Rien n'est crucial - Pablo Gutiérrez - E-Book

Rien n'est crucial E-Book

Pablo Gutiérrez

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Beschreibung

Suivez deux personnages particuliers, des enfants qui tentent de survivre et de combattre l'ennui à Mondelaid. D'un côté, une fille mûre et responsable, de l'autre, un garçon crasseux et paumé.

La survie n’est qu’une succession d’opportunités à vivre. Se battre, comme il le fait lui, contre les coups de dent et de couteau, contre le canif et le fil de fer ; ou comme elle le fait elle, contre la tristesse et le manque de surprise, contre l’abandon et ses seins qui poussent, est un ennui pesant pour leurs seules épaules.
Il n’y a ni terre ni capitale précise, plutôt un Mondelaid avec des patelins et des grandes villes où les identités se définissent par leurs contenants : des dames gentilles, des hommes grands, des parents junkies aux crânes rasés. Cependant, nous connaissons deux prénoms : (le sien à elle) Margarita ou Marga ou Magui, mûre et responsable, elle offre son sexe et se sent perdue. Son petit papa n’est pas là. Sa petite maman déprime. (Le sien à lui) Lécumberri, Antonio ou Lécou, crasseux et paumé, se bat bec et ongles pour survivre dans un terrain vague, subsister et résister à la bêtise et à la fadeur. Ils ne se rendent pas compte que, malgré leur paquet de défauts, ils sont l’unique preuve que Mondelaid n’est pas dépourvu d’un peu de tendresse.
À Mondelaid, aucune joie ne dure plus d’un instant, aucun avantage ne dure longtemps, chaque jour s’assombrit invariablement, tout devient noir ; néanmoins, les enfants, n’ayez pas peur, car rien n’est véritablement important, rien ne sert vraiment, rien n’est crucial.
Pablo Gutiérrez nous livre, avec habileté et un nouveau langage, une pureté que nous n’avions jamais lue auparavant. Avec ce roman, il a reçu le Premio Ojo Crítico en 2010. La revue britannique Granta le classe parmi les 22 meilleurs jeunes auteurs de langue espagnole.

Avec ce roman dystopique qui conte la survie difficile de deux enfants, Pablo Gutiérrez nous livre, dans un nouveau langage, une pureté et une originalité uniques !

EXTRAIT

Je rêve de toutes ces choses, plongé comme un naufragé dans les ondulations de la toujours-allumée. Le creux du canapé est ma couveuse, il me protège ; le canapé est la cosse où je vis, la toujours-allumée est la lampe qui me tient chaud, la fenêtre est la vitre glacée, le point de fuite vers lequel les yeux se projettent, même si je serre les tempes pour qu’ils restent braqués dans ce rectangle de vingt pouces, ils se perdent. Au travers, je perçois le palpitement du monde, son battement visqueux, la corde des vies tenues par la douleur et la peur, monde laid et hostile comme un hérisson, monde plein à craquer d’horribles histoires du quotidien, gouffres sous-marins parfois traversés par des êtres lumineux.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

[...] le deuxième roman de l’Espagnol Pablo Gutiérrez parvient à inventer un extraordinaire langage usant du regard d’enfants mutants à bien des égards pour décrire un univers baroque qui est pourtant assurément le nôtre, celui de l’Espagne contemporaine. Les héros de ce conte acide – et pourtant curieusement nimbé, tout au long, d’une rare et authentique tendresse – sont en effet deux enfants : Margarita (ou Marga, ou Magui) et Lécumberri (ou Antonio, ou Lécou). - Blog Charybde 27

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pablo Gutiérrez est né à Huelva en 1978. Il a étudié le journalisme à Séville. Il a obtenu le Prix Tormenta qui salue le meilleur nouvel auteur de langue espagnole avec son premier roman Rosas, restos de alas. En 2001, il est finaliste du Prix Miguel Romero Esteo de dramaturgie avec la pièce de théâtre Carne de cerdo. La revue britannique Granta le classe parmi les 22 meilleurs jeunes auteurs de langue espagnole. Il vit à Cadiz où il est professeur de littérature.

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Rien n'est crucial

La survie n’est qu’une succession d’opportunités à vivre. Se battre, comme il le fait lui, contre les coups de dent et de couteau, contre le canif et le fil de fer ; ou comme elle le fait elle, contre la tristesse et le manque de surprise, contre l’abandon et ses seins qui poussent, est un ennui pesant pour leurs seules épaules.
Il n’y a ni terre ni capitale précise, plutôt un Mondelaid avec des patelins et des grandes villes où les identités se définissent par leurs contenants : des dames gentilles, des hommes grands, des parents junkies aux crânes rasés. Cependant, nous connaissons deux prénoms : (le sien à elle) Margarita ou Marga ou Magui, mûre et responsable, elle offre son sexe et se sent perdue. Son petit papa n’est pas là. Sa petite maman déprime. (Le sien à lui) Lécumberri, Antonio ou Lécou, crasseux et paumé, se bat bec et ongles pour survivre dans un terrain vague, subsister et résister à la bêtise et à la fadeur. Ils ne se rendent pas compte que, malgré leur paquet de défauts, ils sont l’unique preuve que Mondelaid n’est pas dépourvu d’un peu de tendresse.
À Mondelaid, aucune joie ne dure plus d’un instant, aucun avantage ne dure longtemps, chaque jour s’assombrit invariablement, tout devient noir ; néanmoins, les enfants, n’ayez pas peur, car rien n’est véritablement important, rien ne sert vraiment, rien n’est crucial.
Pablo Gutiérrez nous livre, avec habileté et un nouveau langage, une pureté que nous n’avions jamais lue auparavant.
Avec ce roman, il a reçu le Premio Ojo Crítico en 2010.
La revue britannique Granta le classe parmi les 22 meilleurs jeunes auteurs de langue espagnole.
Pablo Gutiérrez est né à Huelva en 1978. Il a étudié le journalisme à Séville. Il vit à Cadiz où il est professeur de littérature. La revue britannique Granta le classe parmi les vingt-deux meilleurs jeunes auteurs de langue espagnole.

