— Ne prêtez pas attention, Monsieur. Où souhaitez-vous aller ?

— Connaissez-vous Frédéric Le Corre ? J’ai cru comprendre qu’il habitait Errand, ajouta-t-il au hasard. En suis-je encore très éloigné ?

Avant que la serveuse n’eût le temps de répondre, le client en bleu de travail éructa dans son coin, en se gaussant :

— Qu’est-ce que tu lui veux, au “Têtard” ?

L’inspecteur tressaillit. Sylvie admonesta les deux vieux :

— Vous n’avez pas honte ?

La voix reprit.

— Si c’est Frédéric Le Corre que tu cherches, tu repasseras.

La serveuse, sans prêter attention à la remarque, indiqua le chemin pour se rendre à Errand.

Lefebvre remercia avant de s’approcher de la table des consommateurs.

— Permettez ? Pourquoi l’appelez-vous Têtard ?

Pour toute réponse, les deux clients se regardèrent d’un air entendu et se murèrent dans un silence hostile.

— Tu ferais mieux d’aller relever tes bosselles*, Aoustin-Boiteux ! gronda Sylvie.

— Si tes grands-parents étaient encore de ce monde, ils me comprendraient, eux, grogna l’interpellé.

L’autre vieux, qui avait jusqu’à maintenant laissé parler son compagnon, enchérit en réajustant sa gâpette. Puis, rallumant avec précaution un mégot fatigué, la tête penchée de côté, il ajouta, l’air important :

— Têtard, vous le trouverez plus à Errand, il est rendu à Mazin.

— À Mazin ?

La serveuse précisa que l’endroit se situait dans la commune de Saint-Joachim.

— Suivez la route principale, expliqua-t-elle. Arrivé au centre du bourg, vous prendrez à droite, direction Pont-Château. Après, ce sera indiqué. À gauche, franchissez le pont.

— Merci beaucoup, Mademoiselle, vous êtes très aimable.

Alors qu’il gagnait la sortie du café, Lefebvre entendit Aoustin-Boiteux qui grommelait, sans s’adresser à quiconque :

— Qu’est-ce qu’un gars de la ville comme lui peut bien vouloir à mon Têtard ?

L’inspecteur fut tenté de revenir sur ses pas afin d’en apprendre davantage. L’air goguenard des deux personnages l’en dissuada. Dehors, de chaque côté des marches, une mobylette était appuyée contre le mur. L’une d’elles était munie de deux sacoches dont dépassait une baguette de pain.

Il reprit sa voiture et dut s’éponger le front tant la chaleur y était suffocante. Il abaissa la vitre, qui couina méchamment. Sur sa carte, Saint-Joachim s’allongeait de part et d’autre de la route comme la massette d’un roseau.

« En piste, Petit ! » prononça-t-il à haute voix, comme l’aurait déclamé le commissaire Anconi. « Que penserait-il s’il me voyait errer dans cette campagne perdue ? »

Il frappa à la première maison qu’il rencontra, celle dont la façade s’ornait d’une boîte à lettres jaune. Des aboiements résonnèrent à l’intérieur. Quelques minutes plus tard, il s’apprêtait à toquer de nouveau quand la porte s’ouvrit sur une femme sans âge, vêtue d’une blouse aux couleurs indécises.

— Oh ! cria-t-elle, surprise, en terminant de mastiquer sa bouchée.

Un petit chien blanc et noir de race incertaine se précipita vers lui, montra ses crocs, jappa tout en reculant. Une odeur de popote emplissait le couloir.

— Je suis confus, Madame, j’oubliais l’heure du déjeuner, veuillez me pardonner, bafouilla Lefebvre, ébauchant même un mouvement de retrait.

— Y a pas tracas ! J’ai cru que c’était le facteur, c’est son heure.

Elle jeta un regard circulaire, comme pour vérifier l’absence du préposé attendu.

