Pari au mois d'août - Rémi Devallière - E-Book

Pari au mois d'août E-Book

Rémi Devallière

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Beschreibung

Un meurtre étrange a eu lieu dans le métro parisien...

Une jeune infirmière franco-algérienne vient d’être assassinée dans le métro aérien, ligne 6. C’est l’été 1995, celui des attentats du RER Saint-Michel, et la piste terroriste est immédiatement privilégiée par le directeur de la section chargée de ces affaires, un certain Bouligues dit “Bouledogue”. Un témoin anonyme prétendant voir le meurtre se produire appelle le commissariat du 13e, mais 30 minutes après les faits !
Anconi, commissaire au Quai des Orfèvres, persuadé que le GIA algérien n’est pour rien dans ce crime, s’entête à découvrir ce témoin tardif. Son enquête démarre boulevard Blanqui, le conduit à Barbès, à Bry-sur-Marne et dans une cité sensible de Poissy. Sur fond de rivalité entre Crim’ et Antiterro’, Anconi tient bon.
Alors ? Crime crapuleux ou terroriste ?

Embarquez dans une histoire palpitante qui vous embarque dans le Paris des années 1990, sur fond d'attentats terroristes, avec cette nouvelle enquête du commissaire Anconi.

EXTRAIT

Le commissaire embrassa sa femme, attrapa son vieux cuir. Il ramassa sa boîte de réglisse et en glissa deux dans sa bouche en franchissant la passerelle. Dehors, la nuit était claire et tiède, sans le moindre souffle d’air. Les marronniers du boulevard étaient immobiles. Une automobile passa à toute allure, troubla à peine l’air pesant.
Il évita le périphérique, préférant traverser Paris, dégagé en cette nuit d’août. La place de l’Étoile était déserte, gardée par un car de CRS tapi sous les arbres. Vitre baissée, il apprécia le bruit des pneus sur le pavé, descendit en trombe l’avenue Marceau. Il avala les voies sur berge et sourit à la pensée qu’Hilda l’aurait sermonné si elle avait été à ses côtés. Mais elle dormait, la veinarde !
« À nouveau l’Algérie ! songea-t-il, décidément, on n’en sort pas ! »
Aux informations du 20 heures, la veille encore, un Bruno Masure au visage grave avait rappelé l’assassinat de l’imam Sahraoui à la mosquée de la rue Myrha, puis le carnage du RER B à Saint-Michel, le 25 juillet, sur des images d’archives montrant le Président de la République et son Premier ministre, sur les lieux.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après plusieurs décennies passées, comme médecin hospitalier, à soigner les maux les plus graves, Rémi Devallière, désormais en retraite à Pornichet, se plaît à choisir les mots les plus appropriés pour ses histoires. L’hiver, ou lorsque la mer n’est pas navigable, il écrit, avec passion. Nouer des intrigues n’est-il pas le pendant d’une démarche médicale bien conduite ? Si les instruments de l’exercice en sont bien différents, le plaisir de parvenir à un résultat satisfaisant est bien le même. Et les aveux du coupable ne relèvent-ils pas du même défi qu’un diagnostic bien posé ?

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À la petite fiancée de la ligne 6

I

Neuilly, vendredi 25 août, 2 heures 45

Dans la nuit du 24 au 25 août 1995, Anconi, commissaire au 36 quai des Orfèvres, fut réveillé en sursaut. Sa femme le secouait en répétant : « Le téléphone ! Le téléphone ! » Sa première sensation fut celle d’une oppression.

— Hein ? Vaï ! Hilda ?

Il avait la voix confuse, les idées embrouillées par un rêve brutalement interrompu. Il regarda le cadran phosphorescent du réveil : 2 heures 45 ! On le malmenait à nouveau, on le poussait dans le dos.

— Mijn beminde1 ! Le téléphone !

— Fatche !

Il tendit le bras, aussi mécontent d’avoir à décrocher que de ne pas avoir perçu la sonnerie lui-même. Il faisait une chaleur étouffante dans la péniche.

C’était Lefebvre.

— Allô ? Patron ?

— Qui veux-tu que ce soit d’autre ?

— Désolé de vous réveiller ! Un meurtre. Dans le métro. Une Algérienne.

L’inspecteur Lefebvre avait marqué un temps d’arrêt entre chacun des mots-clés. Pour permettre au commissaire d’absorber le message. Il ajouta :

— Je suis sur place. Mais pas tout seul…

— Pardonne-moi, Petit, je n’y étais pas. Un meurtre, tu dis ?

— Oui ! Une jeune Algérienne. Poignardée dans le métro. Sur la ligne 6, Station Glacière. Vous venez ?

Anconi perçut l’urgence dans la voix de son inspecteur. Ce n’était pas son habitude. Cela acheva de le réveiller.

— J’arrive ! Il y a de l’embrouille ?

— Ça m’en a bien l’air. “Bouledogue” est déjà là, avec toute son armée.

— Fan de couillon ! Mais, qu’est-ce qu’il fout là ?

Celui que l’on appelait Bouledogue n’était autre que le patron de la 6e section, celle de l’Antiterroriste. Un type autoritaire, toujours à l’affût, et qui sautait sur toutes les affaires. De son vrai nom Bouligues, on lui avait choisi un surnom qui ne lui déplaisait pas tant que ça. Marseillais comme Anconi, il n’avait plus l’accent du pays, mais était toujours habillé avec un soin maniaque, avait gardé le cheveu noir exagérément brillantiné. Ses chaussures pointues étaient redoutées de toute son équipe. Lui et le commissaire, bien que tous deux méridionaux, ne jouaient pas ensemble à la pétanque.

— Bouge pas, Petit, j’arrive. Ne lui dis rien, surtout ! Ramasse toutes les infos avant que…

Le chef de la SAT2 était redouté des autres services. Il avait la fâcheuse manie de garder tous les éléments de preuve pour lui. Après, “tintin” !

— Il se doute déjà que je vous préviens, Patron ! Vous voulez un taxi ?

— Non ! J’ai ma voiture ! Et puis le trajet va me faire du bien !

Il raccrocha.

Le couple Anconi habitait une péniche, amarrée boulevard Kœnig, près du pont de Neuilly. Elle leur venait du père d’Hilda, un peintre hollandais. Ils en avaient gardé le nom, “Zeeland”, l’avaient transformée en un appartement confortable.

— Des ennuis ?

Hilda avait deviné. Si Bouledogue était déjà sur place, cela ne présageait rien de bon.

Le commissaire embrassa sa femme, attrapa son vieux cuir. Il ramassa sa boîte de réglisse et en glissa deux dans sa bouche en franchissant la passerelle. Dehors, la nuit était claire et tiède, sans le moindre souffle d’air. Les marronniers du boulevard étaient immobiles. Une automobile passa à toute allure, troubla à peine l’air pesant.

Il évita le périphérique, préférant traverser Paris, dégagé en cette nuit d’août. La place de l’Étoile était déserte, gardée par un car de CRS tapi sous les arbres. Vitre baissée, il apprécia le bruit des pneus sur le pavé, descendit en trombe l’avenue Marceau. Il avala les voies sur berge et sourit à la pensée qu’Hilda l’aurait sermonné si elle avait été à ses côtés. Mais elle dormait, la veinarde !

