Piriac et son caillou mystérieux - Rémi Devallière - E-Book

Piriac et son caillou mystérieux E-Book

Rémi Devallière

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Été 1991 : deux jeunes plongeurs sont retrouvés morts dans l’ancien Fort carré de Dumet, petite île inhabitée face à Piriac-sur-Mer...

Bien que l’enquête initiale ait conclu à un accident de plongée, la tante des victimes, certaine qu’il s’agit d’un meurtre, sollicite le commissaire Anconi. Force est de reconnaître que ses arguments, bien que faibles, suscitent la curiosité du policier, à commencer par le refus de leur chien Thésée de quitter les lieux. Anconi, intrigué, débarque donc dans cette cité de caractère et son mystérieux caillou.

Le commissaire Anconi connaîtra bien des hauts et des bas dans cette enquête très cosmopolite !

EXTRAIT

— Il faut me croire, Commissaire, je vous en supplie !
— Mais je ne demande que cela, madame Peeters ! Qu’est-ce qui vous fait douter des résultats de l’enquête ? Elle a été menée par des gens sérieux.
Avant le rendez-vous, il avait feuilleté avec attention le rapport des gendarmes. Un accident banal : deux jeunes plongeurs avaient péri sur une île déser te de Bretagne. Les corps avaient été découverts, par hasard, le dimanche 7 juillet au matin, par les forces de l’ordre, intervenues pour faire cesser le tapage d’une rave party. Yves Kersaint, 28 ans, et Maïté Etcheparre, 25 ans, campaient pour leurs vacances, en compagnie de leur chien, sur l’île Dumet, un bout de terre minuscule et désert, en face de la presqu’île guérandaise, en Loire-Atlantique.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Médecin hospitalier, Rémi Devallière a soigné les maux les plus graves ; désormais en retraite à Pornichet, il écrit, avec passion, se plaisant à choisir les mots les plus appropriés pour ses histoires. Nouer des intrigues n’est-il pas le pendant d’une démarche médicale bien conduite ? Si les instruments de l’exercice en sont bien différents, le plaisir de parvenir à un résultat satisfaisant est bien le même. Et les aveux du coupable ne relèvent-ils pas du même défi qu’un diagnostic bien posé ?

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

« L’Île Dumet …Nous y sommes restés longtemps immobiles sans parler, éperdus dans une de ces muettes adorations de la nature qui montent du cœur à la tête… ces spectacles-là restent toujours gravés et comme entaillés dans la mémoire. »Gustave Flaubert, Par les champs et les grèves, p55, 1881.

« Personne ne connaît vraiment cette île »Robert Fleury de Valois, île Dumet, 1983.

Sincères remerciements à l’association Dumet Environnement et Patrimoine, en particulier à son président Pierre Barbier et à son épouse, à tous les Piriacais pour leur soutien et leurs précieux témoignages

I

« Ils sont repartis, les hommes en bleu. Ils ont emporté les affaires d’homme-poisson de mon maître, celles qu’il porte quand il va au fond de l’eau en faisant des bulles. J’ai bien vu qu’ils me montraient du doigt, en discutant comme le font les humains lorsqu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Ils voulaient m’embarquer, je me suis caché dans les rochers. Ouaf ! Je ne veux pas partir. »

— Il faut me croire, Commissaire, je vous en supplie !

— Mais je ne demande que cela, madame Peeters ! Qu’est-ce qui vous fait douter des résultats de l’enquête ? Elle a été menée par des gens sérieux.

Avant le rendez-vous, il avait feuilleté avec attention le rapport des gendarmes. Un accident banal : deux jeunes plongeurs avaient péri sur une île déserte de Bretagne. Les corps avaient été découverts, par hasard, le dimanche 7 juillet au matin, par les forces de l’ordre, intervenues pour faire cesser le tapage d’une rave party. Yves Kersaint, 28 ans, et Maïté Etcheparre, 25 ans, campaient pour leurs vacances, en compagnie de leur chien, sur l’île Dumet, un bout de terre minuscule et désert, en face de la presqu’île guérandaise, en Loire-Atlantique. Le permis d’inhumer avait été délivré après que l’examen médical et l’autopsie eurent conclu à une mort par « troubles respiratoires en relation avec un accident de décompression ». Selon les constatations, leur décès remontait à 24 heures, soit le samedi 6 juillet, six jours après leur installation sur l’île. L’ensemble de leur matériel avait été consigné à la gendarmerie de Guérande, sans rien révéler de suspect. L’affaire avait été rapidement classée sur ordre du procureur et ils avaient été inhumés à Piriac-sur-Mer.

— Je ne remets pas en question la compétence des enquêteurs, mais je vous dis que ce n’est pas possible ! Ils étaient trop prudents, reprit-elle. C’est inimaginable ! Pas eux !

Une grande femme blonde, la cinquantaine, à la voix grave et étranglée par l’émotion, teintée d’un discret accent traînant. Ses yeux bleus ne quittaient pas ceux du commissaire.

L’évocation de la Loire-Atlantique avait éveillé sa curiosité. Une affaire l’y avait conduit l’année précédente et il s’y était fait des amis. Il n’en montra rien, préférant rester sur son quant-à-soi, et ne pas sembler accéder, tout de suite, à la requête de son interlocutrice.

— Un accident est vite arrivé, plaida-t-il. L’activité sous-marine peut parfois devenir dangereuse, non ?

— Pas eux ! Pas eux ! Mon neveu et son amie étaient bien trop rigoureux. Ils étaient très entraînés. Pensez ! Ils possédaient un diplôme de moniteur.

— Les résultats de l’autopsie ont pourtant conclu à une asphyxie. N’est-ce pas ce que l’on observe dans ce type d’accident ?

— N’y a-t-il pas d’autres causes d’asphyxie, Monsieur le commissaire ? Et puis, tous les deux en même temps, ce n’est pas crédible ! Dans leurs exercices de plongée, ils me l’avaient souvent dit – pour me rassurer, pauvres petits ! – il y en avait toujours un qui restait à la surface, pour surveiller l’autre et signaler sa présence. C’est la règle qu’ils appliquaient, ils m’en ont fréquemment parlé. Ils ne peuvent pas l’avoir transgressée. Pas eux !

— Ils auraient pu être surpris par le mauvais temps. Un coup de vent soudain. Ils seraient remontés trop vite. Ils regagnent leur île en toute hâte… Comment prévenir les secours ? Le malaise survient, s’aggrave et la panique les prend… J’ai lu dans le rapport que l’endroit est isolé !

— J’ai vérifié : il a fait superbe cette semaine-là. De plus, il y a toujours quantité de plaisanciers qui font une courte halte aux abords de l’île et ce n’était pas le genre “à perdre les manchettes”, vous me pardonnerez l’expression. Oh ! Pauvres petits ! répéta-t-elle, un sanglot dans la voix.