— Que puis-je faire pour lui ? formula-t-elle curieusement, au point que l’inspecteur se retourna, pensant que quelqu’un d’autre approchait.

Mais la dame s’adressait bien à “lui”. Le clébard attaquait sournoisement le bas de son pantalon. Lefebvre tenta de dégager sa cheville.

— Je cherche, monsieur Frédéric Le Corre. Il habite bien Mazin ?

Elle fronça aussitôt les sourcils. Comme pour éviter de répondre ou se donner le temps de réfléchir, elle houspilla sa bête :

— Mirza ! Couché !

— À ce que je vois, votre chien n’apprécie pas les facteurs.

— Mirza ! répéta-t-elle, sage ! C’est que des familles Le Corre, il y en aurait peut-être bien beaucoup par ici.

— Celui que je cherche est surnommé “Têtard”…

— Ah ! Vous voulez parler de Frédéric !

— Oui, en effet. Frédéric Le Corre.

— On l’appelle comme ça parce que le pauvret est né pendant la dernière guerre, avec plus d’un mois d’avance. Il tenait dans une boîte à chaussures ! Nous avons tous un surnom, en Brière, ajouta-t-elle, car de nombreuses familles portent le même nom, Aoustin, Vince, Moyon, Ollivaud… Cela permet de les différencier, grâce à leur profession, leur caractère, leur aspect…

Il n’osa pas lui demander le sien.

— Et il demeure vraiment ici ? insista-t-il.

— Vous ne le trouverez pas. À cette heure-là, il est aux Chantiers.

Elle semblait réticente à fournir des détails. Le chien grondait toujours, réfugié derrière sa maîtresse, le poil hérissé, ses babines découvrant rageusement de petites dents pointues.

— Je viens de loin, puis-je au moins essayer de frapper à sa porte, au cas où…

La femme hésitait. Il insista.

— Je me suis déplacé pour les obsèques d’un ami d’enfance.

Elle se dérida légèrement.

— Je me disais bien aussi, comme ça…

Lefebvre espéra un instant que la dame, rassurée, le renseignerait. Il n’en fut rien. Ce Frédéric ne semblait pas très apprécié, à moins qu’il ne fût au contraire protégé ?

Devait-il jouer de sa profession de policier pour obtenir une réponse ?

— Comment s’appelait-il, cet ami disparu ? demanda la femme à brûle-pourpoint, piquée par la curiosité ou tentant de savoir si elle pouvait lui faire confiance.

— Justement, il se trouve qu’il s’agissait d’un collègue de celui que je cherche. Il se nommait Claude Janval. Peut-être le connaissiez-vous ?

— Oh ! En ce cas, c’est différent. Vous voulez parler du “Dieppois” ?

Encore un sobriquet ? Pas méchant, celui-là, bien que soulignant l’extraterritorialité du personnage.

La dame s’excusa d’un « je reviens ! », s’enfonça dans la maison. L’inspecteur l’entendit pousser un cri et remuer une gamelle. Le cabot hésita à la suivre, tenta un aboiement rauque et fila vers la cuisine lorsque des effluves de persillade envahirent le couloir. Sa maîtresse revint seule, en s’essuyant les mains sur sa blouse.

— Je suis désolée pour votre ami. L’homme que vous cherchez habite une petite maison blanche qui ne paie pas de mine, en partie couverte de chaume. Sur la droite, un peu plus loin. Mais avec la grève, pas sûr que vous le trouviez chez lui !

Elle expliqua que depuis le milieu du mois de juin, les Chantiers navals de Saint-Nazaire vivaient une contestation dure : les syndicats refusaient le plan de licenciement de la direction.

— Vous savez, sans les Briérons, pas de construction de paquebots ! ajouta-t-elle fièrement.

— Avez-vous croisé Frédéric, ces jours derniers ?

— Non. J’ai idée qu’il reste à dormir sur place avec les autres. Ils ont installé des piquets de grève. Ils occupent les locaux.