« À nouveau l’Algérie ! songea-t-il, décidément, on n’en sort pas ! »

Aux informations du 20 heures, la veille encore, un Bruno Masure au visage grave avait rappelé l’assassinat de l’imam Sahraoui à la mosquée de la rue Myrha, puis le carnage du RER B à Saint-Michel, le 25 juillet, sur des images d’archives montrant le Président de la République et son Premier ministre, sur les lieux. Certains commentateurs accusaient l’ETA basque ; d’autres, plus nombreux, ciblaient le Groupe Islamiste Armé algérien. Certains aussi voyaient dans ces événements le prolongement en France de la guerre de Bosnie, la main de Mladić ou Karadžić. Le présentateur proposait des interviews enregistrées d’anciens membres de la DST, de spécialistes du terrorisme, de journalistes politiques. Effervescence Place Beauvau, visages sévères… « Aucune déclaration. »

Il franchit la Seine, pont d’Austerlitz. Une ambulance le dépassa en jetant des éclairs bleus avant de s’engouffrer sous le porche de la Pitié-Salpêtrière. « Pour aller si vite, ce doit être grave », imagina le commissaire, oubliant un instant les ennuis qui l’attendaient. Il eut un coup d’œil pour le cube de verre du commissariat du 13e arrondissement. « Ils doivent être sur place, eux aussi », supposa-t-il, « c’est leur secteur. » Il dévala le boulevard Blanqui. Après la courbe de la station Corvisart, il aperçut un attroupement au loin, là-bas, des véhicules noir et blanc, une ambulance, des clignotants bleus qui jetaient d’étranges flaques de lumière crue et mouvante. Des agents contrôlaient toute l’artère. « Le grand jeu », ironisa Anconi en pensant au patron de l’Antiterro’. Il ajouta sa Renault 21 à la meute des véhicules qui avait envahi le terre-plein sous la voûte du métro aérien. Il prit un nouveau réglisse avant de claquer sa portière.

Lefebvre devait guetter son arrivée. Il sortit de l’ombre, vint à sa rencontre. Ils se serrèrent la main, comme s’ils s’étaient quittés depuis longtemps.

— Raconte-moi, Petit !

— Ainsi que je vous le disais, Patron, une femme a été assassinée dans un wagon du métro. Il devait être environ 1 heure du matin, c’était la dernière rame. À la station Glacière, quelqu’un a remarqué une silhouette affaissée sur une banquette et a donné l’alarme. Les gars du 13 sont venus. Elle était morte, poignardée. Plusieurs coups !

— On a l’identité de la victime ?

— J’ai noté sur mon carnet.

Il sortit un calepin rouge usagé de la poche de son veston.

— Tu n’as pas ses papiers ?

— Euh, c’est Bouledogue ! Mais j’ai eu le temps de griffonner, avant…

— Tè, une chance ! Alors ?

— Elle s’appelle Rabah Saadallah, née le 3 février 1960 à Constantine, Algérie. Elle a une carte d’identité française. Elle habite, enfin elle habitait, à Bry-sur-Marne. J’ai trouvé sur elle une carte professionnelle. Elle était infirmière à La Pitié. J’ai pensé qu’elle avait fini son service quand…

— Des témoins ?

— En dehors de celui qui a trouvé le corps, quelqu’un a appelé le commissariat du 13e en affirmant qu’il avait assisté à un meurtre. Un anonyme qui n’a pas donné son adresse. Il devait appeler d’une cabine, car on entend le déclic des pièces absorbées par l’appareil et un bruit de circulation. L’agent de service a noté qu’il n’avait pas d’accent, que la voix était assourdie.

— Hum ! À quelle heure, cet appel, Petit ?

Lefebvre tourna une page de son carnet.

— Justement, Patron, il était 1 heure 35. J’ai trouvé ça curieux !

— Pardi ! On est certain de l’horaire de la première alerte ?

— C’est enregistré ! Le type a déclenché le signal d’alarme.

— Donc, le deuxième témoin a attendu presque une demi-heure avant d’appeler, va savoir pourquoi… De toute façon, il y a embrouille ! Et pourquoi d’une cabine ?

— Pourquoi d’une cabine ? répéta Lefebvre en arrondissant les yeux et en hochant la tête. Il n’a donné ni son nom ni son adresse. Sûr qu’il veut rester en dehors !

— Mais il a cru bon d’appeler la Police tout de même ! fit remarquer Anconi en haussant les épaules, avant de se faire préciser : un homme, une femme ?

— Un homme.

— C’est maigre ! Tu as pu interroger le premier témoin ?

— Jusseaume, le commissaire du 13, s’en chargeait quand je suis arrivé sur place. Un jeune qui revenait d’un anniversaire chez des copains.

— Pas trop aviné, ton fêtard ?

— Non ! Il dit qu’il ne boit jamais, rapport à son traitement antiépileptique.

— Bonne Mère, une chance !

— Il était sur le quai, à attendre son train. Il se souvient de l’heure exacte, car il est de nature inquiète et craignait d’avoir manqué le dernier. Il est certain de l’horaire d’entrée en gare de la rame « 1 heure 05 ». Il est monté dans le dernier wagon, il a dit que c’était plus commode pour attraper sa correspondance à Denfert-Rochereau. C’est alors qu’il a aperçu une dame, la tête inclinée contre la vitre. Ce sont ses « yeux grands ouverts » qui lui ont paru bizarres. Il s’est approché d’elle et l’a vue basculer en avant. Il a appuyé sur le bouton rouge.

— Il a remarqué des passagers qui quittaient le wagon ?

— Il n’est pas certain, il lui semble avoir vu deux silhouettes descendre, mais il ne peut pas dire de quelle voiture. Par contre, il est sûr d’avoir été le seul à monter. Sur le quai, il y avait juste un clochard qui cuvait à côté de ses litrons vides, allongé sur plusieurs sièges. L’arrivée des secours ne l’a même pas dérangé. Pas interrogeable, le type !

— Le corps de la victime a déjà été enlevé ?

— Non ! Il est toujours là, Patron.

Les coups de sifflet gênaient la conversation. Les rares voitures de passage étaient détournées vers la rue de la Glacière. Certains noctambules demandaient : « Un nouvel attentat ? » Les agents répétaient « Circulez ! Circulez ! », en faisant de grands moulinets des bras. Malgré l’heure tardive, le quartier s’était animé, des curieux étaient descendus en robe de chambre, des fenêtres s’étaient éclairées sur le boulevard et on devinait des ombres, ici et là, se pencher pour mieux voir. Les gyrophares continuaient de tourner en jetant des lumières éblouissantes.

— Viens, Petit, je veux voir de plus près.

Ils montèrent les marches, entre les piliers métalliques, sous les voies. L’endroit était sévèrement gardé, au point qu’Anconi dut montrer sa carte à plusieurs reprises, ce qui fit dire à Lefebvre « Organisation Bouledogue, Patron ! » Jusseaume, le commissaire principal du 13e, vint vers eux, l’air contrit. La rame était immobilisée, ses compartiments entièrement allumés, portes ouvertes. On devinait une effervescence à l’intérieur, des blouses blanches, des visages masqués, des têtes coiffées de bonnets de laboratoire.

— Bonjour, Anconi !

— Adieu, Jusseaume ! Le grand jeu, hein ?

— C’est le moins que l’on puisse dire ! Je me demande ce que je fous là à une heure pareille ! J’ai peur de me faire mordre, il est déchaîné !

— À ton avis, un attentat ?

— Lui en est persuadé !

Jusseaume était un petit homme dégarni, avec une tête ronde, un nez souligné d’une moustache fournie, la cinquantaine bedonnante. Il respirait la bonhomie tranquille.

