Mauvaise passe sur l'île Callot - Jean-Louis Kerguillec - E-Book

Mauvaise passe sur l'île Callot E-Book

Jean-Louis Kerguillec

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Beschreibung

Meurtres en série sur l'île bretonne de Callot...

Qui donc pouvait avoir intérêt à faire noyer, sur la route de l’île Callot à Carantec, la pauvre Charline Séhédic, une brave fille paumée et asociale, qui n’avait jamais fait de tort qu’à elle-même, puis à faire supprimer son assassin, un petit voyou minable, renversé par une voiture dans une rue de Saint-Pol-de-Léon ? Deux autres meurtres, plus ou moins liés aux premiers, viendront encore compliquer la situation.
Le commandant de police Guillaume Le Fur et sa fidèle équipe vont devoir mener une enquête difficile, poignante et pleine de surprises.

Accompagnez le commandant Guillaume le Fur et ses coéquipiers un 3e volet de leurs enquêtes alliant suspense et rebondissements ! Ce roman a reçu le Prix du Roman Policier Insulaire d'Ouessant en 2015 !

EXTRAIT

— [...] Je t’appelle à cette heure matinale, parce que je viens de réceptionner, peu après sept heures, le cadavre d’une femme qu’on a retrouvé dans un camping-car recouvert par la marée, sur la route de Callot à Carantec. L’accident, si, du moins, c’est un accident, a dû avoir lieu la nuit dernière, aux environs de minuit, si je me fie à mes premières constatations.
Michel Jeanne me fit un rapide résumé de l’affaire, à partir des premières informations données par les pompiers et les gendarmes de Taulé…
—Tu te doutes bien que cette enquête va être pour moi et ma petite équipe…

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Louis Kerguillec né à Kervaliou dans les dunes de Cléder, au plus près de la côte léonarde dont il connaît le moindre recoin, a exercé une longue carrière de professeur de lettres classiques au lycée Tristan Corbière à Morlaix. Désormais retraité, il cultive son jardin, pratique la pêche en mer, la course à pied et se passionne pour la peinture et toutes les littératures. Il vit et écrit à Taulé. Il a remporté le Prix du Roman Policier Insulaire d'Ouessant en 2015 pour Mauvaise passe sur l'île Callot.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À la mémoire de mes parentsJean Kerguillec et Marie-Catherine BalanantJean-ik Lélé et Marie Bolère

« Je est un autre… »Arthur Rimbaud

I

Pont de La Corde. Henvic. La Passe aux Moutons. Carantec. Dimanche 15 septembre 2013.

“Le Cyclone”, patron Joseph L’Houarn, amarres larguées, quittait son mouillage, sous le pont de La Corde, peu avant six heures, ce matin-là de septembre, et se laissait porter vers la haute mer, entraîné par un fort courant de jusant… Le jour n’était pas encore levé, mais déjà, vers l’est, au-delà des toits de Carantec et au-dessus des îles de la baie de Morlaix, des traînées rouges et orange se mêlaient déjà aux différentes nuances emmêlées de gris et de bleu. Un petit vent de terre soufflait à cette heure-là, léger, et pas une ride sur l’eau. Une mer d’huile avec des reflets d’étain frotté. Le roulement et la rumeur sourde des premiers camions et des voitures faisaient vibrer le tablier du pont, résonnaient longuement et couvraient le bruit du moteur du bateau. Comme chaque matin, depuis tant d’années, L’Houarn descendait donc la Penzé et l’aube allumait de ses premières lueurs les vieilles pierres du clocher de la chapelle de l’île Callot.

Le bateau passa auprès de l’îlot de Titouarn où, sur une petite crique de sable fin, s’éveillaient et s’agitaient un grand nombre d’oiseaux, aigrettes, courlis et huîtriers pies, le bec au vent, et un peu plus bas, de gravelots et de chevaliers gambette, en petite bande mouvante et argentée, grouillants, fouillant la vase et retournant des touffes de goémon. À la hauteur de La Pierre à Figue, L’Houarn mit le cap à tribord vers Carantec, l’île Callot et la Passe aux Moutons. On racontait, ici ou là, qu’autrefois, les anciens pêcheurs quittaient tête nue leur mouillage du pont de La Corde, allant affronter les éléments, et ne remettaient leur casquette ou leur béret, qu’après avoir dépassé la chapelle de Callot, et avoir murmuré une prière à la Notre-Dame. On dit même que certains d’entre eux, en passant, chantaient à tue-tête le célèbre cantique en l’honneur de la Vierge de Toute-Puissance. Intron Varia Galloud…