— Ah ! Je l’ignorais, mentit-il, je suis arrivé hier seulement. Je vais tenter…

La femme hocha la tête, ébaucha un sourire, posa la main sur l’ouvrant, signifiant que l’entretien était terminé. Lefebvre la remercia, s’excusa d’avoir retardé son repas, espérant qu’il n’ait pas brûlé par sa faute.

Il s’éloigna vers sa voiture, se retourna pour allumer une Gitanes à l’abri du vent. Il vit le rideau bouger.

Il suivit la route indiquée, étroite et bordée de maisons entourées d’une campagne verdoyante. Les petits murs de pierre, les toitures en chaume, les volets colorés tranchant sur le blanc des crépis et le calme des lieux lui procurèrent l’impression d’un monde à part.

Il s’arrêta près d’un puits, poursuivit à pied. Il lui sembla trouver le bâtiment décrit, une maisonnette en partie recouverte de paille. Une échelle dressée contre la façade évoquait des travaux en cours. Derrière, on apercevait les rangs d’un potager bien entretenu. Il écrasa sa Gitanes. L’endroit était désert et silencieux, hormis le gazouillis des oiseaux et le frou-frou du vent dans les ramées. En ce milieu de journée, cette légère brise n’altérait pas la sensation de chaleur d’été.

Le nom, sur la boîte à lettres, confirma son intuition : « M. Frédéric Le Corre. » Il chercha une sonnette, n’en découvrit pas. Un portillon fait de gros tubes métalliques aux angles arrondis interdisait l’accès au jardin. Il cria à plusieurs reprises « Monsieur Le Corre ? », sans résultat. Il déclencha seulement des aboiements, au loin.

L’inspecteur imagina comment agirait son patron à sa place. Il entra résolument.

Il frappa à la vitre. En l’absence de réponse, il entama le tour de la construction. Des rideaux empêchaient toute intrusion du regard. Une baraque en pierre, au toit de tôle affaissé, se dressait au bout du terrain. Un tas de bois de chauffage s’y appuyait dangereusement. Il poussa le battant de la double porte, non verrouillée, y pénétra. Au sol, des traces de roues témoignaient de l’emplacement habituel d’une automobile.

Il y avait là des instruments de jardinage, des arrosoirs et un vieux vélo. Au fond, des pots de peinture s’alignaient en dessous d’un établi couvert d’outils en désordre. Des odeurs d’huile et de moteur flottaient dans le local.

Il sortit, referma sans bruit. Ses appels, puis son intrusion avaient déclenché des jappements en cascade, de-ci de-là. Au-delà de ce garage, le terrain se terminait à pic d’un chenal d’eau calme. Une barque noire aux extrémités pointues y était retenue, sous les saulées.

Lefebvre s’était attendu à découvrir la mobylette accidentée. Qui l’avait ramassée puisque, selon Alain Méan, la gendarmerie n’était pas intervenue ? Il réfléchissait en quittant le jardin, imagina que l’engin avait été mis en réparation chez un professionnel. En bon flic et en mémoire de son ami, il lui paraissait naturel d’éclaircir les circonstances de l’accident.

Il laissa sa carte dans la boîte, y inscrivit ces quelques mots : « Je suis un copain d’enfance de votre malheureux collègue Claude Janval. J’aimerais vous rencontrer. Vous pouvez me joindre à l’Hôtel Le Berry, à Saint-Nazaire. »

Il quitta Mazin, reprit la route de Saint-Nazaire. Traversant le bourg étalé de Saint-Joachim, il aperçut, peu après l’église, l’enseigne « Les cycles briérons ». Il s’arrêta, franchit la chaussée, poussa la porte du magasin.

Malgré l’heure du repas, un jeune mécano en bleu de travail s’activait sur un Vélosolex. Le moteur démonté pendait au bout d’un treuil. Un transistor braillait dans l’atelier, le gars reprenait à tue-tête les paroles de I should be so lucky. Lefebvre dut s’approcher et lui taper sur l’épaule.

