Contre-courants au Croisic - Rémi Devallière - E-Book

Contre-courants au Croisic E-Book

Rémi Devallière

0,0

Beschreibung

Plongez dans l'enquête policière du commissaire Anconi... Attention, cette aventure réserve bien des surprises !

4 juillet 1986 : « Allô ! Papa ? C’est Jean ! Nous venons de découvrir le corps d’un homme dans le Grand Traict du Croisic ! Que doit-on faire ? » Le commissaire Anconi, prétextant des congés, vole au secours de son fils, en stage chez un conchyliculteur local. Mais ce ne sont pas des vacances ! Chacun semble s’évertuer à lui mettre des bâtons dans les roues : gendarmerie, Renseignements généraux, police judiciaire, tous s’intéressent à ce mort qui se révèle être un personnage important. Pour couronner le tout, Anconi ne peut s’empêcher de prêter main-forte à l’ami conchyliculteur, victime d’un sérieux vol de palourdes. Notre commissaire va devoir ramer à contrecourant…

Découvrez la 8e enquête palpitante du commissaire Anconi !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Médecin hospitalier, Rémi Devallière a soigné les maux les plus graves ; désormais en retraite à Pornichet, il écrit, avec passion, se plaisant à choisir les mots les plus appropriés pour ses histoires. Nouer des intrigues n’est-il pas le pendant d’une démarche médicale bien conduite ? Si les instruments de l’exercice en sont différents, le plaisir de parvenir à un résultat satisfaisant est bien le même. Et obtenir les aveux du coupable ne relève-t-il pas du même défi que poser un bon diagnostic ?

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 355

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

« … je ne sais quel arôme subtil Exhalé de la mer jusqu’à moi par la brise, D’un effluve si tiède emplit mon cœur qu’il grise ; Ce souffle étrangement parfumé, d’où vient-il ? »

Brise marine, composé au Croisic en 1892Les Trophées – José Maria de Heredia

Le blog de l’auteur : http://devalliere.wix.com/remi-devalliere

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

– À ma première lectrice, pour son infaillible soutien, ses corrections et remarques toujours constructives.

– À Muriel et Christophe, pour m’avoir initié à la conchyliculture et fait partager d’inoubliables aventures.

– À la “Société des amis du Croisic”, dont les écrits furent une source d’authenticité.

– À Michel Germain, pour avoir accepté de partager ses connaissances de l’aventure du “Kurun”.

PROLOGUE

Dans l’avion qui l’emportait vers la Bretagne en compagnie d’Antonella, Édouard se souvint de cette conversation dont il n’avait pas mesuré les conséquences, un an plus tôt, en juin 1985. Les termes lui en revinrent, aussi naturellement que ceux d’une communication reçue la veille.

— Allô ? Édouard ?

— Oui.

— Pierre-Guillaume ! Mes respects et mes amitiés, très cher. Comment allez-vous ?

Il entendait encore la voix assurée, volubile, un brin obséquieuse.

— Ah ! Bonjour. Bien, bien. Et vous ?

Par le hublot de l’appareil, il voyait se rétrécir les pavillons de la banlieue. C’est sur un coup de tête qu’il avait décidé de quitter la capitale. Était-ce seulement la chaleur étouffante de ce début juillet 1986, pénétrant dans ses bureaux, qui avait dissuadé Édouard de rester à Paris ? Pourtant, ses locaux ministériels de la rue de Lille n’avaient rien d’inconfortable bien qu’il détestât la climatisation dont il redoutait d’éventuels effets nocifs sur son hypocondrie. Ne s’agissait-il pas plutôt de cette affaire dont on l’accusait à tort ? Elle meublait chaque semaine davantage les couloirs d’officines malfaisantes. Bientôt la presse s’en emparerait.

En début d’après-midi, il avait décidé de s’échapper quelques jours au Croisic et avait convoqué son chauffeur :

— Albert, renseignez-vous sur la disponibilité d’un Cessna du GLAM* pour La Baule, voulez-vous ! Nous serons deux, ajouta-t-il.

— Bien, Monsieur. Quand souhaitez-vous partir ?

— Ce soir, mon petit Albert, ce soir certainement, je vous le précise très vite. Auparavant, nous passerons rue de Provence, chez qui vous savez.

Édouard Montoison était conseiller dans le cabinet du ministère de l’Industrie, des Postes et Télécommunications et du Tourisme. Cela constituait l’essentiel de son activité et lui avait permis de se voir attribuer un appartement de fonction à Neuilly, boulevard Richard-Wallace, au dernier étage, face au bois de Boulogne. Il occupait par ailleurs des sièges d’administrateur dans diverses sociétés privées. En outre, grâce à la fortune de son épouse, il pouvait jouir à tout moment de la vieille demeure de sa belle-famille au Croisic, dans laquelle il se réfugiait régulièrement.

Il avait serré divers documents dans sa serviette de cuir, sans oublier d’y glisser son carnet de rendez-vous, dont il ne se séparait jamais. Il avait ensuite passé un long coup de fil puis rassemblé plusieurs gros dossiers qu’il désirait emporter.

Puis, il avait appelé Neuilly. La domestique avait décroché :

— Bonsoir, Juliette. Madame est-elle rentrée ?

— Non, Monsieur.

Ce contretemps avait irrité Édouard. Si les relations des époux Montoison s’avéraient distantes, elles restaient de parfaite convenance, ni l’un ni l’autre ne souhaitant une rupture. L’un envisageait mal de se voir privé des avantages d’une situation confortable, l’autre appréciait la position d’un homme introduit dans les arcanes du pouvoir.

— Ah ! avait regretté Édouard d’un ton de reproche. Dîne-t-elle ce soir “boulevard Wallace” ?

Il avait pris l’habitude de surnommer ainsi son appartement de fonction. De cette manière, son esprit séparait sa vie officielle de l’autre qu’il partageait “rue de Provence”, avec Antonella Salabrino, sa maîtresse italienne rencontrée quelques années auparavant. Il n’oubliait jamais de sauver les apparences. Au cas où son épouse aurait choisi de passer la soirée au domicile conjugal, il eût fait en sorte de différer son départ, par souci des convenances.

