La revanche des deux Marie - Sandrine Morille - E-Book

La revanche des deux Marie E-Book

Sandrine Morille

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Beschreibung

"La revanche des deux Marie" met en scène la fille de Nicolas Fouquet, célèbre surintendant des finances de Louis XIV, et son arrière-petite-fille. Toutes deux passionnées et intrépides, le récit qui leur est ici consacré vous entraînera de Versailles à Marly, en passant par Saint-Cloud, Maintenon sans oublier la Lorraine du duc Stanislas et la Prusse de Frédéric II… À travers leurs vies, vous découvrirez l’ambiance de la Cour, celle des salons des Lumières, puis celle du Paris qui s’agite laissant pressentir la révolution à venir. Au détour de leurs aventures, les deux Marie seront amenées à rencontrer Madame de Sévigné, La Fontaine, Saint-Simon, Voltaire et d’autres personnages tout aussi célèbres. Mais seront-ils tous des alliés ?




À PROPOS DE L'AUTRICE




Enseignante en Histoire, Sandrine Morille a déjà publié de nombreux ouvrages sur diverses thématiques. Elle se lance cette fois-ci dans le domaine qu’elle affectionne le plus. Ce nouvel ouvrage est le résultat de cette démarche personnelle qui vient explorer la vie sous l’Ancien Régime.

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Sandrine Morille

La revanche des deux Marie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sandrine Morille

ISBN : 979-10-422-3176-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Partie I

La fille Fouquet

Chapitre I

1655

L’orangerie était de loin mon endroit préféré en ce château de Saint-Mandé. Mon père, Nicolas Fouquet, avait fait l’acquisition de ces terres l’année précédente en achetant à Catherine de Beauvais, femme de chambre d’Anne d’Autriche, deux maisons mitoyennes assorties de quatorze arpents de parcs. Il avait décidé sur un coup de cœur de remanier l’ensemble et de l’embellir. Les jardins de Monsieur Le Nôtre surtout provoquaient une grande émotion auprès de tous ceux qui les visitaient, éblouis par la beauté des statues et la géométrie de l’ensemble. J’admirais pour ma part les centaines de caissettes accueillant de jeunes arbustes, les imaginant vite plus hauts et plus forts que moi, donnant de ces délicieux fruits sucrés qui régalaient les papilles les plus expertes. J’avais pris l’habitude depuis fort longtemps de me déplacer de propriété en propriété, toutes plus belles les unes que les autres, mais celle-ci me parlait bien davantage. J’y sentais mon père plus heureux et plus épanoui aussi, un peu à l’écart des intrigues épuisantes de Paris qui ne situait pas si loin. Il sifflait, chantonnait, prenait le temps de vivre tout simplement. Derrière une apparence physique assez frêle se cachaient un esprit vif et un don certain pour l’éloquence qui ne manquait pas de plaire aux dames. Ainsi en fut-il pour ma défunte mère pour laquelle il conservait un amour irremplacé. D’aucuns vous diront qu’il l’avait épousée pour sa dot. Il faut avouer que Louise Fourché était loin de compter parmi les parvenues. Elle appartenait à la richissime famille des Quehillac, fille de Mathieu Fourché, conseiller au parlement de Rennes. Lorsqu’ils se marièrent le vingt-quatre janvier mille six cent quarante en la cathédrale de Nantes, ma mère apporta une dot de cent soixante mille livres ainsi que la vaste terre familiale comprenant un château, une chapelle, le logis du chapelain, des écuries, des ponts, des douves… Mon père, lui, ne se lassait pas de me donner maints détails de leur rencontre et de leurs premiers émois amoureux. Il n’avait eu que faire de son argent, n’ayant d’yeux que pour ses longs cheveux blonds encadrant un teint de porcelaine. Mais la pauvre jeunette mourut le jour de ma naissance, en août mille six cent quarante. Personne ne se souvenait du jour précis, juste de la grande quantité de sang qui avait empli toute la pièce où feu ma maman m’avait donné vie. Quelques domestiques en place ce funeste jour se souvenaient encore des cris de douleur de mon père qui résonnaient d’un bout à l’autre du château. Le pauvre venait à peine de se remettre du décès de son grand-père, Gilles de Maupeou. Ma mère fut inhumée avec lui dans le caveau familial des Fouquet, à la Visitation Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. Mon baptême se déroula en petit comité à l’abbaye de Blanche Couronne, non loin de notre demeure, alors que je n’avais pas atteint ma première année.

Je fus donc élevée seule ou presque, choyée par mon illustre géniteur, et placée sous la curatelle de mon oncle maternel, Jean Fourché. Ce conseiller du roi, maître ordinaire en la chambre des comptes de Bretagne, ne portait pas mon père dans son cœur et ce ressentiment rejaillissait dans la façon dont il se comportait à mon endroit. J’avais bien souvent l’illusion d’être devenue un petit être invisible, bien peu utile à la société, à moins qu’on ne me mariât à un riche parti, ce dont j’entendis parler dès ma plus tendre enfance. L’idée se fit un temps de m’envoyer au couvent, telle une offrande à notre bien aimé Seigneur, ce qui n’aurait nullement étonné mes proches. Ma grand-mère paternelle qui portait le même prénom que moi, Marie, était issue d’une famille influente de la noblesse de robe, les Maupeou. Celle-ci, tout comme les Fouquet, était érigée en modèle d’un catholicisme dévot. Mon père avait d’ailleurs suivi ses études chez les Jésuites au collège de Clermont à Paris. Il avait reçu la tonsure et s’orientait vers l’état ecclésiastique lorsque finalement, il changea de voie pour une licence en droit à la Sorbonne qu’il obtint à l’âge de seize ans seulement, lui permettant d’entrer l’année suivante au parlement de Paris. Mais la religion ne l’avait pas quitté. Il appartenait, tout comme ses frères à la Compagnie du Saint-Sacrement réunissant des particuliers de tous horizons désireux de ramener dans le royaume une espèce d’ordre moral. Mon père n’ignorait pas l’aide qu’il pouvait retirer de la protection de cette société. Nous devions assister chaque jour à la messe, réciter nos prières trois fois par jour et avant chaque repas. Toute confession amenait la pénitence, pour des actes même minimes. Malgré cette éducation autoritaire, je lui vouais une adoration sans bornes.