— Bonjour, jeune homme, cria-t-il pour être entendu.

Le type sursauta puis éclata de rire.

— ’Jour ! J’ai cru que c’était Kylie Minogue qui venait m’inviter au Vegas* ! Dommage.

— Désolé de vous décevoir. Pardonnez-moi, j’ai l’impression que vous êtes bien occupé.

Il essuya ses mains noires de graisse sur sa salopette maculée, alla tourner le bouton du son, reprit un ton sérieux.

— Ce pu… de Solex m’en a fait voir de toutes les couleurs ! Manque de puissance, qu’il annonçait, le proprio.

Il se lança dans de longues explications, brandit fièrement une pièce en forme de cylindre.

— Voilà le coupable : un galet d’entraînement complètement lisse !

L’inspecteur attendit patiemment la conclusion de l’histoire.

— Que puis-je pour vous, Monsieur ? demanda finalement le fan de Kylie Minogue.

— Vous a-t-on confié ces jours derniers une mobylette accidentée pour réparation ?

Devant l’air étonné de l’employé, Lefebvre dut livrer quelques détails et même dévoiler sa profession. Le visage de son interlocuteur perdit instantanément sa gaieté.

— La police ? s’exclama-t-il, surpris. Pour quoi faire ?

— Seulement une formalité. La paperasse, vous comprenez ? Pour boucler l’enquête, au cas où il y aurait plainte.

Le jeune mécano se gratta la tête, étonné et soudain méfiant. Il parcourut l’atelier du regard, comme pour montrer sa bonne volonté.

— Le patron ne m’a rien dit.

Il entraîna Lefebvre dans l’arrière-boutique. Dans le local étaient entreposées deux motos, plusieurs vélomoteurs, dont certains neufs, et quelques carcasses désossées à l’écart.

— Tout est là, vous voyez ! Que des machines pour entretien. Pas d’engin accidenté !

— Existe-t-il d’autres garages comme le vôtre, dans le coin ?

— On est seuls, de ce côté du marais.

Lefebvre remercia.

— Bon courage pour le Solex !

Il regagna sa voiture, sous l’œil intrigué du mécano. La silhouette, figée sur le trottoir, s’amenuisa dans le rétroviseur. Lefebvre, contrarié, attrapa une Gitanes sans l’allumer, tout en conduisant. « Drôle de pays ! » constata-t-il à haute voix. Il songea à se rendre sur les lieux de l’accident, mais il ne possédait pas assez d’éléments pour le localiser précisément. « Des blockhaus, il en existe sûrement beaucoup dans la région. » Il se conforta à l’idée que Jeannine, l’épouse de son ami défunt, lui en apprendrait davantage cet après-midi.

Soucieux de rester dans l’univers de son copain d’enfance, il retourna au Café du Pont. On y avait déployé un velum à rayures bleu et blanc ; des couverts étaient dressés en terrasse. Plusieurs tables étaient occupées. Il décida d’y déjeuner. Les deux vieux avaient disparu.

La serveuse le reconnut.

— C’est encore moi. N’est-il pas trop tard pour… ?

— Non ! Non ! Installez-vous dehors, par ce beau temps. Avez-vous trouvé la personne que vous cherchiez ?

— Hélas, non, mais j’ai localisé sa maison, vos indications étaient parfaites.

La jeune femme rougit. Elle s’empressa de changer de sujet.

— Aujourd’hui, nous proposons des pimpenaux* en persillade, cela vous convient-il ?

Il demanda des explications puis accepta, un peu à contrecœur, car il préférait le hareng aux anguilles.

Les conversations voisines attirèrent son attention. Il y était manifestement question de la grève. Les uns soutenaient l’intransigeance syndicale, les autres craignaient la disparition de l’activité navale à Saint-Nazaire. Le ton montait.

