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LA PROMESSE USA TODAY BESTSELLER ! PROTÉGER Lors d'un voyage désespéré vers l'Amérique, Rebecca Neville promet à l'épouse mourante du comte de Stanmore d'élever et de prendre soin de son fils nouveau-né, James. Une fois arrivée dans le Nouveau Monde, Rebecca commence sa nouvelle vie, en tant que mère... TI CHÉRIR Dix ans plus tard, le comte de Stanmore apprend le destin de sa famille. Il envoie chercher son jeune héritier dans les colonies afin de l'élever comme un pair du royaume. Rebecca, qui n'a pas l'intention de renoncer à son vœu, retourne en Angleterre avec James pour affronter un avenir sans son bien-aimé. Mais elle doit aussi faire face à son passé tumultueux... AIMER Au premier abord, le formidable Stanmore fait vaciller Rebecca. Mais sous sa façade froidement attirante et son apparente indifférence au sort de son fils, les émotions se bousculent. Car Stanmore et ses motivations sont plus complexes qu'il n'y paraît. L'énigmatique lord a sa propre promesse à tenir, et une passion pour Rebecca qui ne peut être niée... À propos de LA PROMESSE... "Le don de McGoldrick pour la caractérisation s'étend de l'héroïne courageuse et du héros blessé du livre jusqu'à un groupe fascinant de personnages secondaires, y compris un méchant vipérin et une maîtresse merveilleusement intrigante. Ce roman historique géorgien vibrant est parfait pour les lecteurs qui aiment un bon mélange d'histoire et de passion." – Booklist Review (American Library Association) ~~~~~~~ Si vous avez aimé Belle ou Bridgerton, vous voudrez essayer ce best-seller de USA Today, qui démarre une série de romans d'amour géorgiens et de régence. Idéal pour les fans de Grace Burrowes, Julia Quinn, Julie Garwood, Mary Balogh, Christi Caldwell, Julie Johnstone, Scarlett Scott, Amalie Howard, Sarah MacLean, Lisa Kleypas, Sabrina Jeffries, Eloisa James, Sophie Jordan, Grace Callaway, Tessa Dare, Erica Ridley, Mary Jo Putney, Kelly Bowen, Glynnis Campbell, Amanda Scott, Lynsay Sands, Elisa Braden, Tanya Anne Crosby, Kerrigan Byrne, Maeve Greyson, Tessa Candle, Chloe Flowers, Lucy Langton, Alexa Aston, Suzanne Enoch, Susan King, Claire Delacroix, Amy Jarecki, Maddison Michaels, Vanessa Kelly, Darcy Burke, Jess Michaels, Madeline Hunter, Philippa Gregory ou Kate Bateman.
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Seitenzahl: 467
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Droits d'auteur
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La Promessa (The Promise) Copyright © 2022 par Nikoo et James McGoldrick
Traduction Française © 2025 par Nikoo et James McGoldrick
Tous droits réservés. À l'exception de l'utilisation dans toute revue, la reproduction ou l'utilisation de cet ouvrage, en tout ou en partie, sous quelque forme que ce soit, par tout moyen électronique, mécanique ou autre, connu actuellement ou inventé ultérieurement, y compris la xérographie, la photocopie et l'enregistrement, ou dans tout système de stockage ou de récupération de l'information, est interdite sans l'autorisation écrite de l'éditeur : Book Duo Creative.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Note d'édition
Note de l'auteur
A propos de l'auteur
Also by May McGoldrick, Jan Coffey & Nik James
À nos mères
Juillet 1760, Londres, Angleterre
Rebecca relisait la lettre au bas de laquelle elle venait d’apposer son paraphe lorsque trois coups frappés contre la porte de l’étude la firent sursauter. Nerveusement, sa main se tendit pour recouvrir la missive d’un buvard, renversant au passage l’encrier de porcelaine, dont le flot noir se répandit sur la feuille et jusque dans son giron.
— Entrez ! cria-t-elle en se redressant d’un bond.
En toute hâte, elle chiffonna quelques feuilles et s'efforça d’arrêter l’encre avant qu'elle n’atteigne le tapis. L’apparition sur le seuil de Lizzy, l'une des servantes, ne fit qu’aggraver son trouble.
— Le maître vous demande, l’informa la jeune fille d'une voix teintée d’un fort accent campagnard. Si Mam’zel m'autorise, sir Charles paraît de bien méchante humeur...
Lizzy, qui avait enregistré d'un coup d’œil la situation, se précipita à ses côtés et la repoussa sans ménagement. Tirant un chiffon de la poche de son tablier, elle s'activa à réparer les dégâts.
— Lady Hartington est-elle revenue ? s’enquit Rebecca d'une voix tendue.
— Elle est partie il y a pas une heure pour l’Opéra, répondit la servante avec un sourire narquois. M’est avis qu'on ne la reverra pas avant minuit.
Rebecca s’échinait en vain à effacer avec son mouchoir les taches qui lui maculaient les doigts. Soudain très pâle, elle balbutia :
— Je... je... ferais mieux d’aller jeter un coup d’œil dans la chambre des enfants. La petite Sara m’a semblé...
— Maggie est avec elle, intervint Lizzy. C’est son travail de prendre soin d’eux.
Interrompant sa tâche, la jeune fille releva la tête et la fixa droit dans les yeux.
— Écoutez... Y a pas moyen d’y couper. Si vous ne vous décidez pas à y aller, c'est lui qui viendra vous chercher.
Rebecca frissonna. Bien que délivré à mots couverts, le message était on ne peut plus clair. Sir Charles désirait la voir dans sa bibliothèque, seule, en pleine nuit, alors que sa femme était à l’Opéra et que ses enfants dormaient. À cette idée, ses mains furent prises de tels tremblements qu’elle dut les enfouir dans les plis de sa robe.
— Je suis pleine d'encre, dit-elle. Je dois d’abord aller me changer.
D'un pas ferme, Rebecca se dirigea vers la porte. Dans son dos retentit le rire de crécelle de Lizzy.
— Pour ce qu’il en a à faire ! s’exclama-t-elle. Si vous croyez qu’il s'intéresse à ce que vous portez...
Refusant d’en entendre davantage, elle quitta la pièce au plus vite, les yeux brûlants de larmes contenues. Elle n'avait nul besoin des sarcasmes de Lizzy pour saisir la gravité de la situation.
Depuis que sir Charles Hartington était revenu du continent, quinze jours auparavant, Rebecca avait senti avec un malaise grandissant son regard s'appesantir sur elle. Plusieurs fois, il l’avait suivie jusque dans l’étude, où elle faisait la classe à ses enfants. Sa façon de lui sourire, de parler par sous-entendus, de se presser contre elle, ne prêtait à aucun malentendu...
À tel point qu’elle avait fini par se décider à faire appel à Mlle Stockdale, sa vieille maîtresse d’école, pour l’aider à trouver une nouvelle situation. Hélas, elle s’y était prise trop tard et avait dû jeter dans la corbeille, avant de s’enfuir de l’étude, la missive couverte d’encre.
Elle se dirigeait en hâte vers le refuge de sa chambre lorsque la haute silhouette du majordome s'imposa devant elle, au détour d’un couloir.
— Sir Charles vous attend, mademoiselle.
Rebecca s'obligea à soutenir son regard.
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle. Je crois que je vais aller dormir.
La moue boudeuse qu’arborait perpétuellement cet homme austère s’accentua un peu plus.
— Le maître en sera fort chagriné...
— J’ai été engagée par lady Hartington pour éduquer ses enfants. Puisque ceux-ci sont couchés, ma journée de travail est terminée...