Il faut dire que j’entendais pléthore de louanges à son sujet. On ne me rapportait que du bien de ses talents dans la finance dont il était le Surintendant du roi Louis le quatorzième depuis maintenant deux années. Certes, je n’étais pas dupe et me doutais bien que toutes ces flatteries n’étaient pas gratuites. Nombreuses et nombreux étaient celles et ceux qui venaient réclamer tel ou tel avantage jusque dans notre maison. Mon père s’amusait parfois à les faire attendre une heure avant de les recevoir, tel Monsieur de La Fontaine qui venait régulièrement nous rendre visite, et repartait mécontent d’avoir été traité ainsi, sans manquer néanmoins de revenir peu de temps après. Saint-Mandé constituait le lieu parfait pour ces réceptions avec le grand salon, le petit salon et la longue galerie de sculptures, œuvres de Michel Anguier. Pourtant son cercle d’intimes savait bien que l’endroit le plus sûr pour le croiser se trouvait être la bibliothèque. Il y avait amassé une grande collection de livres : vingt-sept mille volumes ! Seule celle du cardinal Mazarin la dépassait avec ses cinquante mille ouvrages. J’aimais déambuler dans cette pièce à l’odeur si caractéristique d’encre et de vieux papiers abîmés par le temps. Les dorures ne m’éblouissaient aucunement tant elle faisait partie de mon décorum habituel. Le luxe ne m’intéressait pas ; je rêvais juste de pouvoir m’évader dans les pages de quelque auteur plein d’imagination. Parfois, il me prenait de me servir pour sortir lire en cachette dans les écuries. L’on m’y retrouvait pleine de paille, à moitié endormie, et l’on me faisait jurer de ne pas recommencer cette activité dans un endroit peu digne d’une jeune fille de bonne famille. Je devais rentrer bien vite me changer, aidée de quelque jeune demoiselle, pour passer un corsage ajusté, une jupe couvrant le bas du corps et des bottines neuves qui ne manqueraient pas de me faire remarquer auprès d’un éventuel soupirant.

Souvent le soir, je pavanais lors de réceptions auxquelles toute la Cour était conviée. Venant de Vincennes, de grands noms accouraient chez nous pour jouer gros, discuter, danser… Gaston d’Orléans et la reine Christine de Suède parlaient de prochainement nous visiter. Les femmes sortaient leurs plus belles toilettes, les hommes se mettaient à leurs pieds en déclamant des vers parfois à la limite de ce que la pudeur exigeait. Je ne m’y entendais guère en affaires économiques, maritimes ou coloniales, mais je parvenais à comprendre l’essentiel des conversations et il me semblait bien que certains propos n’étaient plus si élogieux à l’égard de celui qui invitait. Comment cette aversion se pouvait-elle être alors que mon père n’agissait que dans l’intérêt du royaume ? Sans doute quelconque jalousie, car comme l’on dit, il avait tout pour lui : et le visage charmant, et le verbe persuasif, et le raffinement des gestes comme des paroles. Peu de femmes lui résistaient, beaucoup se louaient d’être au moins de ses amies. À moins que le problème ne vînt de son ambition, voire de son orgueil, pourtant justifié, contenu dans sa devise « Quo non ascendam ? » (Jusqu’où ne monterai-je pas ?). La plupart des présents venaient demander une faveur, le plus souvent monétaire. D’autres venaient au contraire prêter de l’argent à l’État, rassurés de voir la réussite financière de mon père qui s’étalait en ces lieux. Certains commérages laissaient entendre que la somptuosité apparente du surintendant tranchait fâcheusement avec la situation délétère du trésor public saigné par des années de guerre. Il m’est arrivé une fois ou deux de rencontrer le jeune Colbert dont on me disait de me méfier. Il regardait partout autour de lui, délivrait quelques bons mots à gauche ou à droite puis se retirait, la plupart du temps sans m’avoir saluée. Cet homme-là ne m’inspirait rien de bon et je lui préférais nettement le comité plus restreint qui venait régulièrement tenir salon à Saint-Mandé. On y croisait toujours Suzanne du Plessis-Bellière, meilleure amie de mon père, qui possédait un hôtel particulier situé tout près à Charenton. Elle était réputée pour être sa seule confidente. En réalité, elle avait pris petit à petit la place d’une collaboratrice. Mon oncle paternel, Louis Fouquet, était également de la partie. Il était pressenti pour devenir évêque et comte d’Agde, voire futur aumônier du roi et maître de son oratoire. Il y avait là également Abel Servien, vieux serviteur de la monarchie, qui partageait la charge des finances royales ; la marquise d’Asserac, jeune femme vive et séduisante possédant de grands biens fort mal gérés ; et aussi les Chanut, les Mangot et les Lamoignon. Mais nul ne pouvait égaler l’élégance et l’intelligence de Madame de Sévigné. Je voyais qu’elle plaisait beaucoup à mon père, mais elle le tenait éloigné par quelques répliques bien choisies. Ainsi procédait-elle avec chacun de ses soupirants, alliant l’art de la séduction et l’humour caustique. Cette personne ne pouvait laisser indifférent, du fait de son physique avenant et de la grâce inimitable qu’elle avait à la danse. On disait d’elle qu’elle était la plus jolie femme de France, et son esprit surpassait encore son incontestable beauté. Nous avions beaucoup en commun, à commencer par la vénération qu’elle vouait à son propre père, son héros mort au siège de La Rochelle contre les Anglais. Elle ne manquait jamais de venir jusqu’à moi pour échanger quelques mots.

— Cher enfant, vous demeurez seule dans votre coin quand tant de beaux jeunes hommes seraient heureux de vous faire la conversation. Pourquoi diable les tenir à distance ainsi ?

— C’est que, Madame, on ne songe désormais plus qu’à me trouver un époux quand je voudrais avoir un fidèle ami.

— Et pourquoi ne pourriez-vous pas avoir les deux ? Ce n’est pas en restant à l’écart que vous réussirez à dénicher l’oiseau rare. On m’a parlé un temps du fils du procureur général du Parlement, Monsieur Blaise Méliand. Que s’est-il donc passé ?

— Je n’en sais absolument rien. Mon père lui-même ignore les raisons de ce revirement. Il me faudra attendre encore un peu pour conclure l’illustre alliance tant attendue. Je suis consciente que je ne pourrais échapper à mes devoirs et en attendant, j’apprécie de pouvoir profiter d’un peu de liberté.

Monsieur de la Fontaine saisit quelques bribes de la conversation.

— Ah, chère demoiselle, la liberté est une idée surfaite, un rêve impossible pour le commun des mortels enfermé dans un monde d’us et coutumes incalculables. La liberté ne se trouve que dans quelques instants volés.

— Vous avez compris l’essence même de mon propos, cher Monsieur. Je n’ai jamais eu l’audace de prétendre à disposer totalement, et de mon corps et de mes pensées. J’apprécie néanmoins de pouvoir l’imaginer en lisant quelques ouvrages contemporains, dont les vôtres bien entendu.

— Vous me faites là grand honneur. Je ne manquerai point de vous faire parvenir la dernière histoire de mon cru. Je pense que la morale ne vous laissera pas insensible.