Joseph L’Houarn pratiquait depuis plus de vingt ans la pêche aux crabes et aux homards. Cette saison allait à sa fin ainsi que celle de la pêche à la crevette. C’était un petit homme râblé, noir de peau et de poil, brûlé par le soleil et les embruns, presque aussi large que haut, et qui allait sur la cinquantaine d’années. On plaisantait dans les milieux de la pêche en disant qu’il était tellement large, qu’il lui était impossible de faire correctement le signe de la croix aux enterrements et aux mariages. Il allait, comme tous les matins, relever ses filières derrière l’île Ricard et dans les parages des Roches Jaunes, vers Plougasnou. Il ramenait homards, araignées et crevettes, relevait et remettait à l’eau, chaque jour, une dizaine de filières de quarante casiers. Un labeur, certes démentiel, mais il fallait bien payer les traites du bateau, le carburant, de plus en plus cher, les crédits de la maison et les études des enfants. Depuis plusieurs années, il allait en mer, même le dimanche. Sa femme, Nicole, vendait, au porte à porte, une partie de la pêche à des particuliers, et la plus grande partie était livrée à la criée de Roscoff. Bientôt, ce serait la fin de la saison des casiers, casiers à crabes et casiers à crevettes, et le début de la campagne de pêche à la coquille Saint-Jacques. Il allait falloir rapidement préparer les dragues et installer le portique à l’arrière du bateau…

Le Cyclone mis sous pilote automatique, L’Houarn vidait les grondins qui, fendus en deux, et tenus par un élastique, constituaient dans les casiers, les appâts destinés à attirer les araignées les tourteaux et les homards. Il piquait la pointe du couteau dans le ventre du poisson, l’ouvrait d’un coup sec vers le haut en le retenant par la queue, plongeait vivement la main dans les entrailles, arrachait une poignée de tripaille sanguinolente et la jetait en arrière pardessus son épaule. Une véritable nuée de goélands poursuivait le bateau. Ils plongeaient pour attraper les déchets tombés à l’eau, se battaient, criaillaient en essayant de s’entre-arracher les morceaux de boyaux, souvent les happaient en vol et les gobaient avidement. Les poissons étaient, ce jour-là, à peine décongelés, et Joseph avait froid aux mains. Il se levait, se claquait les flancs en croisant les bras, puis frottait vivement ses mains l’une contre l’autre. Il levait la tête de temps à autre pour s’assurer que le bateau maintenait le bon cap. L’Houarn jeta le cageot vide à l’eau. C’était la fâcheuse habitude des pêcheurs de tout rejeter à la mer, particulièrement les cagettes qui avaient contenu leurs appâts et qu’on retrouvait sur les laisses de toutes les grèves de la baie de Morlaix. Ainsi, beaucoup de pêcheurs continuaient encore à considérer la mer comme une poubelle. Ces caissettes s’en iraient échouer sur quel que grève, au hasard des vents, des marées et des courants de la baie.

*

L’Houarn était retourné dans la cabine de son bateau et avait repris la barre. Il lui fallait négocier le passage assez délicat de la balise du Lein Hir et passer ensuite, après la pointe de Kastell Bian, parmi les innombrables bateaux de plaisanciers au mouillage, en désordre devant la plage de la Grève Blanche. Il pestait rituellement contre ces plaisanciers qui, de surcroît, jetaient parfois leurs casiers ou même leurs filets en travers de ses filières et, souvent, lui compliquaient la tâche. Sans compter que beaucoup d’entre eux livraient une concurrence déloyale aux pêcheurs professionnels et ne se contentaient pas des deux casiers réglementaires… Ensuite, une fois passé entre Karreg an Ty Men et la Tortue, il suffirait de prendre garde à parer les voiliers Jézéquel, les précieuses commodes en acajou verni, au mouillage, plus au large, vers les Platines de Callot. Puis la voie serait libre, il pourrait attaquer la préparation d’un deuxième cageot de grondins et, une fois vide, naturellement, le jeter à la mer.

*

La boule rouge du soleil levant qui surgissait audessus de l’Île au Sable l’aveuglait. Toutes les îles de la baie émergeaient maintenant de la nuit et ressemblaient à de grandes baleines noires immobiles, lourdes et endormies. La mer descendait vite, et L’Houarn savait qu’il avait juste assez d’eau pour passer, mais il valait mieux être prudent au pied de la balise d’Ar Valé qu’il fallait laisser à tribord, et se méfier de la roche qui débordait largement. Il allait ensuite passer à l’aplomb de la route d’accès à Callot, lorsqu’il ressentit un choc violent accompagné d’un bruit sourd. Le bateau éperonna, rebondit, puis talonna. Joseph L’Houarn n’en revenait pas… Il était impensable, se disait-il, en jurant, qu’un rocher ait pu pousser là durant la nuit. En effet, en fonction des marées, il passait par là presque tous les jours, soit à l’aller, soit au retour de son travail de pêche. Et comme son père et son grand-père l’avaient fait avant lui… Il lui était bien arrivé de frotter et même de heurter des cailloux en relevant ses casiers à homards placés à l’accore de la roche, mais, alors, la coque du bateau ne rendait pas ce son-là… C’était un bruit creux, et bien trop clair, qui ne ressemblait en rien à un choc contre un rocher. Le pêcheur fit faire demi-tour à son bateau et, sur son écran-radar, distingua une masse sombre. Il s’en approcha doucement, au plus près. Malgré l’heure toute matinale, l’eau était assez claire. Il reconnaissait vaguement les formes d’une gros se voiture, ou plutôt d’un camping-car, un petit fourgon de couleur claire. Ce véhicule était penché sur le côté, tombé dans la fosse en contrebas de la route.