— Oh ! Collègue ! C’est ton avis que je veux, pas celui du molosse ! insista Anconi, soulignant sa remarque d’un clin d’œil empreint d’une fausse sévérité.

— En principe, un attentat, c’est fait pour tuer ! Pour tuer un max’ de gens, non ? À cette heure-là, le métro est désert ! Et puis un attentat au couteau, ce n’est pas très productif ! Mais Bouligues est persuadé que l’assassinat est lié au terrorisme, parce que la victime est d’origine algérienne.

Sur le quai, Bouligues était assis sur un siège coquille rouge, penché en avant, l’oreille collée à son téléphone cellulaire et on le devinait en grande conversation. Il portait un costume clair à fines rayures bleues que le commissaire trouva ridicule. L’entrée dans la rame était bloquée par un membre de la SAT et on lui chuchota à l’oreille : « Laboratoire ! »

Anconi, les mains en visière, le nez collé à la vitre, tenta de distinguer la victime. Elle était habillée à l’européenne, sans ostentation. Un visage jeune, à ce qu’il pouvait en voir. Plusieurs individus avaient investi le wagon et déployé des valises de matériel. Habillés de casaques blanches, masqués comme dans un laboratoire de recherche nucléaire, ils prenaient d’infinies précautions pour effectuer leurs prélèvements. Des flashs scintillaient. Des chiens-loups reniflaient le compartiment, le museau au sol, tirant sur leur laisse.

— L’Antiterro’ prend la direction de l’enquête !

Un type mince, mais musclé sous son costume-cravate. Le cheveu luisant, impeccablement coiffé malgré l’heure. « Toujours sur le qui-vive, le bonhomme ! »

— Ah ! Adieu, Bouligues, je ne t’avais pas vu, mentit Anconi. Pourquoi l’Antiterro’ ? Vous avez trouvé une bombe ? Tes gars ont l’air à cran…

— Fous-moi la paix, Anconi ! C’est pas pour le Quai !

— Elle était fichée chez vous, cette femme-là ? poursuivit le commissaire, pince-sans-rire.

— Je te le répète, c’est pas pour la Crim’, cette affaire, compris ?

— Je n’obéis qu’à mon directeur, Bouligues ! Pour l’instant, il ne m’a pas demandé de faire allégeance !

— Il ne va pas tarder à le faire ! N’insiste pas, Anconi ! ajouta Bouledogue en se radoucissant légèrement. Ils veulent des résultats, au “Château” ! Tout doit être épluché. Alors, n’en rajoute pas, veux-tu ? Une Algérienne ! T’es au courant qu’il y a un problème, avec l’Algérie ?

Lui dire cela, à lui qui avait été un des premiers sur les lieux de l’attentat Saint-Michel, en face de ses fenêtres ! Il se souvenait comme si c’était hier, des mots angoissés d’un agent du métro : « Il nous faut du renfort ! C’est une boucherie là-dedans ! » Il était un peu plus de 17 heures, le 24 juillet dernier. L’horreur ! Le café “Au départ Saint-Michel” transformé en salle de tri, les blessés hagards, leurs vêtements tachés de sang, sortant un à un de la bouche du métro. La stupéfaction sur les visages, les cris, les pleurs. Le ballet incessant des ambulances rouge et blanc. Le quartier bouclé. Les rotations assourdissantes des hélicoptères au-dessus du parvis de Notre-Dame.

Cette atmosphère de gravité extrême, faite d’incompréhension et de désarroi. Fallait-il qu’il fût rustre, Bouledogue, pour imaginer qu’Anconi avait oublié cet attentat qui devait être vite attribué au Groupe Islamique Armé ?

— Le GIA, il égorge plutôt, non ? fit-il observer, en joignant le geste à la parole.

— Pour l’instant, c’est moi qui commande, fit l’autre, agacé par la remarque. Tu n’auras pas le dernier mot ! Tu paries ?

Son cellulaire carillonna. Il en profita pour se détourner et s’éloigner sur le quai. Il eut le temps de noter le changement de ton dans les « Oui, Monsieur » que Bouledogue se mit à répéter en faisant les cent pas.

— Viens, Petit ! Laissons-le faire sa bouillabaisse !

— On plie les gaules, Patron ?

— Vaï ! Tu m’as entendu le dire ? Je te joue le pastis qu’il ne va rien trouver dans ses éprouvettes ! Celui qui a fait ça devait attendre sa victime dans le train ou l’a suivie. Tchic ! Tchac ! Et il a filé ! Quant aux empreintes, je lui souhaite bon courage, pour retrouver tous les voyageurs de la ligne 6 qui ont mis leurs doigts partout pendant la sainte journée ! Sans compter que notre assassin a dû éviter de le faire, lui !

Anconi dégringolait déjà les marches. Il secoua vigoureusement sa boîte de cachous et en proposa un à Lefebvre. Celui-ci accepta, étonné par l’attitude de son patron.

Le boulevard restait encombré de véhicules stationnés de travers, tous gyrophares allumés. Plusieurs fenêtres, en face, restaient éclairées. Jusseaume fumait tranquillement sur le trottoir, en les attendant.

— Toujours aussi bien léché, le toutou, pas vrai ? ricana-t-il, un large sourire désabusé sur sa grosse bouille, en montrant la verrière de la station, derrière lui. Il tendit son paquet de cigarillos au commissaire qui refusa d’un geste.

— J’essaie d’arrêter, dit-il en secouant ostensiblement ses cachous, comme une excuse.

— Oh ! Alors !

— L’appel est arrivé chez toi, je suppose ? reprit rapidement Anconi pour évacuer une tentation.

— Tu sais, ce n’est pas moi qui ai prévenu la 6e section !

— Ce n’est pas ce que je veux dire, Vieux ! Tes communications sont systématiquement enregistrées ?

— Bien sûr ! Tu souhaites les écouter, avant une saisie par Bouledogue ?

— Je n’osais pas te le demander.

L’autre partit d’un grand rire et attrapa Anconi par le coude.

— Ne traînons pas, il serait capable de…

Il se précipita vers une des voitures et, se penchant à l’intérieur, on entendit un « Tu me reçois ? », puis des grésillements, des bribes de conversation.

— Je leur ai demandé de te faire une copie, on n’est jamais trop précautionneux ! On se retrouve au 13 ? À moins que tu ne veuilles encore jouer à la baballe avec notre ami ?

Il pouffa à nouveau, le commissaire retrouva toute sa bonne humeur en réalisant qu’au moins, ce collègue serait un bon allié.

— Vous me rejoignez au 144, dans mon cube de verre ?

C’est ainsi que les locataires du commissariat du 13e désignaient leurs locaux, qui avaient si mal vieilli.

— Je te rejoins !

Le sympathique Jusseaume fit signe à ses gars, et tous s’engouffrèrent dans une 309 blanc et noir. Anconi restait planté sur le trottoir, sa veste de cuir négligemment passée sur l’épaule, son regard parcourait les étages des bâtiments du boulevard. Lefebvre sentait la décision imminente, il alluma discrètement une cigarette avant de la placer derrière son dos.

— Tu sais, Petit, il me vient une idée ! Le métro est aérien, sur le boulevard Blanqui. Il n’est pas impossible que d’une fenêtre, on puisse distinguer l’intérieur d’un wagon. Dans ce cas-là, le deuxième témoin, celui à la voix étouffée, a peut-être vu réellement quelque chose…

— Mais pourquoi descendre téléphoner dans une cabine au lieu d’appeler de chez lui ?