— Laissez ! intervint Madame de Sévigné. Cessez d’embêter cette jeune personne avec vos histoires d’animaux qui vous attireront à coup sûr quelques ennuis. Vous restez trop explicite pour que vos propos n’atteignent certaines personnes haut placées.

— Si elles ont assez d’esprit pour me lire, l’on peut supposer qu’elles en auront assez pour comprendre qu’il n’y a là qu’amusement. De toute façon, à cette heure, peu de gens ont connaissance de mes fables. Vous avez eu, Mesdames, l’honneur de les lire avant tout autre.

— Je doute que nous ne restions dans la confidence très longtemps. Je n’ai que quinze ans, Monsieur de la Fontaine, et je déchiffre trop souvent vos subtilités et autres attaques mouchetées. Il va sans dire que je ne dois pas être la seule.

— Vous êtes unique Mademoiselle Fouquet, et vous le savez bien. Bienheureux sera celui qui pourra se dire votre époux.

— Encore cette histoire de mariage, que j’en suis lasse…

Madame de Sévigné me prit par le bras et nous nous éloignâmes de Monsieur de la Fontaine, devenu quelque peu encombrant.

— Oublions tout cela, Marie. Pour vous changer les idées, je vous présenterai prochainement l’un de mes cousins, Philippe-Emmanuel de Coulanges, un collectionneur de portraits peints ou dessinés. Nous visiterons sa demeure du Parc-Royal et vous y verrez les traits de célébrités de tous les temps, des plus jolies femmes de la cour et de la ville.

— Comment se les procure-t-il ?

— Il les achète lors de ses séjours ici et là, à Rome, je crois, dernièrement.

— Votre cousin doit donc posséder une propriété gigantesque ?

— Disons qu’il a la place nécessaire. En parlant de cela, Nicolas ne cesse d’évoquer l’avancement des constructions sur ces terres de Vaux, mais ne nous fait jamais part du résultat final escompté. A-t-il évoqué en votre présence des projets plus précis ?

— Un nouveau château sans nul doute. Je n’en sais guère plus, à peine ai-je vu quelques plans esquissés par Monsieur Le Nôtre pour les extérieurs et par Monsieur le Vau pour l’intérieur. Vous devriez vous adresser directement à lui pour en savoir un peu plus.

— Je n’y manquerai pas, soyez-en sûre.

C’est ce soir-là que mon père choisit de me prendre à part pour discuter d’une « affaire sérieuse ». Persuadée qu’il allait m’annoncer le nom de mon futur mari, je le suivis à contre- cœur jusque dans le grand cabinet d’accueil de la bibliothèque. Il vérifia maintes fois que personne ne nous avait suivis.

— Qu’y a-t-il donc Père ? Pourquoi vous agiter ainsi ? Encore ces maudites fièvres qui vous reprennent ? Vous semblez craindre que quelqu’un ne nous entende.

— C’est exactement cela, ma fille. Je ne suis point malade, mais je dois t’entretenir d’une « affaire sérieuse », et là je minimise mes mots. Je vais te confier quelque chose et te faire jurer de n’en jamais parler à quiconque.

— Pourquoi moi, Père ? N’avez-vous pas confidente plus mûre pour une mission qui a l’air d’une extrême importance ?

— Je suis conscient Marie que tu es la seule personne qui ne me trahira jamais et qui ne sera jamais déçue de moi, quoiqu’il arrive. N’ai-je point raison ?

— Comment pourriez-vous me décevoir père ? Je vous dois tant.

— Écoute-moi bien Marie.

Lorsqu’il m’appelait par mon prénom, mon sang se glaçait, car je savais l’heure grave. Il s’éloigna de quelques pas puis souleva une latte du parquet. Il en sortit aussitôt une lettre scellée de cire rouge.

— Tu te souviendras de l’endroit précis où je l’ai déposée ?

— Oui Père, je m’en souviendrai. Mais que contient-elle ?

— Je ne peux te le dire, mon enfant. Et je te demande de ne jamais l’ouvrir sauf si ta propre vie (pas la mienne, la tienne) se trouvait mise en danger par quelque intrigue. Tu ne devras dévoiler son existence à personne, à moins d’en ressentir l’impérieuse nécessité.

— Que de mystères !

— Marie, promets-le-moi !

— Je vous le promets, Père.

— Bien et maintenant, retourne danser auprès des plus nobles cavaliers. Nous devons assurer ton avenir, ma fille.

Je retournai comme si de rien n’était auprès de nos prestigieux convives, remarquant une nouvelle fois la présence d’une Dame Laloy que certains présentaient comme l’espionne du Surintendant. Elle m’avait plutôt toute l’air d’une entremetteuse et d’une colporteuse de ragots, racontant ici et là comment la Reine et la Reine mère cherchaient à détourner notre bon roi de la jeune Marie Mancini. Elle se vantait encore d’entretenir des relations suivies avec les filles d’honneur de la Reine qui la tenaient au courant, disait-elle, des bruits de la ville et de la Cour. Visiblement, le vin la rendait trop loquace et mon père intervint pour mettre fin à son délire verbal.

Deux ans plus tard, la richesse et la notoriété du grand Fouquet n’avaient fait que croître. Et ses attentes à mon encontre aussi. Tant qu’aucune alliance n’avait été conclue, j’essayai de me délecter de mes dernières heures de célibat. Je partais chercher un cheval à l’écurie pour galoper comme un homme dans les forêts alentour. Jusqu’au jour où l’on me prit en train d’embrasser le palefrenier. Une nouvelle fois, l’on me menaça de me faire rentrer dans les ordres, ce qui eût constitué pour moi la plus cruelle des punitions divines. Je prenais plus de plaisir à écouter les chansons, les poèmes et les énigmes composés par mon père lui-même qu’à prier pour un Dieu auquel j’avais toujours eu beaucoup de mal à croire. Il va s’en dire que je ne m’étais jamais confié à personne sur ce point. Peut-être aurais-je pu le faire avec quelques célébrités du temps qui ne manquaient pas d’esprit critique et que j’étais amenée à croiser régulièrement.

J’appréciais tout autant Monsieur de La Fontaine, resté fidèle à notre clan que ce Monsieur Molière, auteur de quelques pièces qui présageaient d’un grand avenir dans le domaine du théâtre. Mon père, toujours avide de nouvelles connaissances, ne dédaignait pas non plus la présence de quelques scientifiques comme le médecin Samuel Sorbière ou de philosophes tels La Mothe Le Vayer. Mais il restait avant tout un amoureux de la poésie, pensionnant Messieurs Corneille, Gombauld et Scarron. C’est en l’hôtel de Montmorency que je croisai pour la première fois la jeune épouse de ce dernier. Comment pouvait-elle supporter ce paralytique burlesque ? En surprenant une conversation de Dame Laloy, j’avais cru comprendre qu’il fallait s’en méfier, mais j’en ignorais les raisons exactes. Cette Dame ne parlait que par énigmes, marmonnant des histoires de vues à long terme, et il m’était bien difficile d’en déchiffrer les clés.