Un instant, le majordome la dévisagea d’un air hautain, avant de reprendre :
— Si vous ne vous rendez pas à la bibliothèque, sir Charles viendra vous chercher lui-même. Voilà des années que je sers cette famille, mademoiselle. Et je n’ai encore jamais vu personne braver un de ses ordres, ni résister à une de ses colères...
La gorge brûlante d'un goût de bile, Rebecca prit appui d’une main contre le mur pour y puiser le courage qui lui manquait. Lorsqu’elle trouva enfin la force de parler, elle le fit pourtant d’une voix claire et assurée qui l’étonna.
— Robert, annoncez je vous prie à sir Charles que je quitte son service. Dès ce soir...
Une expression de stupeur passa sur le visage du vieil homme. Puis, durant une brève seconde, elle lut dans son regard une certaine forme de respect et d’admiration. Sans rien ajouter, il s’écarta pour la laisser passer.
Avec une détermination nouvelle, Rebecca poursuivit son chemin. Mais aussitôt la porte refermée dans son dos, le soulagement qui s'était emparé d’elle à l’idée de quitter cet endroit au plus vite s’évanouit.
Partir, songea-t-elle, au désespoir, mais pour aller où ?
L’esprit en déroute, elle commença à rassembler ses maigres possessions. Ses bagages seraient vite faits... En tant que préceptrice, elle n’avait nul besoin d’une garde-robe étendue et n’avait amené que peu de choses avec elle.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle avait toujours vécu à l'institution pour jeunes filles Stockdale, à Oxford. Jusqu’au mois précédent, au cours duquel elle avait quitté l'institution à son dix-huitième anniversaire pour entrer au service des Hartington, elle n’avait eu pour foyer que le dortoir qu’elle partageait avec une vingtaine de ses condisciples.
À sa connaissance, elle n’avait nulle famille pour prendre soin d'elle, à part un mystérieux bienfaiteur, au sujet duquel Mlle Stockdale s'était toujours montrée évasive. Tout juste avait-elle bien voulu lui révéler avant son départ que ses frais de scolarité avaient été réglés depuis son arrivée à l'institution par une firme juridique londonienne.
Après avoir bouclé son sac, Rebecca mit son chapeau et décrocha sa cape. En dépit de la chaleur de cette nuit d'été, elle prit soin de l’ajuster soigneusement sur ses épaules, fragile rempart contre les périls qui l’attendaient. Dénouant le lacet de sa bourse, elle compta les quelques pièces qui s’y trouvaient et soupira. Trois livres, cinq shillings et quelques piécettes - maigre pécule pour s’en aller courir le monde...
À son départ de l'institution, Mlle Stockdale l’avait rassurée en lui affirmant que le salaire de dix livres annuelles offert par lady Hartington, en sus du logement et de la nourriture, suffirait à pourvoir à ses besoins. Ce faisant, elle avait négligé de la mettre en garde contre le danger pour une jeune femme honnête de croiser la route d’individus sans scrupules tels que sir Charles...
En parcourant du regard la pièce qui avait suscité tant d’espoirs en elle lorsqu’elle y avait emménagé quelques semaines auparavant, Rebecca poussa un profond soupir. Par la fenêtre ouverte soufflait une petite brise dont elle ne pouvait percevoir la douceur, glacée qu’elle était par la peur de l'avenir.
Un bruit de pas longeant le couloir la fit sursauter et la poussa à agir. Pour ne pas se laisser le temps d'hésiter plus longtemps, elle ramassa son sac sur le sol et quitta la chambre sans se retourner. Le cœur battant, elle se hâta vers l'escalier, croisant en chemin deux femmes de chambre intriguées qui chuchotèrent entre elles à son passage.
Rebecca, en dévalant les marches, passa en revue les possibilités d'embauche et de logement qui se présentaient à elle. Une taverne sur Butcher’s Row, dont un fournisseur lui avait parlé. Une boutique d’articles féminins dans Monmouth Street, où elle avait effectué pour lady Hartington quelques achats. L’hôtel de sir Roger de Coverley, à St. James Square, où la rumeur affirmait que l’on avait toujours besoin de servantes.
En effet, elle était bien décidée à prendre le premier travail qui s’offrirait à elle à défaut de trouver à s’employer dans son domaine. N’importe quoi plutôt que de rester une minute de plus dans cette maison. Tout ce qui lui restait à faire, c’était de franchir la porte d'entrée et de trouver un abri pour la nuit. Demain serait un autre jour...
— Dire que j’ai failli ne pas croire Robert quand il m’a fait part de votre insolence... Restez où vous êtes!
La voix redoutée du maître de maison dans son dos la fit se figer sur la dernière marche. Une vague de panique la submergea en l’entendant descendre l’escalier pour la rejoindre. S’accrochant à son sac comme à une bouée, Rebecca se força à se retourner dignement.
— N’y voyez aucune insolence, sir. Je lui ai juste annoncé ma décision de quitter votre service.
— Alors que la nuit est déjà là ? s'étonna-t-il d'une voix éraillée par le tabac. Avec ces bandes de voyous qui écument les rues ? Vous souhaitez donc vous retrouver détroussée dans un coin sombre, ou peut-être pire encore...
Sa main s’abattit lourdement sur son bras. Rebecca eut un mouvement de recul. Il sentait le cigare et le brandy. Dans la pénombre du hall, à peine atténuée par un chandelier, ses yeux luisaient d’un éclat inquiétant.
— Pour quel genre d’homme me prenez-vous, mademoiselle Neville ? poursuivit-il de la même voix graveleuse. Pensiez-vous réellement que j'allais laisser une jeune femme désirable et sans défense quitter nuitamment ma maison sans protection ?
— Je n’ai nul besoin de protection, sir...
Rebecca tenta de lui échapper pour gagner la porte, mais sa poigne implacable l’en empêcha.
— Sir Charles, s’entendit-elle protester, je vous prie de me lâcher sur-le-champ !
Avec appréhension, elle vit ses yeux bleu clair pâlir et le rouge de la fureur gagner ses joues. Du menton, il désigna le sac de voyage.
— Que cachez-vous donc là-dedans ? lança-t-il d’une voix sifflante.
Abasourdie, Rebecca le regarda fixement.
— Mes... mes bagages, balbutia-t-elle.
— Vos bagages... répéta-t-il d’un air soupçonneux. Eh bien, c'est ce que nous allons voir !
Une main de fer se referma sur son épaule, et Rebecca suffoqua en se sentant entraînée de force vers la porte entrouverte de la bibliothèque. Ses cris de protestation attirèrent l’attention d’une servante effrayée qui les observa craintivement de l’autre bout du hall.
— Vous, là-bas ! tonna-t-il à son intention. Allez prévenir Robert. Dites-lui de faire fouiller la maison pour vérifier que rien n'a été volé. Que l'on compte l’argenterie, que l’on vérifie la garde-robe et les bijoux de ma femme !
Ensuite, il projeta violemment Rebecca dans la bibliothèque et referma la porte derrière eux. Comme un animal pris au piège, elle recula et buta contre une étagère chargée de reliures en cuir. Un rictus de triomphe déforma le visage congestionné du baronnet qui s’adossa à la lourde porte en chêne, dont il fit jouer la serrure avec un bruit sinistre.
— Je vous assure que vous faites erreur! plaida-t-elle d’une voix plaintive. Vous ne trouverez rien dans ce sac qui appartienne à lady Hartington...
— Chère mademoiselle Neville... rugit-il en s’approchant d’elle aussi lentement qu’un fauve en chasse. Ainsi donc, en plus d’être jeune et innocente, vous seriez également une idiote ?
