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De retour en France après le décès de sa grand-mère, Victoire se trouve plongée dans une série d’événements aussi surprenants qu’incroyables. En explorant la maison de son enfance, elle découvre un secret de famille qui l’entraîne, bien malgré elle, dans une quête initiatique, mêlant passé, présent et au-delà. Croyez-vous encore aux contes de fées, au prince charmant et aux fins presque heureuses ? Les paradoxes et l’impossible ne vous font pas peur ? Alors, cette histoire est faite pour vous…
À PROPOS DE L'AUTRICE
Martine S. Dobral écrit les prémices d’une histoire fantastique à l’âge de onze ans. "La croisée des chemins" naîtra plusieurs décennies plus tard sous forme d’une saga, "La légende d’Argassi", destinée à ses enfants… et à tous ceux qui en ont conservé l’âme.
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Seitenzahl: 518
Martine S. Dobral
La croisée des chemins
La légende d’Argassi I
Roman
© Lys Bleu Éditions – Martine S. Dobral
ISBN : 979-10-422-4782-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Chez le Lys Bleu Éditions
La légende d’Argassi :
Tome 2 – Le choc des deux mondes (2023) ;
Tome 3 – La dernière bataille, parties 1 et 2 (2023) ;
Tome 4 – Le Livre de Laïrdhre, parties 1 et 2 (2023) ;
Tome 5 – À l’aube des origines, parties 1 et 2 (2022).
Quand volent les Girafes (2023).
À Justine et Romain, mes enfants
Je viens du passé, je me nomme l’espérance et je vais vers l’avenir.
Alexandre Dumas – Le Comte Hermann
Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve…
Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.
Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres
Hôtel Négresco, Nice,
2 heures du matin
La femme en tenue de soirée s’est retranchée dans la salle de bain de sa chambre d’hôtel, affolée. Les mains tremblantes, elle compose maladroitement un numéro de téléphone sur l’appareil mural.
— Joseph, c’est Laura ! Je t’en supplie, viens vite, Simon est là, il est devenu fou ! Il casse tout… il… non ! Je t’en prie, Simon !
Joseph n’eut pas le temps de répondre. Il entendit un fracas, puis plus rien, hormis le bip d’occupation de la ligne. En route pour Monaco, il enfonça la pédale de frein et après un demi-tour hasardeux, reprit le chemin en sens inverse en direction de Nice, pied au plancher, faisant rugir les quatre cents chevaux de sa Porsche.
— Pourvu que je n’arrive pas trop tard… gronda-t-il, tendu.
Cette fois, son frère était allé trop loin.
Marié à la pianiste virtuose américaine Laura Hessling, Simon, militaire de carrière, devenait de plus en plus incontrôlable depuis qu’il s’était mis à boire et ne parvenait plus à maîtriser sa jalousie maladive. Les scènes, difficiles à ignorer, se multipliaient et Joseph, également l’agent artistique de Laura, redoutait le pire pour elle à chaque instant.
Elle venait de donner un concert caritatif à l’opéra de Nice et ils avaient ensuite assisté ensemble à la réception organisée en son honneur. Puis il l’avait raccompagnée à son hôtel et était reparti chez lui à Monaco.
« Je ne comprends pas, pensa-t-il avec colère, je croyais Simon encore en Allemagne ! S’il a fait quoi que ce soit à Laura, je le tue… »
Il pila devant le Negresco, balança ses clefs au voiturier et se précipita vers l’entrée. Il franchit le hall de réception à toute allure et s’engouffra dans le premier ascenseur ouvert. Arrivé au cinquième, il fonça vers la suite cinq cent douze, bousculant au passage le garçon d’étage. Il trouva la porte entrebâillée et s’arrêta sur le seuil, saisi par la vision chaotique qui s’offrait à lui. Fauteuils et table renversés, une carafe et des verres brisés sur la moquette. Le responsable de la sécurité et le régisseur de l’hôtel se tenaient penchés sur Laura prostrée dans un coin de la chambre, le visage tuméfié.
Simon, debout au milieu de la pièce, comme absent, observait la scène, le regard vide. Avant que quiconque n’ait pu intervenir, Joseph se jeta sur son frère et lui balança un direct du droit en pleine face. Il ne réagit même pas et s’écroula au sol.
— Messieurs Duprez, je vous en prie ! s’écrièrent de concert les deux employés en les séparant.
Joseph se dégagea et s’agenouilla près de Laura. Il lui prit les mains.
— Viens, Laura, c’est fini, je t’emmène.
Elle pleurait en silence et n’arrêtait pas de répéter.
— Il ne m’avait jamais frappée… Il ne m’avait jamais frappée…
— Que souhaitez-vous faire, Madame Duprez, demanda le régisseur avec douceur, doit-on appeler la police ?
Laura se releva avec l’aide de Joseph et secoua la tête, implorante.
— Non, Albert, intervint Joseph, je vous en prie, ce ne sera pas nécessaire… c’est… un accident. Je m’occupe de madame Dupez.
Il lui mit son manteau sur les épaules.
— Préparez ses affaires, je passerai les chercher demain matin ainsi que la note pour les dommages causés et… s’il vous plaît, Albert, pas un mot à la presse.
— Naturellement, Monsieur Duprez, n’ayez crainte.
Laura cacha son visage dans un foulard, chaussa des lunettes noires et serra son manteau sur elle. Joseph lui tendit son sac à main et la prenant par le bras, l’entraîna dehors. Simon, hébété, debout contre la fenêtre, les regarda partir sans un geste. Il n’avait toujours rien dit.
Dans la voiture, sur la route de la corniche, elle raconta à Joseph d’une voix tremblante la visite inopinée de Simon.
— Il a été libéré plus tôt et voulait me faire la surprise… Il est d’abord allé aux Adrets. Manou l’a prévenu que le récital se terminerait tard et que je resterai dormir au Negresco. Il m’a alors attendue au bar de l’hôtel. Ne me voyant pas arriver, il est monté dans la chambre avec une bouteille de scotch et l’a vidée…
Elle crispa les lèvres.
— Dès que je suis entrée, j’ai su. Je connais son regard. D’un calme trompeur, il m’a d’abord demandé si j’avais passé une bonne soirée, puis ça a été l’escalade. Des reproches sans fin sur mes récitals et mes absences répétées, ma négligence à l’égard de Victoire à la charge de Manou… et pour finir, il a explosé en m’accusant d’avoir profité de ses affectations loin de la maison pour avoir toujours entretenu une liaison avec toi ! J’ai eu beau essayer de le convaincre du contraire, ça n’a fait qu’empirer la situation et il a perdu tout contrôle. La suite, tu la connais… conclut-elle d’une voix atone.
Elle secoua la tête avec désespoir.
— Comment en sommes-nous arrivés là ? J’ai l’impression de nager en plein cauchemar… Cette fois est une de trop, je n’en supporterai plus davantage. Heureusement que Victoire ne se trouvait pas avec moi !
— Mon frère est un malade, quitte-le, martela-t-il avec force. Divorce !
— Impossible, je ne veux pas perdre ma fille !
— Alors, prends-la et quitte-le ! Il ne te mérite pas ! Je m’occuperai de vous deux !
Il se tourna vers elle et lui saisit la main.
— Allons la chercher !
Laura poussa un cri.
— Joseph ! Devant ! Attention !
Dans le virage, une voiture avait surgi à contresens et fonçait, pleins phares, droit sur eux.
— Mais, qu’est-ce que… commença-t-il en donnant un brutal coup de volant à droite pour l’éviter.
La Porsche dérapa, mordit le bas-côté de la route et après une embardée, bascula dans le vide.
Penchée sur sa table à dessin, Victoire finalisait ses derniers croquis pour la prochaine collection d’hiver de prêt-à-porter. Concentrée, les sourcils froncés, elle esquissa une moue dubitative.