— Monsieur, parfois, le mercredi, Madame aime retrouver ses amies à La Coupole.

— Oh ! Oui, j’avais oublié, concéda Édouard, n’ignorant pas que les “amies” n’étaient pas toujours de sexe féminin. Aurez-vous la gentillesse de lui apprendre que je dois m’absenter quelques jours ?

— Certainement, Monsieur.

Par prévenance, la domestique s’était abstenue de demander sa date de retour, alors que Madame ne manquerait pas pourtant de s’en enquérir aussitôt.

Édouard possédait un caractère facile. Certains le considéraient comme un homme naïf, d’autres comme un rusé. Les plus avisés voyaient en lui un grand bourgeois aimable et complaisant, travailleur acharné enclin au dialogue et à la conciliation. Chacun reconnaissait sa situation privilégiée, toutefois dépourvue d’arrogance. Sans doute était-il un amalgame de tout cela.

Le soir même, il s’était envolé de Villacoublay pour La Baule-Escoublac, avec sa maîtresse, à bord d’un Cessna 411, avant de rejoindre Le Croisic. Le gardien de la propriété vint les chercher à l’aérodrome. À leur arrivée, les volets ouverts, les massifs soigneusement taillés, les parterres ratissés en cercles harmonieux constituaient autant de preuves d’un entretien scrupuleux et régulier par le jardinier.

Dans la villa Ker Bellech, entourée de cyprès centenaires et de petits chênes, séparée du monde par les murs de pierre de la propriété et sa grille en fer forgé, Édouard se détendait habituellement d’un coup, comme un élastique. Il jetait le costume trois-pièces, enfilait un polo Lacoste et un pantalon clair, chaussait des mocassins légers. Il ne manquait jamais de remercier le régisseur, le raccompagnait jusqu’à la grille, effectuait le tour du parc, comme pour vérifier la tranquillité du lieu. Jamais il ne s’adonnait aux bains de mer. Tôt le matin il se plongeait dans ses dossiers, dans une pièce qui lui était réservée. Une sorte de bureau lambrissé à l’ouverture étroite, encombré de peintures marines.

Chaque soir, très tard, un gros cigare aux lèvres, il partait le plus souvent seul en promenade vers l’estacade et le port, tandis qu’Antonella, devant ses cartes, s’essayait à d’interminables réussites. Parfois ses pas le menaient sur la jetée du Tréhic : au bout du promontoire, il s’asseyait longuement, contemplait les rares pêcheurs encore présents, sous l’éclat intermittent du phare.

Mais il doutait qu’il en soit de même cette année. Alors que l’avion entamait sa descente, il se remémora de nouveau le dialogue qui s’était tenu au téléphone l’année passée avec Pierre-Guillaume.

— Je crois avoir trouvé ce que vous cherchiez, avait affirmé son “cher ami”, après s’être libéré de ses excès de politesse habituels.

— Je vous écoute, avait-il prudemment répondu.

— Puis-je vous en parler maintenant ?

Édouard, intrigué, lui avait réclamé un instant, le temps de repousser les portes capitonnées de son cabinet de travail.

— Voilà, je suis seul. De quoi vouliez-vous m’entretenir ?

— Si je ne me trompe, ne m’aviez-vous pas confié que vous cherchiez une propriété au Croisic ?

C’est vrai qu’il ne se plaisait pas vraiment dans cette villa. Malgré sa situation exceptionnelle, il la jugeait trop vaste, trop luxueuse, trop “château”. Hortense, son épouse, y venait rarement, préférant le rivage de Juan-les-Pins, « l’eau est si froide en Atlantique ! » se plaignait-elle souvent. Sans doute trouvait-elle sur la Côte d’Azur des distractions plus mondaines qu’au Croisic ? Pourtant il se sentait de moins en moins chez lui dans cette vieille demeure, bien qu’il en goûtât le calme et y travaillât tranquillement ses dossiers. Depuis quelques années, il y rédigeait même ses mémoires. Non, il rêvait d’une maison lui appartenant en propre, plus modeste, sur la côte sauvage, face au grand large, comme pour échapper à un monde dont il ne tolérait plus les excès. De plus, il pensait qu’il y serait plus à l’aise avec Antonella. Cette dernière n’appréciait pas les trop vastes volumes de Ker Bellech dont chaque pièce lui rappelait Hortense, l’épouse légitime d’Édouard. « Je m’y sens surveillée », déplorait-elle. Il s’en était ouvert incidemment à Pierre-Guillaume.

— Chercher ? Un bien grand mot, s’était-il récrié. J’y songe, parfois. Vous savez ce que c’est.

— Je pense pouvoir vous en offrir l’occasion. Quatre mille mètres carrés face à l’océan, sur la côte sauvage, cela vous tenterait ?

Pierre-Guillaume n’avait pas souhaité en livrer davantage, laissant son correspondant et ami sur sa faim. Édouard s’était enquis de l’emplacement, soucieux d’en vérifier le caractère constructible.

— Je m’en assure. Nous en reparlerons le moment venu.

Mais les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévu.

Au moment où le Cessna toucha la piste de La Baule-Escoublac, il se débattait avec les amers regrets d’avoir cédé à son caprice d’alors.

Dans la soirée, sur le balcon de Ker Bellech, face à l’éclat du phare du Tréhic, dans une nuit tiède à peine rafraîchie par une douce brise venant de la mer, son cigare Montecristo ne lui procura pas le plaisir habituel. Sa compagne Antonella s’étonna de le voir si soucieux, encore davantage lorsqu’il décida de sortir « pour une courte promenade » sans même troquer son costume pour des vêtements légers.

* Groupe de liaisons aériennes ministérielles.

I

Les premiers jours de juillet ravirent les touristes fraîchement arrivés au Croisic. Après la canicule de la fin juin qui les avait terrassés dans leurs villes surchauffées, les citadins savouraient la légère brise marine. Ils se promenaient jusque fort tard sur les quais, une glace à la main, laissant derrière eux des odeurs de crème solaire.

— Ne t’approche pas trop près ! rappelaient les mamans aux bambins qui se penchaient pour mieux voir les bateaux posés à marée basse sur la vase des chambres.