— Tu m’en poses, des questions ! Bonne Mère, je n’en sais rien ! Demain, tu vas me mettre quelques gars sur cette idée. Le meurtre était déjà consommé, station Glacière, c’est une certitude ! Qu’ils prennent le métro place d’Italie et notent toutes les fenêtres d’où l’on pourrait apercevoir correctement les trains. Disons à partir de Corvisart, c’est là qu’il sort de terre. N’oublie pas que, de nuit, on distingue fort bien, même de loin, l’intérieur d’une rame, surtout quand elle est presque vide ! Qu’ils prennent des photos, aussi, comme de bons touristes qui découvrent Paris ! On épluchera tout ça !

— Et ensuite, on fera du porte-à-porte ! compléta l’inspecteur. Sacré boulot, Patron !

— Fatche ! Est-ce que tu préférerais filer le train du Bouledogue pour lui quémander quelques croquettes ?

— Non ! Non ! On va le faire, on va le faire.

— Sans te commander, Petit, tu vas filer à la Salpêtrière pour savoir si elle travaillait ce soir, la malheureuse.

— À cette heure-là ?

— Service de garde, débrouille-toi ! L’autre y a peut-être déjà pensé…

Lefebvre jeta la cigarette qui s’était consumée entre ses doigts sans qu’il n’eût osé la porter à ses lèvres, de peur de tenter son commissaire.

Resté seul, Anconi parut hésiter sur le parti à prendre. En bas des escaliers de fer, il ébaucha un mouvement vers sa voiture, se ravisa et préféra s’éloigner à pied en suivant le chemin métallique du métropolitain, au-dessus de lui. Il ne savait rien de ce qui s’était passé dans ce train dont il refaisait le trajet à l’envers ! Il eut un éclair de rage, à l’évocation de ce “càcou3” de Bouligues. Depuis l’attentat du RER à Saint-Michel, celui-ci avait « balayé autour de lui », comme il disait. Il n’y en avait que pour lui, il fallait qu’il s’occupe de tout, les petites affaires de meurtre ordinaire avaient disparu à ses yeux. Il battait les médias, sûr du soutien des politiques dont il avait su s’entourer et qui ne juraient plus que par lui. Alors qu’il traversait une zone d’ombre, le commissaire réalisa qu’il préférait un certain degré d’anonymat. Une moto passa en trombe. Il était au bas des marches de la station Corvisart dont les grilles cadenassées interdisaient l’accès. Il regarda sa montre : 3 heures 45. Dieu garde ! Au moins, Hilda devait dormir tranquillement, dans leur péniche douillette !

Il était surtout intrigué par ce deuxième appel à l’aide, celui de la voix assourdie qui avait attendu plus d’une demi-heure avant de parler. Machinalement, il scruta les façades opposées. Face à l’église Sainte-Rosalie, il sourit : « Bonne Mère, ce n’est toujours pas le Bon Dieu qui a téléphoné ! » Il réalisa qu’il n’avait pas cherché à repérer les cabines publiques du quartier. Il faudrait le faire aussi dans les rues adjacentes…

Il décida de poursuivre à pied. Jusseaume devait l’attendre.

— Ah ! Anconi ! J’allais partir !

— Excuse, Collègue ! J’ai un peu flâné dans le quartier. La morte n’était pas fichée ?

— Inconnue au central.

— De la famille ?

— Je n’en sais rien. J’ai entendu Bouledogue envoyer une voiture à son domicile. Tout Bry-sur-Marne doit être en pyjama sur les trottoirs, à l’heure qu’il est !

Anconi percevait l’amertume dans l’ironie de son homologue. Il préféra biaiser.

— Au fait, tu dois connaître toutes les cabines téléphoniques de ton quartier ?

— J’y ai pensé ! Tiens ! Voilà la liste de celles du boulevard Blanqui. J’en ai dénombré au moins six dans le coin qui nous intéresse. On n’est pas outillés pour connaître le numéro d’appel ! On m’a promis, mais tu sais bien…

— J’y pense, Vieux, la ligne 6 est-elle équipée de caméras de surveillance maintenant ?

— C’est en cours, mais toutes les stations ne le sont pas encore. J’ai un ami à la police du métro, il saura, lui !

— Dans ce cas-là, tu t’en rends compte, notre coupable sera sur le film !

— Je me renseignerai. Allez ! Viens écouter cette bande, il se fait tard ! répondit Jusseaume.

Sans illusion sur la suite de l’affaire, qui serait confiée à un autre que lui, le patron du 13e avait envie de céder au sommeil.

Il appuya sur le bouton d’un vieil appareil à bandes :

« — Allô ! Police secours ? »

Après la chute des pièces, une voix étouffée. Anconi pensa à un trop-plein d’émotion plutôt qu’à une voix maquillée. Pas d’accent étranger. Un homme. Jeune ou vieux, il n’aurait su le dire.

« — Commissariat du 13e arrondissement, j’écoute !

— Je viens d’assister à un meurtre !

— Votre nom, Monsieur ?

— Une femme a été assassinée ! Dans le métro ! Je l’ai vu !

— Quelle station, Monsieur ? Vous êtes sur place ?

— Mais non ! J’ai tout vu, je vous dis ! Il faut stopper le train tout de suite !

— Où êtes-vous, Monsieur, j’envoie une patrouille !

— Station Corvisart, direction Étoile ! Vite !

Clic. »

— Il n’y a rien qui te frappe, Jusseaume ?

— À un moment, on entend un bruit de moteur, il doit être dans une cabine.

— On est d’accord ! Mais encore ?

— Il connaît bien la ligne 6, puisqu’il donne la direction du convoi !

— Tè, je n’y avais pas pensé ! Il n’y a pas autre chose qui te choque ?

— Ben ! Il y a de la panique, là-dedans. Mais c’est toujours comme ça !

— De la panique, c’est vrai ! Mais Bonne Mère, pourquoi le type demande d’intervenir tout de suite, alors qu’il sait qu’il est trop tard ?

— Explique-toi, Anconi, je ne te suis pas…

— L’heure d’arrivée de la rame à Glacière est connue, c’est celle du déclenchement du système d’alarme par le premier témoin : 1 heure 05. Le meurtre était déjà perpétré, tu es d’accord !

— C’est juste.

— Alors, demander de stopper le train à 1 heure 35, une demi-heure plus tard, ça n’a pas de sens !

— Tu crois que c’est celui qui a fait le coup ?

— C’est drôle. À toi, je vais le dire ! Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il connaît le coupable…

— Je sais qu’il est tard, Anconi, mais tu ne rêves pas un peu, là ?

Sous couvert de sa réflexion dubitative, le commissaire du 13 n’en était pas moins ébranlé et, sans le montrer, admiratif. Il n’avait pas pensé à cette hypothèse. En réalité, il n’avait pas cherché à comprendre, se sentant exclu par avance de toute contribution, du fait de la présence de Bouledogue, arrivé en même temps que lui sur les lieux. Son esprit de policier avait été anéanti d’emblée, comme celui d’un élève qui sait que la solution du problème n’est pas à sa portée et rend copie blanche, à peine le sujet distribué. Il s’offrit un petit cigare, s’abstint d’en proposer un au collègue et fronça subitement les sourcils. Sa jovialité désabusée avait disparu.

— Tu te rends compte que la SAT était là en même temps que nous ! Comment expliques-tu ça ?

— Une taupe ! affirma Anconi, péremptoire, en s’octroyant une nouvelle pépite noire.