« Hum… trop classique, il manque quelque chose… »
Elle secoua la tête, agacée, pas totalement satisfaite de son travail. Elle savait qu’elle trouverait ce qui n’allait pas, mais pour l’heure, il ne servait à rien de continuer. Autant laisser les idées reposer, elle reprendrait plus tard. D’ailleurs, la journée s’achevait et tout le monde était déjà parti.
Elle leva les yeux et contempla les tours lui faisant face à travers la grande baie vitrée. Située au cinquante-sixième étage d’un immeuble de la cinquième avenue, la « Ruche » comme l’appelaient les employés, était presque vide en cette veille de long week-end et étrangement calme. Les trois quarts de sa surface constituaient l’atelier de la prestigieuse maison de haute couture TB, terminé par un luxueux showroom.
Au centre se dressait un bureau circulaire vitré, « la tour », d’où TB, Thomas Brown, pilotait ses « abeilles ». Habituellement scène grouillante et pleine de vie, le plateau offrait un visage figé et désert. La prochaine collection de printemps venait d’être présentée avec succès à la presse et il avait octroyé à chacun un jour de relâche supplémentaire, prolongeant la trêve de Noël. Pour l’heure, toutes les abeilles avaient déserté la ruche.
Elle soupira. « Que de chemin parcouru depuis les Adrets ! »
Après des études supérieures à Paris puis Milan où elle avait décroché son master de stylisme, elle avait réalisé son rêve, travailler à New York ! Rêve qu’elle vivait au quotidien depuis le fameux concours international de haute couture où elle avait remporté le premier prix de la jeune création. Grâce à lui, le célèbre styliste américain Thomas Brown, président du jury, lui avait proposé de rejoindre son équipe. Elle avait immédiatement accepté et laissé sa famille en France, derrière elle.
D’origine américaine par sa mère et totalement bilingue, elle s’était parfaitement intégrée à la vie new-yorkaise. Elle ne regrettait pas son choix en dépit d’un milieu difficile, fait de rivalités et de coups bas quelques fois, et ne s’y était pas fait que des amis, loin de là. Mais après tout, dans ce monde superficiel et volatile, seuls les meilleurs réussissaient et elle voulait être la meilleure. Et si les contraintes pouvaient s’avérer parfois nombreuses et frustrantes, elle se consolait en se disant qu’elle acquérait petit à petit une méthode de travail qui lui servirait le jour où elle pourrait ouvrir son atelier de création et voler de ses propres ailes.
Elle se pencha encore sur ses dessins. Non, mieux valait en rester là pour aujourd’hui. Elle se redressa et commença à ranger ses affaires. Elle tourna les yeux une dernière fois vers la baie et son regard accrocha l’Empire State Building.
« Le rêve américain… et j’y suis ! Si papa et Manou pouvaient me voir ! »
À cette évocation, sa gorge se serra et un poids énorme pesa sur sa poitrine. Elle contrôla sa respiration pour endiguer le flot de larmes qui menaçaient de la submerger et secoua la tête avec lassitude. Il était vraiment temps de partir. Les mains tremblantes, elle referma le volet de sa table à dessin et éteignit sa liseuse. Elle prit son sac, son manteau, retira ses escarpins qu’elle rangea dans un tiroir et enfila des bottillons fourrés, puis se dirigea vers la sortie.
Elle aperçut, à travers les vitres de la tour, TB et Gary, son bras droit, en conversation animée. Elle leur fit un signe au passage et s’engouffra dans l’ascenseur. La porte se referma sur elle. Elle profita du miroir pour ajuster son bonnet de laine et se contempla d’un œil critique. Vingt-trois ans, un mètre soixante-quinze, d’épais cheveux longs blonds foncés roulés en chignon sur la nuque, des yeux verts pailletés d’or, surmontés de sourcils bien dessinés, des pommettes hautes, une bouche trop grande aux plis amers. Un visage harmonieux qui aurait pu être beau s’il ne dégageait une certaine rigidité, une distance qui freinait tout élan.
« Détends-toi, Duchesse ! Tu as un sourire magnifique… lui répétait sans cesse son amie Cassie. Montre-le ! »
Son allure altière, due sans doute à ses nombreuses heures de danse classique, lui avait valu le surnom de « Duchesse » par Marc et Cassandra, ses meilleurs amis, et « Miss glaçon » par les autres.
Elle détourna les yeux et ouvrit son sac pour prendre ses gants. Une enveloppe en tomba. Elle la ramassa vivement et la jeta à l’intérieur comme si elle lui brûlait les doigts. Sa gorge se noua à nouveau. Reçue la veille, elle en connaissait le contenu par cœur.
« Victoire, j’ai beaucoup de peine de devoir t’annoncer une terrible nouvelle. Ta grand-mère nous a quittés. Elle s’est éteinte dans son sommeil, dans la nuit de mardi à mercredi. Appelle-moi vite à la maison. Je t’embrasse. Denise ».
Avec le décalage horaire, elle avait dû attendre pour joindre sa grand-tante, mais avait immédiatement téléphoné à l’aéroport pour retenir le premier vol pour la France. À cause des fêtes, elle n’avait trouvé qu’un départ le surlendemain.
Elle crispa les doigts sur son sac.
La fin d’année restait décidément une période noire pour elle. D’abord parce que son père était décédé, il y avait tout juste six ans, une veille de Thanksgiving, emporté en trois mois par une maladie brutale et fulgurante. Et aujourd’hui, à quelques jours de Noël, Manou, sa grand-mère adorée, qui l’avait élevée, s’en allait à son tour. Tous ceux qu’elle aimait et qui comptaient pour elle étaient morts. Même sa mère qui les avait abandonnés, elle et son père, alors qu’elle avait à peine quatre ans, pour disparaître peu de temps après dans un accident de voiture.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et un homme en costume entra, la trentaine, sportif. Ses yeux s’éclairèrent lorsqu’il vit Victoire et il la salua d’un sourire engageant. Elle hocha la tête en silence et se concentra sur les étages qui défilaient. Elle l’avait déjà croisé. Il venait du cabinet d’avocats au-dessous et avait essayé plusieurs fois de l’aborder, mais elle avait toujours gardé une distance polie. Peu impliquée dans les rapports avec autrui, elle ne cherchait à nouer de liens intimes avec personne, au grand désespoir de Cassie, qui tentait en vain de la caser !
Elle prétextait son travail, mais éprouvait en réalité une totale impossibilité à se fixer affectivement, sans doute marquée par l’abandon de sa mère et les relations difficiles avec son père. Et si d’aventure une liaison se prolongeait et semblait s’installer, elle rompait immédiatement.
Elle avait pourtant failli se marier une fois, mais avait mis les voiles le jour de la cérémonie. Lorsqu’elle se rendit compte, quelque temps plus tard, qu’elle était enceinte, le premier moment de stupeur passé, elle décida de garder le bébé et n’en dit rien à personne. Malheureusement, elle le perdit et se renferma davantage sur elle-même. Elle se jeta à corps perdu dans les études et le travail pour tourner la page, réussit ses concours et continua son chemin.
Ce fut à cette époque qu’elle fit la connaissance de deux étudiants américains, Cassandra Panopoulos, aux Beaux-arts, et Marc Keenes, en droit international, ses colocataires à Paris, devenus ses meilleurs amis. Elle eut une tendre pensée pour la fantasque et pétillante Cassie qui menait le flegmatique Marc, tambour battant, par le bout du nez. Depuis Paris, ils ne s’étaient pratiquement plus quittés tous les trois et travaillaient chacun à New York. Marc, promu le plus jeune associé dans un cabinet d’avocat d’affaires de la ville et Cassie, en formation à la salle des ventes de Sotheby’s sur York Avenue pour devenir experte en œuvres d’art, en parallèle de ses études.
L’ascenseur stoppa au rez-de-chaussée. Victoire salua l’homme brièvement, sortit et prit la porte tournante pour s’engager sur le trottoir en direction du métro. La tempête de neige qui sévissait sur New York perturbait l’avancée des piétons et le flot de la circulation. Encore noire de monde à cette heure, la ville brillait des lumières de Noël, couverte d’un épais tapis blanc.