À Paris, les fenêtres de son bureau du quai des Orfèvres largement ouvertes sur la Seine, le commissaire Anconi parcourait la presse quotidienne de ce vendredi 4 juillet. Qu’y lisait-on au sujet du meurtre de la fillette survenu au mois de mai dernier dans le 19e arrondissement, un crime encore irrésolu qui mobilisait le “36” ? Depuis l’affaire Villemin, deux ans auparavant, les enquêteurs redoutaient le faux pas, craignaient l’erreur qui serait immédiatement reprochée aux services de police. La diffusion du portrait-robot de “l’homme au visage grêlé”, un individu remarqué dans l’immeuble de la victime, n’avait pas abouti. Il ne lut rien dans les journaux qu’il ne savait déjà ; surtout, il ne décela aucune critique à l’encontre de la brigade criminelle.

Bien qu’il eût prévu une semaine de vacances, il hésitait encore à s’éloigner de la capitale. Ses inspecteurs l’y avaient pourtant encouragé, Lefebvre, en particulier, qui remplissait, comme à l’habitude, son célèbre petit carnet rouge du moindre fait susceptible d’être en lien avec l’enquête.

— Nous vous enverrions un compte rendu tous les jours, Patron ! insistait-il en tripotant son paquet de Gitanes.

Le téléphone grelotta sur son bureau.

— Allô ?

— Papa ? C’est Jean.

Le commissaire sursauta. Son fils n’avait pas l’habitude de l’appeler au “Quai”. Il habitait en Charente-Maritime. Après une année en faculté de droit, il avait brusquement abandonné les études, pour la conchyliculture, quelques années auparavant. Installé à Port-des-Barques, il vivait sa passion, se sentait libre sur sa plate ou son tracteur, autour de ses parcs ostréicoles du côté de l’île Madame en Charente.

— Ta voix est curieuse comme tout ! Que t’arrive-t-il ?

— Je viens de découvrir un corps, je ne sais pas quoi faire. Il est mort, c’est certain.

Anconi lâcha sa boîte de cachous. Elle roula dans un coin de la pièce en répandant ses petites pépites noires.

— Fatche ! Tu en es sûr ? s’exclama-t-il.

Jean raconta. Au matin, il était parti avec Christophe inspecter ses parcs, sur l’estran. C’est en abordant les premiers parcs qu’ils avaient repéré le corps d’un homme, à demi ensablé. La marée descendante l’avait coincé contre un poteau. Il reposait sur le ventre. Ils l’avaient hissé sur la remorque du tracteur et s’étaient empressés de rentrer. Maintenant le mort gisait près de la cabane* de Christophe, tout dégoulinant, couvert par endroits d’algues vertes et de sable noir.

— As-tu prévenu le commissariat de Rochefort ?

— Non ! Non ! J’ai oublié de te le dire. Je ne suis pas à Port-des-Barques !

— Où es-tu donc ?

Jean, sur l’invitation d’un ami parqueur, séjournait depuis mercredi au Croisic, d’où il téléphonait.

— Ah ! Quelle histoire ! Avez-vous prévenu la police ?

— J’ai d’abord pensé à te joindre.

— Avise le commissariat de Saint-Nazaire. Demande Blanchard, de ma part. Nous avons travaillé ensemble. Rappelle-moi ensuite, Jean.

Chacun raccrocha de son côté. « Drôle de pêche ! » songea Anconi, qui se souvint d’une curieuse histoire rapportée par un stagiaire du Morbihan. Des plaisanciers avaient découvert une malle dérivant en rade de Lorient. À l’intérieur, le corps d’un homme au visage entouré de ruban adhésif. Une affaire qui se ramifiait jusque dans les beaux quartiers de Paris. « Pas de valise cette fois-ci ! »

« Dring ! Dring ! »

Il se remémorait encore les détails de l’enquête lorsque son fils se manifesta de nouveau. De son souffle court, le commissaire déduisit que le fiston était en proie à l’émotion.

— Papa ?

— Oui, Jean. Tu as parlé à Blanchard ?

— Il m’a assuré qu’il arrivait tout de suite.

Anconi sourit au souvenir de ce sympathique policier aux allures de cow-boy, vêtu d’une éternelle chemise bleue, un foulard rouge autour du cou et des boots poussiéreuses aux pieds.

Il l’avait connu simple inspecteur, venu au quai des Orfèvres il y a bien des années à l’invitation de Lefebvre, qui l’avait rencontré à l’école de police. Plus tard, ils résolurent ensemble une enquête, à Saint-Nazaire. Ils avaient sympathisé. Il gardait le souvenir d’un homme toujours joyeux, décontracté. Il se l’imaginait souvent jouant dans un film aux côtés de John Wayne.

Un bref silence s’installa sur la ligne. Quand des cris de mouettes se firent entendre dans le combiné, Anconi tenta de se représenter le cadre.

— Avez-vous son identité ? Ton ami Christophe a-t-il reconnu le type ? Quelqu’un du Croisic ?

— Non, il ne le connaît pas et nous n’avons pas trouvé de papiers. Pour lui, il n’est pas d’ici.

— Quel âge, ton mort, selon toi ?

— Difficile à dire, avec cette peau toute macérée. Et son visage porte de grosses marques violettes.

— Ses cheveux ?

— Ah ! C’est vrai. Courts, poivre et sel. Le bonhomme aurait peut-être la cinquantaine. Au moins, ajouta-t-il prudemment. Costume bleu, chaussures noires à lacets. Plutôt chic, malgré le séjour dans l’eau.

— Vaï ! Tu vois, on progresse. Il ne ressemble ni à un pêcheur ni à un plagiste, votre client. Vous ne l’avez pas trop manipulé ?

Christophe et lui l’avaient seulement transporté, après avoir fouillé ses poches à la recherche de papiers d’identité, en vain. « On ne l’a pas touché depuis. » Manifestement, le fiston n’appréciait pas plus que le père la fréquentation des morts et les constatations médico-légales.

— Combien de jours restes-tu encore au Croisic ?

— En principe, jusqu’à demain. Je ne peux pas quitter trop longtemps mon entreprise.

