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Une tournée teintée de fausses notes...
Pour assurer la promotion de leur dernier album, les célèbres Tri Yann décident d'organiser une tournée qui passera par les plus grandes villes de Bretagne. Par commodité, le groupe loue un immense chapiteau sous lequel chacun prend rapidement ses repères.
Mais, dès les premiers spectacles, les tracas s'accumulent. L'envie de nuire est évidente et laisse planer une détestable suspicion. Peut-on parler d'une tournée maudite ? Doit-on mettre un terme à la série de concerts ?
Invité à suivre l'événement depuis les coulisses du Festival Interceltique de Lorient, Maxime Moreau va entrer dans la danse.
Sur fond de musique traditionnelle, sans avoir l'air d'y toucher, il va orienter les investigations de ses collègues policiers.
Découvrez le tome 4 des enquêtes surprenantes du capitaine Moreau, il vous emmènera cette fois dans les coulisses des concerts de musique celtique !
EXTRAIT
Éloge au courage des marins pêcheurs dans leur difficile labeur, le second titre du CD suit immédiatement. Ayant troqué sa flûte pour la cornemuse, Konan le lance. Il s’interrompt pour laisser place à Jean-Luc, à la guitare électrique, et à Jean, à la guitare acoustique à douze cordes. Ils jouent quelques notes puis… puis plus rien. Le noir le plus complet enveloppe spectateurs et musiciens, tandis que les micros se révèlent aussi inutiles que les instruments électriques.
Jean peste :
— Oh, la tuile ! Mais qu’est-ce qui se passe ?
Dans l’obscurité, les visages des musiciens se tournent vers les emplacements de Jean et Jean-Paul, leaders et membres fondateurs du groupe avec Jean-Louis.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Gérard assis derrière sa batterie.
— On attend deux secondes, souffle Jean-Paul.
— Et Jean-Louis qui est là-haut ! s’inquiète Freddy. Il doit flipper.
— Je l’ai vu aller sur la plate-forme qui sert d’habitude pour les trapézistes, rassure Christophe. Il est en sécurité, il ne risque rien.
— On y va ! décide Jean. Jean-Paul, refais-nous le coup de Confolens !
— Tu crois ?
— Il faut absolument faire un truc. Vas-y, attaque !
Show must go on !
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Cette histoire (parfaitement documentée, à la source) donne l’occasion de mieux connaître l’univers des Tri Yann. [...] La construction du récit est aussi équilibrée que vivante. -
Claude Le Nocher, Rayon Polar
Éditions Bargain, le succès du polar breton. -
Ouest France
Agréable ce moment de lecture passé avec les artistes nantais ! L'intrigue est bien ficelée. J'ai eu du mal à faire des pauses. -
myriampele, Babelio
À PROPOS DE L'AUTEUR
Stéphane Jaffrézic est né en 1964 à Concarneau. Il habite et travaille à Quimper. Dans ses romans de la collection Enquêtes et Suspense, nous retrouvons son personnage récurrent, le capitaine Maxime Moreau. Il est également auteur de deux romans dans la collection Pol’Art.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Écrire est un réel bonheur. J’aime les heures passées, seul, devant un cahier ou l’ordinateur, tentant d’ordonner des mots pour qu’assemblés, ils me soient agréables à l’oreille, puis de même avec les phrases, à la recherche d’une limpide cohérence. Oui, j’aime ces moments… Mais il en est d’autres, au moins aussi beaux, qui me stimulent, me poussent à écrire toujours et encore. Ces moments, ce sont les rencontres que cette activité m’autorise. Comme on ne peut tout savoir, comme on ne peut tout connaître, parce qu’il y a des projets que l’on ne peut mener seul, il est nécessaire de s’entourer de personnes compétentes.
Comment aurais-je pu bâtir cette intrigue sans la généreuse participation des Tri Yann qui ont répondu patiemment à mes questions souvent naïves, parfois répétitives ?
Comment oublier Michel Guéguen qui, avec gentillesse et promptitude, m’a remis en selle alors que j’étais perdu, incapable de juger mon texte ?
Un mot aussi pour Françoise Lozach, Fabienne Ruellan, Nolwenn Faucheux, René Jigouzo et Vincent Martin qui, chacun dans sa partie, m’ont apporté de précieux renseignements.
Je remercie également Florence Fouquet, assistante de gestion artistique du Festival Interceltique de Lorient.
À tous, un “grand grand” merci.
Non, finalement, écrire n’est pas s’isoler. Tout au contraire. Par les rencontres et les échanges que cela implique, l’écriture d’un roman est une aventure humaine dont je savoure chaque seconde.
Le 19 octobre 2007, le groupe Tri Yann range ses instruments après avoir donné un mini concert acoustique à Quimper dans le cadre de la promotion de son nouveau CD, Abysses, Stéphane Jaffrézic que nous ne connaissions pas encore attend l’instant propice pour nous aborder afin de nous faire part d’une idée qu’il “couve” depuis un bon moment : écrire un roman policier qui aurait pour cadre les concerts de Tri Yann.