L’Houarn envoya aussitôt un message au Cross Corsen et expliqua qu’il venait de heurter un obstacle sur la route d’accès à Callot, sans doute une voiture ou un fourgon. Il précisa que la mer descendait vite, qu’il ne pouvait pas rester là, car il risquait de manquer sa marée. Il indiqua que, très régulièrement, des automobilistes, surpris par la marée abandonnaient leur voiture sur cette route submersible. Il avait encore précisé au Cross Corsen qu’il laissait une bouée ronde de couleur orange, amarrée à une gueuse de fonte à l’aplomb de la voiture. Sa matinée de pêche, les filières de casiers relevées et remises à l’eau, il ne pourrait plus repasser par là, la marée serait basse, la passe serait à sec et il lui faudrait contourner l’île Callot par le nord, remonter tout l’estuaire de la Penzé pour retrouver son mouillage sous le pont de La Corde.

*

Le passage entre le port de Carantec et l’île Callot se fait, en effet, par une étroite route submersible. C’était, à l’origine, une ancienne voie charretière, un passage naturel sur du gravier grossier, entre des zones vaseuses, que l’on avait consolidé et surélevé, maçonné des deux côtés, puis goudronné… C’est donc maintenant une route qui conduit à l’île… L’eau atteint cette route après deux heures de marée montante. Il faut donc, avant chaque passage, dans un sens comme dans l’autre, consulter l’horaire des marées, mais souvent, des touristes, des automobilistes négligents, ou ignorants de ces contraintes, se laissent piéger par le flux, se trouvent obligés de demeurer sur l’île et d’attendre une huitaine d’heures que la marée redescende et que la route soit à nouveau découverte. Il faut dire aussi que beaucoup de personnes ne savent pas lire un calendrier des marées. Certains, venant de régions où les marées n’existent pas, ou si peu, ne comprennent rien à ce phénomène… Ainsi, souvent, certains de ces automobilistes n’acceptaient pas de rebrousser chemin et d’attendre sur l’île la renverse de la marée, ils engageaient leur voiture dans l’eau et essayaient de passer en force et au culot, dans une gerbe d’écume. Mais parfois le moteur calait en plein milieu du passage, ou les conducteurs commettaient une fausse manœuvre et déviaient de cette route surélevée pour glisser dans un ruisseau profond, en contrebas, des deux côtés de la chaussée. Il fallait alors abandonner la voiture au plus vite et regagner la terre ferme en se mouillant parfois jusqu’au cou, souvent crier à l’aide et trouver des gens pour les ramener sur la grève. Les témoins appelaient les pompiers. On y a si souvent, en cet endroit, frôlé le drame du fait de l’inconscience et de l’ignorance des automobilistes… Ainsi les voitures demeuraient plusieurs heures dans l’eau de mer et étaient définitivement hors d’usage, et tout juste bonnes pour la ferraille.

Ce passage des voitures et les risques pris par leurs conducteurs constituaient presque chaque jour, quand, bien sûr, les horaires des marées s’y prêtaient, un spectacle pour les gens du cru et même une véritable attraction. C’était d’ailleurs le spectacle des premiers beaux jours et de tout l’été. Un spectacle gratuit, et chaque jour renouvelé… Retraités pour la plupart, hommes et femmes, ils comméraient, massés sur les bancs et sur le mur du parking de Kastell Bian, et attendaient que la mer monte sur la route, en espérant vivement que des voitures s’aventurent dans l’eau. Parfois elles passaient dans quelques centimètres d’eau, parfois aussi elles avaient de l’eau jusqu’au bas des portières, voire même davantage. Les paris allaient alors bon train On évaluait la probabilité de réussite de l’automobiliste, et chacun espérait, sans en faire mystère, que la voiture se trouvât bloquée au milieu du passage… On criait, on applaudissait… Chacun supputait leur chance de passer. On grognait des murmures de dépit, quand un conducteur plus sage, ou plus averti que les autres, renonçait à passer, faisait demi-tour et se résignait à attendre la marée basse prochaine. C’était ainsi chaque jour, du moins quand les marées le permettaient. Ne fallait-il pas se moquer de ces gens-là qui n’étaient même pas capables de lire correctement un annuaire des marées, qui vraiment ne connaissaient rien à rien, surtout pas à la mer, et donc méritaient amplement leur infortune ? Ces malheureux étaient catalogués d’office dans la catégorie infamante des touristes ou des Parisiens, un ensemble vague et suspect, une horde bruyante et sans-gêne qui envahissait le pays aux premiers jours de juillet, roulaient trop vite en voiture dans les ruelles étroites du port, accaparaient toutes les places de parking et, presque toujours, se considéraient et se comportaient comme en territoire conquis. Les voitures restaient donc fréquemment dans l’eau et les mésaventures de leurs conducteurs alimentaient régulièrement la chronique locale des deux journaux de Morlaix, Ouest-France et Le Télégramme. Un jour, deux ou trois ans plus tôt, ce fut au tour d’un autocar de se trouver en difficulté, ayant versé en contrebas de la chaussée. Un superbe autocar noir avec des inscriptions jaune d’or en lettres gothiques Une excursion de personnes du troisième âge, des touristes allemands, sans doute fortunés, essentiellement des vieil les dames, qui ne voulaient pas sortir du car et qu’il avait fallu transporter une à une dans les bras ou sur le dos de sauveteurs pour regagner la terre ferme. Elles protestaient, se débattaient et réclamaient à grands cris leurs bagages restés dans les soutes du véhicule envahies par la mer. Les bénévoles, trempés et épuisés, se firent copieusement insulter en une langue étrangère, se firent griffer et reçurent coups de pied et coups de poing. Le car, un gros engin de grand luxe, une nuit passée dans l’eau, était définitivement inutilisable et tout juste bon à mettre à la ferraille. Tous les spectateurs se plaisaient à parier, en faisant des gorges chaudes, que le chauffeur allait devoir se mettre à la recherche d’un nouvel emploi…