— Au fait, je ne t’ai pas demandé. L’endroit où vous l’avez repêché est-il loin du bord ?

— Assez. Christophe croit qu’il a été charrié par le courant de l’étier dans le Grand Traict. Il pense qu’il n’a pas pu faire plusieurs voyages, enfin plusieurs marées, tu vois ?

— Comme si j’y étais, Jean, réussit-il à proférer, sentant venir l’inévitable nausée. On se rappelle ce soir, à la péniche ? Ta mère aura plaisir à t’entendre.

Il aurait pu ajouter que lui aussi serait content de connaître le résultat des premières constatations de Blanchard.

Le téléphone resta muet jusqu’à midi. Il rentra déjeuner boulevard Kœnig. Paris, sous le soleil, offrait un spectacle de vacances. Une circulation fluide, des autocars pleins de Japonais en visite, quelque chose de joyeux dans l’air. Peut-être seulement moins de bruit et d’agitation ?

Sur la terrasse de “Zeeland”, leur péniche, Hilda avait dressé deux couverts. L’épouse du commissaire, d’origine hollandaise, avait hérité cette embarcation de son père. Ils l’avaient ramenée de Spuihaven jusqu’à Paris par les canaux, l’avaient amarrée à l’aplomb du boulevard Kœnig près du pont de Neuilly pour l’aménager à leur goût. Depuis, le couple Anconi vivait là, sur la Seine, face à la verdure de l’île de la Grande Jatte.

— Un souci, mijn beminde*? demanda aussitôt Hilda, alors que le commissaire se débarrassait de son vieux cuir sur le dos d’une chaise en rotin.

— Savais-tu que Jean était au Croisic ?

— Que fait-il là-bas ? Il lui est arrivé quelque chose ? s’inquiéta-t-elle immédiatement.

— Vaï ! Il se porte très bien, rassure-toi !

Il lui rapporta en quelques phrases le séjour du fils chez son ami Christophe, qui accomplissait le même métier que lui, et leur découverte macabre.

— Tè, il ne savait pas comment procéder, alors il a fait appel à moi, conclut-il. J’ai mis Blanchard sur le coup. Jean nous téléphonera ce soir.

Sous le parasol de la terrasse, ils déjeunèrent en silence d’une salade de harengs marinés, accompagnés de pommes de terre à l’huile et aux oignons. Anconi ruminait les quelques éléments qu’il connaissait de l’affaire, imaginant l’homme en costume bleu bringuebalant sur la remorque, dégoulinant de tous ses plis au milieu des mannes de coquillages. Hilda, de son côté, cachait mal l’inquiétude de voir son fils impliqué dans une histoire criminelle.

Le téléphone résonna à l’intérieur de la péniche.

— Allô, Patron ? Blanchard.

— Bonjour, Vieux ! Désolé de t’avoir dérangé.

— Tellement content de vous entendre ! Cela fait combien de temps ? Cinq ans ? Six ans ?

Le policier de Saint-Nazaire n’avait rien perdu de son ton enjoué.

— Dites, votre rejeton et vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! J’ignorais qu’il bossait dans le coquillage ! Je suis encore au Croisic, chez le conchyliculteur.

— Qu’en penses-tu ?

— La cinquantaine. Il porte des coups au visage. J’attends le légiste pour savoir si les marques ont été faites avant ou après la mort. Classique question : s’est-il noyé ou l’a-t-on balancé à la flotte après un tabassage en règle ? Il était vêtu d’un costume chic de chez Charvet-Paris. Aucun portefeuille sur lui, aucun objet en dehors d’un trousseau de clefs à l’ancienne. Certainement un type qui avait les moyens, des mains soignées de “burelier” comme dirait Zézette.

— Hum. Aucune disparition n’a été signalée dans ta région ?

— Non. Vous savez, nous sommes sur les dents, à Saint-Nazaire. Un braquage à la Banque de France, il y a deux jours.

— C’est vrai, c’est chez toi, ce braquage ! Je n’avais pas fait le rapprochement.

— Une opération digne du casse de Spaggiari à la Société générale de Nice, il y a dix ans. En plus violent ! Dix hommes cagoulés ont pris en otage le caissier dans son logement de fonction au-dessus de la banque, pendant la nuit. Ils lui ont tiré dessus. Au matin, ils ont braqué le directeur et les employés et ont raflé des sommes colossales : quatorze sacs de toile de jute de vingt-cinq kilos chacun ! On parle de plus de quatre-vingts millions de francs !

— Ce macchabée du Croisic n’est pas le bienvenu, alors ! Tu crois qu’il y a un lien entre les deux histoires ?

— Je n’en sais rien. Cette affaire tombe bien mal. Le Service régional de la police judiciaire de Rennes s’est emparé de l’enquête du cambriolage. On parle de recourir à l’OCRB*. D’aucuns soupçonnent un coup d’Action directe, d’autres souhaitent confier les recherches à l’antiterrorisme. Bref, c’est Chicago !

— Oh, pauvre !

— Mais il y a un côté cocasse, dans ce fric-frac !

— Ah ?

— Figurez-vous que la Banque de France est pile-poil contiguë à la prison !

— Dieu garde ! Pas possible !

Anconi perçut un éclat de rire tonitruant accompagné d’un bruit sourd qui lui parut correspondre à un poing qui s’écrasait sur un bureau métallique.

— Quelques jours de villégiature au Croisic ne vous tentent pas, Patron ? reprit-il lorsque son hilarité eut fini par s’éteindre, il fait beau, vous aimez bien notre région…

— …

Blanchard badinait presque en formulant son invitation. Anconi devinait son sourire désopilant, sa main jouant avec son foulard rouge, les talons de ses boots posés sur le bureau.

— Tu me prends de court, tergiversa-t-il. Ne crains-tu pas que j’incarne l’éléphant dans le magasin de porcelaine ?

Bien entendu, la proposition le tentait. Il pesa rapidement le pour et le contre.

D’un côté, ses inspecteurs le poussaient à un repos mérité et il leur vouait une entière confiance. En revanche, son bien-aimé directeur, Arnaud-Fontaine, verrait sans nul doute d’un mauvais œil l’éloignement de son divisionnaire, en raison de la traque de “l’homme au visage grêlé”. Deux mois après les faits, le meurtre de la fillette restait non élucidé. On recherchait vainement le suspect.