Rien n'est crucial

Pablo Gutiérrez

Christophe Lucquin Editeur

Titre original : Nada es crucial
Traduit de l’espagnol (Espagne) par Florence Cuillé
Révision de la traduction par
Guillermo Alfonso de la Torre Machorro et Christophe Lucquin
© Pablo Gutiérrez
© Christophe Lucquin Éditeur, 2016
Christophe Lucquin Éditeur
12, rue des Moulins – 75001 Paris

Personne ne me verra tout entier

comme personne n’est comme je le vois.

Miguel Hernández

CHAQUE CHOSE À SA PLACE : la table bien rangée, le cahier et le stylo, le mugissement du monde en marge de ce rectangle avec son ennuyeuse répétition d’attraction de foire. C’est l’été, la vieille ouvre les fenêtres et la toujours-allumée tonne dans le patio de lumière. Toute l’angoisse de sa petite maison — les longues heures, le téléphone muet, les cheveux sales — s’infiltre et suinte, se calcifie en moi, s’ajoute à la liste des mensonges et des devoirs qui me poursuivent chaque jour et ne me laisseront pas en paix tant que je ne me déciderai pas à les envoyer au diable et à me transformer en ermite et à cultiver des tomates et élever des poules et à me passer de presque tout comme

par exemple
de papier hygiénique         de mousse à raser                 de syntaxe

Une image capturée dans l’avenue vient à mon secours. Les enfants, dessinez ceci : deux belles figurines blotties l’une contre l’autre à un arrêt d’autobus, les doigts emboulonnés dans les doigts, les yeux emboulonnés dans les yeux. Les siens (à lui) sont deux boutons extrêmement foncés ; les siens à elle sont fugaces comme des insectes. Sur son front (à lui) flotte une mèche accrochée tel un parachutiste. Ses boucles (à elle) se laissent écheveler par le vent du sud. Il est beau le môme, on dirait un petit soldat de Hazañas Bélicas1 : la flamme rouge de sa frange, la mâchoire serrée, les yeux à peine suggérés. La jeune fille n’est que boucles, cernes creusés, ventre rond comme une planète, tendu comme un tambour. Elle porte des bottes en peau de loup qui lui arrivent aux genoux, elle a des traits de dame de conte, elle s’appelle Margarita ou Marga ou Magui. Lui, il s’appelle Lécumberri ou Antonio ou Lécou.

Assis sur un banc en plastique, ils attendent l’autobus radial2, ils se protègent, ils s’aiment, il faudrait être aveugle pour ne pas s’en rendre compte, ils s’aiment d’une façon extravagante et amplifiée : Lécou tient la main de Magui comme s’il s’agissait d’un petit animal blessé, Magui tape doucement sur son tam-tam provoquant de petits tremblements à la surface. Ils ne clignent pas des yeux, ils ne disent mot, ils ne laissent personne s’asseoir sur le banc, ni le vieillard qui respire difficilement, ni la dame qui traîne ses sacs.

Ça souffle en continu.

Du sud, des plaines cultivées et de la station d’épuration.

Les boucles et la flamme rouge, le nez rond et les joues blanches sentiront la merde si l’autobus a du retard, et leur amour, si bienveillant et judicieusement esquissé, ne servira plus à rien lorsqu’il sera tout sali par ce vent toxique, l’hélice amère qui fera s’enrouler les spirales d’ADN dans la boîte à musique de Magui ; un vent qui ne se ressent qu’à cet arrêt d’autobus et qui dit aux oiseaux des marécages : vous devez émigrer ; et aux araignées : vous devez être voraces ; et aux abeilles : vous devez fabriquer vos ruches à l’abri du vent que je suis ; et aux humains : vous devez construire des silos et des greniers. Restent encore de longs mois à venir, de longs mois d’hiver. Il n’y a pas de métaphore là-dedans : les oiseaux sont des oiseaux et les abeilles des abeilles, Magui sent qu’elle est pleine d’oiseaux et qu’un jour elle pondra un grand œuf d’ivoire sur un coussin et avec Lécou, ils passeront leurs après-midi à le regarder fixement, et juste lorsqu’ils se lasseront de le surveiller, la coquille se fendillera en forme de Z. De la fêlure sortira un ongle suivi d’un doigt, après le doigt viendra une griffe recouverte de plumes et d’écailles, écailles et plumes comme au Mondeancien, je veux dire très-très ancien.

Lécou dira qu’il a un gosier de jolie fille.

Magui dira qu’il a des ergots de gentil garçon.

Main dans la main, ils attendront tous les trois, assis, bien assis à l’arrêt du bus — il se fait tard et il n’arrive pas, il n’arrive pas et il se fait tard — tandis que leurs narines continuent de se remplir d’engrais et de toxines, leurs narines et leurs yeux, leurs yeux et les alvéoles vides de leurs dents, surtout quand le jour décline et que ça souffle du sud et de la station d’épuration où la ville vomit son petit-déjeuner. Personne ne saura que tous les malheurs du Mondelaid viennent de ce vent du sud constant et vif (les grandes déveines et les petites tragédies du quotidien), un vent chaud comme une soupe bouillie qui transporte des ondes hertziennes et du plomb et du mercure et des restes de moteur et des voix humanoïdes et une ration de matières étranges.

Du sud et des vergers où mûrissent les fruits greffés et l’avarice de l’agriculteur qui bombarde de sulfate les pousses du premier bourgeon. Assis, bien assis à l’arrêt du bus, beaux et mutants comme des personnages de comics, Magui et Lécou attendent que le temps se termine sans se poser de questions ridicules comme « de quoi vivre ? » ou « que faire quand on arrivera où ? ».