*

Il y avait cependant un recours possible, et une solution de rechange pour ceux qui connaissaient un peu les lieux. En effet, les retardataires qui avaient manqué l’heure de la marée, pouvaient faire le choix de passer leur voiture par la Passe aux Moutons, au pied des Run-Lann, un chemin de sable, une sorte de dune en forme de croissant, et que la mer ne recouvrait qu’une heure environ après la route submersible. Il fallait bien s’y connaître, appliquer une technique particulière, laquelle consistait à passer la crête de sable à vive allure, sans rien voir au-delà, et surtout à ne pas ralentir. La plupart de ceux qui n’avaient ni l’habitude ni la bonne méthode, hésitaient, patinaient, s’ensablaient et, à force d’insister, enfonçaient leur voiture dans le sable jusqu’aux essieux. Alors, généralement, les passagers descendaient et poussaient à perdre haleine, au risque de se casser le dos ou de se briser les reins. Mais c’était presque toujours peine perdue… La voiture était arrêtée, il n’y avait plus aucune chance de la faire bouger et son conducteur agitait les bras et appelait désespérément à l’aide. Mais, en règle générale, les habitants du lieu avaient pris l’habitude de les observer de loin et de ne pas prendre le temps ou le risque leur porter secours. La plupart, en effet, affirmaient, à tort ou à raison, qu’ils l’avaient déjà fait à maintes reprises par le passé et n’avaient recueilli que de l’ingratitude, souvent pas même un remerciement, et avaient même parfois essuyé des rebuffades… On laissait donc les naufragés du sable se débrouiller seuls et l’on applaudissait même quand ils restaient irrémédiablement plantés, surtout quand leur voiture était menacée par la marée montante… La traditionnelle solidarité des populations des bords de mer avait ici disparu depuis fort longtemps. Ce n’étaient d’ailleurs pas vraiment des marins, mais plutôt des anciens de la Marine Nationale ou de l’Armée, souvent aussi des fonctionnaires de l’enseignement, ou des impôts, très à l’aise dans leur retraite, mais toujours mécontents de leur sort, critiques de tout, mesquins et d’un égoïsme à toute épreuve… Un ou deux habitants de l’île Callot, derniers propriétaires d’un vieux tracteur rouillé, gagnaient quelque argent en tirant au ras de la dune les voitures ensablées hors de portée de la mer, et aussi en hébergeant les naufragés le temps d’une nuit ou jusqu’à la marée basse suivante. Une petite industrie locale en quelque sorte…

*

Les secours avertis par le Cross Corsen arrivèrent vers sept heures du matin, une vingtaine de minutes après l’appel de Joseph L’Houarn. La sirène des pompiers descendant la Rue Neuve et passant devant le port réveilla tout le quartier. Les pompiers étaient déjà en tenue de plongée. Ils mirent un Zodiac à l’eau et trouvèrent rapidement la bouée orange positionnée par le pêcheur au-dessus du véhicule immergé. Ils découvrirent un petit Combi Volkswagen bleu et blanc, plus ou moins aménagé en camping-car et dont l’arrière était tombé dans le trou en contrebas de la chaussée, il était resté maintenu dans cette position, cabré, l’arrière dans la fosse la plus profonde. Il n’y avait personne dans la cabine, et la porte arrière était bloquée, sans doute fermée à clef ou le verrou poussé. Le véhicule parais sait vide, pour autant qu’on pouvait en juger en regardant à travers les vitres. Les sauveteurs décidèrent donc d’attendre que la marée descende. Deux heures plus tard, ils forcèrent au pied-de-biche la porte arrière du véhicule…

Le cadavre d’une femme gisait dans l’allée centrale du camping-car, recroquevillé contre la porte…

La gendarmerie de Taulé, rapidement arrivée sur les lieux, condamna la route d’accès à l’île Callot, puis les services de l’Identité Judiciaire appelés sur place firent leur travail de recherche et de vérification. À dix heures, le camping-car partit sur la dépanneuse d’un garagiste de Morlaix. On enferma le cadavre dans une housse, et les pompiers repartirent, leur sirène en route, pour remonter la Rue Neuve barrée par de trop nombreuses chicanes.