« Anconi, vous choisissez le pire moment pour quitter le navire ! »

Il devrait assumer la responsabilité du manque de résultats face à la hiérarchie et à la presse. Ses sourcils battraient la chamade sous son crâne dégarni et luisant.

De l’autre, le plaisir que procurerait ce voyage inopiné à Hilda, renforcé par la présence du fils sur place, leur désir de vacances et leur connaissance du lieu militaient en faveur d’une acceptation. Les criaillements des mouettes, dans l’écouteur, n’étaient-ils pas plus attrayants que le roucoulement incessant des pigeons parisiens sur les gouttières du “36” ?

— Vous êtes toujours là, Patron ?

— Oui, oui, Vieux ! Peux-tu me donner un instant ? Une odeur de brûlé dans la cuisine…

Il posa le récepteur, sortit sur la terrasse de Zeeland.

— Hilda, penses-tu pouvoir te libérer quelques jours ? Blanchard me…

L’épouse du commissaire travaillait à l’Institut néerlandais, rue de Lille. Elle y assurait l’accueil et l’enseignement de la langue française à ses compatriotes hollandais fraîchement arrivés en France. Elle effectuait également des recherches et des traductions, en complément de ses cours.

Elle lui sourit largement.

— Je ne m’y attendais pas du tout, mijn beminde, ironisa-t-elle. Lorsque tu m’as parlé du Croisic, j’ai commencé à réfléchir au contenu de ta valise. Si tu m’emmènes, j’en emporte une plus grande !

Anconi arbora un faux air de surprise, pouffa et reprit le combiné.

— Quelle heure, le dernier train pour Le Croisic ?

Le commissaire dut affronter son directeur, sans rendez-vous. Devant le bureau qui empestait l’encaustique, il attendit qu’Arnaud-Fontaine daignât lui accorder un entretien.

— Des nouvelles du “grêlé”, Anconi ?

— Non, aucune. Mes respects, Monsieur le directeur.

— Que me vaut votre visite, alors ?

Anconi prit sur lui. Il n’appréciait aucunement cet individu hautain, davantage homme politique que policier. Un froussard plus enclin à flatter la hiérarchie pour son avancement de carrière qu’à féliciter ses subordonnés pour leurs succès.

— Juste un document à signer, Monsieur le directeur.

Il plaqua sur le maroquin du bureau Empire sa demande de congé. Les sourcils d’Arnaud-Fontaine papillonnèrent longuement avant de s’immobiliser sous un front profondément plissé.

— Que signifie ? glapit-il.

— Tè, le formulaire consacré, Monsieur le Directeur. Nous sommes en juillet…

— J’avais remarqué, Anconi, ne me prenez pas pour l’idiot du village.

Les arcades en accent circonflexe comme fixées dans la cire, les yeux rivés sur la feuille réglementaire, Arnaud-Fontaine semblait au bord de l’apoplexie. Une veine gonflée lui barrait le front, prête à éclater.

« Il va me faire un accident vasculaire cérébral », craignit le commissaire, qui crut adoucir la situation en précisant qu’il ne sollicitait qu’une petite semaine d’absence, que Lefebvre suivrait les dossiers avec attention, qu’il resterait joignable, que…

— Impossible, Anconi ! Oubliez-vous ce suspect détenu depuis juin pour viol d’enfants, à la maison d’arrêt de… d’où déjà ?

— Celle de Bois-d’Arcy ? Une fausse piste, Monsieur le directeur.

— Pourtant, il a été formellement reconnu par un habitant de l’immeuble.

— Une erreur.

— Mais enfin, que diable, il a avoué !

— Un affabulateur.

Arnaud-Fontaine se crispa, vexé de découvrir des éléments d’enquête qui auraient dû lui être communiqués. Dans cette omission, il soupçonnait l’acte délibéré. Cependant, ayant assujetti son refus à l’incrimination du violeur de la prison, il dut céder.

— Lefebvre épluche toutes les affaires d’agression sur des adolescentes, Monsieur le directeur, plaida Anconi.

— C’pendant, puis-je vous demander où vous comptez “prendre du repos” ?

Le commissaire perçut de l’ironie dans la question.

— Au Croisic, Monsieur le directeur, en Loire-Atlantique.

Arnaud-Fontaine, pourtant peu géographe, bondit.

— Vous ne seriez pas en train de m’apprendre que vous allez fourrer votre nez dans ce fric-frac de la Banque de France, à Saint-Nazaire ? C’en est trop ! Je vous l’interdis, s’emporta-t-il, je vous l’interdis, vous m’entendez ? C’est clair ?

— Qu’allez-vous imaginer ? Je n’ai nulle intention de me mêler d’un casse, même de cette importance. Seules les affaires criminelles me préoccupent, uniquement les affaires criminelles.

— Des sanctions pourraient tomber ! Pas de vagues, Anconi, pas de vagues !

Le commissaire riait sous cape. Le mort du Croisic n’avait pas encore laissé ses empreintes sur les meubles impeccablement lustrés de son cher directeur.

Avant de quitter le bureau avec son formulaire enfin signé, il offrit effrontément un cachou à son supérieur. Ce dernier eut un geste de refus qui ressemblait fort à un renvoi.

Après avoir informé et salué ses inspecteurs, il rejoignit comme convenu Hilda, gare Montparnasse. Le chauffeur de taxi le reconnut, tenta vainement de connaître sa destination.

Ils empruntèrent un train supplémentaire, un Corail, changement à Nantes, puis aucun arrêt avant le terminus du Croisic. La plupart des passagers partaient en vacances pour ce premier week-end de juillet. Les bagages débordaient des filets, les enfants couraient dans les couloirs en jacassant, certains grimpaient sur les sièges en skaï havane pour attraper un jeu, un livre, un coloriage.

Au bruit du train succéda le cri des mouettes. On devinait que la journée avait été chaude, même le chef de gare avait abandonné la veste stricte, ne conservant que la casquette et la cravate noire sur la chemise.