Magui et Lécou : mes deux héliotropes sulfatés, petites fleurs séchées entre les pages d’un livre de poèmes éthérés, Je suis un cas désespéré, Contre les ponts-levis, si loquaces à propos des sommets, Les sérieux et le froid. J’observe leur silhouette bicéphale et je me régale : l’angle masculin du menton de Lécou, la courbe semblable à un fruit du ventre de Magui, le contact délicat des doigts sur les doigts, des yeux insectivores (les siens à lui) sur les yeux emprisonnés (les siens à elle). J’imagine le trou où ils habitent, les draps légers qui les couvrent, la lumière du petit matin qui fourmille dans leurs yeux lorsque Lécou pose sa voix décolorée, bonjour, sur l’épaule de Magui. Je vis au travers d’eux avec une rancœur de pierre, construisant les jours paisibles, les heures heureuses qu’à moi on a refusés, bien qu’il existe un passé avec ses roses soudaines, un bloc à dessin, des crayons, des simulacres qui m’apaisent.

Je rêve de toutes ces choses, plongé comme un naufragé dans les ondulations de la toujours-allumée. Le creux du canapé est ma couveuse, il me protège ; le canapé est la cosse où je vis, la toujours-allumée est la lampe qui me tient chaud, la fenêtre est la vitre glacée, le point de fuite vers lequel les yeux se projettent, même si je serre les tempes pour qu’ils restent braqués dans ce rectangle de vingt pouces, ils se perdent. Au travers, je perçois le palpitement du monde, son battement visqueux, la corde des vies tenues par la douleur et la peur, monde laid et hostile comme un hérisson, monde plein à craquer d’horribles histoires du quotidien, gouffres sous-marins parfois traversés par des êtres lumineux.

Des êtres comme Magui et Lécou, mes héliotropes prisonniers entre Contre-offensive et À gauche du chêne3. Magui et Lécou : deux drôles d’oiseaux que je garde dans un plumier transparent (ne leur donnez pas à manger après minuit). Parfois, je souffle doucement dessus et je dessine des nuages gris et des abeilles jaunes autour d’eux, et d’autres fois, je les regarde simplement par la fenêtre lorsqu’ils prétendent ne pas être mes deux héliotropes, ni deux figurines en pâte à modeler, mais des êtres réels, à part entière, qui attendent l’autobus dans ce coin perdu du Mondelaid où je suis ancré.

Chaque chose à sa place, comme sur une carte postale de vacances : la mer calme à la place de la mer, contenue dans son bassin comme l’œil d’un géant, et les rochers immobiles à la place des rochers. Lorsque j’étais enfant, la plage était tapissée de palourdes, de milliards de grosses palourdes sèches qui te piquent les pieds comme des épines ou des récifs. Maman les retirait avec une pince, elle soignait la blessure avec de l’eau oxygénée, ne marche pas pieds nus, comment étaient-elles arrivées là, quelle civilisation de mollusques les habitait, de quelle ère géologique, de quelle Atlantide s’étaient-elles échappées ? Tu marchais dessus et elles craquaient comme des noix, les dieux ont dû ressentir quelque chose de semblable. Si tu prenais une poignée de sable et que tu l’observais de près, tu voyais que tout n’était que fragments, minuscules éclats de palourdes compactées comme le granit, une industrie titanesque que moi-enfant je ne comprenais pas, que je ne comprends pas. Pendant les marées de Santiago, à la fin du mois de juillet, la mer était démontée sur la plage-cimetière, elle débordait de son bassin d’œil de géant, les vagues sont énormes et nous, très petits, nous nous jetons sauvagement contre elles pour qu’elles nous écrasent sans égard sur ce tapis de fakir. Au crépuscule, nous rentrons à la maison comme des indiens qui auraient été traînés par un cheval dans le désert, nous dînons rapidement, nous tombons épuisés sur le lit, plein d’égratignures et de piqûres de moustique, heureux.

Aujourd’hui, en revanche : la fragilité, le vacarme de la toujours-allumée, toutes les choses qui s’amoncellent, bien décidées (qui les a convoquées ?) à me faire oublier toute créature fabuleuse. Mondelaid est inégalitaire et stupide, il sera le châtiment le plus sérieux pour celui qui rivaliserait avec Allah sur la création, puisque seul Allah-Unique-Dieu peut créer la vie et, ainsi, celui qui dessine ou sculpte une icône recevra l’âme de cette dernière le jour du jugement dernier et il brûlera dans le feu éternel de l’enfer pour chacune des âmes qu’il emporte et, s’il a créé dix ou cent images, il souffrira dix ou cent fois plus que le reste sur la flamme qui brûle sans se consumer, mais il fait si froid que je laisse mes deux fantoches s’étirer comme des chatons, se déployer, se délasser sur la table, se donner ce genre de baiser pendant que je fixe à ma taille avec du ruban adhésif le plastic explosif de mes crayons de couleur. Il n’y aura aucun paradis pour moi, aucune douzaine d’hymens intacts m’attendant dans les séjours célestes, il ne reste plus qu’à tromper la peur avant l’explosion du bouquet final, c’est pour ça ; chaque chose à sa place :

Une table en chêne.

Des feutres, des cartes blanches, rangées comme des billets de Monopoly.

Un numéro, au crayon, aux quatre coins.

En bleu j’écris les mauvais souvenirs.

En vert, les souhaits du gâteau d’anniversaire.

Rouge pour maman et papa.

Noir pour les filles qui passent à côté de moi et ne m’appartiennent pas. 

Cela devrait être ainsi. Pourtant, tout se mélange, j’invente tout à l’aide d’un seul stylo et aucun de mes photorêves ne dure ; aucun, à part mon jouet Magui, à part mon jouet Lécou.