— Je comprends votre émotion, mais une imprudence est envisageable, non ? avait suggéré Anconi.

— Pas eux ! Monsieur le commissaire, pas eux ! Les fonds, là-bas, ne dépassent pas 30 mètres et je sais qu’ils respectaient toujours scrupuleusement les paliers de remontée. Un accident de décompression est impossible !

Elle secouait la tête, perdue, ignorant comment convaincre ce policier qu’elle ne connaissait pas.

Madame Peeters avait été recommandée à Anconi par son épouse Hilda, une semaine auparavant. Toutes les deux travaillaient à l’Institut néerlandais de Paris, depuis plusieurs années. Sans se fréquenter assidûment, elles étaient devenues amies.

— Accepterais-tu de recevoir une collègue, madame Peeters ? Avait demandé Hilda à son mari. Elle vient de perdre son neveu et est persuadée que sa disparition n’est pas naturelle.

Le mois d’août apportait toujours un répit estival à Paris. On parlait toutes les langues sur les boulevards livrés aux touristes. Le 36 quai des Orfèvres fonctionnait au ralenti. Les vols à la tire prenaient le pas sur la grande criminalité, comme si le beau temps estompait pour un moment les rancœurs et les haines. Anconi s’était dit que cette histoire le distrairait. Il avait accepté et s’était procuré les procès-verbaux de l’enquête auprès de la gendarmerie de Guérande.

Ce matin-là, lundi 5 août, il s’était éloigné de sa péniche en sifflotant, son vieux cuir sur l’épaule, un cachou sous la langue. Le boulevard Kœnig se prélassait dans la lumière tamisée d’une journée qui serait sans doute chaude, à l’ombre de marronniers qui commençaient à perdre quelques feuilles. Le passage d’une automobile troublait par moments cette atmosphère d’été, comme ces souvenirs qui vous traversent et s’enfuient, en vous laissant un sourire de mémoire. Hilda l’avait quitté sur la terrasse aménagée à l’arrière du navire, au bas de l’escalier de verdure qui montait au boulevard.

— À ce soir, mijn beminde1 ! Sois gentil avec ma collègue, elle est très affectée, tu sais !

La femme du commissaire était née de parents hollandais. La péniche qu’ils habitaient pont de Neuilly, “Zeeland” était celle de son père. Ils l’avaient ramenée à Paris par les canaux tranquilles du Nord, puis soigneusement aménagée en un confortable appartement avec terrasse sur la Seine.

— Bien sûr, Hilda ! S’était-il écrié en s’éloignant, plus troublé qu’il ne voulait le montrer.

— Une dame dit avoir rendez-vous, pouvez-vous la recevoir ? Avait-on demandé au commissaire un peu plus tard, alors qu’il parcourait une nouvelle fois le dossier Kersaint/Etcheparre.

Madame Peeters avait d’abord décrit ses liens de parenté avec les “disparus”. Originaire de Piriac-sur-Mer, elle avait épousé un diamantaire hollandais rencontré au cours d’un été. Elle avait longtemps vécu à Amsterdam – « j’en ai gardé un peu l’accent, confessa-t-elle » – mais avait tenu à conserver la maison familiale à Piriac après le décès de ses parents. Elle n’y venait que trop rarement et comme elle-même n’avait pas eu d’enfant, elle était toujours heureuse d’en faire profiter le fils de sa sœur, pour qui elle éprouvait une grande affection. Yves Kersaint habitait Anglet au Pays basque. Ses parents vivaient à Brest, le père était militaire, dans les sous-marins nucléaires de l’île Longue. La mère du “petit”, quant à elle, avait toujours été de santé fragile, mélancolique, peinant à supporter la solitude liée au métier de son mari. Par le passé, sa sœur lui avait si souvent confié le gamin qu’elle le considérait davantage comme un fils que comme un neveu.

— Il adorait séjourner à Piriac-sur-Mer, à l’occasion des vacances scolaires, sanglota-t-elle. Tout naturellement, j’ai accueilli sa petite fiancée, depuis quelques étés. Une jeune femme sportive comme lui et si sérieuse !

Elle dut interrompre son discours et se tamponner discrètement les paupières.

— Et ce sont eux qui viennent de disparaître, compléta le commissaire, pour éviter à son interlocutrice d’avoir à évoquer leur mort. Votre neveu et sa compagne logeaient dans votre propriété de Piriac ?

Elle sourit tristement au mot “propriété”, précisant qu’il ne s’agissait que d’une simple maison de pêcheurs.

— Cette fois, ils ne devaient y rester qu’un ou deux jours, le temps de rassembler leur matériel et d’obtenir l’autorisation du propriétaire de l’île, de résider dans le Fort carré. Je me souviens de leur enthousiasme lorsqu’ils m’avaient fait part de leur projet de séjour à Dumet. Ils m’avaient remerciée de leur prêter la maison comme base de repli.

— “Base de repli”, ce sont eux qui ont employé ce terme ? Ils craignaient quelque chose ?

— J’ai seulement pensé qu’ils emportaient beaucoup de matériel, que ce serait commode pour eux d’en entreposer une partie à terre. Je me demande, maintenant que vous me le dites…

— Pourquoi l’île Dumet ?

— Quand il était adolescent, Yves adorait déjà s’y rendre pendant les vacances. Des pêcheurs l’y déposaient et il campait, solitaire, quelques jours. Il nageait, plongeait et se nourrissait de poissons. Il s’était lié d’amitié avec le couple qui vivait dans le Fort rond et leur apportait des provisions à chacun de ses séjours. Il était bien le seul à avoir tissé des liens avec ces originaux retirés du monde ; lui était radiesthésiste, elle, ancienne artiste de cabaret.

— Je croyais que l’île était déserte ? S’étonna le commissaire.

— Maintenant, c’est vrai ! Il n’y a plus personne ! À l’époque, il y avait ces deux personnages. Ils ont quitté Dumet il y a quelques années, trop fatigués pour cette vie d’isolement. Pensez donc ! Il n’y avait aucun confort, même pas d’électricité !

— Que faisaient-ils là, seuls sur cet îlot désert ?

— On raconte qu’ils y ont cherché un trésor pendant 30 ans. Lui se considérait pompeusement comme le “Gouverneur” de l’endroit.

— Ah ! Sait-on s’ils avaient découvert quelque chose ?

— Pensez-vous ! Rien ! Je vous ai dit qu’ils étaient un peu particuliers. Le discours du bonhomme restait toujours empreint de mystère, de théories ésotériques.

— Croyez-vous que le séjour de votre neveu en juillet ait un lien avec les conceptions fantaisistes de ce curieux couple ? Aurait-il pu les rencontrer, cet été ?