— Vérifiez que vous n’oubliez rien dans les voitures, répétait l’employé, tancé par sa hiérarchie depuis que la gare du Croisic avait obtenu le premier prix pour les objets trouvés.

Jean les attendait sur le quai, en vareuse, chaussé de bottes. Au plaisir de se revoir se mêlait pour chacun d’eux l’imprévu de cette rencontre. Les embrassades en furent différentes, comme si une disparition brutale avait réuni la famille au pied levé.

Le fiston avait emprunté la R4 fourgonnette rouillée de son ami Christophe pour conduire ses parents jusqu’à l’hôtel.

Pendant le court trajet, le commissaire n’osa pas demander de visiter les lieux du crime, même s’il en mourait d’envie.

— Cette découverte, quelle émotion cela a dû te procurer ! proféra Hilda pour meubler les silences pleins de sous-entendus.

— Surtout de le voir ballotter sur la remorque de Christophe ! Quelle horreur ! admit-il.

— Du nouveau ? Qu’a dit le légiste ? ne put s’empêcher de s’enquérir papa-commissaire.

— Il a été frappé par les marques au visage. Il a indiqué tout de suite qu’elles avaient été reçues avant le décès. Il estime que la mort est survenue moins de vingt-quatre heures avant son examen. Il ne s’est pas prononcé sur les causes du trépas, se retranchant derrière les résultats de son autopsie. Il n’en a pas divulgué davantage. Le commissaire Blanchard t’apportera sans doute des précisions, car je n’ai pas tout compris. Quel langage !

— Sais-tu si son identité est connue, maintenant ?

— Il n’avait aucun document sur lui. Blanchard pense que le meurtrier a emporté son portefeuille en espérant y trouver quelques billets.

— Quelle heure était-il exactement quand vous l’avez découvert ?

— Dans les dix heures du matin, au jusant.

— Où a-t-il pu tomber à l’eau, d’après ta connaissance des lieux ?

— Mijn beminde, intervint Hilda, tu ne crois pas qu’il a eu assez d’émotions pour aujourd’hui ? Tu l’interroges comme un suspect dans ton bureau ! D’ailleurs, nous arrivons.

Elle avait réservé une chambre à l’Hôtel de la Criée, grâce à la complaisance de sa boulangère, dont la belle-sœur connaissait la patronne de l’établissement, madame Nédelec. Quelques années auparavant, les Anconi y avaient déjà passé un bref séjour.

— Tu dînes avec nous, Jean ? proposa le commissaire.

— Le temps d’aller me changer…

Hilda y mit une condition : ne pas évoquer l’affaire.

Ils entrèrent dans une solide bâtisse de pierre grise de trois étages aux fenêtres munies de balconnets en fer forgé. Construit face à l’ancien marché aux poissons, l’hôtel dominait les quais de la Grande Jonchère. Quelques voiliers s’y adossaient.

Madame Nédelec les accueillit avec empressement. Toute petite, mais très vive, les joues rouges de ceux qui vivent sous l’emprise de l’air marin, elle leur glissa dans l’oreille qu’elle avait déplacé un couple de grincheux pour leur réserver une chambre au premier, avec vue sur les bassins.

Elle riait, contente de son bon tour, donnant du “commissaire” à chaque occasion, en chuchotant cependant pour ne pas être entendue de la salle toute proche.

— Nous sommes à la fin du service, au restaurant, mais je vous ai gardé ce qu’il faut.

Ils comprirent et déposèrent rapidement leur valise.

Anconi écarta le rideau. La lumière commençait à baisser, l’ombre s’emparait des lieux, mais les touristes flânaient encore, nombreux devant les boutiques à souvenirs et les marchands de glaces.

Au loin, de vastes espaces sablonneux hérissés de piquets se dégageaient avec le jusant, délimitant quelques étendues d’eau profonde où mouillaient de petits voiliers. Face à lui, la masse de l’ancienne criée posée sur une avancée du quai.

Sur une étagère de la chambre, quelques livres attendaient un lecteur de passage. La couverture de l’un d’eux attira son attention. Sur sa jaquette aux couleurs fanées, un homme seul debout sur le pont d’un voilier au gréement ancien, coque blanche et voiles rouges. Kurun autour du monde, 1949-1952 par Le Toumelin.

Lorsqu’ils descendirent au restaurant, leur fils les rejoignait. S’il avait quitté les bottes, le reste de sa tenue demeurait bien celle du marin. La discussion tourna autour de la conchyliculture. À Port-des-Barques, « il ne faisait que l’huître » et souhaitait diversifier son activité. Aussi était-il venu se familiariser avec l’élevage des coques auprès d’un ami et collègue du Croisic.

Le bar en croûte mitonné « rien que pour eux » et le muscadet bien frais apportèrent une atmosphère de vraies vacances. La nuit tomba, des lumières apparaissaient, diffusées par ce qui restait de mer autour des jonchères.

Madame Nédelec vint, à petits pas précipités, se pencher sur Anconi :

— Le téléphone… pour vous, Commissaire.

Il prit la communication dans le hall d’accueil. Il reconnut Blanchard.

— Bien installé, Patron ? Avez-vous terminé de dîner ?

— Tout juste, Vieux.

— Le corps a été transporté au CHU de Nantes, chez Ducreux, le légiste. Rien de neuf de ce côté-là. Rien non plus sur l’identité, mais tout porte à croire que le type n’habitait pas ici. Je vais tâcher de me procurer une liste de clients de Charvet ayant acheté un costume bleu sombre les années passées. Peut-être…

— Bonne idée.

— J’ai également ordonné que l’on diffuse le portrait du mort dans les journaux locaux. Je vous contacte, car les gendarmes du Croisic ont reçu cet après-midi un curieux appel qui pourrait bien se trouver lié à notre affaire. Celui d’une femme. Elle demandait si leurs services étaient intervenus pour un accident intéressant un homme d’une cinquantaine d’années. Elle n’a pas voulu donner son nom, pas plus qu’elle n’a souhaité laisser ses coordonnées. Lorsque l’agent d’accueil lui a proposé de signaler une disparition, elle avait déjà raccroché.