Lécou. Antonio Lécumberri était un enfant crasseux et distrait qui n’apportait jamais ni la blouse, ni les crayons pastel, ni les biscuits enveloppés dans du papier d’alu que les autres petits écoliers n’oubliaient jamais ; même ses chaussures étaient dépareillées. Parfois, il venait en pyjama et en baskets, et d’autres fois, il disparaissait pendant un mois, parce que ses parents, Monsieur et Madame Junkie, ne se rappelaient pas que cette chose jaunâtre respirait et mangeait et faisait caca et pipi, et qu’il y avait une école où une maîtresse bienveillante l’attendait pour lui laver le visage avec une serviette et lui donner, sans que les autres enfants le sachent, un bon petit-déjeuner.

Antonio Lécumberri vivait avec Monsieur et Madame Junkie dans un terrain vague où se dressaient les ruines d’une grotte qui avait appartenu à la mère de Madame Junkie, qui avait eu la bonne idée de mourir avant d’avoir connu sa porcherie de petit-fils. Quand Madame Junkie était petite et en bonne santé et qu’elle dessinait sa maison, elle n’oubliait jamais les jardinières et les plates-bandes où se serraient les géraniums, les jasmins d’un blanc éclatant qui grimpaient le long du grillage, les arbres nains, le puits qui donnait de l’eau pour de vrai, le figuier qui donnait des figues pour de vrai et les fenêtres et les portes et les murs qui ne formaient pas une grotte en ruines, mais un nid douillet, blanchi à la chaux. Une clôture en bois entourait la propriété, repeinte à chaque printemps par le père de Madame Junkie, qui était mort depuis des lustres lui aussi et à qui l’État avait remis cette maisonnée, car à côté allait passer une nouvelle rame pour le Talgo et qu’il serait chargé de veiller à ce que les rustres des plaines cultivées ne dérobent pas les pylônes en acier et ne risquent pas leur peau sous le caténaire, sauf que, au final, la ligne ne fut jamais construite et on lui donna la maisonnée quand même, parce que, bon, les frais étaient engagés et qu’ils mourraient de faim et, au moins, son beau-père s’était battu dans le bon camp lors du Grand Et Cetera, c’est pour cela que l’acte de propriété a toujours été à son nom à elle, même si c’est lui qui signait les papiers, puisqu’il était le chef de famille, c’est comme ça qu’on appelait celui qui tapait le plus fort à l’époque.

La maisonnée était éloignée des quartiers résidentiels. Ou plutôt, c’était dans des quartiers de trou du cul du monde, comme avait l’habitude de dire le grand-père de Lécou, mais avec le temps les faubourgs s’étaient étendus jusqu’aux plaines cultivées et, quand le petit est né, la maisonnée se trouvait déjà dans le centre de Ville Moyenne et valait une fortune, bien que cette information eût échappé à Monsieur et Madame Junkie, qui étaient de très mauvais gestionnaires et avaient toujours autre chose en tête.

Tout cela se passa dans les années quatre-vingt, lorsque les junkies étaient les maîtres du monde et vagabondaient et prenaient possession des terrains vagues sans agences immobilières, ni assistantes sociales pour s’y opposer ou, du moins, elles n’étaient pas assez nombreuses pour veiller à ce que la tripotée de gamins que les mamans junkies disséminaient dans Mondelaid aillent petit à petit en classe moins crasseux, s’asseyent correctement sur leur petite chaise, obéissent sagement à leur maîtresse et se laissent docilement expulser quand ils faisaient du grabuge dans la cour comme, par exemple,

pisser sur le visage d’un plus petit

lui secouer violemment la quéquette

tripoter la zézette d’une fille dans les toilettes,

ce qui était très fréquent dans ces affreuses années quatre-vingt, les enfants, ne laissez pas la toujours-allumée vous convaincre que vous êtes les seuls à vivre dans une époque d’agressivité démesurée, parce que, en réalité, avant on mordait pareil, on frappait pareil, on mettait les mains (les deux) là où il ne fallait pas, et on inventait des punitions cruelles destinées aux traîtres et aux pédés. Ce ne sont pas les films ni les jeux ultraviolents qui vous poussent, tels des zombies, à vous tuer à grands coups de beignes : si nous avions eu vos formidables caméscopes, nous aurions enregistré les mêmes branlées, les mêmes raclées d’anthologie infligées aux tendres qui nous faisaient tellement horreur. Mais le Super 8 Cinemax en plastique merdique, quel dommage, ne servait pas à cela.

Comme la mousse ou les lilas du terrain, personne ne s’occupait de Lécumberri. Ni Madame Junkie, ni Monsieur Junkie, ni les assistantes sociales, personne ; et s’il survécut jusqu’à pouvoir se débrouiller, c’est grâce à cette maîtresse bienveillante qui, parfois, l’emmenait chez elle, lui donnait un bain, lui achetait des habits et lui donnait à manger comme à un animal de compagnie.

Magui, en revanche, eut beaucoup plus de chance.

Magui. Magui eut beaucoup plus de chance, car elle ne vit pas le jour à Ville Moyenne et Hostile, mais dans un petit village en rase campagne qui s’appelle Belalcázar.

À Belalcázar, il y a en tout et pour tout

des prés pleins de vaches marron

un boulodrome qui sert de pension

un château balayé par le vent qui coiffe les vaches.

Belacálzar est un ersatz de village, mais Belalcázar est un mot beau et sonore, de conte pour enfants sages, un mot magnifique qui te fait oublier le pauvre bastion moisi et ses prés plein de vaches niaises qui, vues du ciel, ressemblent à de gros cacas, les vaches.

Les rues forment des coudes jusqu’à la place sur laquelle le bastion projette son ombre lugubre et oppressante, descendent ensuite en ligne droite par la colline des pauvres petits potagers et terminent plus loin sur les chemins de terre qui mènent à la montagne où seules la vermine et la mauvaise herbe prolifèrent.