— Ils n’ont pas survécu longtemps après leur départ de l’île. Ils ne sont plus de ce monde, Commissaire ! Madame Peeters sourit faiblement, pour la première fois. Yves aimait cet endroit, ajouta-t-elle. Pour moi, il a voulu y séjourner avec son amie, lui faire revivre ses souvenirs d’enfance. Mais il s’est passé quelque chose, là-bas, j’en suis sûre ! Pauvres petits !

Anconi laissa passer la vague d’émotion qui étreignait à nouveau sa visiteuse. Il préféra éloigner la conversation de ses évocations douloureuses.

— Votre sœur partage-t-elle vos doutes quant à… l’origine de l’accident ?

— Pauvrette, elle était si accablée ! – elle effaça une larme avant de poursuivre – je n’ai pas osé lui en parler. Dès la fin de la cérémonie, elle a rejoint le Finistère. À son retour, elle a dû entrer à l’hôpital de Landerneau, pour une grave dépression.

— Et qu’en pense votre beau-frère, le père du petit ?

— Oh, lui n’a pas pu venir aux obsèques ! Il est officier, en opération sur un sous-marin nucléaire depuis plus de deux mois. Le secret de sa mission fait qu’il n’a même pas pu être prévenu. C’est aussi pour cela que ma sœur est effondrée, imaginez !

Le commissaire se dit que père et fils étaient décidément attirés par les profondeurs, ce qui n’était nullement son cas.

— Et ceux de la petite, quelle idée ont-ils de tout cela ?

— Ils sont juste venus pour les obsèques. Ils vivent en Espagne, je les connais à peine.

— Leur avez-vous fait part de vos soupçons ?

— Oui, mais ils n’y ont pas cru.

— Que font-ils en Espagne ?

— Ils sont dans la pêche ou l’aquaculture. C’est comme ça que mon neveu a fait la connaissance de son amie.

— Votre neveu travaillait aussi dans la pêche ?

— Non, dans un laboratoire halieutique, à Anglet. Il s’occupait d’un projet d’aquaculture sur la côte basque, c’est ainsi qu’il a rencontré cette famille espagnole. La frontière est théorique pour les locaux, là-bas, on est au Pays basque des deux côtés. Quant à la petite jeune femme, elle tenait un magasin d’articles de surf, à Biarritz.

— Connaissiez-vous des ennemis à vos neveux ? La question parut surprendre madame Peeters. Pourtant, supposer une origine criminelle à un décès – deux, en l’occurrence – ne conduit-il pas naturellement à recenser dans l’entourage un rival, un concurrent, un jaloux ?

— Non, finit-elle par répondre en fronçant les sourcils. Qui aurait pu leur en vouloir ?

— Pas d’engagement politique ? Ils vivaient au Pays basque, m’avez-vous dit, de sorte que… le pays n’est pas toujours calme, il me semble ?

— Oh non ! C’était un garçon tranquille ! L’interrompit-elle vivement. Je connaissais moins sa compagne mais elle m’avait tout de suite fait l’effet d’une personne comme il faut. Une sportive, comme lui.

— Vaï ! J’ai lu le rapport des gendarmes qui ont enquêté sur place, dans cette île… pardonnez-moi, j’en ai encore oublié le nom ?

— L’île Dumet. Ce n’est pas très connu, c’est juste en face de Piriac-sur-Mer précisa-t-elle, comme pour excuser le commissaire. Oui, oui ! La gendarmerie est venue. Ils n’ont rien décelé de suspect et ont seulement saisi toutes les affaires laissées dans leur campement.

— D’après le dossier, les jeunes y seraient arrivés le lundi 1er juillet, vous le confirmez ?

— Oui ! Dès le premier jour de leurs vacances. Ils étaient très pressés.

— Pourquoi venir plonger dans cet endroit ? Est-il réputé ?

— Yves plongeait depuis de nombreuses années, comme je vous l’ai dit ! C’était sa passion. C’est moi qui lui ai offert ses premiers cours – sa voix s’enraya à cette évocation – et il était même devenu instructeur. C’est vous dire s’il connaissait les règles ! Tous les deux étaient de grands amateurs de sports aquatiques. Chez eux, au Pays basque, ils pratiquaient le surf, sur d’énormes vagues. C’est pour cela qu’une imprudence, je n’y crois pas !

— Puisque cette île “Dumet” est déserte, comment s’y rend-on ? Y a-t-il un port ?

— Oh non ! assura madame Peeters – elle aurait sans doute ri en d’autres circonstances – juste un mouillage pour les plaisanciers. Plus personne n’y habite et puis c’est minuscule ! Ils traînaient un bateau en caoutchouc sur une remorque, vous voyez ? Piriac est équipée d’une cale pour la mise à l’eau.

— L’endroit est-il très éloigné du rivage ? demanda le commissaire qui avait comme seules références la courte traversée vers l’île Madame, de Port-des-Barques, où son fils élevait des coquillages, et un voyage à Hoëdic par mauvais temps, pour les besoins d’une enquête passée.

— Non ! De la plage, on aperçoit très bien ses rochers noirs et sa silhouette basse, du moins quand l’horizon est clair. Je dirais quelques kilomètres, au plus.

— Je lis dans le rapport que rien de suspect n’a été découvert dans leur campement ni chez vous. Aucune trace de lutte. Rien ! Finalement, qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il y a eu crime ?

— Ce qui m’a intriguée en premier lieu, c’est leur chien.

Anconi avait sursauté. Son interlocutrice le regardait fixement et, pour autant que sa réponse fut extravagante, son visage n’en avait pas moins pris subitement une expression presque provocante.

— Fatche ! lâcha le commissaire, dont les origines marseillaises laissaient filer de temps à autre un langage fleuri. Un chien ? Avait-il poursuivi, incrédule.

Madame Peeters avait redressé légèrement le buste. Elle eut alors un pauvre sourire et assura d’une voix lasse :

— Ce n’est malheureusement pas une plaisanterie, Commissaire !

Il se servit un cachou, pour garder contenance, en proposa un à sa visiteuse qui refusa de la tête. Il tapota machinalement le dossier de la gendarmerie et s’étonna :

— Tè, il n’est pas question d’un chien, là-dedans. Pouvez-vous m’expliquer ?

Elle se mit à accumuler les détails, précipitamment. « Son neveu possédait depuis plusieurs années un boxer, de couleur bringée. Une bête adorable qu’il emmenait partout et à laquelle il avait donné le nom de Thésée. L’animal appréciait autant la mer et la baignade que son maître. Il était de toutes les expéditions, se tortillant comme un ver dès que la remorque était attelée à la voiture et poussant du museau la fermeture du coffre. D’un bond, il se précipitait dans la malle arrière et retrouvait alors immédiatement sa sérénité, bien certain de participer à l’équipée. Je dois vous paraître ridicule, je le sens bien… » conclut-elle.