Nous séjournions dans cet hôtel assez souvent depuis que mon père s’était remarié avec Marie-Madeleine de Castille. Ma belle-mère n’était alors âgée que de cinq années de plus que moi et elle avait apporté en dot ce bel établissement construit à l’origine pour le connétable de France, Anne de Montmorency. L’entrée s’y faisait rue Sainte-Avoye. Parmi les pièces d’habitation figuraient une galerie richement ornée de fresques et un appartement des bains. Ce second mariage avait surtout permis à mon père d’élargir encore son cercle de relations. L’on sentait à ses regards que Marie-Madeleine en était réellement amoureuse et de suite, elle devint une bonne amie.

— Tenez Marie, pour vous, cette paire de bottines que l’on doit à Nicolas Lestage.

— Le maître cordonnier du Roi ? Elles ont dû vous coûter une fortune ! Merci, Madame, de ce généreux présent.

— Vous tenez là une exclusivité royale, des bottes sans coutures que tout Paris vous enviera. De quoi charmer un prétendant ?

Ce fut la seule à qui je confiais mon premier attachement. Qui d’autre aurait pu comprendre que je puisse m’éprendre de Monsieur Raoul de Gaudemont de la Monforière ? Descendant d’une vieille famille de la noblesse bretonne, j’eus l’occasion de le croiser quelques fois à l’occasion de nos passages en terre de Quéhillac. Nous discutions alors de longues heures d’Histoire et de littérature. Je ne pouvais résister au charme de ses yeux bleus limpides comme de l’eau et ses sourires me laissaient penser qu’il n’était pas non plus insensible à ma personne. Mais le bellâtre se trouvait déjà promis à une autre, une damoiselle Gillette Cousté, et il était impensable d’empêcher leur union.

Marie-Madeleine de Castille ne pouvait être qu’aimée de ceux qui l’approchaient. Elle s’était montrée fort compréhensive, à l’écoute de mes doutes et chagrins, et de fort bon conseil aussi. Il me fallait cesser de voir, me dit-elle, celui pour qui mon cœur battait pour la première fois, mais me donna l’assurance que d’autres gentilshommes se présenteraient bientôt à moi et me donneraient de réelles perspectives d’avenir. Cette femme dégageait un mélange de grâce, de parfaite éducation, et de prévenance sans bornes. On la qualifiait partout de pure beauté, et elle servit ainsi de modèle aux artistes les plus talentueux de ce temps. Passionnée de littérature, elle côtoyait avec bonheur et sans jalousie aucune Madame de Sévigné à laquelle mon père demeurait fort attaché. Mais elle se méfiait, certainement à raison, des relations qu’il commençait à tisser avec Mademoiselle Louise de La Vallière, toute nouvelle maîtresse du roi.

— Cessez donc là, Madame, lui dit un jour mon père. Vous vous faites des illusions. Cette jeune dame est de nature bien trop discrète et effacée pour m’avoir impressionné, sans compter que sa piété l’empêcherait de tomber dans le péché. Néanmoins, elle pourrait m’être utile et je ne cherche qu’à m’en faire bien voir. Je lui ai d’ailleurs proposé une somme conséquente afin qu’elle ne manque de rien.

— De l’argent ? Mais êtes-vous tombé sur la tête ! Et que vous a-t-elle répondu ?

— Qu’elle n’était pas à vendre. Vous voyez, tout est ainsi rentré dans l’ordre.

— Au contraire ! Elle en aura sûrement soufflé quelques mots à Sa Majesté !

— Oui, elle le lui a répété. On m’a dit que le roi s’est mis dans une de ces colères dont il a l’habitude. Il a eu le temps de se calmer depuis.

— Vous rendez-vous compte que le roi est jaloux de vous et que Colbert l’est encore plus ?

— Colbert ne m’arrivera jamais à la cheville et notre roi a trop besoin de moi pour qu’il m’arrivât quoi que ce soit. De toutes les façons, je peux compter sur l’amitié et l’appui de Mazarin. S’en prendre à moi serait s’en prendre à lui.

— Prenez garde, Nicolas, vous ne savez pas ce que ces gens-là sont capables de faire. Aussi je vous prie de ne plus vous intéresser à cette jeune damoiselle pour laquelle, paraît-il, vous composez quelques vers.

— Ah vous savez donc cela aussi. La jalousie est un bien vilain défaut qui m’entoure de partout…

— Il ne s’agit pas là de jalousie, mais d’amour Monsieur.

Ma belle-mère était une de ces femmes de tête dont j’admirais l’à-propos, mais aussi la patience face aux infidélités répétées de mon père que nul n’ignorait dans tout Paris. Les plus méchantes langues faisaient courir le bruit que Fouquet avait obtenu de Mademoiselle de La Vallière, cette jeune fille frêle et boiteuse, ce qu’il avait souhaité avec tant d’ardeur et que la Duplessis-Bellièvre y était pour quelque chose. Il était de notoriété publique qu’il ne cessait de conter fleurette aux jolies nymphes de la Cour attirées par son visage long et fin, ses lèvres sensuelles et son regard sombre. Dame Laloy lui permettait d’entrer en contact avec quelques-unes de ces coquettes qui, pour la plupart, monnayaient leur vertu. Cela valait à mon père colliers de perles et autres colifichets, et aux maris des impudentes des cornes par dizaines.

Peu de temps après cette scène, un domestique, La Forêt, l’un des plus fidèles de la maison vint me prévenir que Monsieur Fouquet désirait s’entretenir avec moi. Madame de Sévigné fut la première à être mise au courant de la nouvelle. J’allais bientôt devenir Mme Louis-Armand de Béthune, marquise de Charost.

— Ma chère enfant, me dit mon père, l’alliance est inespérée. Mesurez-vous votre chance d’épouser le membre d’une vieille maison d’épée dont le lignage remonte au onzième siècle et dont le grand Sully fit partie ?

— Et qu’avez-vous répondu à cela ? Me questionna Madame de Sévigné.

— Que la chance était plutôt de son côté que du mien.

— Quelle belle répartie vous avez très chère ! Mais je crois que sur ce point, Nicolas a raison. Vous allez faire un beau mariage et ne pourrez qu’être heureuse avec un homme de ce rang. Et il est du même âge que le vôtre.

— Et vous, avez-vous trouvé le bonheur aux côtés de votre mari ?

Je sentis mon interlocutrice fort mal à l’aise.

— Excusez-moi Madame de cette question déplacée.