Sur la place se trouve une vieille mercerie qui vend des collants en grosses mailles et des chaussettes lisses et brillantes comme des donuts, deux bars avec des guéridons et des chaises de cinéma en plein air, une fontaine avec des pigeons, un vidéoclub qui loue des cassettes porno derrière un petit rideau, une pharmacie à côté de l’église et quelques pauvres qui mendient à tour de rôle à l’heure de la messe.

De part et d’autre de la fontaine, il y a deux bancs sur lesquels trois vieux se meurent d’ennui le jour et deux jeunots se roulent des pelles la nuit, lui maigrichon et fébrile comme un lévrier, elle dodue comme sa petite mère, celle du vidéoclub, ce sont toujours les mêmes.

Comme la place est exposée au nord et qu’il n’y tombe pas le moindre petit rayon de soleil, pas un chat ne s’y arrête, surtout pas les chats, et même si toutes les rues du village débouchent tôt ou tard sur cette place comme une poche de billard, c’est à peine si les vieillards et jeunots y crèchent comme des templiers veillant sur je ne sais quoi. Ainsi, les vieux pouvaient même jouer à se cracher dessus et les jeunots à se casser la gueule en imitant les trucs que l’on voit dans les films du petit rideau, que personne dans le village ne s’en rendrait compte, pas même la neuneu de la mercerie.

Magui vivait près de la place, c’est pour ça qu’elle n’embrassait personne sur les bancs, car sa mère l’aurait tout de suite vue depuis la fenêtre et l’aurait traînée par les cheveux, au moins on se cache un peu quand on est cochonne à ce point, Margarita. Mais non, Magui n’était pas une cochonne, Magui était une petite fille mimi et heureuse. Ses parents tenaient une supérette où ils vendaient des boissons fraîches, de la charcuterie à la coupe, des sucreries et des toupies, et ils ne fermaient même pas les jours de fête afin de pouvoir acheter à leur petite fille chérie les sacs à dos les plus cool et les plus belles Reebok ; c’est pour ça que Magui était mimi et heureuse, et qu’elle avait toujours l’air de sortir de la douche avec un chouchou assorti à l’étiquette de ses baskets dans les cheveux.

Mais le temps passa, les enfants, et le Temps est le corrupteur du bonheur, vous le savez vous, du bonheur de Magui et du vôtre, vous avez sûrement déjà senti l’écorchure de sa dent aiguë : rien ne restera de ces jours magiques et jaunes où vous laissiez les autres se décarcasser tandis que vous les contempliez du haut de votre terrasse recouverte de chaux, le vent du sud souffle, chaud et constant, le linge étendu s’agite comme des drapeaux qui fuient à la débandade. 

Gentilles Dames. Timide et chétif, Lécou grandit.

Il grandit dans le terrain vague comme poussaient les lilas sur le fil barbelé et la mousse sur la pierre. Et alors que cela faisait dix ans qu’il grandissait à force de manger la mousse et les lilas et les sandwiches de la maîtresse bienveillante, un véritable miracle se produisit. Écoutez bien :

Le petit Lécou, tout sale et tout maigrichon, se brûle les rétines au soleil jusqu’à ce qu’il puisse voir des silhouettes amusantes dans le cinéma de sa caboche : le petit Lécou a une salle de cinéma dans le lobe pariétal, où il projette de beaux ectoplasmes en fixant le soleil, c’est son passe-temps favori. Soudain, deux dames très propres et très gentilles franchissent le fil barbelé à l’aide de mouchoirs parfumés à l’eau de Cologne, elles se mêlent aux fantômes solaires et demandent comment t’appelles-tu, petit.

Et le petit répond : je m’appelle Antonio Lécumberri.

Et où sont tes parents, Antonio Lécumberri ? dit la Gentille Dame n°1, en prononçant son nom avec une petite voix très rigolote.

Et le petit ne répond pas, le petit fixe les dames comme il fixe le soleil, puis il baisse les yeux et deux larmes grosses et saumâtres tracent un sillon sur la crasse de ses joues. Bravant les infections et une possible morsure, la Gentille Dame n°2 se risque à lui caresser la tête comme à un chiot, ne pleure pas, petit bonhomme, ne pleure pas.

Lécou aurait encaissé n’importe quoi, mais pas qu’on lui dise ne pleure pas. Si on lui avait filé deux baffes, il n’aurait pas bronché. Si on lui avait dit tu es un chien merdeux qui mérite juste de frire au soleil ici même, il n’aurait pas fait un geste. Mais elles lui dirent ne pleure pas, et quand il entendit ça, le petit Lécou, si sale et maigrichon, ne put se retenir.

Les ectoplasmes s’évanouirent.

Au diable sa projection privée.

Et il se mit à pleurer.

À pleurer.

À pleurer pour de bon.

Il hoquetait, son nez coulait, il hurlait, se roulait sur la pierre, voulait mourir comme un lézard pour qu’on l’enterre sous les oxalis.

Les Gentilles Dames lui firent des bisous sur ses joues crasseuses, lui dirent Dieu va t’aider petit bonhomme, Dieu va t’aider, mais en attendant qu’il se décide nous allons nous occuper de toi et nous allons te donner à manger et tu vas vivre avec d’autres enfants qui seront tes amis et tu seras toujours propre et bien habillé, et elles continuèrent à lui dire des choses jolies d’une voix très douce, jusqu’à ce que Lécou se calme et se blottisse dans le giron de l’une d’elles.

Ensuite, elles nettoyèrent la morve, arrangèrent sa frange rouge et l’emmenèrent.

Et le petit ne retourna plus jamais dans le terrain vague.