*

Ce dimanche matin, vers neuf heures, j’étais encore dans ma salle de bains, tout juste sorti de ma douche, je me séchais et je m’habillais, lorsque Michel Jeanne, le médecin légiste, m’appela. J’avais enfin pris quelques jours de congé et je revenais trempé de mon footing quotidien… Il régnait, ce matin-là, une atmosphère d’automne prématuré, il pleuvait à seaux et le vent faisait virevolter les premières feuilles mortes dans toutes les directions… Je regardais, par l’étroite fenêtre, mon jardin giflé par l’averse, les derniers légumes malmenés, les fleurs des dahlias aux têtes rouillées et cassées, la haute planche de topinambours aux petites fleurs jaunes agitées par le vent et le vieux noyer tordu déjà presque mis à nu. Toutes les plantes étaient mouillées, secouées et allumées de petites étincelles…

J’interrogeai aussitôt Michel Jeanne sur ses problèmes de santé. Je savais qu’il avait passé trois jours à l’hôpital de La Cavale Blanche à Brest pour une série d’examens et la mise en place d’un nouveau traitement. Il paraissait d’excellente humeur, et je savais qu’il avait reçu des nouvelles rassurantes sur son état. Il se savait pourtant atteint d’un cancer de la prostate, mais l’urologue qu’il avait consul té l’avait pleinement rassuré…

— Salut, Guillaume. Et toi, tu as passé une bonne semaine de vacances ?

— Je suis resté tranquille chez moi à regarder galoper les nuages, écouter la pluie rebondir sur le toit et écraser le jardin. En résumé, ni envie d’autre chose ni motivation, et donc calme et repos à la maison… J’ai même allumé les premières flambées de la saison dans ma cheminée, je me suis obligé à mettre à jour mon courrier en retard et à trier un tas de paperasses, des dossiers domestiques où je n’avais pas mis le nez depuis des mois. Donc assis, pas bouger… Je n’ai vu personne, et personne n’a pris la peine de m’appeler. Tant mieux. Tout juste un peu de sport, de lecture et d’écriture. J’ai enfin mis la dernière main à un petit roman policier que j’ai écrit pendant mes dernières vacances à Paros, et dont j’ai adapté l’intrigue à partir de l’une de mes enquêtes. Il va maintenant falloir que je trou ve un éditeur qui accepte de le publier. J’ai ma petite idée, mais ce n’est pas forcément gagné d’avance… J’ai aussi fait un rapide aller-retour à Carantec, car j’ai le projet de m’acheter un bateau un peu plus grand et je prospecte dans les chantiers navals… J’ai, du même coup, rendu visite à Jean-Marie Kerguidu, mon vieux professeur de français. Il m’a donné quantité de conseils pertinents pour mon roman dont je lui avais donné un manuscrit à lire et à corriger. Pas très en forme, d’ailleurs, notre ami Jean-Marie… Il a perdu beaucoup de son entrain et a beaucoup maigri. Il m’inquiète, mais il est assez discret sur ses problèmes personnels. Ce qui ne va pas, physique ou moral, c’est difficile à dire avec un tel personnage. Ouvert devant vous et tellement secret par-derrière… Parfois même un véritable mur… Je retournerai le voir dès que possible pour en avoir le cœur net…

— En somme, si je comprends bien, tu commences à préparer ta retraite…

— Disons que je prends paisiblement quelques repères et que je pose mes premiers jalons… La mer et l’écriture, je ne sortirai sans doute pas de là… Mais j’ai encore une petite dizaine d’années devant moi, avant d’y parvenir, si du moins j’y parviens, car on ne sait jamais… J’ai donc largement le temps d’y penser… Je ne suis pas vraiment pressé, la vie va bien assez vite ainsi…

— Comment va ton petit chien Horace ?

— En pleine forme… Il pète le feu et a parfaitement récupéré de ses mésaventures de l’été dernier.1 Il est toujours prêt à courir ou à jouer. Courir et jouer, chasser les oiseaux du jardin et attendre son petit repas, c’est tout le programme… Programme unique et invariable. Je lui jette inlassablement un petit cochon en caoutchouc noir, qui grogne, gluant et crasseux. Il me le ramène, le dépose à mes pieds et attend que je le rejette… Et on recommence. Et on recommence encore. Et ainsi de suite… Et encore une dernière fois… Le jeu pourrait durer toute la journée, si je ne finissais pas par me lasser ou avoir quand même autre chose à faire. Horace est increvable. Dormir, manger, courir. Et encore courir… Je n’arrive pas à suivre. Il m’épuise, et pourtant la course à pied, ça me connaît… C’est lui qui commande à la maison, et j’exécute… Je suis tyrannisé, du matin au soir, par un petit kilo de poils gris et roux…

— Revenons au boulot, et c’est déjà moins drôle… Je t’appelle à cette heure matinale, parce que je viens de réceptionner, peu après sept heures, le cadavre d’une femme qu’on a retrouvé dans un camping-car recouvert par la marée, sur la route de Callot à Carantec. L’accident, si, du moins, c’est un accident, a dû avoir lieu la nuit dernière, aux environs de minuit, si je me fie à mes premières constatations.