— Pour tout vous dire, me répondit-elle à voix basse, je dois vous avouer que je ne suis jamais parvenue à éprouver des sentiments pour lui, même si la beauté de mon regretté Henri n’avait guère d’égal. Monsieur de Sévigné avait pour fâcheux défauts d’être volage et amateur de jeux. Il est mort dans un duel pour une autre et m’a légué de nombreuses dettes, mais également deux enfants, dont ma magnifique fille. De cela, je lui serai éternellement reconnaissante.

— Mais cette expérience semble vous avoir ôté l’envie d’un remariage ?

— Vous avez raison, Marie, et ce ne fut pas faute de soupirants dont votre père fit partie. Seulement, je préfère aujourd’hui vivre entre les miens et entourée de mon cercle d’amis, auquel vous appartenez, de même que Madame de La Fayette ou Monsieur de La Rochefoucauld. Côtoyer les Précieuses de ce temps satisfait tous mes désirs qui sont bien plus intellectuels que charnels. Je me crois bien guérie de l’amour, surtout lorsque je vois tant de riches veuves contracter de scandaleuses mésalliances avec des hommes plus jeunes attirés par leur seule fortune.

— Je n’y connais rien en amour, ajoutais-je en rougissant.

— Vous devriez lire mademoiselle de Scudéry et prendre connaissance de sa carte du Tendre ?

— Une carte de géographie pour trouver l’amour, quelle étrange idée.

— Au contraire, une petite merveille ! Le roman se base sur l’histoire d’amour entre Clélie et Aronce. Ainsi la carte est une allégorie des émotions féminines face à la quête amoureuse. L’homme explore le pays de Tendre et apprend le respect, le raffinement, le voyage à travers les émotions de l’essence féminine. En effet, on retrouve des villages et des chemins sur la carte, et les différentes étapes de la vie amoureuse. Elle imite à la perfection une carte réelle avec son échelle, des lieux et des entités géographiques existantes. La cartographie illustre les trois villes capitales du pays. D’ailleurs, Tendre a un fleuve qui se nomme Inclinaison. Les deux rivières, Estime et Reconnaissance rejoignent le fleuve à son embouchure. Les trois villes du pays qui sont Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance se situent sur ces trois cours d’eau différents. En addition, pour aller d’un lieu à un autre, il faut passer par des villages qui représentent des émotions, des étapes ou des sentiments représentatifs de la vie amoureuse. Le fleuve Inclinaison coule tranquillement tandis que la mer est dangereuse, car elle représente les passions. Le lac d’Indifférence représente l’ennui.

— L’indifférence et l’ennui ? Cela ne me rassure point sur la vie de couple. Et puis, j’ai peur de devoir vous quitter ainsi que tous ceux de mon entourage.

— La vie est ainsi faite mon enfant, mais nous aurons maintes occasions de nous revoir, n’en doutez pas. Dans le pire des cas, nous pourrons toujours nous écrire.

Le mariage eut lieu le vingt-deux février mille six cent cinquante-sept à Saint-Nicolas-des-Champs à Paris. L’événement était dans toutes les bouches. La fille du surintendant du Roi épousait le filleul du cardinal de Richelieu. Mon mari n’était point déplaisant à regarder quoique d’une beauté inférieure à celle de mon bien aimé Raoul : belle taille, beau visage souligné d’une légère moustache très brune. Il s’est de suite montré très attentionné à mon égard, me faisant visiter une à une toutes ses terres devenues miennes.

Ceci ne m’empêchait pas de rester en relation avec mon père, heureux d’apprendre la naissance de mon premier enfant, aussi appelé Nicolas, en mille six cent soixante. Je me rendis peu après sur ses terres de Vaux dont il était le vicomte et où les travaux s’étaient fortement accélérés. Il s’y trouvait alité, en proie à une des poussées de fièvre qui l’avait repris. Il continuait néanmoins à travailler dès qu’il reprenait la moindre parcelle d’esprit. En me voyant à son chevet, son visage s’illumina :

— Marie, mon enfant, quelle joie de te compter parmi nous ! As-tu vu combien cette propriété est en train de devenir le plus beau joyau du royaume ?

— Vous n’avez pas lésiné sur les moyens en effet. J’ai rencontré Monsieur Le Brun en train de dessiner quelques sculptures pour l’extérieur et l’intérieur.

— Il est aussi en train d’achever les peintures du plafond du salon des Muses. Mais vois-tu mon enfant, ce qui me plaît particulièrement, c’est que contrairement aux autres châteaux, les ailes se trouvent estompées. Il faudra que tu jettes un œil à l’appartement conçu pour notre Roi, il n’en reviendra pas ! J’y ai fait ajouter quelques petits écureuils en ornements de la frise, ajouta-t-il avec un clin d’œil.

— Ne craignez-vous point qu’il ne s’offusque devant l’étalage de tant de richesses et de chefs-d’œuvre ? Et il sait fort bien que l’écureuil est votre emblème…

— Non, certainement point. Il sera juste ébahi, tout comme le fut notre cardinal Mazarin lorsqu’il est venu me voir ici en juin dernier. Tout comme Monsieur, frère de notre bon Roi, toujours aussi ridicule à vouloir porter cet énorme nœud papillon rouge qui lui serre la gorge. On dirait une fille, sûrement un travers de son éducation. Tout petit, on le laissait se travestir avec parfums, mouchoirs et pendants d’oreilles. Rappelle-toi Marie, que Dieu fasse que ce dépravé ne gouverne jamais le pays !

— Je partage cet avis père. Recevrez-vous bientôt Sa Majesté ?

— Certainement. Peut-être en juillet ou en août de cette année ou de la prochaine. Maintenant, laisse-moi mon enfant. Tu devrais aller saluer mon épouse, elle sera toute aussi heureuse que moi de te revoir.

En sortant de la chambre de mon père, je croisai son médecin, Jean Pecquet, devenu son confident et ami. Il me rassura sur son état de santé général. Ma belle-mère, au contraire, paraissait au plus mal. Il faut dire qu’elle en était déjà à son quatrième enfant en quatre ans, sans compter les fausses couches. Mais on lisait plutôt de la contrariété sur son visage. Après des retrouvailles émouvantes, elle ne put s’empêcher de me parler de Louise de La Vallière. Qu’est-ce qu’un homme comme Nicolas Fouquet pouvait trouver à cette sotte fille de peu d’éducation ?

— Rendez-vous compte, Marie. Sa jeunesse s’est résumée à des jeux au château d’Amboise dont son père était lieutenant, quelques promenades le long du Cosson et des chasses dans la forêt de Russy. Un peu de lecture, de prière, de couture et de broderie en son couvent et c’est tout !

— Et pourtant j’ai ouï dire que le comte de Guiche, fils aîné du maréchal de Gramont, avait aussi jeté son dévolu sur elle.

— Les hommes sont à n’y rien comprendre, ma chère.