Par contre, les Gentilles Dames y retournèrent. Les Gentilles dames y retournèrent et soulevèrent le fil barbelé à l’aide du mouchoir qui sentait l’eau de Cologne, et un homme très grand et très loquace les accompagnait, et tous trois traversèrent le terrain vague, fouillant la grotte en se bouchant le nez, et recommencèrent ce cirque plusieurs fois, jusqu’à ce qu’un jour ils tombent sur Monsieur et Madame Junkie, et alors que Monsieur Junkie ramassait des pierres pour chasser les intrus le second véritable miracle se produisit, les enfants, écoutez bien : le Monsieur Grand et Loquace se mit à parler d’une manière très étrange et, comme par magie, l’envie passa à Monsieur Junkie de leur lancer des pierres, et Madame Junkie n’eut soudain plus le désir de voler dans les plumes de qui que ce soit, et tous deux, séduits par la voix ferme et légère qui glissait telle une luge sur leurs cervelles de junkies, se laissèrent convaincre et quittèrent le terrain vague très heureux. Sur ordre du Monsieur Grand et Loquace, la grotte fut démolie, le fil barbelé, coupé, les lilas et les oxalis sulfatés, et la propriété vendue à un promoteur à un prix miraculeux aussi.

C’est ainsi que Monsieur Junkie, Madame Junkie et le petit Antonio Lécumberri, fils prodiges flambant neufs de la Communauté de Néochrétiens de Ville Moyenne, commencèrent à adresser des prières à un dieu qu’ils ne connaissaient pas du tout, et les dix ans que devait fêter le petit Lécou devinrent l’Année Zéro de la nouvelle vie d’Antonio Lécumberri, l’Année Zéro de la vie toute neuve de l’Enfant-Mousse, même les journaux relatèrent l’événement avec des mots semblables ; je veux dire, ces jolis mots avec lesquels les journaux font leur rapport chaque fois qu’il arrive quelque chose de fantastique dans Mondelaid.

Le dixième anniversaire de Magui ne fut pas aussi beau, mais tout aussi mémorable.

La Chambre du boulodrome. Comme un prisonnier, Magui avait marqué dans son cahier de mathématiques les jours qui restaient avant sa fête d’anniversaire. Dix, dizaines et unités, la première décennie de sa vie : elle inviterait toutes ses petites camarades de classe, elles sauteraient de joie, s’assiéraient en cercle, échangeraient des câlins mielleux comme les filles des séries télé, la toujours-allumée n’arrête jamais de nous dire ce qu’il faut faire. Or ce qui est sûr, c’est que le dixième anniversaire de Magui fut loin d’être un joyeux-joyeux anniversaire.

Magui était très mûre et responsable pour son âge, enfin c’est ce qu’on dit à l’école des enfants obéissants qui ne vident pas leurs stylos pour s’en servir de sarbacanes. Dans son cas, c’était vrai : Magui était mûre et responsable, bien que pas très intelligente, et elle compensait son manque de vivacité par une persévérance tranquille et par un grand choix de chouchous. Dans son cahier, elle avait noté le nom des invitées, orné de différentes étoiles selon le degré d’affection mérité. Elles frapperaient à la porte poliment, maman les conduirait au salon et distribuerait des gobelets en plastique, elles souriraient et sursauteraient à l’arrivée de Magui, parleraient d’autocollants, de musique, de tee-shirts de marque, des professeurs les plus barbants et, à la fin, chacune lui remettrait un cadeau avec un gros nœud et un bisou sur la joue. Mais non. Au lieu de cela, ces créatures profiteuses entrèrent dans la pièce au galop, s’empiffrèrent de Ganchitos4, laissèrent leurs empreintes sur toutes les vitres, aucune n’apporta de cadeau, ni de nœud, et Magui s’assit très-très déçue au lieu de très-très contente, et pensa aujourd’hui c’est le jour le plus horrible de ma vie, sans savoir encore que ce serait réellement le jour le plus horrible de sa vie, comme disaient les filles des séries télé en pleurant sur l’oreiller.

Parce que, quand les petites amies cimmériennes de Magui furent parties, sa maman, au lieu de lui passer la main dans les cheveux en lui disant quelques mots de consolation, se mit à trembler en sanglotant doucement tandis qu’elle ramassait les gobelets vides et les plateaux pillés, et ensuite elle éclata en sanglots, pleurant encore et encore comme une hystérique et, sans se retenir plus longtemps, balança les assiettes par terre, donna un coup de pied dans une chaise, lança une multitude de jurons et de blasphèmes et de saloperies trop horribles à entendre pour une enfant de dix ans, hé mais, qu’est-ce qui se passe ici ? ça n’avait rien à voir avec des traces de Ganchitos sur les vitres, non.

Bien dressée par les minidrames de la toujours-allumée, la petite Magui assuma en un instant le rôle si adulte et important que lui conféraient ses dix ans et, au milieu de la tempête, oublia sa propre angoisse et lui prit les mains, lui parla doucement comme au cinéma pour qu’elle se calme, la fit asseoir et boire un peu d’eau, maman, qu’est-ce qui t’arrive ?

La maman répondit ce n’est rien, c’est mon problème, mais non, ce n’était pas son problème, c’était quelque chose qui les concernait toutes les deux, ainsi que son papa et la moitié du village qui savait déjà et racontait et répétait que le papa de Magui, les enfants, le papa de Magui avait passé la nuit dans une chambre du boulodrome

avec
oh, mon Dieu,
un jeune garçon
et on racontait qu’il allait partir avec lui et qu’il ne reviendrait plus jamais au village, le bled des vaches niaises, du ridicule bastion de pierre balayé par le vent et du vidéoclub morose.