Il fallait qu’elle appelle Cassie et Marc pour les prévenir de son départ précipité. Cassie avait le double de son appartement et pourrait venir nourrir Joli Cœur, son Sacré de Birmanie, durant son absence. Elle regarda sa montre. Si elle attrapait le dernier ferry, elle arriverait chez elle dans quarante minutes.
Elle hâta le pas en serrant son col à deux mains. La température avait chuté brutalement et un vent glacial balayait la cinquième Avenue.
« Pourvu que les avions puissent décoller ! » pensa-t-elle, inquiète. Elle avait juste le temps de boucler son sac, se reposer un peu et repartir en taxi pour JFK.
Cassandra Panopoulos n’arrêtait pas de courir dans tous les sens depuis le début de la journée. Sotheby’s mettait aux enchères une collection privée, véritable succession de pièces rares, vaisselle en porcelaine du XVIe siècle, tableaux de maîtres, sculptures modernes. Elle l’avait expertisée en intégralité depuis la semaine précédente et la publicité faite dans la presse avait attiré une foule si nombreuse, qu’ils avaient dû ouvrir les doubles portes de la salle pour permettre aux curieux de rester debout.
En retrait derrière le commissaire-priseur, elle surveillait l’assemblée, raide dans son tailleur bleu marine gansé de blanc, perchée sur de hauts escarpins, ses cheveux noirs bouclés tirés en un strict chignon bas. Une peau laiteuse, des yeux sombres, un nez droit et un menton volontaire, le pur produit d’une lignée de « mangeurs de féta » à la sauce américaine, comme la taquinait Marc. Ses parents, des Grecs américains de 3e génération, fiers de leur appartenance au drapeau étoilé, restaient pétris de culture ancestrale, le drapeau grec jamais très loin.
Cassie adorait son travail, pont vers son autre passion, la peinture. Elle changea discrètement de position en réprimant un soupir. Elle avait un mal fou à se tenir droite sur ses talons et se sentait engoncée dans son tailleur. Elle préférait sans hésitation ses slims et les larges chemises de Marc !
« Ce n’est pas comme Victoire qui porte avec grâce le moindre bout de chiffon ! » pensa-t-elle avec envie. Il était vrai que son mètre soixante n’arrangeait rien. Aucune importance, on ne lui demandait pas de défiler, juste d’être experte dans sa partie. Et experte, elle l’était déjà sacrément malgré son âge ! Greg Roth, procureur du Comté et relation de travail de Marc, l’avait même sollicitée, à titre amical, pour évaluer des tableaux dans une affaire de faux lors d’un procès retentissant.
Elle avait ainsi fait avec succès ses premières armes comme expert judiciaire et pu ajouter à la liste des célibataires à présenter à Victoire le séduisant procureur de la ville de New York. Avec bonheur, semblait-il, car le courant était passé entre ces deux-là. Mais avec Duchesse, comment savoir, elle restait si secrète ! Elle soupira. Bien que n’ayant que deux ans de plus que Victoire, elle ne pouvait s’empêcher de la materner et de la surprotéger. Elle se rappela leur conversation de la veille dans le petit restaurant indien en bas de chez Victoire où elles s’étaient retrouvées toutes les deux.
— Tu mérites mieux qu’un chat dans ton lit, Duchesse, même avec un nom comme le sien !
Victoire avait esquissé un sourire moqueur.
— Voyons, Cassie ! Je n’ai que vingt-trois ans !
— Victoire, Victoire… je ne te demande pas de te marier, mais au moins d’accepter d’aller une fois de temps en temps au cinéma, dîner ou au théâtre, accompagnée ! Juste te changer les idées et passer un tête-à-tête avec quelqu’un qui ne soit ni un mannequin en plastique, ni une planche à dessin, ni un matou !
Victoire avait pris un air patient.
— Mais c’est ce que je fais en ce moment avec toi !
Cassie avait esquissé une grimace.
— Ne te moque pas de moi et ne fais pas semblant de ne pas comprendre !
— Écoute, avait continué son amie, rien ne presse pour rencontrer l’homme de ma vie, mais promis, je t’en informerai la première lorsque cela arrivera. Vois plutôt le côté positif de la situation ! Grâce à toi, j’ai parfait ma culture générale ! Une formation accélérée en poterie avec Steven, en peinture avec Peter, en finance avec John, sans parler du droit avec Greg… ah… et j’oubliais les cours gratuits de salsa avec Léonardo…
Cassie avait pris un air faussement outragé.
— Ne joue pas ton ingénue, je ne t’en ai pas présenté tant que cela ! Du reste, si tu veux mon avis, puisque tu le cites, le proc’ est sérieusement accroché et tu ferais bien de t’en préoccuper davantage. Reconnais qu’il a pas mal d’humour en plus d’un physique ravageur !
— C’est vrai, avait souri Victoire, sa compagnie s’avère agréable et nous possédons en effet quelques points communs. Néanmoins, tu sais très bien que j’ai peu de temps à lui consacrer, comme lui, d’ailleurs.
Cassie avait pris un air blasé.
— Et blablabla et blablabla… Tu finiras vieille fille ! Et ce n’est pas la Grecque qui sommeille en moi que te le dit, mais ton amie qui t’aime et s’inquiète pour toi !
Victoire avait éclaté de rire.
— Arrête, Cassandra Panopoulos, j’ai l’impression de m’appeler Cassie et d’entendre tes parents !
Avec une mauvaise foi évidente, Cassie avait levé les yeux au ciel.
— Ce n’est absolument pas la même chose ! Tu évoques la tradition alors que moi, je te parle de relations humaines !
Mais elle avait fini par rire à son tour, car Victoire avait raison. Inquiets de ne pas la savoir encore mariée, ses parents cherchaient par tous les moyens à lui faire rencontrer tous les Grecs célibataires de la communauté new-yorkaise !
Elle avait ensuite enchaîné sur leur projet de réveillon commun pour la nouvelle année. Se retrouver tous dans la maison de Greg, à cap Cod, dès Victoire rentrée en France après son Noël passé avec sa grand-mère.
Mais ça, c’était avant qu’elles ne trouvent la funeste nouvelle à leur retour de dîner. En voyant le télégramme, Victoire avait immédiatement compris qu’il était arrivé quelque chose de grave, car seules sa grand-tante ou Manou, bloquées à l’ère prénumérique, utilisaient encore ce mode de communication.
Cassie avait aussitôt offert à son amie de rester dormir avec elle, mais elle avait refusé, préférant demeurer seule.
Elle soupira, peinée à ce souvenir. Elle savait combien Manou avait compté pour Victoire et imaginait sans difficulté son désarroi et sa douleur. Elle l’appellerait un peu plus tard pour prendre de ses nouvelles.
Elle revint au présent et consulta le catalogue des ventes. Elle guettait le déroulement des enchères, car elle avait repéré parmi les toiles de maître, une petite merveille d’une peintre américaine contemporaine, Paula Druzer, dont la notoriété n’était plus à faire « La jeune fille au chat ».
On y voyait une adolescente souriante, blonde, aux cheveux longs ondulés, debout sous un olivier, qui tenait un chat roux et blanc lové au creux de ses bras. À l’arrière-plan, un champ de lavande en fleurs aux couleurs vives, des monts verdoyants au loin et le soleil au zénith dans un ciel bleu hypnotique. Il se dégageait de cette scène toute simple une telle plénitude, un tel air de bonheur que l’on se sentait comme un intrus qui volerait un instant de vie par une fenêtre. Au moment de la vente, elle balaya la salle du regard, curieuse de savoir qui chercherait à acquérir cette petite toile très au-dessus de ses moyens. Elle aurait adoré pouvoir l’offrir à Victoire pour Noël, car la jeune fille avait ses yeux. Le prix qu’elle atteignit la laissa pantoise. Occupée à présenter la suivante, elle ne vit pas qui avait surenchéri et le nom marqué sur le livret du commissaire, « Adam Brainer », n’évoqua rien pour elle. « Sûrement un riche particulier, pensa-t-elle. Dommage… » Elle se concentra sur la prochaine pièce et poursuivit les ventes.