— Pas du tout, madame Peeters, mais tous les chiens ne se comportent-ils pas un peu de la même manière ? Sans leur maître, ils sont tristes et perdus et ne les quitteraient pour rien au monde.

— Vous avez raison ! C’est justement ce qui m’a alertée ! Vous avez sans doute une bête, vous aussi, Commissaire ?

Il n’en possédait pas. Il observait seulement le comportement des toutous tirant sur leur laisse, pour traverser le boulevard Kœnig, filant museau au sol dès qu’ils étaient lâchés sur le trottoir, mais vérifiant à chaque instant d’un mouvement de tête en arrière la présence de leur maître.

— Non ! Bonne Mère, je ne vous suis pas ! Expliquez-moi ! En quoi ce chien Thésée vous a-t-il alertée ? Il me manque le fil d’Ariane !

— Je vais essayer de vous expliquer, dit-elle en reprenant son souffle. Je n’ai pas assisté à la scène, mais les enquêteurs me l’ont rapportée. Lorsqu’ils sont venus chercher les corps des malheureux jeunes gens pour les ramener sur la terre ferme, l’animal a refusé de les accompagner. Il sautait comme un fou, poussait des gémissements pitoyables et se sauvait parmi les chardons dès que les gendarmes tentaient de le saisir.

— Les chiens n’apprécient guère les uniformes…

Madame Peeters essuya furtivement ses paupières.

— Avez-vous déjà vu une bête refusant de suivre son maître, fut-il mort ? Thésée voulait absolument rester sur l’île ! Comment expliquez-vous cela, Commissaire ? Ce n’est pas naturel ! Il a été impossible de l’emmener. Impossible !

Anconi ne sut que répondre. Il se mit à regretter d’avoir accepté de recevoir cette femme qui affirmait que son neveu et sa compagne avaient été assassinés au prétexte que leur chien n’avait pas voulu suivre leurs dépouilles à terre. Sa pensée vagabonda vers l’estuaire de la Charente. Certes, il ne détestait pas y diriger la barge de son fils, lorsqu’ils se rendaient ensemble sur les zones de cultures d’huîtres derrière l’île Madame, mais de là à plonger !

— Oh ! Je comprends ! fit-il après cet instant de rêverie charentaise. Pour en revenir à vos soupçons, ils reposent sur des présomptions bien minces. Qu’attendez-vous de moi finalement, Madame ?

Un faible sourire éclaira sa visiteuse.

— Hilda m’a dit que vous connaissiez notre région, Commissaire. Vous y êtes déjà venu. J’ai pensé que vous pourriez m’aider à découvrir la vérité avec un supplément d’enquête.

— Bonne Mère ! Pour rouvrir une enquête, il est nécessaire de disposer d’éléments nouveaux ! Dans le cas présent, il n’y a rien de tel. Imaginez la mine que fera le juge d’instruction si je lui parle de l’attitude d’un chien comme seul événement convaincant ! Et puis, ce n’est même pas dans ma juridiction !

Elle avait rougi, secoué la tête :

— Je vois bien que vous me prenez pour une folle !

Il s’était empressé de lui assurer un peu maladroitement qu’il s’efforçait seulement de recueillir suffisamment d’indices en faveur d’une hypothèse criminelle.

Madame Peeters avait baissé le front, ouvert son sac à main. Le commissaire avait pensé qu’elle y cherchait un mouchoir sec et se demandait comment évincer sa malheureuse visiteuse sans paraître davantage blessant. Il préparait déjà une phrase de circonstances lorsqu’elle sortit une mince enveloppe et la lui tendit :

— Je suis ridicule ! J’étais surtout venue pour vous montrer cela ! J’aurais dû commencer par-là ! Regardez ! l’incita-t-elle en la secouant.

Une carte postale « Souvenir de Piriac, adressée à madame Peeters, 167 rue de Sèvres, 75015 Paris » : un port avec sa jetée, des mâts sous un soleil radieux, au premier plan une grosse balise jaune et noir plantée sur le sable. Le commissaire la retourna :

« Chère tatie,

Merci encore de nous avoir permis de poser notre sac chez toi. Temps magnifique et intéressantes plongées à Dumet ! Nous t’embrassons très affectueusement.

Yves. Maïté. »

Le commissaire relut plusieurs fois ce message de soleil et de bonheur, tourna la carte dans ses doigts. Il chercha madame Peeters du regard.

— Eh bien ? demanda-t-il, embarrassé. Qu’y a-t-il là de surprenant ?

— J’ai reçu cette carte à la fin de la semaine dernière, soit trois semaines après leur décès ! répondit-elle en clignant les yeux. Examinez bien le cachet de la poste, on y lit distinctement la date : 26 juillet 1991… Ils étaient morts depuis 20 jours !

Le policier prit un autre réglisse, renouvela la lecture.

— En été, je suppose qu’il y a beaucoup de touristes, là-bas ! Vous ne pensez pas qu’un peu de retard, dans l’acheminement du courrier, rendrait plausible cette arrivée tardive ? La lettre s’est peut-être perdue ?

— Je me suis d’abord fait une réflexion identique. J’ai même vérifié auprès du bureau de poste, au cas où il y aurait eu un mouvement de grève ; ils m’ont assuré que ce n’était pas le cas, vu que, pour la première fois, ils avaient obtenu cette année un renfort saisonnier. Et puis, j’ai été tellement émue de cette pensée qu’ils avaient eue pour moi ! J’en ai pleuré, vous imaginez ! C’était un peu comme s’ils me revenaient.

À cette évocation, son regard s’était mouillé derechef. Se ressaisissant, elle montra du doigt le cachet :

— Voyez, Commissaire ! On ne l’a pas postée à Piriac !

On lisait distinctement sur le timbre la moitié du nom de la ville où avait été enregistré l’envoi : « Por… » Le reste était invisible, le tampon ayant été appliqué en porte-à-faux, trop nerveusement.

— Une commune proche ? Vous qui connaissez la région, cela ne vous évoque rien ? Un port sur la côte ? Pornichet ? poursuivit le commissaire, encore incrédule.

Elle sécha fiévreusement ses paupières et ajouta, en se redressant :

— J’ai bien pensé à Pornichet en effet ! Pourtant, à force de regarder la carte – je l’avais posée en évidence sur ma table de nuit – j’ai remarqué autre chose. Les signatures ne sont pas de la même écriture que le texte ! J’ai d’abord imaginé que l’un avait composé le message et l’autre, signé pour les deux. Alors, j’ai repris les courriers qu’ils m’avaient envoyés antérieurement. Ma conclusion a été que celui ou celle qui a signé cette carte n’est ni Yves ni Maïté !

Elle éclata en sanglots.

— Fan de chichourle ! Vous en êtes bien certaine ?