Elle s’épancha ensuite sur ses plus vives inquiétudes à l’égard de Colbert et de l’étrange atmosphère qu’elle ressentait à Paris.

— Dieu sait que j’aime la vie mondaine que nous menons, entourés de gens de lettres et de comptes. Cependant, il me vient parfois à l’esprit que l’existence serait plus douce et plus paisible si nous suivions l’exemple de la marquise de Sévigné. Au moins peut-elle profiter des charmes de la campagne dans son château des Rochers.

— Je crois plutôt qu’elle s’y ennuie à mourir. C’est ce qu’elle laissait entendre dans notre récente relation épistolaire. Elle ne manque pas de revenir de temps à autre au Marais où elle loge chez sa tante Madame de La Trousse.

— Il est certain qu’elle est loin d’un environnement plus animé et plus conforme à son étiquette.

— Mais quelles sont les raisons qui vous perturbent tant ? Avez-vous des preuves tangibles de méfaits que pourrait commettre l’entourage de mon père ?

— Aucune preuve mon enfant, seulement une intuition qui m’empêche de dormir. Votre père s’est fait beaucoup d’ennemis et cette idée de fortifier Belle-Isle laisse penser à certains qu’il pourrait être dans ses projets de fronder contre notre Roi !

— Contre le Roi ? Mais il est un des sujets les plus fidèles. Ce sont là des idées saugrenues.

— C’est possible, mais je me méfie de tous ces mauvais mots qui circulent. Dame Laloy nous a appris récemment que la Duchesse de Chevreuse avait entrepris un étrange voyage en Bretagne et qu’elle pourrait être de la conspiration.

— Mais de qui Dame Laloy tient-elle ses sources ? Je l’ai déjà vue prête à vociférer contre n’importe qui et n’importe quoi pour attirer l’attention…

— D’un ancien valet de chambre du duc de Bournonville passé valet de Colbert.

— J’espère que ce ne sont là que des commérages.

— Moi aussi, Marie, moi aussi.

Ce fut l’esprit troublé que je pris la route vers notre nouvelle baronnie d’Ancenis, non loin de Nantes. Nous étions alors en mars mille six cent soixante et Armand-Louis venait de l’acquérir auprès de l’évêque d’Avranches. Il fut convenu de suite d’y réaliser des travaux afin d’y disposer d’une résidence convenable. Des réparations furent entreprises au Grand Logis, des terrassements et des plantations eurent lieu dans la Grande Cour et un jardin en terrasse fut aménagé. Il ne restait plus qu’à construire une nouvelle entrée. Je continuais de recevoir des nouvelles de Madame de Sévigné qui me faisait part à son tour de ses tourments au sujet de mon père. « Pensez-vous, m’écrivait-elle, Nicolas est plus riche que le roi lui-même. Il pensionne secrètement la Reine Mère, paie son confesseur, la première dame, ses médecins, les informateurs, les artistes, les ambassadeurs, les seigneurs, les journalistes… Parfois le Parlement et même les Académies ! Les inimitiés grandissent et je ne serais point surprise que quelque complot se prépare. » Je n’y prêtais guère attention, sûre que le Roi était reconnaissant à mon père de maintenir le Trésor public à flot. Et puis le cardinal Mazarin continuait de s’afficher en protecteur et n’avait guère intérêt à jouer un double jeu.

Mais le neuf mars, mille six cent soixante et un, le cardinal mourrait. Le principal ministre d’État s’était éteint à Vincennes à l’âge de cinquante-huit ans en laissant un royaume en paix et une autorité royale restaurée. Anne d’Autriche n’avait plus qu’à s’effacer et même Monsieur devrait désormais accepter l’autoritarisme de son frère. J’appris que le lendemain, le jeune Louis XIV avait convoqué ses ministres pour leur annoncer sa volonté de reprendre seul les rênes du pouvoir.

« Jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le Cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même », leur avait-il dit. Mon père voyait son ambition de devenir Premier ministre réduite à néant. « Ma fille, m’écrit-il, je crains que Mazarin n’ait mentionné à notre roi mon trop grand goût pour les bâtiments et pour les femmes. Je suis allé le rencontrer pour le rassurer et lui faire mes excuses sur la gestion faite des affaires, l’assurant que désormais je n’agirai qu’avec son accord. Le roi m’a rassuré de ses paroles dignes et nobles. » J’aurais aimé pouvoir me déplacer et mieux me rendre compte par moi-même de la situation, mais il me répétait que tout était sous contrôle et que si un jour venait où ma vie se trouvait mise en danger, je savais déjà ce qu’il conviendrait de faire.

Dès lors, je n’avais plus de raison de me soucier. Je savourais le calme de ma vie en bord de Loire avec mon jeune enfant et mon époux à qui je n’avais aucun reproche à faire, sauf la routine dans laquelle il m’enfermait. C’est lui-même qui, comprenant mon ennui à Ancenis, me conseilla de faire un nouveau séjour à Vaux. J’y retrouvai avec joie Monsieur de la Fontaine et ses talents littéraires qui s’apparentaient souvent à de la flagornerie vis-à-vis de mon père. Il mit ainsi cette dédicace en tête du poème d’Adonis :

Fouquet, l’unique but des faveurs d’Uranie,

Digne objet de mes chants, vaste et noble génie,

Qui seul peux embrasser tant de soins à la fois,

Honneur du nom public, défenseur de nos lois,

Toi, dont l’âme s’élève au-dessus du vulgaire,

Qui connaît les Beaux-arts, qui sais ce qui doit plaire,

Et de qui le pouvoir, quoique peu limité.

Par le rare mérite est encore surmonté.

Vois de bon œil cette œuvre, et consens pour ma gloire

Qu’avec toi on la place au temple de mémoire,

Par toi, je me promets un éternel renom,

Mes vers ne mourront pas, assisté de ton nom.

J’aurais dû être aux anges, à la fois de voir la réussite familiale symbolisée par ce château, et de retrouver l’univers des salons qui me manquait tant. Tout cela donnait l’impression que la Cour cessait d’être le centre du pays et que le cabinet du grand Fouquet était le lieu où chacun se devait de paraître. Des mouvements d’idées y naissaient autour de gens d’esprit tels Madeleine de Scudéry ou Paul Pellisson. La première s’enorgueillissait de ses succès de romancière et recevait les femmes les plus savantes de son temps, préférant la préciosité à la vulgarité. Les plus vifs débats agitaient ce microcosme d’écrivains admirateurs tant de vers que de prose. S’y nouaient aussi des relations, jamais inutiles, toujours un peu empreintes d’hypocrisie de la part de ceux qui continuaient à chercher une quelconque aide matérielle. J’aimais ces joutes verbales devenant philosophiques à la tombée de la nuit. J’y côtoyais aussi mon oncle Louis qui n’avait que vingt-sept ans, mais en paraissait vingt de plus, gêné dans ses mouvements par un embonpoint qui s’aggravait les années passant.