Marc fit une incursion à treize heures pendant sa courte pause et l’emmena déjeuner rapidement en face de la salle, d’un sandwich et d’un café. Autant Cassandra constituait l’incarnation de la Méditerranéenne type, autant Marc, celui du pur produit américain. Le genre « capitaine de l’équipe de football » que toutes les filles rêvaient d’avoir à leur bras au bal de promo, blond, athlétique, un sourire éblouissant.
— Toujours d’accord pour le réveillon de Noël chez tes parents ? demanda-t-il entre deux bouchées. Y serons-nous seuls ?
— Naturellement ! Mais seuls avec eux, cela m’étonnerait ! s’exclama Cassie. Tu viens « officiellement » à la maison pour la première fois, alors attends-toi à ce que mes cousins, cousines, oncles et tantes se réunissent pour te passer au scanner !
— Toute la Grèce, en somme ! conclut-il amusé.
Cassie esquissa un sourire.
— Tu ne crois pas si bien dire ! Maintenant que mes parents acceptent enfin de faire ta connaissance, tu imagines bien que tout le monde va vouloir te voir… même s’ils font mine d’ignorer que nous vivons ensemble depuis plusieurs mois ! Je suis censée épouser un Grec pure souche, ne l’oublie pas !
— Justement, comment ont-ils pu changer d’avis ?
Elle esquissa une moue embarrassée.
— Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment le cas. J’ai, disons, un peu arrangé la vérité et piqué leur curiosité. Je leur ai raconté que tu défendais les intérêts d’un armateur grec de renom.
Elle soupira et ajouta avec humour.
— Je sais qu’ils te paraissent très traditionalistes, mais que veux-tu, pour mon père, il n’y a que deux sortes d’individus sur cette terre. Les Grecs et ceux qui rêvent de l’être ! Et pour les seconds, cela se mérite ! Donc, si un armateur grec te fait confiance, tu as quelques chances…
— Je vois… Et quel genre « d’épreuves » devrai-je accomplir pour les amadouer ? demanda-t-il, une lueur malicieuse dans les yeux. Ignorent-ils que je m’appelle Marc et non Hercule ?
Cassie fit semblant d’être vexée et lui donna une bourrade. Il éclata de rire et l’embrassa en signe de paix.
— Ne t’inquiète pas, je saurai me tenir…
Il reprit son sérieux.
— Comment va Victoire ? Crois-tu qu’elle viendra à Cap Cod ?
— J’en doute, malheureusement.
— Quelle terrible nouvelle… murmura-t-il tristement… et juste au moment de Noël ! J’en ai informé Greg, il était désolé. Savais-tu que Victoire et lui se voyaient assez souvent ?
Cassie haussa les sourcils, surprise.
— Vraiment ? Quelle cachottière, cette Duchesse ! Elle s’est bien gardée de m’en parler ! Elle regarda sa montre. Je dois me sauver, les enchères redémarrent dans dix minutes.
Elle se leva et embrassa rapidement Marc.
— À ce soir !
— Je t’accompagne.
Il la prit par le bras et elle lui en fut reconnaissante. Dehors, la neige continuait à s’accumuler et traverser la rue avec des talons relevait du parcours du combattant. Ils se séparèrent sur le pas de sa porte et chacun retourna à son travail.
La maison de Marianne Duprez, dite Manou, était nichée sur une hauteur de l’Estérel au milieu des oliviers, à la limite du Tanneron. La route tourmentée qui y accédait, serpentait entre des forêts de chênes et de mimosas et épousait le relief montagneux de l’arrière-pays. Elle traversait d’antiques ponts de pierre, enjambait des petits torrents, s’enfonçait dans des vallons creux et ombragés pour remonter et tourner sur les versants ensoleillés de l’Estérel à ras de ravin. Sur un coteau face à la mer qui scintillait au loin se dressait en retrait l’Ouliveiredo1, longue bâtisse provençale d’un étage, en pierre de taille et aux tuiles rondes. À l’origine, ancien moulin à huile dans la famille depuis trois siècles, la maison avait été reconvertie en habitation par les arrière-grands-parents de Victoire.
Le jardin en restanques présentait un florilège de toute la flore méditerranéenne que l’on pouvait trouver sur la Côte d’Azur et son potager regorgeait de plantes aromatiques et de légumes saisonniers. Sur le devant, sous la tonnelle, se dressait une longue table en fer forgé et faïence, flanquée de chaque côté de deux oliviers centenaires. Tôt le matin, on pouvait y contempler le lever du soleil au-dessus de la mer, dans le creux des monts rougeoyants et dentelés de l’Estérel.
La maison, agréable et fonctionnelle, comprenait cinq chambres à l’étage, avec chacune leur cheminée et leur salle de bain, et un grenier sous les combles. Au rez-de-chaussée, un séjour confortable couvrait pratiquement toute la surface avec son bureau attenant transformé en chambre pour Manou depuis qu’elle ne pouvait plus monter les escaliers. À l’opposé s’ouvrait une grande cuisine avec sa longue table de chêne et sa cheminée qui occupait tout un pan de mur, son antique four à pain en angle.
La chambre de Victoire préparée, Denise, la sœur de Manou, s’activait maintenant pour lui réserver un repas léger pour plus tard. Une soupe au pistou, du poulet froid, une salade d’endives aux noix et roquefort, une tarte aux pommes et une bonne bouteille de vin remontée du cellier, si elle le souhaitait.
D’un naturel gai et optimiste, c’était une femme chaleureuse, avec un fort accent provençal, tout en rondeurs et en sourires. De douze ans sa cadette, à aucun moment elle n’avait eu à regretter la proposition de Manou de venir s’installer à l’Ouliveiredo accompagnée de sa fille, après son divorce. Elle n’avait, de toute façon, jamais pu s’acclimater à la vie citadine et avait retrouvé la maison familiale avec bonheur.
Elle soupira avec lassitude. Elle avait l’impression d’avoir vécu ces derniers jours comme un automate, dans un brouillard épais et glaçant. Sa sœur partie, tout un pan de son existence disparaissait avec elle et Victoire restait le seul lien.
Pauvre Pitchoune… Elle aimait tellement sa grand-mère et n’avait même pas pu venir à ses obsèques ! Tous les vols en partance de New York avaient été annulés à cause de la tempête de neige qui s’étendait sur la côte est des États-Unis et JFK avait dû fermer le temps de dégager les pistes et dégivrer les avions. Victoire avait enfin décollé, mais n’arriverait à l’Ouliveiredo que vers dix-sept heures.
Denise revécut une fois de plus la journée du samedi, longue et éprouvante, avec la petite église des Adrets bondée. Tous connaissaient la famille Duprez de l’Ouliveiredo, et particulièrement Marianne, l’ancienne institutrice, figure emblématique du village. La cérémonie avait été simple et émouvante, à son image, et elle reposait maintenant, selon ses vœux, dans le caveau familial, près de son fils, sous un olivier planté par son lointain ancêtre Théophraste, le presseur d’huile.
Le soir commençait à tomber. Elle regarda machinalement l’horloge. Victoire n’allait plus tarder. Elle chauffa de l’eau pour le thé et sortit du four les petits sablés qu’elle adorait. Un bruit de moteur se fit entendre en contrebas dans le chemin.
« Sûrement son taxi ! »
Elle attrapa son châle et se tint sur la terrasse pour l’accueillir. Elle eut un serrement au cœur en la voyant arriver. Seigneur, comme elle ressemblait à sa mère ! Le même port de tête, les mêmes traits aristocratiques. Mais avec ses yeux cernés et son air si triste, on aurait dit un petit oiseau tombé du nid. Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre et s’étreignirent avec force.