Néochrétiens. Si vous n’en avez jamais vu un de près, les enfants, vous pourriez penser que les néochrétiens sont comme les autres catholiques, un peu plus cinglés peut-être, mais semblables au fond à la vieille masse pieuse de toujours. Eh bien vous vous trompez. Les néochrétiens ne sont pas comme les autres chrétiens, ils s’efforcent d’être différents, ils affichent leur différence avec un véritable orgueil et une sincère satisfaction, ils ne craignent pas l’Enfer, ne veulent pas souffrir, ne se promènent aucune semaine de l’année avec des cierges ou des capes foncées, et ne sont pas non plus trop friands de pensées ténébreuses. Ils aiment les doctrines simples (ça oui, ça non), les mots simples et les cérémonies musicales, ils fuient les complications, recherchent le bonheur dans le monde sensible et veulent toujours être ensemble, chanter et danser ensemble, vivre avec enthousiasme et faire beaucoup d’enfants, beaucoup. Parce que les couples de néochrétiens sont des baiseurs de première qui se consacrent à créer de nouveaux êtres à baptiser par immersion. Même s’ils ont des courbatures, même si ça les gratte ou même s’ils sont tout secs en bas, le Message les oblige à baiser à mort, comme des lapins sous la protection divine pour grossir les rangs de ses serviteurs : se dupliquer, se centupler, se multiplier est la consigne. Une petite communauté de vingt néochrétiens comptera quarante membres au bout de deux ans, quatre-vingts au bout de cinq ans, cent vingt au bout de dix ans et trois cent cinquante au bout de trente ans. C’est ce qu’il faut, l’arithmétique de Dieu, la croissance exponentielle, les mathématiques gynécologiques, la dérivation d’embryons jusqu’à l’infini.

Deux néochrétiens fertiles unis par les liens du mariage sont un commando bourré de mitraille en forme d’ovules et de spermatozoïdes. Chaque dimanche, le prêtre se charge d’activer les détonateurs, de passer en revue l’état des consciences et de rappeler à tous que les petites bestioles qu’ils transportent dans leurs ovaires et leur scrotum sont faites pour se reproduire, elles ont été créées pour s’unir, Dieu les a conçues précisément dans ce but et les humains sont une engeance qui ne peut contrecarrer les plans divins. Dieu veut des zygotes, Dieu veut des zygotes ! Dieu construit avec des zygotes humains une belle mosaïque pour qu’elle soit contemplée, par Qui. 

La mort ne les effraie pas. Selon la doctrine, elle ne devrait pas non plus priver de sommeil les catholiques de la vieille école, ils devraient l’attendre en liesse si elle conduit réellement tout droit au giron de Dieu, mais qui goberait ça : les vieux chrétiens sont morts de peur tout comme le gros reste qui n’a pas été christianisé, ils s’accrochent au chapelet comme des naufragés pour ne pas s’arracher les cils épargnés par la chimiothérapie, les vieux chrétiens on les attache avec des liens en cuir aux barres des lits de l’hôpital pour qu’ils n’étranglent pas le curé avec sa chasuble et ne gâchent pas la dernière partie en faisant chier comme Dámaso5le doigt de mon Dieu m’a désigné : il a voulu que mon corps soit une outre de putréfaction, et mon âme une catin de sollicitation, je me souviens de ma marraine, ma vieille marraine qui sentait l’urine et le renfermé répétant moi je ne veux pas mourir, moi je ne veux pas mourir, et son corps était déjà une plaie, et sa plainte de petite fille résonnait dans le patio, et les voisins tremblaient chez eux, une louve du faubourg, abattue par les convoyeurs qui a déjà oublié les mots d’amour, moi je ne veux pas mourir, moi je ne veux pas mourir, et ne peut que mendier des pièces de cuivre au coin de la rue, parce que le monde sans moi continuera lent et idiot sa course frêle je suis les restes que le boucher jette au chien du mendiant, quel mauvais timonier tient la barre et que le chien du mendiant rejette au dépotoir, la quille enfile les écueils pointus, coulant comme le lait du pis chaud d’une grande vache jaune, abandonnés par les sirènes.

De la mine des méchancetés, les prototypes néochrétiens fêtent la mort en toute conscience, parce que la mort a été vaincue par le bon Jésus dans le puits de la misère, c’est le billet d’entrée pour la salle de jeux de Jésus, ah, et pourtant cette vieille Mort, la faux sur l’épaule, déambule de par le monde confondant l’homme qui ne s’est pas confessé, mon cœur s’est élevé jusqu’à mon Dieu, contre mon Dieu et lui a dit : ô Seigneur, toi qui as aussi fait la pourriture, regarde-moi, et son aiguillon se nomme Péché, et celui-là est vraiment un ogre qui effraie les nouveaux chrétiens, l’éventreur qui les fait trembler de peur sous les draps, moi je suis le marc pressé de l’année de la mauvaise récolte. Ils sont si vigoureux et enthousiastes, si expansifs et passionnés qu’au lieu de s’éloigner de l’Ogre Pécheur, ils l’entourent et le caressent continuellement et l’esquivent presque toujours au dernier moment, je suis l’excrément du chien galeux, car les nouveaux chrétiens sortent le soir, boivent de l’alcool, s’embrassent sur la bouche, s’enlacent, s’assoient sur l’herbe, fument un clope ; ils se comportent comme s’ils avaient une véritable envie de vivre une existence sensible, la chaussure sans semelle sur le bélier du camposanto, comme si la vie sensible n’était ni une transition, ni un examen de conduite, mais une cour de récréation, je suis le petit tas de fumier à moitié formé, un intermède avant que commence le grand spectacle de l’illusionniste Monsieur Dieu6, qui manie à l’aide de fils fabuleux les constellations infinies, les planètes éloignées et les vies riquiqui des humanoïdes qui les habitent, où les poules ne vont presque pas gratter. Toute cette marmite pourrie et sentimentale est la raison pour laquelle les néochrétiens sont si différents des chrétiens de toujours, sombres, vieux et peureux, ceux de l’école, de la paroisse et du dimanche, ceux qui, quand ils meurent, ont la peur chevillée au visage, reflétée sur les écrans de l’USI7.