— Une épouse n’aurait pas eu un tel comportement ! commenta le commissaire. Ni une meurtrière !

— Attendez ! Le chef de brigade a eu l’idée de questionner les sapeurs-pompiers. Figurez-vous qu’ils avaient reçu un appel similaire, grosso modo à la même heure.

— Au moins quelqu’un s’inquiète de sa disparition !

— Le permanent qui a décroché assure aussi le secours maritime. Il est certain d’avoir perçu des piaillements de mouettes dans l’appareil.

— Ce qui laisserait entendre que le lieu d’appel n’est pas très éloigné de la mer ?

— Probablement. Une maigre information, mais je tenais à vous prévenir.

— Un bon début. Et le trousseau de clefs ?

— Aux empreintes, au cas où… Je comptais vous le porter demain matin.

— Quel genre ?

Blanchard en décrivit trois grandes, plates et usagées à panneton cranté, marquées du sigle « JMA », suivi d’un numéro. La quatrième se distinguait des premières, un modèle récent à double panneton, destinée à une installation sécurisée, sans aucune indication.

— De quoi ouvrir une maison ancienne, mais aussi un appartement ou un coffre. Reste à trouver les serrures !

— Le porte-clefs est curieux, Patron. Un objet patiné, un cercle en laiton ou en bronze au milieu duquel se dessinent entremêlés un compas et une sorte d’équerre. Entre les deux instruments, un « G » majuscule en relief. Peut-être la première lettre de son nom ?

Le visage d’Anconi s’éclaira. Sa réponse laissa Blanchard sans voix :

— Je crois plutôt, Vieux, qu’il faut diriger nos recherches vers les francs-maçons !

* Nom utilisé dans la profession pour désigner un hangar consacré à l’exploitation conchylicole.

* « Mon bien-aimé » en hollandais.

* Office central de répression du banditisme.

II

Après dîner, la famille Anconi se promena dans la nuit tiède, le commissaire avec son vieux cuir sur l’épaule, Hilda en robe légère donnant son bras à Jean. Quai d’Aiguillon, les terrasses restaient animées, chacun souhaitait prolonger la soirée devant un dernier verre. Le drapeau tricolore pendait mollement au balcon du deuxième étage de l’élégant bâtiment de pierre de l’hôtel de ville. Plus loin, en raison de l’étroitesse du trottoir aux pavés disjoints, des flâneurs en file indienne contemplaient les voiliers alignés. Ils devaient se pencher au bord du quai, car la marée vidait doucement la Grande Chambre, de sorte que les bateaux semblaient se dérober au regard des curieux.

Jean entraîna ses parents vers la lueur du couchant, plus visible à mesure qu’ils s’éloignaient des enseignes lumineuses. Une vague clarté rougeâtre scintillait encore à l’horizon.

— La nouvelle criée, indiqua-t-il. Les plus gros chalutiers s’amarrent là, à son aplomb.

Sous le halo pâle de quelques réverbères, du matériel de pêche occupait une partie du parking, près d’une grue immobile : filets, panneaux rouillés, câbles torsadés. Au loin, on distinguait les trois éclats rythmés du phare du Tréhic.

— Une jolie balade à prévoir, commenta Jean, jusqu’à la tourelle à l’extrémité de la jetée.

La nuit venue, ils revinrent vers l’hôtel, devant lequel ils se séparèrent.

— Où loges-tu ? se préoccupa Hilda, avant de quitter “le fils”.

Le commissaire plaisanta :

— Elle voudrait bien te bajouler comme un mistouflet* !

— Pas d’inquiétude, Maman, je suis très bien installé, assura-t-il en riant. Christophe m’a trouvé une chambre au Café de Paris, face à la gare. C’est tout près de son entreprise et Claire, l’hôtelière, est très sympathique. Elle est à mes petits soins.

Il était convenu qu’il prolonge quelque peu son séjour. « L’occasion s’avère trop belle et je suis certain que Papa voudra aller fureter du côté du Grand Traict », avait-il ajouté malicieusement.

Lorsque la R4 s’éloigna, le commissaire remarqua que l’un de ses feux arrière ne fonctionnait plus. « Une observation de flic ! » songea-t-il avec ironie.

Parvenu dans leur chambre, il rapporta à Hilda sa conversation avec Blanchard.

— On sait au moins, mijn beminde, que la victime séjournait dans la région, qu’une femme semble aux abois et ne veut pas dire son nom. Une maîtresse, certainement !

— Tè, comme tu y vas ! Tu peux ajouter qu’il était franc-maçon ou fréquentait ce milieu ! À condition que le porte-clefs lui appartienne.

Le commissaire resta longtemps à la fenêtre, ouverte sur la nuit. Un fin croissant de lune jetait quelques flaques de lumière parmi les larges zones d’ombre.

Seuls les cris des oiseaux marins meublaient Le Croisic, on devinait la vitesse de leurs vols au son qui s’amenuisait dans l’obscurité. Quelques crissements indistincts naissaient ici et là, de ceux que l’on perçoit dans les ports sans bien savoir ce qui les engendre.

Le charme fut momentanément rompu par la pétarade d’une mobylette. Il ferma la fenêtre, attrapa le livre de l’homme au bateau blanc et aux voiles rouges. Il se laissa embarquer par le récit.

« Le grand appareillage, 19 septembre

Le Croisic, vidé de ses estivants, avait un aspect bien paisible. Je traversai les rues silencieuses. Le petit port m’apparaissait encore plus calme, plus attachant, avec ses vieilles maisons, ses quais de granit… à 17 h 40, je passai la bouée familière de Bonen-du-Four, à une encablure. »

Le début d’une enquête n’était-il pas du même ordre, un saut vers l’inconnu, l’abandon d’un quotidien routinier ?

Le commissaire se leva très tôt. Il se rendit au tabac-presse tout proche. Sa boîte de cachous vide constituait un prétexte plausible. En réalité, il se précipita sur les journaux régionaux. « Macabre découverte au Grand Traict », Ouest-France comme Presse-Océan, publiait en pages locales le portrait du mort en costume bleu, avec le sous-titre « Qui est cet homme ? » Les articles se contentaient de décrire les lieux et circonstances de la découverte du corps, présentaient une photographie des parcs. Le conchyliculteur n’était pas nommément cité, « en raison de son souhait de garder l’anonymat ». L’un des journalistes s’étonnait de voir la gendarmerie du Croisic écartée de l’enquête, allant jusqu’à supposer que la victime appartenait au “milieu”. Nul n’évoquait la venue d’un commissaire parisien.