— Ce sont les Chantiers qui nourrissent les Briérons, ne l’oublie pas !

— Les jaunes pourrissent le mouvement ! Restons unis, camarades !

— Sinon ?

Un silence gêné s’abattit sur le groupe. Le dernier qui s’était exprimé reprit la parole.

— Nous ne sommes pas au pays des Soviets !

— Sans nous, qui vous défendrait ?

Pourquoi Lefebvre imagina-t-il subitement qu’un de ces “Soviets” pourrait être le Frédéric qu’il cherchait ? Il repoussa l’idée saugrenue qui le submergea.

Sa commande arriva à point nommé pour chasser sa mauvaise pensée.

— Que souhaitez-vous boire en accompagnement ? lui demanda Sylvie en déposant son assiette.

Il ne répondit pas immédiatement. L’enterrement de son ami ce matin et l’ignorance que chacun se plaisait à entretenir autour de son accident le troublaient. À croire qu’il était le seul à s’en inquiéter. Il imagina même un instant que chacun savait, mais se taisait. Il chassa ses mauvaises pensées, faillit une seconde regretter son déplacement dans la région.

— Que proposez-vous habituellement avec les anguilles ? finit-il par demander.

— Le vin blanc s’accorde bien. Ici, le muscadet…

Il accepta.

— Juste un verre, s’il vous plaît.

À côté, la politique enflammait les conversations en fin de repas. Selon le plus virulent des convives, la disparition des communistes du nouveau gouvernement Rocard « sonnait le glas des espoirs des travailleurs ». Les invectives volaient par-dessus les godets, « apparatchiks ! », « cocos ! », « suppos du capital ! », pour ne citer que les plus corrects.

Lefebvre y trouva un dérivatif. Il tendait l’oreille. Il fut agréablement surpris par le plat qui lui fut servi. Jamais il n’avait goûté à l’anguille.

— Et si vous ne livrez pas la princesse* à temps, cria-t-on dans son dos, tintin pour les prochaines commandes ! Et toi, tu pourras toujours défiler derrière tes bannières rouges, t’auras paumé ton boulot !

— Sans nous, accusa une voix, tu l’aurais déjà perdu depuis belle lurette, ton salaire, Le Gaucher ! Il est vrai que tu n’en as pas besoin. Avec toute “la bricole” que tu as fauchée aux Chantiers. Tous les camarades n’ont pas ta chance ! Y a du bien chez beau-papa. T’es peinard !

— Sale rouge ! Tu finiras comme le Dieppois ! brailla celui qui était accusé.

L’inspecteur sursauta, se retourna vivement. Un homme d’une soixantaine d’années, petit et sec, visage rouge et mal rasé, l’œil mauvais sous une casquette à visière d’où débordaient des cheveux en désordre, en désignait un autre du doigt, menaçant. L’insulté se leva, brandit son poing, l’abattit sur la table.

La vaisselle s’entrechoqua. Un charivari s’ensuivit, des huées s’élevèrent. La serveuse intervint. Un lourd silence s’installa, non sans quelques grommellements venimeux qui s’éteignirent progressivement.

Lefebvre se tourna alors vers la table des dissensions.

— Le Dieppois, je pense le connaître. Que lui est-il arrivé ?

Tous les regards se braquèrent sur lui. Seul celui qui avait proféré la menace, manifestement éméché, se leva en brandissant son verre et brailla :

— De quoi tu te mêles, l’étranger ? Briéron, maître chez soi ! asséna-t-il en renversant du vin sur son voisin.

Les autres l’obligèrent à s’asseoir, lui remplirent son godet pour le calmer.

— Tais-toi donc, Le Gaucher ! tempéra l’un d’entre eux.

Aucun ne s’excusa ni n’apporta de réponse. Malgré les vives altercations qui avaient agité leur groupe, tous semblaient maintenant faire corps avec l’ivrogne. Craignaient-ils qu’il ne parle trop ?