— Puisque vous me tenez en si piètre estime, laissez-moi quitter votre maison...
Dans un grand éclat de rire, Hartington s’empara de son sac par surprise et l’envoya valser derrière lui. D’une secousse de ses épaules, il se débarrassa de sa redingote, qui glissa sur le sol.
— Cela m’est impossible, reprit-il en déboutonnant sa chemise. Voyez-vous, les jeunes tendrons dans votre genre ont besoin d’une bonne leçon pour démarrer dans la vie. Réjouissez-vous que ce soit moi qui vous la donne, et non quelque cocher !
Paralysée par la panique, Rebecca chercha à se réfugier derrière le grand bureau d’acajou.
— Pourquoi moi ? gémit-elle. Vous avez votre femme, vous pouvez avoir qui vous voulez... Moi, je ne suis rien, je ne suis pas digne de vous !
Un nouveau rire secoua le baronnet, qui entreprit de contourner le bureau pour la rejoindre. Interposant un fauteuil entre eux, elle le vit avec horreur déboutonner le pont de ses hauts-de- chausses, libérant son sexe dressé, menaçant, obscène.
— Votre secret est éventé, « mademoiselle Neville»... répondit-il d’une voix basse et insidieuse, aussi menaçante que l'éclat fiévreux de ses yeux de fou. Mais pour vous dire la vérité, je n’ai guère eu de mal à le percer. La surprise n’en fut pas moins grande ! Comment aurais-je pu imaginer abriter sous mon toit la fille de la célèbre actrice Jenny Greene ? Une bonne mère, je vous l’accorde, pour avoir su protéger durant si longtemps sa progéniture des effets de sa sulfureuse réputation...
Rebecca était bien trop occupée à chercher des yeux une issue pour s’étonner de ce discours. Il lui parut bientôt évident qu’elle ne pourrait pas échapper au sort qui l’attendait. En désespoir de cause, elle quitta le bureau, recula de quelques pas, se retrouva acculée à la cheminée de marbre.
— Dès l’instant où j’ai posé les yeux sur vous, poursuivit-il, un soupçon m'est venu. Ces grands yeux bleu pervenche respirant la candeur, cette magnifique chevelure aussi éclatante qu’un soleil couchant, ce visage d’ange dissimulant une âme de libertine... Il ne me fallut pas réfléchir longtemps pour me rappeler où je les avais vus.
Hartington n’était plus qu’à un mètre de Rebecca. Elle était à sa merci. La taille et la force de son adversaire l’empêcheraient de se défendre.
— Quand j’étais jeune homme, expliqua-t-il, je fréquentais assidûment le balcon du théâtre de Haymarket, où je pouvais tout à loisir me régaler des charmes de votre mère. Je maudissais ces beaux messieurs, dans leurs loges, dont il était de notoriété publique que pour quelques livres ils pouvaient rejoindre la sublime Jenny dans son lit. J'aurais tout donné pour être à leur place...
Il était tout près d’elle. Sa virilité exhibée démentait la civilité de ses propos. Il tendit la main pour dénouer le ruban du chapeau de Rebecca, et elle détourna le visage, autant pour échapper au contact de ses doigts qu'à la fétidité de son haleine écœurante. D'une pichenette, il fit tomber le chapeau et enroula une mèche de ses cheveux autour de son index. Et lorsque d’un geste brusque il passa ses bras sous la cape pour l'attirer à lui, Rebecca ne put retenir un cri d'épouvante.
D'une voix rauque, le souffle précipité, le baronnet poursuivit son récit.
— J’ai finalement pu réaliser mon vieux rêve... Je me suis payé votre mère pour une bouteille de gin et une obole, dans sa loge du théâtre de Covent Garden, pas plus tard que la semaine dernière. Après quelques verres, elle était plus bavarde qu'une pie à votre sujet. Bien sûr, elle n’est plus la femme qu’elle a été. Mais il me fallait essayer l’original avant de goûter la copie...
Au bord de la nausée, Rebecca sentit les lèvres molles de l’homme se poser sur son cou, ses doigts fiévreux presser ses seins à lui faire mal, son sexe érigé palpiter contre son ventre. Par un pur réflexe de survie, son bras se tendit. Dans son dos, ses doigts se refermèrent sur le socle d’une statuette en bronze posée sur la cheminée.
L’instant d'après, sir Charles Hartington gisait à ses pieds. Débraillé, débraguetté, le crâne défoncé laissant s'écouler sur le tapis un flot de sang vermeil, il lui parut plus obscène encore mort que vivant.
* * *
Rebecca ne sut jamais comment elle avait eu la présence d’esprit et la force de s'enfuir de la bibliothèque. Lorsqu’elle reprit conscience de ses actes, elle courait à perdre haleine dans la rue.
Comme dans un rêve, elle entraperçut dans les îlots de lumière des réverbères les visages étonnés d’hommes et de femmes qui la regardaient passer. Puis, des cris et des bruits de galopades retentirent dans son dos, et elle se mit à courir de plus belle, certaine que le monde entier était à ses trousses.
La rue qu’elle remontait débouchait sur un carrefour au-delà duquel s'ouvraient les grilles d’un parc désert. Comprenant avec soulagement qu’elle pourrait y trouver refuge, Rebecca s'engagea sur la chaussée avec tant d’empressement que son pied buta contre un pavé.
Elle se relevait avec difficulté après s'être étalée lourdement sur le sol quand le bruit d’un attelage arrivant à grand bruit dans sa direction lui fit relever la tête. Les sabots arrachaient au pavé des étincelles dans un bruit de tonnerre. Paralysée, sûre que sa dernière heure était venue, elle vit approcher d’elle les chevaux lancés au galop, la crinière au vent.
Le cocher, qui venait de l’apercevoir, tira sur les rênes pour retenir les bêtes. Tétanisée par la certitude de sa fin prochaine, Rebecca était incapable du moindre geste. L'attelage n’était plus qu'à quelques mètres quand l’homme parvint à dévier sa trajectoire, contournant par la gauche l'obstacle humain dressé sur sa route.
Tous les sens aux aguets, elle vit la voiture s’immobiliser non loin d’elle. De la voix, le cocher s’efforça de calmer ses chevaux. La portière de la berline s’entrouvrit et le visage pâle et marqué d’une jeune femme s’y encadra.
Dès que leurs regards se croisèrent, Rebecca lut dans celui de l’inconnue une détresse comparable à la sienne et reprit espoir.
— S’il vous plaît... lança-t-elle d’une voix faible. S'il vous plaît, aidez-moi...
Du coin de l’œil, elle vit alors la troupe houleuse lancée à ses trousses déboucher au carrefour.
— À l'assassin ! cria une voix pleine de colère. Arrêtez cette femme...
Ne voyant d’autre issue, Rebecca se rua vers la voiture dont les chevaux impatients s’ébrouaient. Par la portière du coupé, à présent grande ouverte, une main longue et fine se tendit pour l’inviter d’un geste à monter. Avec l’énergie du désespoir, elle s’y engouffra alors que l'attelage redémarrait.
Un instant plus tard, la voiture roulait à vive allure dans les rues enténébrées de la ville. Les rideaux tirés sur les vitres empêchaient Rebecca d’apercevoir clairement sa bienfaitrice. Il lui fallut un long moment pour reprendre son souffle, et plus longtemps encore pour que ses yeux s’accoutument à l’obscurité.
— Je suis innocente de ce dont on m’accuse... plaida-t-elle pour se justifier.
Alors seulement elle vit que la jeune femme portait sur ses genoux un petit paquet drapé dans les plis de sa cape de bonne facture. Ses vêtements dénotaient l’élégance et la fortune, mais son visage pâle trahissait la peur et la détresse.