Michel Jeanne me fit un rapide résumé de l’affaire, à partir des premières informations données par les pompiers et les gendarmes de Taulé…

— Tu te doutes bien que cette enquête va être pour moi et ma petite équipe…

— Eh oui, mon gars ! Un macchabée pour bien inaugurer ta semaine et fêter ton retour de vacances… Bon, je t’attends… Essaie de faire vite, je suis complètement débordé de travail. J’ai aussi reçu, tôt ce matin, la visite impromptue d’un certain Francis, un petit vieux qui avait fugué de la maison de retraite de Lanmeur, qu’on n’avait jamais retrouvé et que des amateurs de champignons ont découvert dans un bois de Garlan, sous un fourré, deux mois après sa disparition… Pas très agréable à contempler… Tu vois, j’ai de quoi me mettre en appétit, dès le matin…

— J’arrive dans une vingtaine de minutes maximum… Le temps de finir de me préparer, je saute dans ma voiture et je suis à toi…

— Tu ne passeras pas voir ce cher Claude Lamoulot, ton chef bien-aimé ?

— Pas la peine. À mon avis, il ne sera pas encore arrivé. Il est encore parti pour Montluçon, ce week-end, rejoindre sa petite famille. J’irai le voir après être passé chez toi… Je pense quand même qu’il sera là. Actuellement, je suis un peu livré à moi-même et je suis mon propre patron. Lamoulot est maintenant presque toujours sur la route, ce qui n’est pas pour me déplaire. Je vais quand même appeler le procureur Georges Gaouyer, lui dire que je prends l’enquête en main, et j’arrive te voir…

*

Je montai à l’hôpital par la Rue des Brebis. Je jetai un coup d’œil furtif sur l’allée bordée de tilleuls et de marronniers qui menait à l’ancien lycée Tristan Corbière. Je revoyais la façade austère, bâtie sur le modèle des casernes napoléoniennes, la haute grille en fer forgé et l’araucaria au centre de la cour d’honneur. Mais c’était sans doute un autre, un nouveau et donc bien plus petit que dans ma mémoire… Une grande partie de mon enfance et de mon adolescence s’était écoulée là, entre ces hauts murs gris, et je réprimai une petite bouffée de souvenirs et de nostalgie… J’avais aussi lu dans la presse qu’on allait abattre les arbres de cette avenue… Je ne savais trop pour quelle raison… C’était bien dommage…

Michel Jeanne, mon ami, le médecin légiste était un petit bonhomme rondouillard et jovial, bon vivant par nature et éternellement rieur. Mais, depuis quelques mois, il avait progressivement chan gé. Il avait de graves ennuis de santé, avait désormais les yeux creux, profondément enfoncés dans leurs orbites, et bordés d’une petite lisière fripée de couleur mauve. Il avait aussi beaucoup maigri, s’était un peu voûté et semblait même s’être tassé sur lui-même en quelques semaines…

Je m’informai du résultat des analyses et des examens qu’il avait subis à Brest. Il souffrait donc bien d’un cancer de la prostate, il en avait eu la confirmation, mais diagnostiqué à un stade encore bénin, et repéré suffisamment à temps pour être soigné et même, aux dires des médecins, totalement guéri, après quelques mois de traitement. Je me fiais à ses confidences, comme il se fiait lui-même aux pronostics de son médecin. Il allait, en effet, lui avait dit textuellement son urologue, mourir un jour, mais sûrement pas à la suite d’un problème de prostate… Michel semblait donc rassuré. Du moins en apparence…

— Le traitement qu’ils me font subir est appelé curiethérapie. À cause de Marie Curie certainement, et de ses travaux sur la radioactivité. Les chirurgiens placent ce qu’ils appellent des graines, de petites barres radioactives, directement à l’intérieur de la tumeur de la prostate. Je suis donc devenu un peu radioactif. Je n’ai pas le droit de m’approcher d’une personne à moins d’un mètre… Le docteur m’a demandé si je dormais seul et m’a averti que si je partageais mon lit, il faudrait mettre un traversin entre moi et ma petite camarade de sommier. Pourquoi pas une cloison en béton ? lui ai-je demandé… Ce qui l’a fait sourire, juste un peu…

— Pas commode, c’est sûr, pour les petits câlins du soir…

— Pas vraiment, même pour tous les câlins, du soir, du matin et du reste de la journée, si la chose devait se présenter… Mais, pour moi, la question ne se pose pas trop actuellement… Je n’ai pas accueilli quelqu’une sous ma couette depuis fort longtemps…