Elle sortit alors une liasse de cartes postales retenues par un élastique.

— Jugez… jugez vous-même, Monsieur ! hoqueta-t-elle.

Au premier coup d’œil, il était bien clair que les signatures en étaient différentes, tracées d’une main maladroite, comme celle d’un enfant qui écrit à ses grands-parents.

— Pardi, comment peut-on s’y rendre, dans votre île Dumet ? demanda alors, doucement un Anconi tout sourire, après avoir longuement comparé les écritures et les cachets.

— Oh merci ! s’exclama madame Peeters, comprenant qu’elle avait convaincu le policier. Elle se leva d’un bond et étreignit de ses deux mains celle du commissaire.

« Bonne Mère ! Que n’a-t-elle commencé par me parler de cette carte tardive, au lieu de m’empéguer dans cette histoire de chien ! » pensa Anconi.

— Laissez-moi toute cette correspondance, dit-il, je vais la faire analyser par un graphologue et, concernant la dernière, demander une recherche d’empreintes. Sait-on jamais ?

— Vous résiderez dans ma maison de Piriac, j’y tiens ! Vous disposerez même d’une vieille auto qui reste toute l’année dans un garage, face à l’habitation. Elle n’est pas bien reluisante, mais vous serez plus libre dans vos déplacements !

Lorsqu’il avait reconduit sa visiteuse, celle-ci affichait un enthousiasme qui avait pris le pas sur son chagrin. De son côté, le commissaire était perplexe. N’avait-il pas cédé trop tôt aux supplications de l’amie d’Hilda ? Il appela l’inspecteur Lefebvre au téléphone.

— J’arrive, Patron.

Lefebvre était un collaborateur précieux. Normand d’origine, il alliait une grande expérience et une indéfectible perspicacité. Il gardait toujours la mémoire d’une affaire non résolue et savait rester à l’affût. Quant à son sens de l’ordre, il s’était souvent révélé essentiel à son supérieur, plutôt brouillon et intuitif.

Lefebvre notait scrupuleusement sur un carnet rouge tout écorné, les faits, les hypothèses, et même les états d’âme du patron !

— Tu as bien un chien à la maison, Petit ?

— Oui, répondit l’inspecteur sans comprendre, un labrador ! Pourquoi ?

— Tè, pardonne ma question, tu vas penser que la tête me boulégue. Suppose que tu sois avec ton labrador sur une île déserte. Tu meurs brutalement. Que fait ton chien ?

— …

— Réponds-moi, tu veux ? Je te demande juste d’essayer d’imaginer la situation. Vaï ! Tu ne vas pas présumer que je la souhaite ?

Lefebvre avait sorti son paquet de Gitanes et son briquet Zippo. Il manipulait l’un et l’autre, peu habitué à de tels propos chez son commissaire. Il se méprit sur le sens de la question.

— Bien sûr que non, Patron ! Que se passe-t-il ? Un crime sur l’île Saint-Louis ?

Anconi émit un « Tsss ! Tsss ! » négatif, enchaîna, têtu :

— Une île déserte, Petit ! Je voudrais simplement recueillir ton avis technique, celui d’un propriétaire canin ! Quelle serait, selon toi, l’attitude de ton chien en pareille situation ?

— Je suppose qu’il gémirait, inlassablement. “Ouuuh ! Ouuuh !” Il resterait le postérieur figé sur ses pattes arrière, près de moi, léchant ma main entre deux longs cris déchirants. Comme pour tenter de me réveiller…

— Hum ! Et si l’on emportait ton corps, que ferait-il ?

— Vous n’êtes pas très gai, ce matin, Patron !

— Reste dans l’histoire, Petit, tu veux ? Aide-moi ! On charge ton corps sur une civière, que fait ton chien ?

— Il suivrait le cortège, c’est sûr ! Il trottinerait, tête basse, l’échine courbée, sans quitter des yeux ma dépouille.

L’inspecteur avait mimé la scène, arrondissant le dos, tirant la langue de côté.

— Dans ce cas, elle a raison, cette femme !

Le commissaire tambourinait son maroquin d’un air mystérieux, en hochant la tête. Seul le tic-tac de la pendule Napoléon III meublait le silence du bureau mal éclairé.

— Avez-vous toujours besoin de moi, Patron ? demanda timidement Lefebvre, impressionné par l’attitude énigmatique de son supérieur.

— Attends un instant ! Tu vas encore me donner ton avis.

Il raconta à son inspecteur la fin brutale par asphyxie du couple-plongeur Kersaint/Etcheparre sur un îlot désert de Loire-Atlantique, les doutes de leur tante, madame Peeters, basés sur le cachet et les signatures d’une carte postale, mais aussi sur l’attitude d’un chien qu’il décrivit par le menu.

— Je comprends mieux. Qu’allez-vous faire, Patron ?

— Tè, confie d’abord toute cette correspondance à notre laboratoire. Empreintes, étude graphologique, la routine, quoi ! Ensuite, tu vas filer rue de l’École de Médecine, il y a quantité de librairies médicales dans ce coin. Tâche de me trouver un ouvrage sur les accidents de plongée !

L’inspecteur s’empara de la pile de lettres qu’Anconi lui tendait.

— Je m’en occupe !

Il passait déjà la porte capitonnée qui grinçait en se fermant, lorsqu’il entendit :

— Petit, sais-tu si “L’Araignée” est en vacances, en ce moment ?

— Il n’en prend jamais, Patron !

L’Araignée était responsable des archives du “36”. Un type sans âge, très pâle et toujours affublé d’une blouse grise ouverte, le crayon derrière l’oreille. Il régnait en maître sur des tonnes de dossiers poussiéreux, là-haut sous les toits. Jaloux de son classement, il refusait l’intrusion de l’informatique naissante. Il vouait au patron du “36” une admiration muette.

— Allô ? L’Araignée ?

— Oh ! Bonjour, Monsieur le commissaire ! fit dans le combiné une voix polie dans laquelle on percevait un empressement difficilement réprimé.

— As-tu le souvenir d’une affaire impliquant le milieu de la plongée ?

— Sur Paris, Monsieur le commissaire ? demanda l’archiviste surpris.

— Ici ou ailleurs, Vieux, je ne sais pas. Une idée, comme ça.

— Les plongeurs de “La Fluv’2” cherchent de temps à autre des corps, des disparus ou…

— Non ! Non ! Je pense plutôt à des affaires criminelles liées au milieu de la plongée.

— Ah ! Je vois. Vous me donnez un peu de temps, Monsieur le commissaire ?

Il convint de laisser L’Araignée parcourir mentalement les étroites allées qui séparaient les hautes étagères garnies d’épais classeurs. Avec une infinie prévenance, son interlocuteur assura qu’il allait faire tout son possible pour le renseigner rapidement.