— Je m’appelle Rebecca Neville, reprit-elle, et je vivais à l’institution pour jeunes filles Stockdale d’Oxford jusqu'au mois dernier...
Rebecca raconta sa triste histoire à l'inconnue, surprise d’en éprouver quelque consolation. Mais lorsqu’il lui fallut avouer son crime, elle fut de nouveau submergée par la panique et cacha son visage en pleurs entre ses mains.
Un instant plus tard, la jeune femme lui fourra un mouchoir de dentelle entre les doigts.
— Avez-vous de la famille? demanda-t-elle, d’une voix aimable mais faible et marquée par la fatigue.
S’efforçant de se ressaisir, Rebecca se redressa et sécha ses larmes. Quel crédit pouvait-elle accorder à la révélation que lui avait faite sir Charles ?
— Non, répondit-elle dans un souffle. Je n’ai personne pour m’aider. Selon Mlle Stockdale, je suis orpheline.
L’inconnue hocha la tête avec sympathie.
— Peu importe ce que cet homme vous a fait, reprit-elle. S’ils vous rattrapent, ils vous pendront...
Incapable de supporter son regard, Rebecca baissa les yeux sur ses mains jointes dans son giron. Le sang de sir Charles, mêlé à l’encre noire, marquait ses doigts et sa robe de taches funestes. Même dans la pénombre du coupé, elles dénonçaient son crime, formant avec la blancheur virginale du mouchoir un contraste saisissant.
— Vous n'avez fait que vous défendre, conclut la jeune femme. Je n’aurais pas agi autrement.
Un vagissement plaintif se fit entendre. Avec un sourire attendri, l’inconnue écarta les plis de sa cape, révélant sur ses genoux un bébé, enveloppé de langes et de couvertures.
— Il est si petit ! s’exclama Rebecca en se penchant pour l’admirer. C’est votre enfant ?
— Il est né ce matin, expliqua-t-elle. Et je suis bien sa mère, en effet. Mon nom est Elizabeth Wakefield.
La voiture fit une embardée qui lui arracha une grimace. Rebecca posa la main sur son genou.
— Êtes-vous souffrante? s’inquiéta-t-elle. Il n’est sans doute pas raisonnable de courir les routes si tôt après votre délivrance...
— Je vais assez bien pour... prendre soin de lui.
D’un air rêveur, elle laissa ses doigts courir sur le visage du nouveau-né. Cette caresse sembla apaiser la mère autant que l'enfant, qui cessa de pleurer.
— Je l'ai appelé James, précisa-t-elle.
Rebecca hocha la tête. Un flot de questions se pressaient sur ses lèvres, plus essentielles que de connaître le nom de l'enfant. Qui était le père ? Comment pouvait-il laisser sa femme et son fils voyager seuls en pleine nuit si tôt après la naissance ? Mais il y avait à la fois tant d’amour et de tristesse dans le spectacle de cette mère souffrante caressant son bébé qu’elle préféra garder ses interrogations pour elle.
Se radossant à la banquette, elle s’abîma dans de sombres pensées. Elle songea à quel point sa vie avait été vaine, et avec qu’elle rapidité elle allait prendre fin lorsque les conséquences de son crime la rattraperaient. Inconsciemment, elle porta une main à son cou et imagina avec horreur la corde qui bientôt s'y serrerait.
Saisie par un frisson, elle reporta son attention sur le spectacle apaisant d'Elizabeth Wakefield berçant son enfant. Instantanément, une drôle de sensation se nicha au creux de son ventre. Y avait-il eu de tels moments de tendresse et d'intimité, entre elle et sa mère, à l’aube de son existence ? Il ne servait à rien de se poser une telle question, décida-t-elle en détournant le regard. Même si Jenny Greene l'avait mise au monde, elle n’avait pas dû l’aimer beaucoup pour l’abandonner à la naissance.
Dès son plus jeune âge, Rebecca avait été élevée à l’institution Stockdale dans la conviction que la morale, l'innocence, la vertu étaient les biens les plus précieux d’une jeune fille. Bien plus qu’à ses autres élèves, la directrice lui avait appris à surveiller son apparence et sa tenue et à ne jamais quitter la voie étroite de la décence et de la respectabilité.
Un tel acharnement prenait tout son sens à la lumière des révélations de sir Charles. Sans doute cette chère Mlle Stockdale avait-elle redouté que son élève ait hérité des plus sombres travers de sa mère. D'une certaine manière, songea Rebecca avec amertume, il eût été préférable pour elle de ne pas se conformer aussi fidèlement à ses rigoureux préceptes...
L'arrêt du véhicule la tira brutalement de ses pensées. Dans un accès de panique, elle se rendit compte que, prise par l'urgence du moment, elle n’avait pas songé à s’inquiéter de leur destination. Par la vitre entrouverte, une odeur de poisson et de bois pourri parvenait à ses narines, ce qui laissait supposer la proximité de la Tamise.
Dans la semi-pénombre, Elizabeth Wakefield lui sourit.
— Un bateau m’attend sur ce quai, expliqua-t-elle. Il a pour destination Dartmouth. James et moi y embarquerons pour l’Amérique.
Le cœur au bord des lèvres, Rebecca retint son souffle, dans l'attente de ce qui allait suivre.
— Comme vous l’avez remarqué, reprit-elle, je voyage seule et je ne suis... pas très vaillante.
Une larme roula sur la joue de Rebecca quand elle comprit ce que sa bienfaitrice allait proposer.
— Nous nous rendrions mutuellement service, dit-elle, si vous acceptiez de vous joindre à nous...
Avril 1770, Philadelphie, province de Pennsylvanie
— Nous ne pouvons accepter de garçon sourd dans notre établissement, madame Ford. Cela nous est impossible.
Tout en serrant la main tendue du directeur de l'école qui la raccompagnait, Rebecca fit une ultime tentative pour plaider sa cause.
— Jamey n’est pas sourd, monsieur Morgan. Il entend mal d’une oreille, je vous l'accorde, mais il n’est pas sourd.
Le brave homme, entre deux âges, rajusta ses besicles et secoua la tête d’un air désolé.
— Nous en avons déjà discuté, madame Ford. Mes deux collègues, qui ont évalué votre fils, sont du même avis que moi. Cet enfant n’entend pas. Sans doute même ne parle-t-il pas. En tout cas, il ne leur a pas adressé la parole.
— Il n'a que neuf ans ! s’impatienta-t-elle. Peut-être était-il impressionné. Peut-être...
Le directeur posa la main sur son bras pour l'interrompre.
— Je suis désolé, madame Ford. Croyez que nous avons examiné attentivement la question, mais, avec seulement trois enseignants pour plus d’une centaine d’élèves, il nous est impossible de prendre en charge un enfant handicapé.
Rebecca dévisagea un instant le directeur. Son crâne à demi chauve luisait de transpiration. Ses fines lunettes cerclées d’or avaient de nouveau glissé sur son nez, et il la regardait par-dessus ses verres d’un air gêné.
Brusquement, elle tourna les talons et lança par-dessus son épaule :
— Je vous souhaite le bonsoir, monsieur.
* * *
Les rayons du soleil couvraient d'or liquide la flèche de l'église du Christ, mais Rebecca était trop perdue dans ses pensées pour s’en émerveiller. Toute à sa rumination silencieuse, elle remontait d’un pas vif High Street en direction de son logis, indifférente à l’agitation citadine.