— Chez moi ? Je connais mes gars ! Cela fait 20 ans que…

Le bureau qu’ils occupaient était désert. C’est pourtant tout bas qu’il lui glissa à l’oreille :

— Tu sais, il en a placé une, chez moi aussi !

Jusseaume sursauta et fit tomber de la cendre sur sa chemise blanche dont il avait retroussé les manches, en raison de la chaleur.

— Non ! Tu en es sûr ?

— Pardi ! Aussi certain que Notre-Dame-de-la-Garde veille sur notre bonne ville de Marseille du haut de son rocher !

Sur un imprimé qui traînait, il écrivit le nom de celui qu’il soupçonnait au Quai, posa son index sous le mot et poussa son collègue du coude. Puis il déchira la feuille en mille petits morceaux, méticuleusement.

— Tu es certain ? Tu ne crois tout de même pas que…

Jusseaume avait mis les mains derrière ses oreilles, doigts écartés, et les agitait comme un éléphant apeuré qui a repéré son prédateur. Le policier du 36 s’amusa.

— Qu’on nous écoute ? Mais bien sûr qu’on nous écoute ! Il écoute tout le monde, le “chien-chien”, et il a l’ouïe fine ! Grrr ! “Les grandes oreilles”4 sont partout !

Il écrivit à son tour sur le carnet : « Tu sais qui c’est, chez moi ? » Anconi inscrivit seulement un point d’interrogation, en affichant un visage sceptique. Il se vit répondre aussitôt « La liste des cabines… alors, on n’aurait pas dû ? » Le commissaire du Quai des Orfèvres se contenta d’un haussement d’épaules. Le patron du 13, plus affecté qu’il ne voulait le montrer, entraîna son compagnon sur le trottoir du boulevard de l’Hôpital.

— Tu crois qu’il surveille aussi les cellulaires ?

— Pardi ! Ceux fournis par la maison ? Probablement, mon pauvre vieux ! Moi, je n’aime pas ces trucs-là, je n’en ai pas ! Si tu veux me joindre, envoie-moi un de tes gars. Un gars sûr, hein, pas une balance !

Il ne fut pas avéré que le jovial Jusseaume appréciât cette dernière boutade. De grosses gouttes de pluie vinrent à propos s’écraser sur le trottoir, apportant une distraction aussi imprévue qu’opportune.

— Si tu as besoin de moi…

— Tu peux voir si elle a de la famille, la victime ? C’est de notre ressort de la prévenir. Et puis, si elle en a, ne laisse pas le furieux te devancer, avec son tact…

— Je m’en occupe, Anconi, compte sur moi ! Je te tiens au courant. On fait comme on a dit ! Et je m’occupe aussi de tes caméras de surveillance !

Anconi le remercia, enfila son blouson de cuir et fourra dans sa poche la cassette de l’enregistrement du mystérieux témoin. Le rythme de l’averse s’accéléra à mesure que le commissaire s’éloignait. Il dut se mettre à l’abri sous un porche, en face du mur de briques rouge et blanc, qui masquait la gare du métropolitain. Une odeur de mouillé montait de la chaussée, offrant presque des senteurs de campagne à la ville endormie. Lefebvre, dans sa voiture de service, s’arrêta à sa hauteur.

— Qu’est-ce vous faites sous la pluie, Patron ? Montez !

C’est presque à regret qu’Anconi accepta, mais il n’en laissa rien paraître.

L’inspecteur se gara entre deux arbres, sur le trottoir du boulevard.

— Tè, tu tombes à pic ! Alors ?

— Pas facile ! À l’accueil, ils ne savaient rien ! On m’a reçu avec un « Ils ne peuvent pas connaître toutes les infirmières ! » Ca commençait bien ! On m’a envoyé aux Urgences. J’ai dû poireauter un bon moment avant que quelqu’un se libère. Là, coup de chance, je suis tombé sur une ancienne collègue qui m’a dit : « Elle ne travaille plus ici, elle est en Neurologie. » J’ai eu un mal de chien à trouver le bon pavillon. L’infirmière de nuit m’a confirmé que « Rabah Saadallah avait travaillé tard dans le service ! On lui avait demandé de venir en remplacement parce qu’il y avait un congé de maladie », enfin, bref, et…

— Bravo, Petit ! Tu as devancé la SAT ?

— Par chance, oui ! Mais j’ai croisé une de leurs équipes en sortant !

Il émit un gloussement de plaisir avant de poursuivre, et dans son excitation il affublait d’un « Bref » toutes ses phrases :

— Bref, notre victime sortait donc de la Pitié-Salpêtrière où elle a été relayée à minuit.

— Elle est partie seule ou avec des collègues ?

— Une panseuse du bloc a quitté la Pitié en même temps que Rabah, après une transplantation. J’ai pris ses coordonnées.

Il tapota son veston, côté poche intérieure, là où il gardait son petit carnet.

— Son comportement avait changé, ces derniers temps ?

— On m’a décrit une femme discrète. Elle ne se confiait pas. Une fille sérieuse, plutôt triste, ces derniers temps.

— Mariée ?

— Non.

— Elle faisait ramadan ?

— J’ai oublié de demander, Patron !

— En somme, on sait qu’elle était célibataire, un peu tristounette, et qu’elle est sortie de l’hôpital autour de minuit – peut-être avec une collègue – avant de se faire poignarder dans le métro vers 1 heure.

— Euh ! J’ai visité les vestiaires, aussi… j’ai dû forcer un peu la serrure. Bien m’en a pris !

— Bonne idée ! Tu as trouvé quelque chose ?

— En dehors de vêtements professionnels, il y avait une boîte à chaussures, avec tout un petit fourbi féminin dedans. Je n’ai pas eu le temps de faire l’inventaire. C’est sur la banquette, derrière. Il y a des produits de beauté, un miroir, des papiers… bref, j’ai embarqué le tout !

— Destruction de matériel public ! Subtilisation de preuves ! Bonne Mère, tu vas être convoqué Place Beauvau, dégradé, collé à la circulation chez les “Moulins à vent” !

— Vous croyez que…

— Je plaisante, Petit. Boudiou ! La tête qu’il va faire, l’autre ! Je te félicite… officieusement, bien sûr ! Si on jetait un coup d’œil ?

Lefebvre sortit son paquet de cigarettes, le montra à son chef en l’interrogeant du regard :

— Je peux, si j’ouvre la fenêtre… Patron ?

— Tu l’as bien mérité, peuchère !

Le commissaire attrapa le carton sur la banquette arrière, souleva son couvercle où était écrit « Bata », y plongea les doigts qui firent tinter un trousseau : deux minuscules clés identiques, dont une plus usagée, sur un anneau. Un flacon de henné largement entamé, deux minuscules pots de crème pour les mains, un bandeau sur lequel étaient restés accrochés quelques cheveux noirs. De la menue monnaie.

— Hé bè ! Voilà qui est plus intéressant !

Il dégagea un petit carnet jaune aux coins arrondis, le feuilleta. Ce n’étaient que des protocoles de soins, des dilutions de produits aux noms compliqués, sans doute des médicaments.

Il y avait aussi un livre d’enfant usagé, format poche, dont la couverture manquait. À l’intérieur, une photo jaunie représentant un couple âgé, assis sous un grand arbre dégarni. L’homme portait la chéchia, la femme un foulard sombre. Ils souriaient tristement au photographe. Le cliché était défraîchi, craquelé, comme ceux qui ont voyagé dans un portefeuille pendant longtemps. Anconi imagina aussitôt les parents de la victime, en Algérie.