— Entre vite te réchauffer, Pitchoune ! Mets-toi à l’aise, viens devant la cheminée ! Mon Dieu, mais quelle mine tu as ! Et tu as maigri ! On ne te nourrit donc pas chez les Américains ?
Victoire sourit faiblement et retira son manteau et ses bottes. Denise l’installa à la grande table devant une tasse de thé fumante et lui posa d’autorité un gâteau dans la main.
— Fais-moi plaisir, Pitchoune, goûte-les !
En se voyant dans cette maison, assise à la même place que dans son enfance, Victoire sentit monter une bouffée de tendresse et de nostalgie pour tous les moments heureux vécus ici. Elle réprima un sanglot.
— Raconte-moi Denise, que s’est-il passé ?
La vieille femme la regarda tristement et commença d’une voix tremblante.
— Eh bien, mercredi, je suis descendue comme tous les matins préparer le petit déjeuner de ta grand-mère. Elle dormait encore. J’ai laissé le plateau sur la table de la cuisine pour qu’elle le trouve en se levant et je suis allée au village pour quelques courses. À mon retour, je l’ai retrouvé à la même place, intact. Inquiète, je suis entrée dans sa chambre, j’ai tiré les rideaux et là…
Elle essuya les larmes qui commençaient à couler.
— J’aurais dû m’en douter… Elle était si fatiguée ces derniers temps ! Elle avait mis toutes ses affaires en ordre et prévu le nécessaire pour… enfin, pour après, mais cela ne m’avait pas alertée plus que cela. À nos âges, il est normal de s’en préoccuper, mais j’étais à mille lieues d’imaginer la suite ! Elle se réjouissait tellement de te voir à Noël ! murmura-t-elle tristement.
Victoire lui serra la main avec affection.
— Ne te reproche rien, Denise. Te savoir avec elle alors que je vivais si loin me rassurait, même si j’aurais préféré l’avoir près de moi !
— N’aie pas de regrets toi non plus, ma Pitchoune, tu la connaissais, têtue comme une mule ! Pour rien au monde, elle n’aurait quitté sa Provence natale ni la terre où reposait son fils ! Elle était heureuse ici et immensément fière de ta réussite !
— Je n’ai même pas pu lui dire au revoir samedi, murmura Victoire désolée.
Denise lui caressa doucement les cheveux.
— Tu iras la voir demain, ma belle.
Elle se leva.
— Je te laisse. Je reviendrai vers midi. Je t’ai préparé un dîner léger, le frigo est plein et tu as du pain frais.
Victoire la regarda avec surprise.
— Mais où veux-tu aller ? Tu vis ici !
Elle secoua la tête.
— Merci, ma Pitchounette, mais pas ce soir… De toute façon, c’est ta maison maintenant et j’y ai trop de souvenirs. L’Ouliveiredo me manquera, mais ta grand-mère partie, je n’aurai plus le cœur à y vivre. Je t’aiderai à trier et emballer ses affaires si tu le souhaites, mais ensuite, je m’installerai chez ta cousine à Nice. En attendant, je resterai avec ma belle-famille au village. Et puis je te connais, tu as besoin de te retrouver un peu seule. Essaie de te reposer et de dormir, ta chambre est prête. Demain, tu y verras plus clair…
Denise la serra dans ses bras, enfila son manteau et sortit. Victoire l’accompagna sur le pas de la porte puis revint à la cuisine. Elle se força à boire une tasse de thé et à croquer un gâteau. Sa gorge était tellement nouée qu’elle n’avait rien pu avaler depuis son départ de New York et son dernier vrai repas remontait à la veille au déjeuner. Le breuvage chaud la réconforta et elle se surprit à vider l’assiette. Elle regarda autour d’elle, songeuse. La maison paraissait étrangement calme et déserte sans les rires de Manou et la tourbillonnante Denise aux fourneaux.
Elle se leva et se dirigea vers le salon. La grande pièce meublée avec goût, combinaison de moderne et d’ancien, baignait dans une lumière tamisée. Elle effleura au passage le fauteuil préféré de sa grand-mère, passa devant la cheminée où le bois craquait gaiement sous la caresse des flammes et s’arrêta face à la porte du bureau transformé en chambre, hésitant à la pousser. Se faisant violence, elle tourna la poignée.
Elle entra et se sentit immédiatement enveloppée par le parfum de sa grand-mère, un mélange de lavandin et de citron vert. Elle s’assit sur le lit et enfouit sa tête dans l’oreiller. Les larmes montèrent sans qu’elle puisse les contrôler, puis les sanglots. Tout le chagrin muselé depuis quatre jours pouvait s’épancher enfin et elle donna libre cours à sa peine.
Apaisée, elle se redressa et alla se rincer le visage dans le petit cabinet de toilette attenant.
« Denise a raison, se dit-elle en contemplant son reflet dans le miroir, j’ai vraiment une sale mine ! Une douche et un peu de repos me feront le plus grand bien… »
Elle sortit, prit sa valise dans le vestibule et monta au premier étage en direction de sa chambre. Sur le pas de la porte, elle sentit à nouveau les effluves de lavande, comme si Manou se tenait près d’elle, et sa gorge se serra.
Ici non plus rien n’avait changé : son lit avec sa courtepointe bariolée et sa moustiquaire nouée sur le côté, sa commode et sa large armoire en tilleul clair patiné, son bureau de style en bois de rose. Le tissu du fauteuil était assorti aux rideaux dans les tons ocre et de grands tapis indiens couvraient le sol. Sur les murs chaulés, deux tableaux représentaient, l’un, un paysage provençal avec son village perché parmi les oliviers, et l’autre, une fillette blonde comme les blés d’une dizaine d’années assise sous un olivier. Elle agitait d’une main une ficelle qu’un chaton roux et blanc essayait d’attraper. En toile de fond, un champ de lavande en fleurs sous un ciel teinté des lueurs du levant.
Entre les deux, ses premières pointes accrochées par un gros nœud. Plus loin dans un cadre ancien, une photo prise par Denise : son père, Manou et elle, sous la tonnelle avec Flip, leur petit chien de berger, à ses pieds. Elle se souvenait très bien de cette journée, lors de ses cinq ans en plein mois d’août. Il faisait une chaleur caniculaire. Elle entendit encore le chant entêtant des cigales et respira à nouveau les odeurs de l’été…
Elle posa sa valise sur son lit et tourna la tête vers la porte-fenêtre où trônait un piano droit, seul rappel de sa mère. Elle s’y dirigea et, soulevant le pupitre, caressa les touches ivoire du bout des doigts. Son père avait refusé qu’elle apprenne à en jouer, mais sa grand-mère lui avait enseigné les rudiments du solfège. Et comme pour la danse et le dessin, Victoire était douée et arrivait presque du premier coup à interpréter à l’oreille les airs qu’elle entendait.
Elle referma le clavier avec nostalgie et alla directement à la salle de bain. Elle resta un long moment sous la douche et se sentit revivre sous les jets d’eau chaude. Elle s’enroula dans un peignoir en éponge, avec un œil distrait sur sa marque de naissance en forme de croissant à l’épaule gauche, puis déballa rapidement sa valise. Elle enfila un jean et un pull confortable en cachemire beige, brossa ses cheveux qu’elle laissa tomber librement et redescendit.
Elle retourna à la cuisine et se refit du thé. La Comtoise sonna vingt et une heures. La douche l’avait détendue et lui avait ouvert l’appétit. Elle sortit du garde-manger le plateau préparé par Denise, réchauffa la soupe au pistou qu’elle dégusta avec délice, picora la salade aux noix et se coupa une part de tarte aux pommes, le tout arrosé de thé fort.
Son premier Noël sans Manou… Elle se mordit la lèvre, sentant à nouveau le chagrin remonter, et éprouva un sentiment d’irréalité. Elle allait se réveiller. La vraie Victoire, toujours à New York, s’apprêtait à venir en France pour passer les fêtes avec sa grand-mère, comme tous les ans.