— Bonjour, mon oncle, vous avez toujours une mine aussi radieuse. Quel est donc votre secret de jouvence ?

— Cesse de te moquer de moi, petite impertinente. Ne devrais-tu pas être auprès de ton époux et de ton enfant sur tes terres anceniennes ?

— Je suis revenue ici à la mort de Mazarin, un peu inquiète pour la suite.

— Je partage ton sentiment Marie. J’ai toujours apprécié feu Monsieur le Cardinal, que j’ai eu l’occasion de servir à Rome il y a cinq ou six années de cela. Mais je pense que l’entourage de Colbert lui a monté quelque peu la tête et qu’il a dû faire part de fâcheux propos à notre Roi avant son décès.

— Si Colbert n’est point de notre côté, ne pourrait-on pas au moins compter sur Louvois, en charge de la guerre auprès de Sa Majesté ?

— Ce n’est pas parce que Louvois n’aime pas Colbert qu’il se rangera pour autant du côté de mon frère…

— C’est étrange. Mon père, cet homme si intelligent, si brillant, n’a point l’air de vouloir se rendre compte qu’il n’est pas apprécié de tous. J’espère que cette vanité ne causera pas sa perte…

— Il se tient pourtant au courant et n’est point sans savoir que des oiseaux de mauvais augure sont prêts à tout pour se payer sa tête.

— Pensez-vous que le Roi soit sensible à leurs dires ?

— Je n’en sais trop rien. En ce moment, la dévotion du roi se relâche. Il ne se confesse plus et n’approche que rarement la sainte table. Toutes ses attitudes sont entourées de mystère et je ne sais quels projets peuvent lui venir.

— Mon père qui le côtoie régulièrement doit certainement en comprendre les mécanismes ?

— Pas tous malheureusement. Et ces temps-ci, Nicolas ne cesse de flotter entre félicité et inquiétude, signe qu’il n’est pas si hermétique que tu ne le penses aux mises en garde qu’on lui a faites.

En réalité, mon père se voilait la face sur ce qui se tramait autour de lui, persuadé que l’argent et l’amitié du Roi lui permettraient d’aller encore plus haut, encore plus loin. Il ne paraissait s’inquiéter que de la disparition subite de Dame Laloy. Ma belle-mère quant à elle se tournait les sangs, surtout depuis que notre Roi l’avait incité à vendre sa charge de Procureur au Parlement de Paris, entraînant la perte de son immunité. Pourtant, l’entourage royal continuait de rechercher la compagnie du vicomte de Vaux, et tous voulaient être des chanceux reçus dans sa belle demeure. Mon père y invita, entre autres, Monsieur frère du roi et même la Reine mère Anne d’Autriche qui se montra fort gênée en ces lieux d’après les faits que l’on me rapporta. Mais une voix familière me tira de ces pensées.

— Marie, quel bonheur de vous revoir parmi nous !

— Madame de Sévigné ! Ce sentiment est bien réciproque, mon amie.

— Ma chère, souffrez-vous, vous aussi, de ce printemps torride qui assèche les terres bretonnes ?

Je n’eus pas le temps de répondre. Très vite, d’autres voix se mêlèrent à la conversation.

— Nous en souffrons tous. Il n’y a plus d’eau pour les bêtes !

— Les récoltes des deux prochaines années sont déjà mangées.

— Le royaume meurt de faim.

— Ils n’ont pas l’âme généreuse à la Cour. Lorsque l’on voit le luxe qui nous entoure, cela en serait presque gênant…

Des bruits parvenaient à mes oreilles sur la misère des quinze millions de paysans dont la récolte pourrie hypothéquait l’avenir. Parfois, des mouvements de populace excédée par les impositions éclataient ici et là, mais si vite réprimés qu’ils en étaient presque aussitôt oubliés. Je voyais des mendiants des campagnes assiéger les portes des villes, mais n’y prenait pas plus garde que cela. Des institutions charitables leur distribueraient le pain qui leur manquait et puis voilà. On m’ordonnait de ne point m’approcher, surtout de ceux qui se constituaient en bandes prêtes à tous les méfaits.

Chapitre II

Plus dure sera la chute

Celle que l’on présentait déjà comme la plus grande fête jamais organisée en l’honneur du Roi était annoncée pour le dix-sept août de cette année mille six cent soixante et un. Le château, tout en pierre blanche de Creil, éblouissait sous un ardent soleil. Dès le matin, des flots de domestiques coururent en tous sens, des équipages amenaient sans cesse de nouvelles marchandises, ici pour décorer, là pour régaler les tables. Mon père, en tenue recouverte de drap d’or, et ma belle-mère, parée de sa plus belle robe rouge écarlate, ne m’avaient jamais paru si nerveux, attendant impatiemment l’arrivée du roi depuis leur balcon. Je choisis de porter une toilette du même tissu, affirmant ainsi mon appartenance éternelle au clan Fouquet. Six mille invitations avaient été lancées pour l’occasion et mon mari devait me rejoindre pour profiter de l’événement.

C’est au son des flûtes et des hautbois que Louis le quatorzième fut accueilli jusqu’aux marches du perron. Entouré de la Reine mère, des Princes du sang et des dames de la Cour, il ne manquait à ses côtés que son épouse Marie-Thérèse d’Autriche, laquelle avait peut-être voulu s’épargner la douloureuse présence de Louise de La Vallière. Celle-ci admirait le château qui reflétait dans l’eau verte des douves son élégante silhouette. De tous côtés dans les jardins, on ne voyait que jets d’eau, cascades et statues, dont celle d’Hercule auquel mon père aimait à se comparer. Les convives arrivaient peu à peu, faisant étalage de leurs chevaux de race, rivalisant de perles, de diamants, et d’étoffes précieuses. Le Roi, fatigué et couvert de poussières, se retira pour se reposer dans l’appartement richement décoré à son attention.

— Eh bien, me dit Monsieur de la Fontaine, Vaux ne sera jamais plus beau qu’en ce jour !

— Vous n’êtes pas encore au bout de vos surprises, très cher…

— Quoi qu’il en soit, vous devriez vous méfier du bon accueil et du bon visage que vous fait Sa Majesté.