Quelques cartes postales tapissaient le fond, toutes adressées à mademoiselle Rabah Saadallah sur son lieu de travail, « Service de Neurophysiologie. »

Lefebvre, la tête de côté pour éviter la fumée de sa cigarette, tourna une enveloppe dans ses mains. Une enveloppe vide, en papier kraft, où était écrit ce simple mot, « Rabah », avec des lettres découpées dans un journal.

— Une lettre anonyme, Patron ?

— Vaï ! Ça m’en a tout l’air. Tu vas faire analyser papier, colle, empreintes, fournisseurs éventuels, tout le toutim ! Tu demandes au labo de chez nous, pas question d’ébruiter cette trouvaille à l’officine centrale de la rue de Dantzig !

— Si on avait la lettre, on tiendrait sans doute le coupable, souffla Lefebvre en rejetant une longue bouffée par sa vitre, partiellement descendue car l’averse redoublait.

— Pas si sûr ! Le coupable ou quelqu’un qui met en garde… En tout cas, quelqu’un qui ne veut pas être reconnu. Il n’a pas utilisé le service des postes pour adresser son courrier ! Je paierais cher afin d’avoir le contenu de cette fatche d’enveloppe !

Il tripotait encore la boîte à chaussures, cherchant un double fond ou une cache quelconque. Il tendit les cartes à son collègue.

— Je les fais analyser aussi ? demanda celui-ci.

— À tout hasard, mais on ne trouvera rien là-dessus. Bonne Mère, ça ressemble à tous ces messages que les collègues envoient, de leur lieu de vacances, à ceux qui sont restés au boulot.

Anconi bâilla à plusieurs reprises.

— Celle-ci est plus curieuse, Patron. En général, ce genre de missive est en couleur ! Le noir et blanc, c’est has been… Tiens ! Le timbre a été décollé.

— Sans doute un philatéliste ! On a déjà vu ça ! Fais voir encore !

La photo montrait une gare de province. Sur le côté, une vieille locomotive à vapeur devant laquelle posait le chef de gare, fier et souriant sous sa casquette galonnée. Sur l’envers, juste ces mots : « À bientôt, je t’embrasse ! » Ce n’était pas signé. Le cachet avait été détruit par l’ablation du timbre. En haut, à gauche, en caractères à peine lisibles : « La gare de Carhaix-Plouguer, Finistère. »

— Tu connais ce patelin, Petit ? Sans lui laisser le temps de répondre, il poursuivit, tournant la tête vers son chauffeur : En plus, ce n’est pas signé ! Tu as raison ! Carhaix-Plouguer… Carhaix-Plouguer ? Il faut peut-être que tu préviennes Bouledogue que la prochaine bouteille de gaz du GIA fera péter une vieille locomotive à Carhaix-Plouguer, blessant sérieusement un employé des Chemins de fer français… De la prévention, Petit, de la prévention !

Les deux policiers se regardèrent et éclatèrent de rire. Leur pénible entrée en matière dans cette enquête, gâchée par une présence imprévue et hostile, se trouvait tout à coup effacée. Lefebvre, soudain détendu par la bonne humeur de son patron, imita un aboiement joyeux en glissant sous son menton ses deux mains repliées.

— Demain, visite au domicile de la victime, enquête de proximité, famille, amis, travail, repérage et surveillance des cabines téléphoniques du quartier, recherche d’une fenêtre ayant vue sur les rails, sur le trajet Corvisart-Glacière… et il faudra interroger la collègue qui l’a raccompagnée !

— L’autre a déjà dû passer à Bry-sur-Marne, Patron…

— Pardi ! Et alors ? Il ne va tout de même pas nous empêcher de collaborer ?

— Et les scellés ? Il y aura sûrement des scellés !

Anconi, plein de malice, fit entendre un « Paf ! » en mimant un geste d’explosion, et ajouta, en montrant les petites clés au fond de la boîte à chaussures :

— Et j’aimerais bien découvrir la serrure correspondante…

À nouveau, il émit un « Paf ! » presque chuchoté. La pluie avait cessé, laissant l’asphalte fumer par endroits.

— Petit, pour se rendre à Bry-sur-Marne en sortant de la Pitié-Salpêtrière, tu n’as pas l’impression qu’elle s’est trompée de route, notre infirmière ? Allez ! À demain !

C’est un Lefebvre perplexe qui se retrouva seul au volant, alors que le commissaire, son cuir sur l’épaule, s’éloignait d’un air dégagé sur le trottoir luisant.

1 « Mon bien-aimé », en hollandais.

2 Section Antiterroriste.

3 Frimeur, en marseillais.

4 Service des écoutes téléphoniques, jargon policier.

II

Neuilly, vendredi 25 août 1995, 5 heures

Lorsqu’il rentra à la péniche, il était près de 5 heures du matin. La nuit se délitait lentement. La pluie avait laissé derrière elle une fraîcheur moite. Malgré la fatigue, Anconi aurait bien poussé la porte d’un café, s’il en avait trouvé un d’éclairé. Mais c’était l’heure où tout vient de fermer, où rien n’est encore ouvert. Un entre-deux.

Il s’installa sur le petit patio qu’Hilda avait aménagé à la poupe du bateau, pour peindre. Un endroit entouré d’un fin bastingage, d’où pendaient des plantes vertes dont les longs feuillages effleuraient l’eau. Une table ronde surmontée d’un parasol, quelques chaises longues, invitaient à la méditation devant le fleuve qui glissait sans bruit. Il prit dans le réfrigérateur une de ces bières hollandaises dont sa femme raffolait, s’assit sans bruit, dehors, et allongea les jambes.

Cette enquête s’annonçait délicate avec l’Antiterro’ sur le dos. Sa hiérarchie allait certainement, dans quelques heures, le rappeler à l’ordre. On lui demanderait de s’effacer devant Bouledogue. « Pensez ! Faites attention, Anconi, on est sur un terrain glissant ! En haut lieu, on redoute d’autres attentats ! Le Quai des Orfèvres ne doit pas faire d’ombre à la Rue des Saussaies, c’pendant… » Et patati et patata.

Le commissaire soupira. Pour lui, il y avait bien d’autres pistes que le GIA. Certes, une Algérienne, infirmière et habillée à l’européenne, pouvait constituer une cible pour des extrémistes. Il se mit à regretter de n’avoir pas essayé lui-même d’en connaître davantage sur sa famille, au lieu d’en confier la recherche à Jusseaume. Il faillit téléphoner pour… Mais à quoi bon ? Il serait bien temps tout à l’heure. Et puis Bouligues se chargerait d’éplucher le milieu de la morte. Et cette enveloppe anonyme, que venait-elle faire là-dedans ?

Non ! Ce qui l’intriguait le plus, c’était cet appel au secours différé. Quand on croit assister à un meurtre, on n’attend pas trente minutes avant de réagir ! Ou alors, c’est que l’on a une bonne raison pour cela, non ?

Il frissonna soudain, constata qu’il faisait plein jour. Il endossa son cuir, se cala bien dans son siège en osier, décida de ne plus penser à rien.

Il se réveilla en sursaut, pâteux, la tête bourdonnante. Il était seul à bord, Hilda lui avait laissé un mot sur la cafetière « Tu dormais si bien, je n’ai pas osé te réveiller. À ce soir ! Je t’embrasse. Hilda. » Partagé entre l’aménité dont avait fait preuve sa femme et l’irritation de constater qu’il était déjà 9 heures, il se rua sur le téléphone.