Elle se leva, les doigts crispés sur sa tasse, et d’un pas mécanique, se dirigea dans le salon pour s’asseoir face au petit secrétaire en marqueterie de Manou. Elle y posa sa soucoupe, mit ses deux mains à plat devant elle et resta ainsi un moment les yeux dans le vague. Demain, il faudrait trier les affaires, voir avec Denise ce qu’elle voudrait garder, prendre rendez-vous avec le notaire…
Elle se secoua et, après quelque hésitation, ouvrit le premier tiroir. Des chemises avec des factures, des papiers administratifs, la vie au quotidien. Elle s’en occuperait plus tard. Elle tira ensuite le second et se sentit tout à coup indiscrète, car elle reconnut, attachées soigneusement avec des rubans de couleurs différentes, toutes les lettres que son père et elle avaient écrites à sa grand-mère.
Manou les avait toutes gardées ! Elle prit son paquet, le cœur serré, et sa vie défila au gré des dates des tampons de la poste. Elle les replaça, nostalgique. Au moment où elle allait refermer le tiroir, elle aperçut au fond un large étui de cuir, sans doute un album photo. Elle le sortit et l’ouvrit avec curiosité.
D’abord des photos sépia : ses arrière-grands-parents, ses grands-parents, le mariage de Manou avec son grand-père, Aimé Duprez, en uniforme de la marine, que Victoire n’avait jamais connu puisque son bateau avait été coulé durant la guerre. Veuve très tôt, Marianne Duprez avait élevé seule ses deux garçons, Simon, son père, l’aîné et Joseph, son benjamin de dix-huit mois, lui aussi disparu. Un rare cliché les montrait tous les quatre sous la tonnelle.
Puis venaient son père et son oncle à l’école, en communiants, au service militaire, son père, jeune engagé dans l’armée de terre, et enfin son oncle posant fièrement devant un théâtre à Nice, l’acte de propriété à la main. Suivait un grand portrait de famille, encore un mariage, semblait-il, et Victoire reconnut avec émotion l’homme en habit de cérémonie. Son père ! Il s’agissait du mariage de ses parents !
Elle contempla la photo, sidérée. Comment était-ce possible ? Son père et sa grand-mère lui avaient toujours dit qu’ils n’en avaient gardé aucune ! Elle allait enfin pouvoir mettre un visage sur celle qui les avait abandonnés dix-neuf ans plus tôt !
Elle n’avait pratiquement plus aucun souvenir de sa mère et le peu qu’elle en savait, elle le tenait de Manou. Laura Hessling était Américaine et pianiste concertiste. Simon Duprez, militaire de carrière en poste à Vincennes, de dix ans son aîné, en était tombé follement amoureux dès qu’il l’avait croisée à l’ambassade américaine à Paris où elle jouait à l’occasion de l’Independance Day. Il escortait un officiel français et sa délégation. Le coup de foudre avait été immédiat et réciproque. Ils se marièrent dans les mois qui suivirent et Victoire naquit peu de temps après.
Mais le couple se délita assez rapidement, Laura, toujours en concerts aux quatre coins de la planète et Simon, bloqué en garnison, supportant de moins en moins les contraintes liées à sa notoriété. Manou vint alors vivre avec eux, en pointillés, pour pallier les absences de Laura. Cette dernière disparue, elle s’installa définitivement et il ne fut plus jamais question d’elle. Toutes les photos furent retirées de la maison et le sujet devint tabou.
Victoire se rappelait très bien avoir pensé que sa mère était partie par sa faute, car son père ne cessait de répéter à sa grand-mère que tout s’était dégradé depuis sa naissance. Trop petite pour comprendre, elle en avait conçu un grand sentiment de culpabilité qui ne l’avait plus quittée depuis lors et les silences et les non-dits avaient pesé sur leur vie comme un fardeau invisible. Les relations avec son père, tendues et difficiles, firent d’elle une enfant renfermée et solitaire, et plus tard, une jeune femme distante, mais combative.
Manou, finalement sa seule référence féminine, chercha du mieux qu’elle le put à combler le vide laissé par l’abandon de sa mère et le rejet de son père. Lorsqu’il fut muté à l’étranger, Victoire et sa grand-mère quittèrent Paris pour aller vivre dans leur maison de famille du sud de la France, où se trouvait déjà Denise. Ce fut sa rédemption et la vie s’y organisa, paisible.
Elle caressa doucement la photo et contempla avec avidité les traits de la jeune femme en robe blanche. Avec le recul, elle interprétait mieux, maintenant, certaines des réactions de son père vis-à-vis d’elle. Elles se ressemblaient tellement ! Mêmes cheveux, blond foncé, mêmes yeux verts, jusqu’aux pommettes hautes et au port de tête… mais Victoire paraissait plus grande et avait hérité du sourire à fossettes de son père.
Laura semblait si fragile et si confiante, et ils avaient l’air si heureux tous les deux ! Simon Duprez portait beau l’uniforme d’officier et tenait fièrement sa jeune épouse par la taille en un geste possessif et conquérant. Comment imaginer qu’elle disparaîtrait brusquement de leur vie quatre ans plus tard ? Quel étonnement de se découvrir dans les bras de sa mère et de voir ses parents enlacés ! Suivaient ses photos d’école, de ses spectacles de fin d’année jusqu’à sa remise de diplôme avec la coupure de presse parlant de son prix de la Jeune Création.
Elle allait refermer l’album lorsqu’elle remarqua, en dernière page, une enveloppe en papier gaufré à son intention. Elle reconnut l’écriture appliquée de sa grand-mère et la prit d’une main tremblante. Elle l’ouvrit et en sortit une feuille manuscrite.
« Vicky Chérie,
Si tu lis cette lettre, c’est que je ne serai plus là. Ne sois pas triste, j’ai eu une vie longue et belle, et par-dessus tout, tu m’as rendue très heureuse et très fière. J’imagine ta surprise de découvrir toutes ces photos. Je les avais conservées pour toi, en dépit de ton père qui pensait les avoir toutes détruites. Mais ce n’est pas tout. Va au grenier. Tu y verras son bureau d’écolier, celui avec lequel tu jouais à la maîtresse. Ce qui se trouve à l’intérieur te revient. Fais-en bon usage. Pardonne-moi d’avoir gardé ce si lourd secret durant toutes ces années, mais Simon me l’avait fait jurer et, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu le réconcilier ni avec ton oncle ni avec ta mère. N’en veux pas à une vieille femme prise entre l’amour de ses fils et celui de sa petite fille ni à tes parents. À leur manière, ils t’aimaient tendrement tous les deux. Ne vis pas avec le passé, Victoire, tu es une belle jeune femme pleine de promesses, tu dois suivre ton propre chemin. Sois heureuse, tu le mérites.
Ta Manou qui t’aime. »
Elle contempla la lettre avec un air de totale incompréhension.
« Un secret ? Mais de quoi parle Manou ? Et que dois-je lui pardonner ? »
Elle la relut, perplexe.
« Va au grenier. Tu y verras son bureau d’écolier, celui avec lequel tu jouais à la maîtresse, petite. Ce qui se trouve à l’intérieur te revient ».
La lettre à la main, elle sortit du salon et monta les escaliers en direction du grenier. Elle ouvrit la porte, tourna l’interrupteur et pénétra dans la soupente.
Une bouffée de nostalgie la submergea et elle retrouva, intactes, toutes les sensations de son enfance. Elle n’était plus venue dans cette pièce depuis si longtemps !
Véritable bric-à-brac de souvenirs, elle couvrait toute la surface de la maison. Des meubles anciens, des armoires remplies de très vieux costumes remontant à des années en arrière, voire des générations, deux mannequins de toile piqués d’épingles, une antique machine à coudre Singer à pédale ayant appartenu à la mère de Manou, couturière au village. Des rouleaux entiers de tissus de toutes sortes et de dentelles s’empilaient encore sur les étagères dans des papiers cellophane et lui rappelèrent avec quelle application elle confectionnait des habits à ses poupées. Sous les solives, deux fenêtres en demi-cercle se faisaient face, une orientée vers l’est, par laquelle on pouvait voir le soleil se lever sur la mer et une vers l’ouest, où il disparaissait derrière les montagnes.