L’école de la Société des Amis, dont le directeur venait de lui opposer un refus, avait représenté son dernier espoir de scolariser James à Philadelphie. Il lui faudrait donc chercher ailleurs un établissement pour l’accueillir, songea-t-elle. Peut-être à Germantown, la ville la plus proche. Mais comment y amener son fils jour après jour? La seule idée de le mettre en pension lui arrachait le cœur.
— Bien le bonjour, madame Ford...
Tirée de ses pensées, Rebecca redressa la tête et se força à sourire poliment.
— Vous de même, madame Bradley...
S’il le fallait vraiment, décida-t-elle en poursuivant son chemin, ils déménageraient. Il lui en coûterait de quitter cette ville où elle avait trouvé un refuge, du travail, des amis, et où elle avait fini par s'intégrer. Mais si c’était le seul moyen pour elle d’offrir à James la possibilité de s’asseoir sur les bancs d’une école, alors elle n’hésiterait pas. Il ne manquait pas de villes accueillantes, dans les colonies, où le travail abondait.
Slalomant entre les étals, Rebecca ne prêtait aucune attention aux cris des vendeurs qui vantaient aux chalands leurs marchandises, de l’élixir de longue vie au pain de viande en passant par la Gazette du Dr Franklin.
Alors qu’elle tournait dans Strawberry Alley, un attelage de gros bœufs bloquant la circulation ne suffit pas à la distraire de ses pensées. Elle avait réussi à se bâtir ici une vie nouvelle, songea-t-elle en fendant le petit groupe assemblé au carrefour pour observer le spectacle. Ici, tout le monde la connaissait, la respectait. Elle n’était jamais à court de travail, que ce soit pour enseigner, faire des travaux de couture ou aider Mme Parker à la boulangerie, quand celle-ci devait s’occuper de son mari souffrant.
Dans sa rue, qu’elle remontait d’un pas vif, les enseignes de bois peint ou de fer forgé qui se balançaient en grinçant dans le vent attirèrent son regard et ravivèrent sa colère. Dans les échoppes et les ateliers du voisinage, nombreux étaient les artisans et commerçants bien intentionnés qui lui avaient proposé de prendre James en apprentissage.
Dans l'esprit de tous, il semblait évident qu'un enfant souffrant d’un déficit auditif et d’une main estropiée ne pouvait rêver plus bel avenir. Rebecca n'était pas de cet avis. Elle était fermement décidée à offrir à son fils la possibilité de devenir dans la vie ce que bon lui semblerait, laboureur ou notaire, journaliste ou tailleur.
Jusqu’à ce jour, elle avait pourvu elle-même à son éducation. À neuf ans, James en savait déjà autant sinon plus que bien des élèves de l’école de la Société des Amis. Mais il lui fallait se rendre à l'évidence, le moment était venu de trouver une école pour le prendre en charge. Autant pour lui donner les meilleures chances de réussite que pour le faire sortir de sa coquille et le faire accepter des enfants de son âge - même si ce dernier objectif ne serait sans doute pas le plus facile à atteindre...
Évitant soigneusement les flaques de boue et le crottin de cheval, Rebecca se dirigea vers l’immeuble de briques rouges qui abritait au rez-de-chaussée la boulangerie des Parker. Au premier étage résidait la famille Butler, qui ne cessait d’année en année de s'agrandir, au rythme des naissances. Enfin, c’était sous les toits, dans deux pièces petites mais claires et aérées, qu’elle avait trouvé à se loger avec James, pour un modeste loyer.
Sur les marches du perron, Rebecca salua de la tête Annie Howe, serveuse à l’Auberge du Renard, qui sortait de la boutique les bras chargés de pain.
— Oh! madame Ford... s’exclama celle-ci. Il y avait tantôt un gentleman qui se renseignait sur vous à l'auberge.
Rebecca fit une halte en haut des marches.
— Je suppose, lui dit-elle, que ce monsieur désirait faire donner des leçons à ses enfants?
La jeune fille, affligée d’un fort strabisme, plissa le front sous l'effet de la concentration.
— Il n’a rien dit de tel. Il est arrivé il y a deux jours, a demandé une chambre, sans pouvoir dire combien de temps il la garderait.
Rebecca, qui détestait les commérages, hocha la tête et se détourna pour ouvrir la porte.
— Merci, lança-t-elle. Je verrai cela avec lui.
Haussant la voix, Annie Howe ajouta:
— Je sais aussi que c’est un homme de loi, qui arrive directement d’Angleterre...
A ces mots, la gorge de Rebecca se noua. Lentement, elle se retourna pour dévisager la serveuse de l’auberge.
— Qui a-t-il demandé exactement, Annie ?
Satisfaite d'avoir attiré son attention, la jeune fille rajusta son chargement de pain sur ses bras.
— Vous, répondit-elle sans hésiter. La mère de l’enfant à la main estropiée - je crois que c’est ce qu'il a demandé. De vous à moi, j’ai tout de suite pensé que votre petit diable avait encore dû faire des siennes sur les quais ! On le voit souvent traîner, avec les graines de voyou que vous avez en dessous de chez vous, à méditer quelque mauvais coup et à effrayer les belles dames au débarcadère. Si votre pauvre mari était encore de ce monde ! À votre place, je lui refilerai une bonne...
Sèchement, Rebecca l’interrompit et se retourna pour déverrouiller sa porte.
— Merci de ces conseils, Annie. Au revoir !
De colère, elle claqua la porte derrière elle et gravit d’un pas décidé les marches étroites de l’escalier. Pourtant, il n’y avait rien de ce qu’Annie avait reproché à son fils qu’elle ne sût déjà.
Ces derniers temps, James avait tendance à lui échapper pour n'en faire qu'à sa tête. Mais, avec tant de petits métiers à mener de front pour assurer leur subsistance, il lui était difficile de le surveiller. Sans compter qu’à son âge, un garçon devait quitter les jupes de sa mère.
Comme de coutume, la porte de Molly Butler était ouverte lorsque Rebecca aborda le premier palier. Enceinte de son cinquième enfant, sa voisine vaquait à ses occupations, promenant avec aisance son gros ventre à travers la pièce.
Sous un chaudron pendu à une crémaillère noircie, dans l'âtre qui occupait le mur du fond, brûlait un petit feu. Le dos tourné, Molly touillait avec ardeur un ragoût qui répandait dans la maison une odeur alléchante. Admirant au passage les dernières nées de la famille, deux jumelles qui faisaient leur sieste dans leurs berceaux de bois, Rebecca gagna l’unique fenêtre de la pièce et s'absorba dans la contemplation de la rue en contrebas.
— Jamey n’est pas encore rentré ? demanda-t-elle d’une voix inquiète.
— Ne t’en fais donc pas pour lui... répondit son amie en la rejoignant près de la fenêtre. Tommy est avec George et Jamey. Avec lui, ces deux chenapans ne risquent pas de se mettre dans un mauvais cas.
Thomas, l'aîné de la famille Butler, était à douze ans particulièrement mature. À tel point qu’il lui arrivait de seconder son père lorsque celui-ci conduisait son coche jusqu’au ferry de Trenton qui reliait New York. George, quant à lui, avait le même âge que James et la même propension à chercher les ennuis.
Molly, après avoir dévisagé Rebecca, l’entraîna par le coude jusqu’au banc de la table familiale, sur lequel elle l’obligea à s'asseoir.
— Ne me dis pas comment cela s’est passé avec M. Morgan, dit-elle. Ton visage parle pour toi...
— Il y a d’autres écoles.
Molly secoua tristement la tête et saisit sur la table une grosse miche de pain, dans laquelle elle tailla une tartine.