Anconi pensa un instant contacter le commandant Cousteau. Ce hardi défenseur des fonds marins se souviendrait peut-être d’une histoire criminelle liée au “Monde du silence” ? Il repoussa cette idée saugrenue et composa subitement le numéro de son médecin traitant, le docteur Guénel. Il dut attendre la fin d’une consultation pour entendre la voix claire du praticien :

— Bonjour, Commissaire ! Si vous m’appelez, je suppose que ce n’est pas pour prendre rendez-vous !

Anconi se gardait bien de consulter régulièrement, trop craintif de la découverte d’une mauvaise maladie. Depuis qu’il avait cessé de fumer, il abusait de ces petits bonbons noirs à la réglisse. Guénel l’avait mis en garde, à plusieurs reprises, contre un tel excès susceptible de provoquer une hypertension artérielle.

— Non ! Tout va bien, ce n’est pas pour moi ! Je suis navré de vous déranger, Docteur, je sais que vous êtes déjà surmené !

— Je vous écoute.

— Voilà, je vous pose le problème comme une énigme. Deux jeunes plongeurs décèdent sur une île déserte. L’autopsie retient l’asphyxie comme cause du décès. Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, provoquer cela en de telles circonstances ?

— Oh ! Vaste programme ! Évidemment, vous ne disposez d’aucun témoin ! Il faut imaginer une origine commune à vos deux victimes. Chez les plongeurs, la première idée qui vient à l’esprit est l’accident classique de décompression provoqué par une remontée trop rapide. Je ne suis pas spécialiste, mais la chose est bien connue et je sais que cela peut être très grave. Des bulles se forment dans les vaisseaux et…

— C’est ce que retient le rapport officiel, en effet, l’interrompit le commissaire que les détails médicaux mettaient toujours mal à l’aise. Verriez-vous une autre cause possible, naturelle ou criminelle ?

— La noyade ? En ce cas, les poumons seraient remplis d’eau et de particules organiques diverses…

— Ce n’est pas le cas ! s’empressa d’affirmer Anconi qui parcourait en même temps le rapport d’autopsie.

— Une maladie, tuant au même moment deux personnes proches, est peu vraisemblable, en dehors d’une intoxication. Mais pour mener à l’asphyxie… Ils n’étaient pas suicidaires, vos clients ? De nos jours, se supprimer dans une île serait par trop romantique ou shakespearien ! On pourrait également imaginer une overdose – rappelez-vous ce film, More, qui se déroulait dans une île aussi – mais là encore, des traces de piqûres auraient été signalées.

— Il n’en est pas fait mention dans le rapport des gendarmes.

— Êtes-vous certain qu’il s’agisse d’un crime, Commissaire ?

— Tè, quelques éléments sont en faveur, mais rien n’est établi.

— J’y pense ! Le contenu de l’estomac a-t-il été analysé ? reprit Guénel, qui suivait son raisonnement de médecin.

— Je ne le sais pas encore. Que doit-on chercher, à votre avis ?

— Surtout des médicaments ! Ou un toxique, si vous songez à une affaire criminelle. Faites procéder à des analyses biologiques dans le sang et les viscères.

Anconi ne répondit pas immédiatement, le dernier mot du docteur ayant soulevé chez lui une violente nausée.

Il détestait tout ce qui évoquait, de trop près, l’intérieur du corps. Le nom des organes, les termes précis des descriptions d’autopsie le rendaient aussitôt patraque.

— Je suppose qu’une alcoolémie a été pratiquée ? reprit le patricien.

— Oh oui ! Elle n’était pas nulle, mais trop faible pour expliquer un décès : 0,60 g/l chez l’homme, 0,23 g/l pour la femme !

— Effectivement, convint le médecin. Je vous le demande par esprit de système, bien entendu aucune trace de traumatisme, même discrète ?

— Aucune, Docteur.

— Je me permets d’insister là-dessus. Vous vous souvenez, sans doute, de ces meurtres au parapluie ? Les services secrets bulgares étaient à une certaine époque des adeptes de cette méthode soviétique furtive. Une seringue remplie de poison était dissimulée dans l’objet et, en passant, il suffisait au meurtrier d’un coup de parapluie pour injecter, grâce à un mécanisme invisible, une dose mortelle. Je crois me souvenir qu’ils utilisaient la ricine. Vérifiez, mais je pense que cette substance éminemment toxique est susceptible d’engendrer des troubles respiratoires aigus. Il faut un examen très attentif du cadavre pour relever une simple trace de piqûre !

La réserve initiale du praticien avait laissé place à une logorrhée scientifique, dans laquelle Anconi se perdit vite.

Son interlocuteur revint bientôt sur terre, amenuisa aussitôt ses propos :

— Oh ! Ce n’est qu’une idée, bien sûr, d’autant que si le lieu du décès est une île déserte, elle devient abracadabrantesque. On imagine difficilement un type débarquer et s’en prendre à vos Robinsons avec un parapluie !

Un petit rire étouffé parvint au commissaire.

— Hum ! La ricine ? Fatche ! Une simple piqûre, dites-vous ? Connaissez-vous d’autres substances également capables de provoquer une asphyxie ?

— Certainement ! Les curares, par exemple, utilisés par les Indiens d’Amérique pour neutraliser leur gibier ! De minuscules fléchettes imbibées de poison sont projetées via une sarbacane. Celui qui la reçoit est immédiatement paralysé et décède très vite d’étouffement, car ses muscles respiratoires ne fonctionnent plus. La mort est parfaitement atroce car le sujet reste conscient jusqu’au bout et…

Anconi ressentit une boule au creux de l’estomac, accompagnée d’une brève sueur froide.

Il dut interrompre la conférence de Guénel, le remercia vivement de ses hypothèses et lui promit de faire pratiquer tous les prélèvements idoines.

— Je ne manquerai pas de vous donner la solution, Docteur, conclut-il, au bord du malaise. Si j’y parviens, ajouta-t-il. Merci de votre aide !

— Un instant ! Ne raccrochez pas ! Je viens de penser à autre chose, Commissaire ! J’ai lu récemment dans une revue médicale, la survenue de graves intoxications provoquées par des moules. Il ne s’agit pas de ces banales gastro-entérites alimentaires liées à des produits frelatés, mais d’un authentique empoisonnement par une toxine, une substance dont j’ai oublié le nom… J’ai été frappé par la sévérité de certaines observations avec l’apparition de véritables paralysies respiratoires parfois mortelles !

— Avec des moules ? s’écria Anconi.