Victoire repéra sans problème le pupitre d’écolier de son père dans le fond de la pièce, au pied du grand tableau noir. Son ours, sa poupée et son cheval en peluche y trônaient toujours. C’était à eux qu’elle apprenait à lire ! Elle les prit avec tendresse et les posa délicatement sur un fauteuil puis fixa le bureau, indécise, partagée entre l’envie de savoir et l’appréhension.
Elle se glissa non sans mal sur le petit banc et, la main sur le plateau, hésita encore. Mais la curiosité l’emporta et elle souleva le battant de bois. Ses cahiers d’écolière s’empilaient devant elle, bien rangés, à côté d’une sacoche de cuir qu’elle ne reconnut pas. Elle la sortit. Deux épaisses chemises élastiques se trouvaient à l’intérieur ; elle les dégagea.
Dans la première, toujours des photos de famille, avec un paquet de lettres jamais ouvertes attachées ensemble, qui lui étaient toutes adressées, d’une écriture qu’elle ne connaissait pas. Elle retourna la première enveloppe et le nom de l’expéditeur inscrit au dos la figea.
« Laura Duprez ».
Fébrile, elle les fit défiler les unes après les autres en regardant les cachets de la poste. La plus ancienne remontait dix-neuf ans en arrière et la plus récente à seulement trois ans, toutes de la même écriture, excepté les trois dernières. Son cœur s’emballa et ses mains se mirent à trembler. Les lettres lui échappèrent et se répandirent sur le bureau.
Ce n’était pas possible ! Il ne pouvait pas s’agir de sa mère ! Elle avait disparu dans un accident de voiture juste après ses trois ans ! Elle ferma les yeux et essaya de se reprendre. Quand elle eut recouvré un semblant de calme, elle les rassembla et les repoussa sur le côté, les réservant pour plus tard, puis ouvrit la seconde chemise.
Elle ne comprit pas tout d’abord à quoi correspondaient les coupures de presse et les reportages photo empilés serrés. Elle commença à les parcourir rapidement et découvrit avec stupeur qu’ils concernaient tous Laura Hessling, la jeune pianiste prodige américaine. Son étonnante biographie relatait son histoire hors norme. Native du Wisconsin où ses parents, initialement chercheurs au MIT2 à Cambridge, Massachusetts, avaient déménagé, elle avait donné son premier concert à neuf ans au Metropolitan Opera House de New York pour enchaîner avec le Royal Albert Hall de Londres. Suivaient des articles sur ses prestigieuses tournées et les nombreuses récompenses qu’elle avait reçues. Et puis une photo-choc. Une voiture de sport dans un ravin, hélitreuillée. Sur la route, des ambulances avec les gyrophares allumés et un cordon de gendarmerie.
Dessous, un gros titre : « Laura Hessling, la concertiste prodige de vingt-neuf ans et son beau-frère, Joseph Duprez, gravement blessés dans un accident de la route. »
Les médecins demeurent réservés quant à l’état de santé de la célèbre pianiste. Plongée dans un coma artificiel, son processus vital reste engagé. Plusieurs côtes touchées, le poumon perforé, la rate éclatée et diverses fractures. Le conducteur, Joseph Duprez, son beau-frère et agent artistique, s’en sort miraculeusement indemne, excepté quelques contusions et un poignet cassé. L’accident a eu lieu samedi soir à deux heures du matin sur la route de la corniche en direction de Monaco. Le chauffeur du véhicule venant en sens inverse se serait assoupi et déporté dans le virage au moment où celui de Laura Hessling arrivait en face. Dans un réflexe pour l’éviter, Joseph Duprez a donné un coup de volant et basculé dans le ravin. »
Victoire poussa une exclamation étouffée.
C’était « ça » l’accident de voiture ? Et son oncle se trouvait avec sa mère ? Elle parcourut avidement les articles suivants qui commentaient son état de santé. Une fois stabilisée, elle fut rapatriée aux États-Unis. Elle resta apparemment longtemps à l’hôpital, car plusieurs mois après, on annonçait qu’elle entamait sa convalescence et sa rééducation dans un grand centre spécialisé de la côte est. Mais rien à propos de sa famille. Ni sur son mari ni sur sa fille. Suivaient des vœux de prompt rétablissement et des témoignages de soutien de personnalités du monde entier. Les articles s’arrêtaient là.
« Tous les deux vivants… » murmura-t-elle, abasourdie.
« L’accident a eu lieu il y a vingt ans, calcula-t-elle. Ma mère avait vingt-neuf ans à l’époque, donc quarante-neuf aujourd’hui. D’après l’adresse sur les enveloppes, elle habitait jusqu’à ces trois dernières années aux États-Unis, dans le Massachusetts. Où est-elle maintenant ? »
Elle serra les lèvres, choquée. L’incrédulité et l’espoir se le disputaient à l’amertume.
« Elle est vivante ! »chantonnait une petite voix joyeuse dans sa tête.« La belle affaire ! Elle t’a abandonnée ! » lui répondait une autre, narquoise. Elle sentit la colère et la frustration l’envahir. Incroyable ! On lui avait menti durant toutes ces années ! Comment son père et sa grand-mère avaient-ils pu la tromper à ce point ? Pourquoi cette conspiration du silence ?
Son portable vibra dans sa poche et la ramena à la réalité. Elle regarda le numéro de Cassie s’afficher. Elle lui avait promis de l’appeler une fois en France et avait complètement oublié ! Elle décrocha.
— Allo, Duchesse, je ne te réveille pas ?
— Non, non, Cassie, il n’est que vingt-trois heures ici, je ne suis pas encore couchée.
— Je suis si désolée pour ta grand-mère, Vicky, je l’aimais beaucoup. Tu dois te sentir terriblement seule maintenant… Arrives-tu à faire face ?
— En vérité, je ne réalise pas totalement, répondit Victoire avec peine, mais heureusement je peux compter sur Denise.
Cassie fut alarmée par son ton.
— Je sais que tu traverses des moments difficiles, mais… tu vas bien ? Tu as une voix bizarre.
Victoire eut un temps d’arrêt.
— En fait, non… rien ne va, ici…
Elle hésita.
— Je… j’ai découvert un truc incroyable concernant ma famille.
— Un truc incroyable ? À quel propos ? demanda son amie, curieuse.
— Je ne peux pas t’en parler par téléphone, ce serait trop long à expliquer. J’ai besoin d’éclaircir certains points, mais je te raconterai en rentrant, promis.
— Tu ne peux pas juste me lancer « je te raconterai en rentrant » après m’avoir appâtée avec ton « j’ai découvert un truc incroyable » ! C’est de la cruauté mentale ! Donne-moi au moins une indication ! la supplia Cassie.
Devant son silence, elle continua, résignée.
— Bon, compris, tu ne diras rien. Surtout, promets-moi de ne pas faire de bêtise !
Victoire soupira.
— Naturellement ! Que vas-tu imaginer ?
— Rien. Je m’inquiète seulement pour toi.
Elle laissa passer un temps.
— Je suppose que ce n’est pas le moment de te demander si tu as rencontré quelques « beaux gosses » dans l’avion ?
Malgré sa peine, Victoire réussit à sourire, faussement indignée.
— Cassandra Panopoulos ! Tu ne lâches jamais ! Et pour répondre à ta question effectivement tout à fait inconvenante vue les circonstances… non ! Quant au reste, patience, je te dirai tout lorsque je rentrerai !
Cassie renonça.
— Je n’insiste pas ! Prends soin de toi, Duchesse, et surtout rappelle-moi vite !
— Promis. Je t’embrasse.
Victoire coupa la communication, un sourire aux lèvres. Quoi qu’il se passe, son amie arrivait toujours à la dérider !