— Allô ? Lefebvre est dans les murs ? C’est Anconi.

— Bonjour, Commissaire, c’est Bolz ! Il m’a laissé un mot pour vous. Je vous le lis, il m’a dit que vous comprendriez : « L’agent immobilier est sur la ligne 6. »

— Ah ! Merci Bolz ! Le directeur n’a pas cherché à me joindre ?

— J’allais vous le dire ! Arnaud-Fontaine voulait absolument vous parler. Il a déjà appelé deux fois. Lefebvre m’avait prévenu ! Alors, sur son conseil, je lui ai dit qu’on ne vous avait pas vu encore, qu’on ne savait pas où vous étiez. Il avait le ton des mauvais jours et je ne suis pas certain qu’il m’ait cru !

— Bonjour, bonsoir, demain je me purge1 ! S’il remet le couvert, transmets-lui mes respects et dis-lui que je me propose de passer à son bureau au plus tôt !

Il entendit Bolz glousser avant de répondre péniblement.

— D’accord !

— Autrement, les gars du 13 ne se sont pas manifestés ?

— Du 13 ? Ah non !

Il en déduisit que Lefebvre ne s’était pas étendu sur le meurtre du métro Glacière, soucieux d’éviter les fuites vers la Rue des Saussaies. « Un bon petit gars, ce Lefebvre ! » pensa-t-il en raccrochant.

Anconi appréciait au plus haut point cet inspecteur, originaire de Fécamp, pour son caractère méticuleux et ordonné, son éternel entrain.

Il se versa un grand bol de café noir, afin de chasser le mauvais goût de nuit blanche qui lui gâchait le palais.

Il composa le numéro du 13e, mais raccrocha brusquement à la deuxième sonnerie. « Et si ma ligne est écoutée aussi ? Bonne Mère, c’est qu’ils sont capables de tout ! » Il fit un autre numéro.

— Allô ? L’Institut néerlandais ?

Hilda, d’origine hollandaise, occupait un poste de traductrice à l’Institut de la rue de Lille et y enseignait le français aux nouveaux arrivants.

— Oui Monsieur, répondit une voix teintée d’un léger accent, que puis-je pour vous ?

— Est-il possible de joindre madame Hilda Anconi ? De la part de son mari.

— Ne quittez pas, je me renseigne, Monsieur…

Il dut patienter un long moment. Cette attente ne lui pesa pas, bien au contraire, car il imaginait les collaborateurs de Bouledogue appliqués, le casque sur les oreilles, espionnant sa conversation.

— Je suis bien désolée, Monsieur, elle donne un cours, actuellement, je ne peux pas la déranger. Y a-t-il un message ? Elle peut vous rappeler ?

— Vous seriez très aimable de lui dire que je suis obligé de faire un déplacement impromptu en Bretagne et que je rentrerai sans doute assez tard ce soir. Qu’elle ne s’inquiète pas !

— Bien sûr, comptez sur moi, Monsieur !

Dans les cinq minutes, l’information serait transmise à l’autre, toute la SAT s’en trouverait sur les dents, contrainte de tenter de deviner sur quelle piste inconnue se lançait le commissaire de la Crim’. Ils allaient se faire houspiller, c’était certain. C’est un Anconi au visage profondément réjoui qui reposa le combiné doucement sur son socle. Son mauvais goût dans la bouche était même oublié, il se sentait ragaillardi.

Il sortit et se dirigea vers le pont de Neuilly. Chez le buraliste du coin de la rue Lanrezac, il s’approvisionna en cachous. Non qu’il en manquât, mais il souhaitait vérifier, à tout hasard, qu’il n’était pas filé par la “concurrence”.

Rassuré, il entra dans une cabine téléphonique du boulevard.

— Bolz ? C’est encore moi !

— Vous tombez bien, Patron ! Jusseaume, le commissaire du 13, vient d’appeler pour vous dire…

— Pas maintenant ! Pas maintenant ! On verra ça plus tard ! trancha Anconi, tourmenté par la crainte d’être espionné. Fais le plein d’une voiture et viens me chercher chez moi ! Tu connais la Bretagne ?

— Euh… non !

— Eh bien ! On y va !

— Mais, pour le 13, on fait quoi ?

— Fatche ! Rien ! C’est la SAT qui est dessus ! Chasse gardée, il paraît !

— Ah ? J’arrive, alors… prononça Bolz, décontenancé par le changement d’attitude du patron entre les deux communications.

Anconi arborait un visage goguenard en sortant sur le trottoir. Un sentiment de liberté l’avait envahi. Il remarqua pour la première fois de la journée, le ciel tout bleu, les passants en tenue légère, les automobilistes le bras à la portière. Pour un peu, il se serait cru en vacances. Il regagna la Seine, s’assit sur un banc sous les marronniers du boulevard Kœnig. Il secoua gaiement sa petite boîte en fer et attrapa un cachou, avant de suivre distraitement les rares passants qui promenaient leur chien. « 10 heures 03, Bolz ne devrait plus tarder ! »

— Comme ça, vous abandonnez, Commissaire ? s’enquit l’inspecteur, profondément troublé, en se penchant pour ouvrir à son patron.

Anconi s’installa prestement, claqua la portière.

— Fatche de fada ! Roule ! fit-il en agitant la main vers l’avant.

— On va où, Patron ? Et on va faire quoi, en Bretagne ?

— La Bretagne, c’est juste pour les empéguer ! À partir de maintenant, ou on se parle directement ou on se téléphone d’une cabine ou d’un troquet ! Bouledogue a dû nous mettre tous sur écoute, domicile, sans doute bureau, et tout le fourbi !

Le visage de Bolz s’illumina.

— Ah ! Je comprends mieux ! Vous pouvez dire que vous m’avez fait peur ! Non, mais vous pensez vraiment que les bureaux du Quai sont espionnés aussi ?

— Il y a une taupe chez nous, Petit…

L’inspecteur fit caler la voiture.

— Excusez-moi, Commissaire. Une taupe ? Vraiment ?

— Aussi vrai que je suis de Marseille !

— Ça, alors ! Et vous savez qui ?

— En tous les cas, ce n’est pas toi, sinon tu ne serais pas là à martyriser la voiture !

Anconi avait gardé un visage sérieux. Bolz n’osa pas en demander davantage et démarra.

— Vaï ! On va au commissariat du 13e ! Tu me déposes en haut du boulevard de l’Hôpital. Toi, tu tournes dans le quartier. Tu tâches de repérer les camionnettes stationnées. N’utilise pas “l’Inter”, surtout ! Si c’est clair, tu rentres par derrière – sans te faire voir, hein ! – et tu demandes à Jusseaume la liste de toutes les cabines du quartier, il devait me la dresser. Vous me rejoignez au Café Rialto, place d’Italie. Je vous y attendrai. Soyez prudents !

— Et si ce n’est pas clair, Patron ?

— Tu me reprends et on cherchera autre chose, peuchère !

— Oh là là, fit Bolz, c’est la guerre !

Une demi-heure plus tard, les trois policiers étaient réunis dans un coin discret de la brasserie, loin d’un écran de télévision qui rabâchait les résultats des courses de Chantilly. Les cavalcades des trotteurs accaparaient les regards des consommateurs, les arrivées faisaient jaillir des « Oh ! » de victoire ou des « Ah ! » de dépit.