— Tu sais que j’aime Jamey comme mon fils, reprit-elle en posant devant Rebecca la tartine et un petit pot de beurre. Mais je doute qu’il y ait une école pour lui. Maintenant, tu vas me faire le plaisir d’avaler un morceau. Tu n’as rien mangé ce midi, et je doute même que tu aies avalé quelque chose ce matin.
Rebecca beurra la tranche de pain.
— Dans les environs, dit-elle, il ne reste que l’école de Germantown. Je vais écrire au directeur dès ce soir.
Molly s’assit devant son amie et soupira longuement.
— Toi qui ne supportes pas d’être séparée de ton fils plus d’une demi-journée, railla-t-elle, je te vois mal mettre Jamey en pension. Sans parler de ce que cela te coûterait...
Plutôt que d’argumenter, Rebecca mordit sans appétit dans sa tartine. Comment aurait-elle pu avouer à Molly son intention de déménager s’il le fallait ?
Les deux femmes étaient amies depuis le jour où elles s’étaient connues. Les deux familles vivaient dans cette maison en parfaite harmonie. Tout ce que Rebecca avait appris concernant les enfants, c’était à Molly qu’elle le devait. Il y avait entre elles bien plus que de l’amitié.
Combien de Noëls et d’anniversaires avaient-ils partagé ? Dès leur arrivée, il y avait eu pour eux une place à la table des Butler et un petit cadeau dans les grandes occasions. Et quand Jamey avait souffert des fièvres infantiles, Molly l’avait relayée à son chevet pour le veiller.
De même, Rebecca avait suppléé à l'absence de son amie quand celle-ci avait donné naissance à ses jumelles. En dehors de James, John et Molly Butler et leurs enfants constituaient la seule famille qu’elle eût jamais connue. Par amour pour son fils, allait-elle devoir se résoudre à les abandonner?
Les voix de Thomas et George Butler hélant leur mère depuis la rue la tirèrent de sa rêverie. En deux pas, Rebecca fut à la fenêtre.
Jamey n'est pas avec vous ? s’étonna-t-elle.
Il l’était, répondit l’aîné. Jusqu’à ce que cet homme sapé comme un milord nous arrête dans la rue et demande à lui parler en particulier...
Quoi ! s’écria Molly par-dessus l'épaule de Rebecca. Es-tu en train de nous dire que tu as laissé Jamey seul avec un inconnu ?
Non, maman ! s'offusqua le gamin. On était à côté, même si on pouvait rien entendre de ce qu’ils se disaient. Et puis Jamey s’est énervé et a repoussé le bonhomme pour filer à toute allure. Je l’avais jamais vu courir aussi vite, sauf peut-être la fois où on a grimpé en haut du clocher de l'église et qu’on a failli se faire attraper...
La fois où vous avez fait quoi ? s’exclama Molly.
Rebecca en avait suffisamment entendu pour comprendre qu’elle devait se lancer sans attendre à la recherche de Jamey. Elle n’eut cependant pas à s’inquiéter longtemps. À peine avait-elle dévalé la dernière volée de marches qu’elle entendit sous l’escalier de petits gémissements entrecoupés de reniflements.
Le cœur serré, Rebecca s’approcha de son fils prostré dans un coin de la soupente et le prit dans ses bras pour le bercer tendrement contre elle.
— Jamey! murmura-t-elle en scrutant son visage mouillé de larmes. Que se passe-t-il ? Tu dois me dire ce qui est arrivé...
Au désespoir, le garçon essuya rageusement ses pleurs d’un revers de manche et se pendit à son cou.
— Ne le laisse pas me prendre, maman ! gémit-il d'une voix que Rebecca ne lui avait jamais connue. Je t’en prie, ne le laisse pas m’emmener, loin de toi...
Après s’être assise au bas des marches, elle saisit entre ses mains le visage du garçon pour l’obliger à la regarder dans les yeux.
— Je ne ferai jamais une chose pareille, tu m’entends? Je ne laisserai personne nous séparer, je te le promets...
Le visage marqué par l’inquiétude, Molly fit son apparition en haut des marches et se signa plusieurs fois.
— Dieu soit loué, il est revenu ! s’exclama-t-elle. Il... il va bien ?
Soulevant son fils dans ses bras, Rebecca se redressa.
— Juste un peu secoué, Molly... Préviens les garçons qu'il est revenu et que tout va bien.
Dès qu’ils eurent rejoint leur appartement sous les combles, Jamey courut se réfugier dans la chambre de sa mère. Roulé en boule sur le lit, il s'empara d’un vieux châle abandonné là et le frotta contre sa joue en suçant son pouce. Perplexe et désemparée, elle s’assit près de lui et lui tourna le menton jusqu’à pouvoir plonger dans ses grands yeux bleus effrayés.
— Qui était cet homme qui a voulu te parler dans la rue ? demanda-t-elle. Que voulait-il ?
De nouvelles larmes roulèrent sur ses joues. Rebecca écarta de ses yeux ses cheveux blonds emmêlés et tira un mouchoir de sa manche pour lui essuyer le visage.
— Il savait déjà mon nom, maman... murmura-t-il après un gros soupir. Il m’a appelé James, mais il m'a dit que je ne m'appelle pas Ford comme toi.
Vaillamment, elle s’efforça de ne pas trahir la panique qui s’était emparée d’elle à ces mots.
— Qu’a-t-il dit d’autre ?
— Il a dit qu’il venait pour me rendre à ma vraie famille. Alors je l’ai poussé et je me suis enfui...
Une nouvelle crise de larmes secoua Jamey. Rebecca le prit dans ses bras et le serra longuement contre elle en lui murmurant à l’oreille des mots tendres.
— Je... je t’aime, maman... gémit-il enfin d’une petite voix entrecoupée de sanglots. Je te promets de plus jamais être méchant, de plus faire semblant de ne pas entendre pour qu’on me fiche la paix. Si tu me ramènes à l’école des Amis, je te promets de répondre à toutes leurs questions. Mais je t'en prie, ne le laisse pas m’emmener loin de toi...
Trois coups secs frappés contre la porte empêchèrent Rebecca de lui répondre. Une panique aussi intense et paralysante que celle qui l’avait saisie bien des années auparavant dans la bibliothèque de sir Charles la saisit.
Il fallut de nouveaux coups frappés contre la porte pour qu’elle se décide enfin à se lever.
Avec la sensation de se mouvoir au ralenti, comme dans un rêve, Rebecca referma soigneusement la poile de sa chambre. Prenant une longue inspiration pour se donner du courage, elle entrouvrit la porte en agrippant la poignée.
— Madame Ford ?
Rebecca répondit d’un hochement de tête à l’homme distingué, tiré à quatre épingles, qui se tenait debout sur le palier.
— Je me présente, reprit celui-ci. Sir Oliver Birch, avoué à Londres. Je suis ici mandaté par le comte de Stanmore.
— Que puis-je pour vous, sir Birch? s'entendit-elle demander.
— Sa Seigneurie m’a chargé de retrouver, afin de le ramener en Angleterre, son fils, James Samuel Wakefield, futur comte de Stanmore.
Instinctivement, Rebecca lui claqua la porte au nez et ferma à double tour. Puis, pour ne plus entendre la voix assourdie de l’homme qui l’appelait et frappait de plus belle, elle plaqua ses mains contre ses oreilles et se laissa glisser en sanglotant le long du mur.
* * *
Quand les larmes de Rebecca tarirent enfin, il faisait nuit noire, et elle se sentait plus désemparée qu’elle ne l’avait jamais été.
À un moment, elle s’était risquée à ôter les mains de ses oreilles et avait entendu sur le palier Molly qui éconduisait poliment mais fermement l’avoué anglais. Puis, leurs pas et le bruit de leurs voix avaient décru dans l’escalier, lui permettant de donner libre cours à son chagrin.