Elle s’étira, le cerveau en ébullition avec une impression de « surrégime ». Trop d’émotions et d’informations en même temps. Il fallait qu’elle se repose et prenne du recul. Il lui tardait d’être à demain, car Denise aurait sûrement des réponses à lui apporter.
Elle remit tous les documents dans la sacoche, y compris la lettre de Manou, et allait se lever lorsqu’elle remarqua au fond du bureau un grand carnet fermé par un ruban bleu qu’elle reconnut instantanément. Son journal ! Celui qu’elle tenait, enfant, pour combler sa solitude, où elle écrivait toutes les aventures imaginaires qu’elle s’inventait !
Chaque soir avant de s’endormir, elle prononçait une espèce d’incantation magique, parée, croyait-elle, du pouvoir de la transporter en rêve dans des mondes fabuleux où elle vivait des péripéties fantastiques, retranscrites, dès le lendemain, dans le précieux carnet.
Décidément, c’était la journée des surprises ! Elle le pensait perdu ! Elle essaya de se rappeler la formule. Cela remontait à si longtemps !
« Voyons… elle commençait par un mot latin… laetus et quelque chose… laetus… »
Elle secoua la tête, agacée. « Je la connais pourtant… »
Elle dénoua le ruban et feuilleta les pages à la recherche de la fameuse formule. Elle la retrouva, écrite en lettres gothiques.
— Oui ! C’est cela !
Émue, elle ferma les yeux et la prononça à voix haute.
— Laetus cordia sum !
Une grande paix intérieure fondit sur elle à l’énoncé des mots magiques. L’air parut soudain se déliter et l’atmosphère changer. Elle les rouvrit brusquement et sentit son cœur s’accélérer, tous les sens en alerte. Elle avait entendu un bruit derrière elle. Elle se retourna lentement. Debout dans l’encadrement de la porte, une fillette d’une dizaine d’années l’observait avec intérêt. Elle se leva, surprise.
— Que fais-tu ici ?
Comme elle ne répondait pas, elle s’avança vers elle.
— Comment es-tu entrée ? Qui es-tu ?
L’enfant la fixait sereinement.
— C’est toi qui m’as appelée. Tu ne me reconnais pas ? demanda-t-elle d’une voix douce.
Victoire haussa les sourcils.
— Je ne t’ai pas appelée ! Qui es-tu ? répéta-t-elle plus fermement.
Elle éluda la question.
— Va à la fenêtre et dis-moi ce que tu vois.
Sans trop savoir pourquoi elle obéissait, elle s’y dirigea avec un geste d’impatience.
— La pleine lune éclaire tout le vallon enneigé sous un ciel étoilé. Je ne l’ai jamais vue aussi grosse ! Le vent secoue les arbres et la nuit paraît très froide… il y a du givre sur la vitre.
— Bien. Regarde en bas maintenant. Que distingues-tu ?
Victoire baissa les yeux et, après un temps d’arrêt, murmura.
— Je… je ne suis pas sûre… mais… on dirait un cheval…
Elle hésita à poursuivre.
— Continue, lui dit l’enfant patiemment. Décris-le !
— Un cheval noir… euh…
Elle buta sur le mot.
— … ailé ?
« Non, ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai dit cela ! » pensa-t-elle, incrédule. Elle écarquilla les yeux pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire… marmonna-t-elle.
La fillette l’avait rejointe, toutes deux près l’une de l’autre, maintenant. Victoire tourna la tête vers elle, accrochée par son regard. « Je connais ces yeux… » réfléchit-elle, indécise.
— Qui es-tu ? redemanda-t-elle pour la troisième fois, irritée.
— Je suis le Passeur, répondit l’enfant tranquillement.
— Le Passeur ? répéta-t-elle, perplexe.
— Prends ma main et ferme les yeux, lui intima-t-elle.
Victoire voulut protester, mais saisit machinalement la main tendue et sans pouvoir se contrôler, ferma les yeux. Elle se sentit bizarre, comme serrée dans du coton, et ses oreilles sifflèrent. Lorsqu’elle les rouvrit, elle vacilla en arrière, éblouie par la lumière et tendit les bras par réflexe pour ne pas tomber. Ses doigts rencontrèrent une surface dure et mouillée et elle écarquilla les yeux, figée.
Disparu le grenier ! Elle se tenait adossée à un rocher sur une plage inconnue, dans une crique bordée de hautes falaises sombres. Devant elle, sur le magnifique cheval noir ailé qui piaffait d’impatience, la fillette la regardait en souriant.
— Mais… que se passe-t-il ? balbutia-t-elle, interdite.
Elle respira à fond et sentit l’air marin s’engouffrer dans ses poumons. Étourdie, elle baissa les yeux et se vit vêtue d’une tunique écrue sans manches, fendue sur les côtés avec un empiècement de cuir à la taille. Aux pieds, des bottes souples, elles aussi en cuir, lacées jusqu’à mi-cuisse, sur un caleçon de même couleur. Elle toucha ses cheveux, tirés sur la nuque en un lourd chignon, et regarda ses mains. Plus de montre ni de bijoux.
— J’y suis ! s’exclama-t-elle. Je suis en train de rêver ! La formule magique ! Je me suis endormie dans le grenier !
Soulagée, elle se redressa.
La fillette lui souriait toujours, silencieuse. Elle se tourna et prit derrière elle un carquois en cuir avec un arc aux branches sculptées couvertes d’étranges signes, la poignée frappée d’un métal brillant. Elle en sortit une dague au manche recouvert, lui aussi, de glyphes et d’incrustations, enroulée dans une peau et les lui tendit.
— Prends-les, tu en auras besoin.
Victoire éclata de rire.
— Besoin ? Et pourquoi donc en aurais-je besoin ? Je ne sais me servir ni de l’un ni de l’autre ! Et puis je ne fais que rêver, n’est-ce pas ? Je vais me réveiller ?
— Certainement… sourit la fillette.
— Tu ne m’as pas répondu, insista Victoire, qui es-tu ?
— Je suis le Passeur, répéta-t-elle, impassible.
— Ton prénom, je veux dire, comment t’appelles-tu ?
— Peut-être te le dirai-je lorsque je reviendrai te chercher, murmura-t-elle, évasive.
— Lorsque tu reviendras me chercher ? Mais… tu ne peux pas me laisser là ! protesta Victoire. Je… je me trouve à un tournant important de ma vie ! Je dois me réveiller !
La fillette fit exécuter demi-tour à son cheval, imperturbable.
— Tu as d’abord une tâche à accomplir ici. Marche le long de la falaise vers le levant, tu arriveras à une ville. Demande Dalil, il saura quoi faire.
— Mais enfin, où suis-je ? s’exclama Victoire, impatientée.
L’étalon prit le petit trot, puis le galop.
— Tu es à la croisée des chemins. Là où tout commence et tout finit… lui cria-t-elle, énigmatique, en agitant la main.
L’animal amplifia sa foulée, battit des ailes et s’éleva majestueusement au-dessus de l’eau. Il piqua vers le sud, bientôt plus qu’un point à l’horizon.
Victoire, médusée, se retrouva seule sur la plage, ses armes à la main. Désemparée, elle regarda autour d’elle avec circonspection.
« Quand je pense que j’ai promis à Cassie de ne pas faire de bêtise… » grommela-t-elle, doutant encore de ce qui lui arrivait.
Elle se sentait lasse et épuisée par tous les évènements de ces derniers jours. Elle soupira. Pourquoi ne pas profiter de ce répit inattendu et oublier pour un temps les problèmes du monde réel ? Après tout, il ne s’agissait que d’un rêve !
« Puisque je semble dormir, dormons donc… et allons chercher ce Dalil ! » décida-t-elle, fataliste.
Elle glissa le couteau, roulé dans son étui de peau, dans le carquois qu’elle mit en bandoulière, puis passa l’arc à son épaule. Elle réajusta sa tunique et se redressa. Le soleil terminait de se lever. Elle s’orienta sans problème et entreprit de contourner la crique par les rochers pour se diriger vers l’Est comme le lui avait indiqué l’enfant.