Il retourna bien vite à l’hôtel, ses quotidiens sous le bras.

— Il fait moins chaud ce matin, commenta madame Nédelec en leur servant café et viennoiseries. Remarquez, un peu de fraîcheur sera la bienvenue après cette période caniculaire ! Les croissants viennent de chez la mère Bigouin, vous m’en direz des nouvelles !

Elle virevoltait de table en table, un bon mot approprié pour chacun. On parlait anglais et allemand dans la salle, elle s’employait à puiser dans ses ressources pour un « You are welcome ! » ou un « Zu ihren diensten ! »*

— Par où vas-tu commencer ? s’inquiéta Hilda.

— Si nous allions voir les lieux où… rue des Courlis, c’est ce que nous a appris Jean ? Auparavant, j’aimerais contacter Blanchard, peut-être a-t-il du nouveau ? Cela ne durera pas longtemps.

Hilda se plongea dans un dépliant touristique du Croisic.

— Allô, le commissariat de Saint-Nazaire ?

— Oui, Monsieur. C’est pourquoi ?

— Commissaire Anconi. Je souhaiterais parler à votre patron.

— Oh ! Un instant, je me renseigne…

Le brouhaha habituel d’un poste de police envahit l’écouteur, conversations confuses, cliquetis de machines à écrire, brefs messages radio, vociférations lointaines.

Rapidement, un bruit de commutation le mit en ligne avec son correspondant.

— Vous tombez bien !

Anconi perçut immédiatement une contrariété chez Blanchard. Il goba un cachou.

— Un problème, Vieux ?

— Et comment ! Je fulmine !

— J’entends ça. Tè, raconte !

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Par laquelle souhaitez-vous…

— La bonne, pardi ! La bonne.

— La victime a été identifiée. Il s’agit d’un certain Édouard Montoison, né le 9 janvier 1933, domicilié au 11 bis, boulevard Richard-Wallace à Neuilly-sur-Seine. Un politicard, conseiller au cabinet du ministre de l’Industrie, des Postes et Télécommunications et du Tourisme. Son épouse aurait alerté les secours, car il ne répondait pas au téléphone.

— C’est donc elle qui a contacté hier la gendarmerie et les pompiers du Croisic ?

— Peu probable, Patron. L’épouse aurait précisé qu’elle appelait de leur domicile de Neuilly. Ça ne colle pas, souvenez-vous, on entendait des bruits de bord de mer dans la communication.

— C’est vrai. Et pourquoi cette inconnue de la veille ne s’était-elle pas présentée et avait-elle refusé de donner ses coordonnées ?

— Je l’ignore. Attendez ! Attendez ! Je ne vous ai pas tout dit.

— Tu m’as parlé aussi d’une mauvaise nouvelle…

— Je suis dessaisi de l’affaire.

— De celle de la Banque de France ? espéra le commissaire.

— Je vous en fiche ! Non ! Celle-là, j’en avais déjà fait mon deuil ! Non, celle du Croisic !

— Et qui en hérite ?

— Le SRPJ* de Nanterre ! Ils m’ont donné le nom du mort, mais me déchargent de tout supplément d’enquête.

— Pourquoi Nanterre ?

— Sous prétexte qu’il crèche à Neuilly ! Vous vous en rendez compte ?

Anconi émit un sifflement.

— Fan de putain, cela sent la carambouille !

— Vous ne croyez pas si bien dire. Et devinez ce que m’a dit le taulier de Nanterre !

— …

— Tenez-vous bien, Patron. Pour lui, il s’agit d’un suicide évident ! Des problèmes familiaux, il aurait laissé une lettre, et patati et patata. Terminé, bonsoir !

— Bonne Mère, il vaut mieux un qui sait que dix qui cherchent, comme on dit à Marseille. Tout cela sent le soufre et l’entourloupe. Le brave Édouard s’est cogné la tête contre un mur avant de se jeter à l’eau, ce maladroit. Il aura choisi de polluer le Grand Traict du Croisic plutôt que se balancer dans la Seine.

— Je ne décolère pas, reprit Blanchard d’une voix qu’il avait peine à maîtriser. Un suicide !

— Ducreux a-t-il procédé à l’autopsie ?

— Dès hier, il a effectué les premières constatations de routine ainsi que des prélèvements sanguins. Rien d’exhaustif. La procédure complète devait avoir lieu aujourd’hui, mais figurez-vous que le corps a été rapatrié ce matin très tôt à Paris en hélicoptère, sans tambour ni trompette ! Du jamais vu !

— Quoi ? Nanterre t’avait-il prévenu ?

— Pensez-vous ! Ils viennent de s’en préoccuper, juste avant que le pauvre Ducreux ne m’appelle pour me raconter son aventure.

Quatre hommes en noir s’étaient présentés au dépôt mortuaire du CHU de Nantes en fin de nuit, vers 5 heures. Ils se réclamaient des Renseignements généraux. Ils avaient exigé de réveiller le chef de service de médecine légale pour l’obliger à venir, afin qu’il leur ouvrît les locaux du dépôt mortuaire. Ducreux, abasourdi, avait d’abord résisté en signifiant que l’identité de son client n’était pas établie. Sous la menace de « gros ennuis », il avait dû obtempérer. Ils l’ont contraint à signer une requête de transfert du corps à l’institut médico-légal du quai de la Rapée, comme si la demande émanait de lui.

— Comment les RG ont-ils eu vent de cette affaire ? poursuivit Blanchard, hors de lui. À cette heure-là, aucune information n’avait filtré. Nul autre que nous ne se trouvait au courant de la découverte du corps. Son identité n’était même pas connue !

— Une fuite ? suggéra timidement Anconi.

— Impossible chez moi. Qui aurait eu intérêt à appeler les “grandes oreilles”*