À présent, tout était tranquille dans la maison et rien ne venait troubler le silence nocturne. La fenêtre était ouverte et une petite brise balaya la pièce. Elle frissonna et se redressa pour aller la fermer et allumer quelques bougies. À pas de loup, elle se rendit munie d’un bougeoir dans la chambre où James s'était endormi, le visage enfoui dans le châle qu’elle lui avait laissé.
Rassérénée par ce paisible spectacle, elle redoubla de douceur pour le déshabiller et parvenir à le glisser entre les couvertures sans le réveiller. Cette nuit, il était hors de question qu’elle le laisse dormir seul.
Jamais jusqu’à ce jour elle n’avait eu le courage de lui dire la vérité. Désormais, le doute la taraudait. En lui laissant croire qu’elle était sa mère, n’avait-elle pas abusé de la confiance de cet enfant? N’aurait-il pas plus de difficulté à accepter la réalité qui venait de les rattraper?
À l’article de la mort, c'était Elizabeth Wakefield elle-même qui lui avait mis le bébé entre les bras, lui faisant promettre de l’aimer comme le sien. Depuis ce temps, sans compter ni s’économiser, elle l’avait soigné, nourri, cajolé, éduqué, aimé - cela ne suffisait-il pas à faire de lui son fils ?
Dans son sommeil, Jamey poussa un soupir et se retourna contre le mur. Rebecca remonta la couverture, moucha la chandelle et quitta la pièce. Il lui semblait avoir les yeux en feu, le visage gonflé d’avoir trop pleuré. Un coup d’œil à son miroir lui confirma ce qu’elle savait déjà.
Machinalement, elle versa un peu d’eau dans une bassine pour se rafraîchir le visage. Elle n’avait plus autant pleuré depuis le jour où elle avait assisté à l'immersion de la dépouille mortelle d’Elizabeth en plein océan Atlantique. C’était par une aube grise. Entre ses bras, l’enfant qui gémissait sans arrêt depuis la mort de sa mère pesait des tonnes.
Enveloppé d'une bâche brune, le corps attendait sur une planche posée en équilibre sur la rambarde que le capitaine ait achevé la prière des morts. Au moment où les deux marins avaient fait basculer le corps par-dessus bord, le bébé s'était tu, avait fixé sur elle ses yeux bleu foncé, graves et profonds.
Bouleversée, Rebecca avait alors pris conscience que cet enfant n'avait plus qu’elle. Personne n’avait jamais eu besoin d'elle à ce point. Depuis, l’amour inconditionnel qu’elle lui portait ne s'était jamais démenti. Même si le destin ne s’était pas montré des plus tendres avec elle, elle avait un but dans l'existence qui transcendait sa propre vie et lui interdisait de flancher.
— Rebecca ? chuchota soudain une voix sur le palier. C’est moi, Molly...
En hâte, Rebecca s’essuya le visage pour aller ouvrir à son amie.
— Bonté divine ! s’exclama celle-ci en pénétrant dans la pièce. Tu ressembles à une morte tirée deux fois du tombeau !
La plaisanterie arracha à Rebecca un pauvre sourire, auquel Molly répondit par un soupir attristé.
— J’ai apporté le dîner pour toi et pour Jamey, reprit-elle en posant sur la table une casserole emmaillotée dans un torchon. Rien de tel qu’un bon repas pour se remonter le moral !
À peine eut-elle le temps de se retourner que Rebecca lui tombait en pleurs entre les bras. Malgré la gêne occasionnée par son ventre proéminent, Molly la serra contre elle, caressant ses cheveux pour la consoler. La tête posée sur son épaule, Rebecca se laissait faire comme une enfant.
Molly l’entraîna vers le banc sur lequel elles s’assirent serrées l’une contre l’autre, les mains entremêlées. Rebecca aurait voulu briser le silence, mais comment avouer à cette femme qui l’avait accueillie chez elle comme une sœur dix ans de mensonge et de dissimulation ?
Prenant la parole, son amie lui épargna cette peine.
— Si c'est ce qui te rend muette, dit-elle, je sais que tu n’es pas la vraie mère de Jamey...
Ce tranquille aveu lui fit redresser la tête et dévisager Molly d’un air incrédule.
— En fait, poursuivit celle-ci, je crois que j'ai deviné la vérité dès l’instant où tu as débarqué du coach de M. Butler, cet été-là. Tu portais ce pauvre petit dans tes bras comme s'il était une porcelaine de Chine et non la chair de ta chair... Et tu te rongeais tellement les sangs pour savoir si tu faisais ce qu’il fallait pour lui sans te soucier de toi-même. Sans parler de ton ignorance des soins les plus élémentaires à apporter aux bébés... Rapidement, j’ai été convaincue que tu n’étais pas celle qui lui avait donné le jour.
— Et pourtant, intervint Rebecca, tu m’as laissée te mentir sans rien dire durant toutes ces années...
— De quel droit me serais-je permis de juger une jeune femme compatissante sacrifiant sa vie pour élever un pauvre enfant ?
Les yeux embués, Molly sourit et tendit la main pour écarter une mèche du visage de Rebecca.
— Il fallait voir la pauvre petite chose qu’était Jamey à l’époque. Par tous les saints, ses pleurs auraient réveillé un mort ! Et il fallait te voir, toi, aveuglée par l’amour. Jamais sa main atteinte de malformation n’a été un sujet d’horreur à tes yeux. Tu as été pour lui aussi bonne et aimante que l'aurait été sa véritable mère, si ce n'est plus...
Trop émue pour parler, Rebecca serra fort les mains de son amie entre les siennes. Molly se pencha pour déposer sur sa joue un baiser.
— Tu es la femme la plus courageuse que j’aie jamais connue, Rebecca Ford - si réellement ce nom est bien le tien. Tu es la meilleure amie dont une femme puisse rêver. Ce fut une bénédiction pour moi et ma famille de pouvoir vivre dans cette maison à tes côtés.
Les deux femmes goûtèrent quelques minutes encore ce moment d’intimité, puis Rebecca se leva pour aller entrouvrir la porte de la chambre et vérifier que son fils dormait toujours.
Rassurée, elle revint vers son amie et demanda:
— Cet homme... l’avoué de Londres. Comment les choses se sont-elles passées avec lui ?
— Tu me connais ! répondit-elle en lissant ses jupons. Sachant que tu lui avais claqué la porte au nez, je m'apprêtais à le jeter à la rue, avec canne et chapeau, sans autre forme de procès. Mais, dès qu’il a ouvert la bouche, j’ai compris que j’avais affaire à un véritable gentleman et je me suis ravisée. Je n’ai jamais entendu aucun Anglais s'excuser de quoi que ce soit... Or, celui-là n’avait pas assez de mots à la bouche pour se faire pardonner la maladresse avec laquelle il vous a abordés aujourd’hui, Jamey et toi.
— Il t’a dit ce qu’il veut ?
Molly hocha gravement la tête.
— Il a été on ne peut plus clair. Il est là pour ramener Jamey en Angleterre et ne renoncera pas. Il dit qu’il est prêt à patienter aussi longtemps qu'il le faudra, à te laisser le temps nécessaire pour que tu finisses par comprendre qu’il agit dans l’intérêt de l'enfant. Il restera à l’auberge du Renard jusqu'à ce que tu te montres disposée à en parler avec lui.
Rebecca sentit de nouvelles larmes lui brûler les yeux et détourna le regard.
— Est-ce vrai ? s’enquit timidement Molly. Ce qu’il a dit à propos de Jamey, qu’il serait le fils d'un comte ?