— Adieu, tu vas bien ? fit Anconi en tendant la main à Jusseaume qui était pâle comme un linge. Bolz avait dû lui faire part des craintes du commissaire et des précautions à prendre. Se tournant vers son inspecteur, Anconi poursuivit :

— Tu as réussi à loger une camionnette en stationnement ?

— Je crois que vous aviez raison ! Il y a un J9 crème, vitres fumées, garé rue Coypel. Il n’y a aucune inscription dessus, mais je suis à peu près certain qu’il y a du monde à l’intérieur…

— Bonne Mère ! Un sous-marin, j’en étais sûr ! Bon ! J’espère qu’ils ne vous ont pas repérés ! De toute façon, ici, pas de danger. Vous avez la liste ?

La question était posée aux deux convives, mais c’est Bolz qui ébaucha un geste vers sa poche intérieure, car le patron du 13e, blême, paraissait figé.

— Combien de cabines entre Corvisart et Glacière ?

— Entre ces deux stations, on en dénombre déjà 10, rien que sur le boulevard Blanqui ! Il y a aussi celles des rues avoisinantes, on en a compté 8, Patron !

— Bon ! Demande tous les appels qui ont été composés à partir de chacune d’elles, la nuit dernière, entre 1 heure et 2 heures du matin. Il ne doit pas y en avoir des tas à un moment pareil ! Il faut trouver celle d’où est partie la demande de secours à ton commissariat, Jusseaume ! Cela pourrait circonscrire le périmètre où habite notre fichu témoin tardif !

Bolz émit un sifflement entre ses dents.

— À condition qu’il ait choisi la plus proche de chez lui… suggéra-t-il.

— Mets-toi à sa place. L’enregistrement révèle un type bouleversé. Il a peut-être hésité à prévenir, mais quand il se décide, il va au plus près. « J’ai tout vu », ce sont ses mots et lorsque le planton lui demande s’il est encore dans le métro, il répond : « Mais non ! » Pour moi, de deux choses l’une : soit il était sur le quai, mais le premier témoin pense qu’il n’y avait personne, soit il a vu la scène de sa fenêtre. Et alors, à nous de le retrouver ! Allez, va ! Pars à pied par le boulevard Blanqui et balade bien les gars du J9 s’ils t’ont déjà reconnu ! Je me charge de la voiture. On se retrouve au Quai !

Puis, se tournant vers le patron du 13e, il poursuivit en lui tapant sur l’épaule :

— Fatche, Jusseaume ! Tu ne te sens pas bien ? Hè, on dirait que tu as avalé tout le pot de sulfate de soude !

En dodelinant de la tête, l’autre approuva et sembla sortir lentement du brouillard.

— Tu conviendras qu’après ce que je viens d’apprendre… Puis, cessant ses mouvements de tête, il ajouta : Mais, notre mystérieux témoin, il n’aurait pas pu être dans le wagon ? Ou faire le coup ?

— Pourquoi appeler au secours, alors ? rétorqua Anconi, sûr de lui.

Jusseaume s’entêtait :

— L’affolement… ou pour brouiller les pistes… Oh ! Et puis cette histoire me tourneboule, tiens !

— Côté vidéosurveillance du métro, tu en es où ?

— J’ai fait la demande à mon copain “FBI”, de la brigade du métro. On l’appelle comme ça, car il porte toujours des lunettes noires Ray Ban et mâchouille sans cesse du chewing-gum, tu vois ?

— Je vois bien, mais qu’est-ce qu’il dit, FBI ? Il y en a des caméras à Glacière ou pas ?

— C’est encore expérimental, sur la 6, alors il ne sait pas si elles fonctionnaient la nuit dernière… mais il s’en occupe, il s’en occupe !

— Vaï, j’espère qu’il est aussi efficace qu’Elliot Ness !

Ils commandèrent un deuxième café. Le garçon se faufilait entre des turfistes. L’un d’eux brailla « Falnero de la Broca, dans la sixième, je te l’avais bien dit ! » et faillit renverser le plateau du serveur. Resté seul avec Jusseaume, Anconi tenta de remonter le moral du collègue. Il lui raconta, en pouffant, la fausse piste qu’il avait manigancée, pour dérouter la SAT.

— Ne t’inquiète pas, ce sont leurs manières ! Tu n’as rien à te reprocher. On fait notre boulot, c’est tout ! avait-il conclu, en soutenant le regard contraint du commissaire du 13e.

— Quand je pense que je suis sur écoute et qu’il y a une balance chez moi ! se lamenta celui-ci.

— On va poursuivre l’enquête à notre façon, tu veux ?

— Bouledogue, il va nous sabrer ! À mon âge, tu te rends compte ! Et puis j’ai encore deux gamins qui font des études, moi, tu comprends ? Il y a mon jeune Arthur qui est aux US, à Cambridge, alors tu te rends compte ? Je n’ai pas envie de me retrouver muté à Saint-Pierre et Miquelon !

— On ne fait rien de mal, peuchère ! C’est bien toi qui as reçu le premier appel, non ? Alors, on enquête là-dessus, mon vieux, tout simplement ! Personne ne te l’a interdit ?

— Non ! Mais tu as vu comme il aboyait, cette nuit ! Chasse gardée !

Anconi décida de changer de sujet, pour remettre le Jusseaume sur les rails.

— Tu as avancé, sur la victime ? Sais-tu si elle avait de la famille ?

— On progresse. Elle était célibataire. Les parents sont morts à Constantine pendant l’été 1961, tués au cours d’une manifestation. Elle avait deux frères aînés, qui vivent aussi à Paris. Le plus jeune, Malek Saadallah, tient une boulangerie avec sa femme, “Aux délices de Constantine”, rue Doudeauville. C’est à Barbès.

— Le plus jeune, tu dis ? Il a quel âge ?

— 36 ans.

— Et l’autre ?

— L’autre, Yazid, en a 38. Mais là, c’est moins clair. Il a été fiché pour des petits larcins – c’est d’ailleurs grâce à sa fiche qu’on a pu retrouver la famille – vol de mobylette, minable trafic de cigarettes. Il n’a jamais été condamné, faute de preuves. Il faisait partie d’un groupe de traîne-savates. Toujours au café, pas de travail franchement défini, enfin, tu saisis…

— On sait où il habite ?

— Il a longtemps été logé par son frère, mais la belle-sœur ne le supportait plus, alors il est parti. On ne sait pas où. Il était bien connu des collègues du 18e, à la Goutte d’Or.

— Tu sais s’il voyait sa sœur ?

— Aucune idée !

— Tu as envoyé quelqu’un chez le boulanger ?

— Non ! J’y suis allé moi-même, pour annoncer le décès de Rabah.

— Comment ont-ils réagi ?

— Ils ne voulaient pas y croire ! La femme a crié, pleuré en levant les bras au ciel. « Pauvre petite, pauvre petite ! » qu’elle sanglotait. Le frère, lui, était muet, mais il avait l’air au moins aussi affecté. Ils ont tout de suite baissé la grille de la boutique.

— Tu as eu l’impression qu’ils étaient déjà au courant ?

— Oh non ! Ou alors ils jouaient bien la comédie !

— Tu penses qu’ils avaient un soupçon ?

— Ils n’ont rien dit là-dessus. Ils voulaient récupérer le corps au plus vite. Ils ont hurlé tous les deux « Vous n’avez pas le droit ! » quand je leur ai parlé d’autopsie !

— Bouledogue n’était pas encore passé, alors ?

— Non ! Étonnant, hein ?