Les plongeurs de l’île Dumet venaient de le transporter de l’ancien bloc soviétique aux forêts d’Amérique du Sud, pour finir chez le mareyeur. Il frissonna et regarda curieusement le cachou qu’il avait laissé glisser de la boîte jaune dans le creux de sa main. Il renonça à le porter en bouche. Ce qui le calma, furent les images qui lui vinrent en tête, celles des aventures de Tintin descendant en pirogue une rivière boueuse au pays des Picaros, puis celles du héros d’Hergé à Klow, en Syldavie. Enfin, il pensa plus naturellement à son fils Jean qui cultivait des moules à Port-des-Barques ! « Il faut que je l’appelle ! » se dit-il.

Ces évocations neutralisèrent progressivement la désagréable impression procurée par les descriptions techniques et glaçantes de son médecin.

Il quitta son bureau, grimpa deux à deux les escaliers, afin de solliciter un entretien avec son directeur, Arnaud-Fontaine. Bonne Mère ! Qu’allait-il devoir inventer, qui justifia un déplacement ne concernant en rien la Police judiciaire de Paris ?

1 « Mon bien aimé », en hollandais.

2 Brigade d’intervention fluviale, à Paris.

II

« Ce jour-là, des tas de gens ont débarqué sur la plage, juste avant la nuit. Ils criaient tous vraiment très très fort, engloutissaient quantité de bouteilles, filles comme garçons. Ils ont installé un tas de curieuses caisses noires qui faisaient comme un mur. Alors un moteur s’est mis à ronfler et le vacarme a commencé. Un bruit du diable qui faisait trembler le sable sous mes pattes : Boum ! Boum ! Boum ! Ces gens se sont mis à piétiner. Tous les oiseaux se sont envolés. Et mes maîtres si malades ! Ouaf ! »

— Allô ? Jean ? Je te dérange ?

En même temps qu’il posait la question, le commissaire imaginait son fils en vareuse, chaussé de bottes, inspectant ses claires ; derrière lui la côte basse et les eaux sablonneuses de l’embouchure de la Charente, sa plate tirant sur son amarre dans le courant. Et au loin, le jusant découvrait lentement le passage caillouteux vers l’île Madame, en s’écartant par courtes vaguelettes.

— Figure-toi que je vais me rendre demain en Loire-Atlantique, à Piriac-sur-Mer…

Il s’en expliqua à son fils étonné, prit des nouvelles, puis en vint, rapidement, à évoquer la toxine des moules, suggérée par son médecin Guénel.

— Il n’y a pas de cela en Charente ! affirma Jean.

— Tu connais ? On m’a parlé d’un poison paralysant !

— C’est une micro-algue, Alexandrium, qui peut infester nos coquillages – surtout en été – et qui produit une substance chimique, la saxitoxine. Une saloperie qui peut entraîner des paralysies !

— Je ne te croyais pas si savant !

— Il le faut bien ! Les contrôles sanitaires sont sévères. Le phénomène a été décrit au Canada et dans le sud de la France.

— Pas en Loire-Atlantique ? S’inquiéta le policier.

— Il me semble que des interdictions ont eu lieu occasionnellement en Bretagne, au cours d’un été, mais je ne suis pas assez “savant” pour t’en apprendre plus.

— Tè, quand tu dis dans le midi, ce n’était pas au Pays basque, par hasard ?

— Ils sont plus dans le piment que dans la moule, là-bas, non ? Les moules, c’est plutôt du côté espagnol !

Jean émit un petit rire qui se confondit avec le cri d’une mouette de passage. Il poursuivit, sérieusement :

— Tu devrais contacter l’Ifremer, ils te renseigneront mieux que moi sur ton problème.

— Ifremer ? Qui est-ce ?

— C’est un institut de recherche maritime. Des experts ! Ils ont une station à Nantes qui s’occupe justement de ces problèmes d’algues toxiques. Au fait, Maman sera avec toi ?

Il lui raconta que, pour une fois, c’était elle qui était à l’origine de son déplacement. Ils évoquèrent les vacances des enfants, la belle saison, les ventes de coquillages qui étaient bonnes.

— À bientôt, Jean ! Tè, il me tarde de t’accompagner sur ta barque !

Avant de quitter son bureau, il avait chargé Lefebvre d’enquêter chez Ifremer.

— Tâche aussi de savoir, Petit, si cette fatche de toxine peut être détectée dans un cadavre !

Au dernier moment, il fut pris d’une hésitation. Il aurait l’air malin si les deux jeunes avaient seulement succombé à une ingestion de moules toxiques ! L’histoire de la carte postale ne le rassura que partiellement, dans la poursuite de sa démarche. Hilda, au dîner, lui certifia que son amie n’était pas une excentrique. Elle sut trouver les mots.

Le commissaire arriva le mercredi à La Baule-Escoublac par le TGV de 6 heures 53. En sortant de la gare, il avait reconnu le commissariat de Martineau, à gauche, derrière les arbres. Il avait hésité un instant. « Il va être surpris de me voir », se dit-il. Il n’avait pas prévenu le collègue, car il n’avait réalisé son passage par La Baule qu’au moment où le guichetier de Montparnasse lui avait annoncé que le TGV n’allait pas jusqu’à Piriac. Une correspondance par autobus assurait la fin du trajet.

— Une chance, vous aurez un car à 11 heures 10 ! Arrivée à Piriac, via Guérande, à 11 heures 56.

Le préposé, un moustachu, avait débité les horaires d’un ton docte, gommé toute difficulté éventuelle derrière un annuaire qui tenait du bréviaire. Anconi s’était apprêté à s’informer de l’endroit où se situait la gare routière quand le bonhomme qui ne vous regardait jamais en face, avait précisé :

— La gare routière de La Baule-Escoublac est Place Rhin et Danube ! Vous demanderez !

Le tiroir du guichet avait glissé sous la vitre, avec un bruit sec, lui délivrant ses billets.

— Suivant… Pour un départ différé, c’est à côté, Madame ! Suivant ! avait tempêté le moustachu en approchant un visage menaçant de l’hygiaphone.

Sa valise à la main, le commissaire s’était dirigé vers la voie 6. Des annonces vocales incompréhensibles nasonnaient dans le brouhaha du hall des voyageurs. Un coup de sifflet avait retenti sur un quai voisin. La gare déversait ses grappes de banlieusards, pâles et déjà fatigués d’une journée qui commençait à peine.

Aussitôt installé dans le wagon, il s’était absorbé dans le gros livre que lui avait déniché son inspecteur, la veille : Physiologie et Médecine de la Plongée. 880 pages ! Il délaissa les notions théoriques de biologie et « d’adaptation des principales fonctions soumises aux conditions très spécifiques du milieu aqueux hyperbare  » pour parcourir les chapitres consacrés à l’étude des complications. Si les accidents de décompression parvinrent à le tenir en éveil, il ne tarda pas à somnoler sur les barotraumatismes. L’ivresse des profondeurs le surprit, juste à l’endroit où la voie de chemin de fer longe l’autoroute et où le TGV silencieux double allègrement les voitures, les laissant comme immobiles et ridicules.