Mais n’allez pas croire tout ce que je dis, les enfants, vous savez bien que les narrateurs ont souvent de nombreuses manies, ils racontent les choses à leur manière comme si c’était la seule façon de faire, s’amusent à dépasser les bornes avec des digressions qui n’intéressent personne, ils laissent la table en désordre et pleine de miettes, ne débarrassent jamais les assiettes, ils sont ennuyeux, avec une dangereuse tendance au didactisme et l’habitude de mettre leurs malheurs sur le dos des autres. Si jamais vous voyez que le narrateur se perd à nouveau dans des propos incongrus, vous n’avez qu’à sauter les lignes jusqu’au prochain caractère gras comme dans ces livres dont vous êtes le héros que maman vous achetait sur les stands de foire. Si tu décides d’entrer dans la maréchalerie, rends-toi à la page 64. Si tu préfères attendre dans l’écurie, va directement à la page 73.

La Gentille Dame n°1 ne sait pas quoi penser. La Gentille Dame n°1, dévote néochrétienne de haut niveau souffrant d’un complexe d’infertilité, fut chargée de métamorphoser l’Enfant-Mousse en un beau petit garçon bien nourri qui vivait dans un lieu où tout le monde était habitué à utiliser les W.-C., la cuillère, les draps et — oh ! — le savon. La Gentille Dame n°1 devint donc sa maman provisoire, et par le même coup de chance le petit Lécou reçut un papa par intérim qui protégeait jalousement ses trois — seulement trois, et chaque dimanche il avait honte de cela, Seigneur, même si j’essaye, je jure que chaque nuit j’essaye –– ses trois vrais enfants : le Petit Aîné, le Moyen et le Dernier-Né, qui furent chargés d’être les frérots pour de faux de l’Enfant-Mousse. Le soir où il se planta devant eux comme un chat perdu, tous se trouvaient assis devant le téléviseur, un plateau repas sur les genoux, mais quand ils virent entrer cette chose loqueteuse et canine, ils ne s’empressèrent pas d’oublier leurs saucisses et leurs omelettes, de l’embrasser, de le serrer dans leurs bras et de l’emmener par la main à la salle de jeu où ils rangeaient le petit train électrique Ibertren, les puzzles, le Fort Comanche, une bible illustrée et un dessin efféminé du Cœur de Jésus.

Les premiers jours furent doux et paisibles, à l’exception

des indigestions volcaniques du petit Lécou,
des boutons horribles causés par le savon,
du bras cassé du Moyen, de la dent cassée du Petit Aîné, de la lèvre fendue du Dernier-Né, avec qui le petit se battit jusqu’à la victoire pour une oreille de Monsieur Patate.

La troisième fois que le papa par intérim dut emmener en catastrophe l’un de ses vrais enfants aux urgences, la Gentille Dame n°1 se demanda si quelque chose ne clochait pas à la maison et elle posa la question à son mari, et les deux s’assirent dans la cuisine avec la porte entrouverte et en parlèrent calmement, comme tout bon couple néochrétien qui partage les mêmes tracas. La conversation donna à peu près ceci :

Le Monsieur un Peu Moins Gentil soutint que Lécumberri était une bestiole de la pire engeance qui ne méritait pas la compassion du Rédempteur lui-même.

La Gentille Dame n°1 essaya de lui faire comprendre les indicibles souffrances que la petite créature avait endurées dans son enfance, bon sang, regarde les boutons sur ses petites menottes.

Le Monsieur de Moins en Moins Gentil demanda s’il devait pour autant supporter que ce têtard-parasite-vermisseau massacre ses enfants jusqu’à ce que ses traumatismes s’estompent.

La Dame Résolument Gentille n°1 lui dit que le petit était un pot brisé duquel l’eau la plus pure s’échappait, et si le bon Jésus l’a placé sur mon chemin, je ne peux pas l’abandonner et le rendre à sa mare boueuse, tu comprends.

Le rendre à sa mare boueuse je ne sais pas, mais laisse-moi au moins lui filer une bonne baffe de temps en temps, demanda le Monsieur Pas Gentil du Tout, tout en sachant que sa femme avait les idées arrêtées. Ce n’était pas un hasard, bien qu’il ne l’avouait à personne et n’osait même pas transformer cette idée en paragraphe dans sa tête, si le Monsieur Absolument Pas Gentil pensait que la meilleure chose qu’il pouvait arriver à un enfant junkie était de mourir vite. Mourir de dégoût, de faim ou de négligence, peu importe, mais mourir et arrêter d’encombrer les queues de la Sécurité sociale avec ses crises de panique et ses reins hypoplasiques. Un enfant junkie, autrement dit, un enfant né d’un utérus qui a mariné dans la pâte de cocaïne, sera toujours une nuisance, un obstacle dans le déroulement quotidien du travail-insomnie-travail. On pourrait presque croire qu’il ne mord pas, que son petit corps n’a pas souffert du shoot gigantesque absorbé dans le placenta, que les règles morales ont étouffé son hyperactivité, on pourrait le croire. Mais tôt ou tard, l’insecte caché dans la carotide sortira de sa léthargie. Il fera d’abord poindre un crochet. Ensuite il fera crisser ses mandibules, exhibera le dard caché, commencera par escalader le cou et sortira par le nez. Puis il se posera sur l’épaule de son hôte. Et il dira, par exemple, il nous faut quelque chose de très aiguisé, de très très aiguisé. Pour cette raison, le mieux qu’un enfant junkie puisse faire est de mourir vite, mourir à la naissance, dans la couveuse, dans les bras de la sage-femme qui tente de calmer les spasmes du syndrome d’abstinence, vite.

Le Monsieur Angoissé aurait bien aimé une bière et il regardait tristement les trottoirs mouillés depuis sa fenêtre. Il pleuvait des cordes sur Ville Moyenne, son épouse allait arriver à l’église trempée jusqu’aux os, la flemme de sortir la voiture du garage.

Ewoks. En revanche, la journée était digne d’un automne tempéré à Belalcázar. Sur les bancs de la place d’en bas, quelques chats ventripotents se doraient au soleil. Sur ceux de la place d’en haut, il n’y avait ni soleil, ni personne, si Personne était le surnom de la petite Magui. Non, au contraire, Magui n’était pas Personne ; Magui était déjà la Fille de la Tantouze.