J’ai aussitôt regretté de m’être engagé sur pareil sujet, plutôt sensible et douloureux pour mon ami Michel. Et je ne voyais pas vraiment comment faire machine arrière… Car, outre ses problèmes de santé, je connaissais fort bien ses récents déboires sentimentaux. Il avait vécu l’éblouissement d’un été, le vrai coup de tonnerre, car tombé follement amoureux, à la fin du printemps, de l’une de ses voisines dans sa campagne des Monts d’Arrée, Joël le, une jeune femme divorcée, tout juste en âge d’être sa fille, qui l’avait bien allumé, s’était laissée approcher, et même bien davantage, lui avait fait miroiter la possibilité d’un petit bout de chemin ensemble, et même de vie commune, puis s’était retirée et rétractée brusquement, sans le moindre début d’explication… Michel Jeanne n’avait rien dit à personne, s’était replié sur lui-même, avait enter ré son rêve et s’était muré dans le silence… Je l’avais, à l’époque, mis en garde amicalement, mais il était sur son petit nuage doré, et parfaitement fermé à mes conseils et à toutes mes recommandations. À peine donc l’espace d’un été, ce fut pour lui un feu d’artifice, et un méchant coup de soleil… Il savait qu’il avait vécu un mirage, l’avait vu apparaître et presque aussitôt s’évanouir. Il lui fallait maintenant revenir sur terre, et il souffrait le martyre, en s’efforçant, aux yeux des uns et des autres, de n’en laisser rien paraître… Je me demandais de quoi il souffrait le plus, de l’angoisse et de l’incertitude de l’avenir dues à son cancer ou bien de la trahison, et plus simplement encore de l’inconscience et de l’immaturité de celle en qui il avait placé toute son espérance, le temps d’un éclair et d’un flamboiement… Et je me disais, me souvenant de ses confidences de l’époque, pour l’avoir regardé poursuivre son rêve éveillé jusqu’au bout et tomber tout droit dans le panneau, et pour, en outre, l’avoir fermement mis en garde à de nombreuses reprises, que les amours d’automne, je veux dire les amours de l’automne de la vie, ont quelque chose d’exigeant, de désespéré et de pathétique. On sait que c’est là, sans doute, la dernière fois, et comme la toute dernière occasion, celle qui, peut-être, nous rachètera ou nous vengera de tous les échecs précédents… Alors, on joue son va-tout, on prend tous les risques, y compris surtout celui de se montrer ridicule et de foncer tout droit dans le mur. C’est l’énergie du désespoir, mêlée à un délire d’adolescent. De vieil adolescent naïf, assurément, et, de toute façon, vulnérable. Et, là, presque toujours, on tombe de très haut… En cale sèche définitive, et le genou à terre. On sait bien qu’on n’aura plus jamais la force de se reprendre à espérer, de repartir et de recommencer… Brûlé de l’intérieur, calciné, creux et évidé, comme un vieux tronc d’arbre éclaté par la foudre… Là seulement, là vraiment, on emprunte pour de bon les chemins tristes et solitaires de la vieillesse…

— Le plus difficile va être d’empêcher mon basset artésien, Dom Juan, de grimper sur mon lit. Je ne veux pas irradier cette pauvre bête et être responsable de sa fin. Il est déjà assez mal en point… Je vais lui confisquer, pendant quelque temps, le petit marchepied qui l’aide à monter s’enfoncer sous ma couette, et je lui installerai son panier auprès du radiateur… Il faudra bien qu’il s’en accommode pendant quelques semaines…

La remarque fit diversion, et nous nous mîmes à parler de son vieux chien qui se traînait de plus en plus, perclus d’arthrose, puis de mon propre chien qui se remettait de sa mésaventure récente. Je m’efforçais d’atténuer le malaise que j’avais provoqué… J’essayai même de me rattraper et de faire bonne figure.

— Te voilà donc transformé en bombe atomique…

— Tu rigoles, j’en ai parlé à quelques-uns de mes amis qui, du coup, m’appellent Tchernobyl… Tu devrais quand même regarder le mode opératoire de ce traitement sur Internet, car c’est assez étonnant. Il y a même, sur un site, une vidéo d’une dizaine de minutes qui explique et montre la méthode en détail…

— J’irai voir, dès ce soir. Promis. Tu peux continuer à travailler ?

— Oui. J’ai négocié la chose avec la direction de l’hôpital. Ce ne fut pas facile… Ils ont mis en avant leur éternel principe de précaution… Mais je me suis défendu bec et ongles, et j’ai sorti le grand jeu. Je ne voulais pas rester m’emmerder à la maison, au risque, entre mes quatre murs, de me fabriquer une bonne petite déprime. Dans les Monts d’Arrée, en l’hiver, et même en toute saison, ce n’est pas toujours très gai. On ne sort pas beaucoup de la brume ou du crachin, et les distractions sont rares. Je n’y fréquente pratiquement personne, je n’ai guère de voisins, et maintenant que je ne vois plus ma petite voisine préférée qui m’a claqué sa porte au nez… Rester claquemuré chez moi, au coin de ma cheminée, toute la journée, non, merci… De quoi devenir plus qu’à moitié neuneu… J’ai donc choisi de continuer à travailler… De toute façon, les macchabées qui, habituellement, me tiennent compagnie à longueur de journée sont bien calmes et n’ont plus grand-chose à craindre de mes radiations… Ils sont à l’abri, au frais, bien tranquilles, raides à souhait, et ne protestent jamais. J’en fais donc ce que je veux, et ils n’ont plus leur mot à dire… Quand il me viendra des visites ou quand j’irai voir quelqu’un, je serai prudent… Je garderai mes distances… Mes interlocuteurs, je te le répète, doivent se tenir à plus d’un mètre de moi. Donc, plus de petits bisous tendres et miauleurs, ni même de poignées de main fermes et viriles… Elles vont être déçues, les jolies infirmières qui passaient me voir à longueur de journée… Elles ne pourront plus m’approcher et se jeter à mon cou comme elles le faisaient d’ordinaire… D’ailleurs, toi aussi, tu ferais bien de reculer un peu et de garder tes distances…