L’on traversa le vestibule jusqu’au grand salon dont les décors sculptés représentaient les signes du zodiaque. Tous étaient émerveillés de l’incroyable transparence des lieux depuis l’entrée vers le sud menant sur les jardins. Les festivités débutèrent par une grande loterie. Mon père tint absolument à ce que ce soit moi qui récompensasse les gagnants. Or, chaque participant reçut un onéreux présent sous le bruit des applaudissements, ce qui prit un temps incalculable. Le vacarme cessa enfin lorsque l’on ouvrit les portes des salons pour le dîner. Chacun resta bouche bée devant la grande quantité de tables fort longues recouvertes de vaisselle d’or. Des exclamations (Oh ! Ah !) jaillirent de partout. J’y trouvai une fort bonne place auprès de mon époux qui regardait les yeux écarquillés tout ce qui s’offrait à nous : faisans, ortolans, cailles, perdreaux, bisques, ragoûts… et toutes sortes de vins en abondance. On nous servit dans le même temps les entrées et les desserts : des fruits crus et cuits, des sucreries, des confitures et sorbets de toutes espèces. Le cuisinier Vatel s’était surpassé ! J’entendis mon père prononcer ces mots : « Oh une modeste dépense de cent vingt mille livres. » Le Roi me dévisagea tout au long du repas, au point que j’en rougis souvent. Il mangeait avec bon appétit, fier et droit, doté d’un charme certain. Son frère, Monsieur, surprit certains de nos regards et parut s’en offusquer. Je préférai quitter la table quelques instants, mal à l’aise à l’égard de mon époux.

Au fur et à mesure du festin, quelques invités s’amusèrent à jeter les assiettes dorées dans les douves du château tandis que d’autres digéraient en se promenant dans les allées éclairées par quatre cents girandoles en forme de lys.

— Voici la preuve que Fouquet est bien détenteur du trésor, chuchotait une voix masculine.

— Il paraît que son frère Louis serait aussi dans le coup !

— Ainsi que le peintre Nicolas Poussin. D’après mes sources, c’est lui qui aurait fait part à Fouquet de l’existence de ce monument funéraire qui recouvrirait bien des richesses.

— Mes sources sont plus sûres que les vôtres très cher. J’ai lu copie d’une missive envoyée par Louis à son frère Nicolas. La lettre parle d’un projet secret et hautement rémunérateur.

— Vos sources sont plus sûres, elles n’en restent pas moins mystérieuses. En tout cas, nous sommes témoins, ce soir, d’une fortune qui dépasse l’entendement.

Cachée derrière une lourde porte, je peinais à entendre la conversation. Une lettre qui évoquerait un trésor ? Un trésor dont mon père aurait pris possession ? Était ce là la lettre qu’il m’avait montrée en secret un soir à Saint-Mandé, me faisant jurer de n’en parler à personne, sauf si c’était là question de vie ou de mort ?

J’ignorais si je devais en parler à quelqu’un. Pour l’heure, il me fallait retourner m’amuser pour ne pas éveiller les soupçons.

Ce soir-là, Monsieur Molière nous fit l’honneur de jouer le premier rôle de sa nouvelle représentation théâtrale, une pièce intitulée « Le fâcheux » qui ne devait pas manquer de plaire au Roi amateur de comédies-ballets. L’auteur se vanta d’avoir tout conçu et tout appris en seulement quinze jours. La musique de Monsieur Lully ravit toutes les nobles oreilles. Tout ce petit monde fut étonné que le théâtre soit dressé dans le bois de haute futaie, avec quantité de jets d’eau, plusieurs niches et autres enjolivements. Quelques-uns en profitèrent pour faire durer les plaisirs en organisant une chasse de nuit aux flambeaux.

Je voyais mon père rayonner, mais lui ne semblait voir que la timide Mademoiselle de La Vallière. D’aucuns avaient pu constater que son portrait avait été dressé dans son cabinet. On avait sûrement rapporté la chose à Sa Majesté…

Les festivités s’achevèrent sur les deux heures du matin par un énorme feu d’artifice. Les fusées et les gerbes étincelantes striaient le ciel, éclairant l’immense propriété. Le Roi ne parvenait plus à sourire. Il souffla quelques mots à l’oreille de sa mère, laquelle lui fit réponse sur un ton ferme, mais inaudible. Après une dernière collation, mon père l’invita à rejoindre la chambre préparée à son intention, mais il ne voulut point dormir au château. Il partit précipitamment, perdant au passage un mouchoir blanc brodé de ses initiales.

Mon époux me prit le bras pour m’accompagner jusqu’à notre carrosse. Il était temps pour moi de retourner auprès de lui et de notre enfant sur nos terres bretonnes.

— Je n’avais jamais vu feu d’artifice si grandiose, m’avoua-t-il à l’oreille. Même les chevaux du carrosse de la Reine mère en ont été surpris au point de tomber de panique dans un des fossés d’eau et d’y périr.

— Espérons que la famille royale ne gardera point en souvenir cet épisode.

Alors que je m’éloignai de quelques pas pour remettre ma robe en place, une voiture à cheval me projeta sur le côté. Je n’eus le temps que d’apercevoir une femme qui avait tous les traits de la veuve Scarron. Voilà qui devait être le fruit de mon imagination, car pourquoi m’en vouloir de quelque chose au point de me causer cet accident ?

Mon mari m’aida à me relever, de même que quelques gentilshommes qui venaient d’assister à la scène.

— Sûrement l’effet du vin, ma mie. Ne vous en inquiétez plus et allons retrouver notre chez nous.

— Vous devez avoir raison, Louis-Armand, je vais tenter d’oublier ce malheureux incident auquel ma robe de brocart n’aura pas résisté.

Le bas était tout déchiré et couvert de terre. Elle était fichue et moi bien peinée de toute cette affaire.

— Des rumeurs se font de plus en plus pressantes de votre arrestation. Vous ne devriez pas rester ici Nicolas !

— N’ayez crainte, Marie-Madeleine. Les États de Bretagne se tiennent dans quelques jours. Nous irons nous loger à Nantes à l’hôtel de Rougé. Un aqueduc souterrain communique avec la rivière. De là, je pourrais me sauver et me réfugier à Belle-Isle, au cas où l’on viendrait se saisir de ma personne. Vous voyez, je ne crois point en toutes ces rumeurs selon lesquelles notre Roi aurait pris ombrage de notre inégalable fête, mais j’ai tout prévu au cas où celles-ci auraient un quelconque fondement.

— Tout prévu sauf cette méchante fièvre qui vous reprend une nouvelle fois.

— Ce peut être un atout supplémentaire, ma chère. Qui diable oserait emprisonner une personne de mon rang, malade et alitée ?

— J’ai cru entendre que Sieur D’Artagnan, le capitaine de la compagnie des mousquetaires, était présent dans les parages. Et cet homme-là n’est point de vos pensionnaires. Il exécutera fidèlement tout ordre que lui donnera sa Majesté.

— Je vous le répète Marie-Madeleine, vous ne devez point vous inquiéter de tout cela. Et maintenant, allons nous coucher.

En ce début septembre, il régnait une chaleur insupportable dans tout le pays, rendant l’endormissement quasiment impossible. J’étais auprès de mon fils à le réconforter de ses habituels cauchemars lorsque j’entendis tambouriner de partout.