— Je ne sais pas... répondit Rebecca en marchant jusqu’à la fenêtre. Je n’ai connu que sa mère. Elle s’appelait Elizabeth Wakefield et avait à peu près mon âge. Jamey venait de naître quand nous avons embarqué pour l’Amérique. Elle est morte durant la traversée...
— Que faisait-elle sur un bateau si tôt après ses couches ? s’étonna Molly. Où était son mari ?
Rebecca secoua la tête.
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. Elle ne m’en a jamais rien dit. J'avais l’impression que c’était lui qu’elle fuyait ainsi. Elizabeth était manifestement mal en point, mais elle m’a interdit de faire appel à quiconque avant que nous soyons en mer. Il était trop tard quand le médecin du bord est intervenu. Avant de mourir, elle a juste eu le temps de me confier son fils, en me suppliant de m’en occuper comme du mien.
Au terme d’un long silence que ni l’une ni l’autre ne se risquèrent à rompre, Rebecca entendit la voix de Molly s’élever juste derrière elle.
— En donnant le jour à nos enfants, murmura-t-elle, nous leur abandonnons un morceau de notre cœur. Et quand ils nous quittent, ils l’emportent avec eux. Peu importe à quel âge ils s’en vont, il est toujours douloureux pour une mère de laisser partir son enfant.
Dans la vitre obscurcie, Rebecca vit les larmes couler sur ses joues pâles. Les lèvres tremblantes, elle mit la main sur sa bouche pour étouffer un sanglot.
— Depuis que je te connais, poursuivit son amie, tu ne souhaites que ce qu’il y a de mieux pour Jamey. Ces temps-ci, tu t’es battue pour lui trouver une école. Tu veux qu’il puisse devenir dans l’existence autre chose qu’un humble travailleur gagnant son pain à la sueur de son front. Ne comprends-tu pas ce qui est en train de se passer, Rebecca? Le Très Haut répond à tes prières...
Rebecca ferma les yeux et secoua la tête, incapable de se retourner pour faire face à Molly.
— Cet avoué dit que Jamey est le fils d’un comte... s’entêta celle-ci. Ce qui veut dire que les meilleurs professeurs veilleront à son éducation... Il ne sera jamais artisan, laboureur ou marchand mais... pair du royaume! Comment pourrais-tu priver ce garçon d’un tel avenir? Tu l’aimes trop.
Rebecca laissa échapper un gémissement. Molly posa une main sur son épaule et poursuivit:
— Après tout ce que ce garçon a enduré à cause de sa différence, tu ne peux lui refuser cette grâce.
Une bataille sans merci faisait rage dans l'esprit en proie au doute de Rebecca. Elle avait beau se défendre d’être égoïste et de ne songer qu’à son propre bonheur en voulant garder Jamey pour elle, les arguments de son amie faisaient mouche, réduisant son cœur en pièces.
— Je ne peux pas ! cria-t-elle enfin. Je n’ai aucun droit de le priver de ce qui lui revient... Mais je ne peux pas non plus l'abandonner entre les mains de cet homme sans plus me soucier de lui ! Elizabeth, la mère de James, semblait fuir quelque chose... ou quelqu’un. Et si ce comte n'avait pas pour son fils les nobles intentions que nous lui prêtons ? Et s'il ne cherchait qu'à lui nuire ?
— Dans ce cas, répondit Molly, il n'aurait pas remué ciel et terre pour le retrouver. Cela n'a aucun sens. S’il voulait lui nuire ou s’en débarrasser, il lui suffisait de continuer à l’ignorer.
Une grimace déforma les traits de Rebecca, qui secoua la tête avec obstination.
— Tu n'as pas idée des mœurs qui règnent dans ce milieu, protesta-t-elle. Jamais je ne pourrai abandonner Jamey à un homme que je ne connais pas. Un titre n’est pas un gage d’honneur. Les plus privilégiés peuvent être aussi les plus vicieux...
Les mains derrière le dos, Rebecca commença à arpenter la pièce. Il lui était impossible d’expliquer à son amie le prix qu’elle avait payé pour le savoir, mais elle pouvait au moins lui faire part des doutes que lui inspirait ce mystérieux comte qui se souvenait un peu tard de l’existence de James.
— Son père, reprit-elle, ne sait peut-être rien
de son handicap... Que se passerait-il si Jamey arrivait devant lui et que cet homme le dédaigne à cause de sa main ? Imagine sa détresse s’il se retrouvait rejeté après avoir été séparé de la seulefamille qu'il ait jamais connue !
— Tu as raison, l’interrompit Molly. C'est pourquoi il te faut aller en Angleterre avec lui et t’assurer que Jamey sera bien traité dans sa nouvelle famille.
— Je...
Rebecca se tut. Il lui semblait presque sentir le nœud coulant d’une corde autour de son cou...
— L’avoué, continua Molly, me paraît être un homme raisonnable. Je suis certaine que, si tu lui expliques ta position, il ne pourra que consentir à cette solution.
Rebecca se laissa glisser sur le banc, paralysée par la peur. Penser à l’Angleterre suffisait à ramener à sa mémoire les images de sa fuite éperdue de la maison londonienne de sir Charles Hartington.
Machinalement, elle se frotta les mains contre sa robe, comme s’il lui fallait encore débarrasser ses doigts du sang versé par le baronnet.
Inconsciente de son trouble, Molly s’assit à côté d’elle et conclut:
— Crois-moi, c’est la meilleure solution pour tout le monde... Il n’y a rien ici que tu ne puisses laisser à notre garde pendant six mois, voire même un an s’il le faut.
Les coudes posés sur les genoux, Rebecca enfouit son visage entre ses mains glacées. Sous ses paupières closes se dessina le visage pâle et effrayé de Jamey. « Ne le laisse pas me prendre, maman !» À sa propre terreur de l’avenir qui les attendait faisait écho celle de son fils. Mais, dans son intérêt, n’allait-il pas lui falloir nier sa peur et trahir sa promesse ?
— Je n’ai pas le choix, s’entendit-elle chuchoter. C’est à moi et à moi seule de rendre Jamey à son père...
Mai 1770, Londres, Angleterre
Avec une moue gourmande, Louisa regarda la soie blanche glisser sur le dos noué de muscles de son amant. Nue entre les draps défaits de son grand lit, elle s’étira comme un chat et s’adossa contre les oreillers pour le regarder s'habiller. Comblée par l'heure qu'ils venaient de passer ensemble, elle n’en était pas moins déçue de le voir une fois encore quitter son lit aussitôt leur étreinte terminée.
Elle était pourtant trop avisée pour lui demander de s’attarder auprès d’elle. Louisa Nisdale n’avait aucune envie d’ajouter son nom au bas de la longue liste des ex-maîtresses de lord Stanmore. Depuis deux ans qu’elle était veuve - mais aussi durant les trois années qu’avait duré son ridicule mariage - elle s'était discrètement penchée sur le cas de cet homme aussi insaisissable que le vent.
Samuel Wakefield, comte de Stanmore, n’avait que dédain pour les femmes qui avaient la faiblesse de le flatter ou de se traîner à ses pieds. Son mépris allait aussi aux hommes de sa classe qui se laissaient aller à des penchants qu'il jugeait frivoles. Il ne s’enivrait pas, ne courait pas les catins, ne s’adonnait pas au jeu. Les devoirs liés à son rang et la politique l'intéressaient bien plus. Héros des guerres d’Amérique contre la France, pair du royaume, il était à présent un membre écouté de la Chambre des Lords. À juste titre, il portait fièrement un nom que ses ancêtres avaient honoré en servant leurs monarques depuis Guillaume le Conquérant.