Michel Jeanne gouaillait, prenait donc les choses à la plaisanterie, certes fanfaronnait un peu, mais, je sentais bien qu’il se forçait et que le cœur n’y était pas… Je lui promis encore une fois de m’intéresser à son traitement et de me documenter sur Internet. Je savais aussi qu’il redoutait plus que tout, et comme le ferait tout homme ordinaire, certains effets secondaires possibles de l’intervention qu’il venait de subir… Incontinence et impuissance étaient évidemment ses premières terreurs, même si son médecin l’avait aussi rassuré sur ce point…

Puis nous en vînmes, quand même, au motif de ma visite. Michel Jeanne m’expliqua en quelques mots qu’il avait examiné et autopsié le cadavre de la femme noyée sur la route d’accès à l’île Callot. On l’avait facilement identifiée, car son sac à main se trouvait auprès d’elle dans la ruelle du camping-car qui avait séjourné dans la mer. Il contenait un portefeuille avec une carte d’identité et une car te Vitale au nom de Charline Séhédic qui habitait 48, cité du Clair-Matin, Bâtiment 2, à Saint-Pol-de-Léon. La gendarmerie de Taulé aussitôt arrivée sur les lieux avait procédé aux premières constatations et les services techniques de la police étaient rapidement arrivés sur place.

— J’ai déjà eu le temps de faire les premières observations et j’ai effectué les toutes premières analyses. Elle est morte noyée, c’est sûr. Elle avait des traces lointaines de cannabis dans le sang, et de tout un tas d’autres cochonneries, des neuroleptiques divers. Elle était surtout dans un état alcoolique lourd et grave, sûrement à la limite du coma éthylique… Probablement même noyée dans son coma… Celle-là n’aura pas vu la mort venir… Elle avait bu, en grande quantité, un mélange de vodka, de bière et de vin rouge. En très grande quantité même… Elle n’avait aucune chance d’en réchapper, car elle n’était de toute façon pas en état de réagir, de se lever, de marcher, encore moins de descendre d’un véhicule, et sûrement pas de se déplacer dans l’eau. Ses mains ne sont même pas abîmées du tout, elle n’a pas dû tambouriner ou gratter contre la porte qui, paraît-il, était fermée à clef, ni tenter de sortir du véhicule. En fait, elle n’a pas dû réagir, ou si peu. Son état la condamnait… Pour elle, c’était cuit d’avance. Je pense que si, par chance, elle avait réussi à sortir du fourgon, elle aurait eu droit à une hydrocution instantanée, dans une eau qui doit être aux alentours de dix, douze degrés, guère davantage… Elle n’avait finalement aucune chance de s’en sortir… Je t’en parle surtout à cause de son mauvais état général, une grande usure, en dépit de son âge, trente-deux ans, si l’on se fie à ses papiers d’identité. Le tabac, l’alcool, la vie de bâton de chai se… Elle a, de toute évidence, brûlé la chandelle par les deux bouts. Et de tous les côtés. Pas joli, joli… Il faut voir l’état du foie, des poumons et de l’estomac ! Je ne vais pas te faire un dessin… Viens voir, je vais te montrer…

Michel Jeanne me provoquait à chaque fois de la même manière, et je lui faisais, invariablement, la même réponse…

— Non, ça va, je n’en ai pas trop envie… Je te fais confiance… Garde-la pour toi, je te la laisse volontiers… Mais encore une noyée à Carantec. Décidément, je commence à en avoir assez des noyés de Carantec2…

— Je ne vois pas, sur le cadavre de Charline Séhédic, de traces de coups ou d’agression… Par contre, la victime a eu une relation sexuelle récente, donc très peu de temps avant son décès. Le partenaire, lui aussi, ne devait pas être bien vaillant, il n’a pas pénétré très avant et s’est répandu partout, sauf tout à fait au bon endroit… Difficile de dire s’il y a eu viol. De toute façon, je te le répète, elle n’était pas en état de réagir, encore moins de se défendre… La chose a dû avoir lieu sur la plage, car la victime a du sable partout, alors là, partout… J’ai, avec mon adjoint, Pierre Larhantec, procédé à toutes les analyses et à toutes les vérifications…

— Plutôt sordide, encore, toute cette histoire… Je vais bien mal commencer ma semaine… Pour une reprise après vacances…

— C’est le moins qu’on puisse dire…

— J’en ai un peu marre de ce métier, certains matins. Je patauge dans la fange humaine à longueur de temps, et depuis tant d’années ! J’ai l’impression de ne pas avancer, de vivre un éternel recommencement…

— On s’habitue à tout. Regarde, moi, de quels invités de marque je reçois la visite presque tous les jours ! Pense donc à la charogne du petit vieux que je dois me farcir tout à l’heure…

— C’est vrai et, à tout prendre, j’aurais même tort de me plaindre…