À l’accueil du commissariat de La Baule, le planton le reconnut en souriant.

— Oh ! Bonjour, Monsieur le commissaire ! Vous êtes à nouveau chez nous ?

Martineau était en congé. Les inspecteurs qu’il connaissait étaient en mission. Anconi assura qu’il repasserait.

— La gare routière est loin ? demanda-t-il.

— Juste en face, Monsieur le commissaire !

Il laissa le numéro de la maison de madame Peeters. Celle-ci avait tellement insisté pour le loger qu’il avait dû accepter : « C’est dans le centre du bourg, tout près du port, ce sera bien plus facile pour vous avait-elle argumenté. C’est si gentil de votre part de vous occuper des petits ! »

Elle parlait d’eux comme s’ils étaient encore bien vivants et qu’elle leur envoyait une nounou ou le docteur.

La ligne numéro 4 le déposa avenue Alphonse Daudet, à Piriac-sur-Mer.

— Vous êtes au plus près, Monsieur, lui indiqua le chauffeur.

Il descendit, un peu éberlué. Le voyage, les routes sinueuses, le soleil qui frappait les vitres de l’autocar, tout cela le changeait… trop rapidement. Et ces cris de mouette faisaient trop vacances à la mer. Il pensa à la réflexion de son directeur, la veille, dans le bureau Empire qui sentait l’encaustique :

— Des vacances à Piriac, Anconi ?

— Pas tout à fait, Monsieur le directeur. Une parente de mon épouse dont le fils vient de décéder accidentellement…

Arnaud-Fontaine, un homme raide et dégarni dont les sourcils battaient comme les ailes d’une libellule avant de s’immobiliser au-dessus d’un regard fixe et glaçant, ne l’avait pas laissé finir :

— Rien de professionnel, j’espère ?

Le commissaire avait dû mentir plus hardiment, assurer qu’il allait juste faire quelques vérifications auprès des autorités compétentes, mais surtout assister aux obsèques.

— Les circonstances ont été si brutales que la famille souhaiterait m’entretenir de certains détails, comprenez-vous.

Les sourcils d’Arnaud-Fontaine avaient longuement papillonné avant de s’immobiliser en accent circonflexe.

— N’oubliez pas que vous ne disposez d’aucune autorité là-bas ! Pas de vagues ! Anconi, pas de vagues !

— Je ne l’ignore pas, Monsieur le directeur.

Arnaud-Fontaine s’était alors levé, pour signifier la fin de l’entretien. Un sourire sarcastique avait animé brièvement ses traits sévères :

— À Piriac, peut-être rencontrerez-vous monsieur Chabre !

— Ah ! Un ami à vous ?

— Que non, que non ! Une gloire locale, vous verrez ! avait-il soufflé à voix basse en écartant la porte de son cabinet. Le commissaire avait cru que son directeur allait se mettre – exceptionnellement – à rire.

En descendant de son car, Anconi ne s’attendait pas à trouver un village aussi moderne. Madame Peeters lui avait décrit, avec chaleur, de vieilles maisons de pierres, des rues étroites, là où il ne découvrait que des habitations récentes, un parking, des voitures. En démarrant, son bus dégagea la vitrine d’une poissonnerie, face à l’arrêt. « Une poissonnerie, c’est déjà un peu le port, la mer. » Il s’octroya un cachou.

Il y avait beaucoup de monde déambulant sur la place devant laquelle une gigantesque ancre marine montait la garde. Le marché se terminait : des touristes bariolés, des papas poussant des voitures d’enfant, des gosses qui couraient ou quémandaient une glace, des ménagères portant un panier rebondi. Le commissaire avisa une vieille dame vêtue de noir, au visage ridé, coltinant un cabas d’où dépassaient des fanes de carottes.

— La rue de la Mairie, s’il vous plaît, Madame ?

— Prenez la rue de Keroman, dit-elle en ébauchant un sourire où manquaient quelques dents, c’est celle qui descend vers l’église. Vous verrez, tout le monde s’y presse, comme si le curé n’avait pas assez d’hosties pour le salut de toutes ses âmes !

Mi-fâchée, mi-moqueuse, elle dodelinait de la tête en tendant sa main libre vers le chemin à suivre.

— Vous êtes d’ici, Madame, n’est-ce pas ?

Elle avait déjà repris sa marche décidée.

— Depuis toujours, Monsieur, depuis toujours ! Une vraie Piriacaise, je suis allée à l’École Notre-Dame jusqu’au certificat d’études, Monsieur !

Elle avait accompagné sa réponse d’un geste las, de celui qui embrasse toute une vie, mais son visage reflétait une grande fierté.

— Vous connaissez l’île Dumet, bien sûr ?

Elle s’arrêta, posa son panier, joignit les deux mains en une prière muette puis s’exclama :

— Ma Doué !1 Un endroit maudit, Monsieur ! Maudit ! C’est là que mon pauvre mari a péri !

— Bonne Mère ! Pardonnez-moi, fit le commissaire.

La vieille était embarquée dans ses souvenirs.

— À la fin, Jean-Marie – c’était mon pêcheur d’époux – faisait le casier pour le homard, Monsieur. Il avait ses coins, près de la Basse. Faut vous dire que la sardine avait disparu. Ensuite, les quotas ont tué l’anchois. Alors, son patron a dû réduire la maille. Moi aussi, mon travail est parti, quand la conserverie a fermé. Il fallait bien manger et il sortait donc par tous les temps ! Un jour, un mauvais coup de vent me l’a pris, mon Jean-Marie.

Elle avait résumé sa vie en quelques phrases simples. Elle laissa passer un bref instant, fixant l’étranger de ses yeux clairs et interrogateurs.

— Avec cet accent, vous n’êtes sûrement pas de la région, Monsieur ! Pourquoi vous intéressez-vous à Dumet ? Il n’y a plus que des fientes d’oiseaux, là-bas !

Indifférente à l’agitation de la place du marché, elle revivait un passé jamais accepté, souvent ressassé. Ses souvenirs couvraient l’îlot d’un linceul qu’elle ne voulait pas voir soulever.

— Deux jeunes gens y ont perdu la vie, au début du mois de juillet, reprit le commissaire, des plongeurs, précisa-t-il.

— Oui ! Je me rappelle que le journal en a parlé. Pour moi, c’est à cause de ce “Boum ! Boum !” infernal qu’ils ont fait sur cette île maudite.

— “Boum ! Boum !” ?

— Oh pardon ! Vous êtes de la famille ? Je ne voulais pas dire du mal, vous savez ! Ils sont plus à plaindre qu’à blâmer.

Anconi rassura la vieille dame, il n’était qu’un simple policier chargé de compléter une enquête.

— Ah ! Vous êtes de la police ? Je me disais, aussi…