Quelques semaines plus tard, au cours d’une rencontre sympathique, il me donne de nombreux détails quant au scénario qu’il a imaginé. Son projet m’intéresse d’autant plus que j’avais remisé dans un coin de ma tête un rêve d’écriture du même acabit toujours remis à plus tard faute de temps et d’expérience en la matière.
Nous convenons de rester en contact au fur et à mesure de l’avancement de son ouvrage car il a pour principe de coller le plus possible au contexte dans lequel il inscrit les faits qu’il imagine, mettant un point d’honneur à éviter toute incohérence.
Enfin, Tri Yann Tro Breizh est publié et Stéphane Jaffrézic, outre la satisfaction du travail accompli, peut se targuer d’avoir – avec la discrétion qui le caractérise – pénétré les coulisses des Tri Yann en tournée.
Je salue ici sa détermination, sa patience, son souci du détail et sa plume alerte qui donnent à cette fiction une réelle crédibilité.
Que le ciel nous épargne de vivre des événements aussi stressants que les péripéties ici narrées et que les dieux de l’écriture entraînent le lecteur dans l’univers du spectacle tel que l’auteur nous le fait vivre de l’intérieur…
Jean Chocun
La diffusion d’un CD de Tri Yann en fond sonore est fortement recommandée lors de la lecture de cet ouvrage.
— Tout le monde est prêt ? Allez, go ! Refermant la portière du Mercedes 318 vert qui fait office de tour-bus, Jean s’installe au volant et met le contact. Attendant que le témoin de chauffe s’éteigne, il troque ses lunettes de vue pour des verres teintés car le soleil inonde la Loire-Atlantique depuis une bonne huitaine. Lorsqu’il lance le diesel, Jean-Paul, qui occupe le siège passager avant, s’étire en bâillant et dit :
— J’ai hâte d’y être. Je voudrais qu’il soit déjà vingt et une heures.
— Pas moi ! réfute avec conviction Jean-Louis à l’arrière.
Ébouriffant ses cheveux blonds peroxydés, il se fend d’un large sourire et clarifie sa prise de position pour tenter de gagner ses amis à sa cause.
— Ce soir, nous allons jouer dans la ville de nos débuts. Dans notre ville ! Ce ne seront pas des spectateurs qui s’agglutineront autour de la scène, mais des potes. Oh ouais… Les trois mille spectateurs seront trois mille potes. Sûr et certain qu’il y en aura qui étaient de notre premier concert. Alors… Alors ce n’est pas un concert comme les autres. Non, ce soir, on va mettre le feu ! Ça va être une grande fête !
Il fixe rêveusement l’alignement de maisons sur sa gauche et dit :
— Je dirais même que c’est déjà une fête, parce que, même s’ils sont encore au boulot, les gars qui ont pris leur billet ont déjà la tête à la soirée qui se prépare. Moi aussi, je sens monter en moi un je-nesais-quoi de plus fort que d’habitude. Ce n’est pas le trac, non, c’est bien plus fort, plus profond et plus intense. Peut-être parce qu’on inaugure notre tournée bretonne, ou parce que l’on vient de sortir un nouveau CD, ou… ou parce qu’on va se produire sous un chapiteau et non dans une salle… En tout cas, je vis pleinement cette journée, et j’en déguste chaque minute, chaque seconde… Le concert sera le point fort de cette journée, son apothéose, mais la fête est déjà commencée.
— Tu parles comme un livre, rigole Gérard à son côté. Quand je t’écoute, j’ai l’impression de feuilleter un…
— Tais-toi, impur ! Tu étais à peine né lors de ce premier concert !
Plutôt que de s’enfermer dans le mutisme ou de rougir comme un adolescent pris en faute et sermonné par un adulte, Gérard Goron pouffe. Il n’est pas dupe de la colère feinte par Jean-Louis Jossic. Celui-ci renchérit sur un ton trop solennel pour être pris au sérieux :
— Je te rappelle d’ailleurs que tu n’étais pas le premier que nous ayons accepté dans notre groupe. Tu nous as rejoints en… en combien déjà ?
— En 1977.
— C’est cela ! En 1977 ! À cette date, nous avions déjà écumé toutes les salles de spectacles de France et de Navarre. En plus, tu ne te prénommes pas Jean ! Alors, jeune homme, permets-moi d’ignorer tes sarcasmes.
Le “jeune homme”, qui affiche plus de cinquante printemps, ne retient pas son hilarité et éclate d’un rire sonore tellement communicatif que ses amis lui font écho.
Comme la voiture dépasse le panneau indiquant que l’on sort de Savenay, Jean se sert du rétroviseur intérieur pour vilipender les belligérants d’un air paterne :
— Vous arrêtez, les enfants, ou je vous abandonne au bord de la route !
— Je suis sage, moi. Hein, papa ?
— Oui, mon petit Freddy. Je t’offrirai un bonbon dès que nous serons arrivés.
— Youkou !
Tel un bambin, Frédéric Bourgeois trépigne et tape des pieds. Le plus jeune occupant du véhicule, ce dernier ne porte néanmoins plus de culotte courte depuis des lustres.
L’ambiance est au beau fixe. Les plaisanteries se multiplient et fusent tant et si bien que le trajet paraît plus court que d’habitude pour rejoindre Nantes. À l’approche de la ville, Jean-Paul demande :
— Ils nous suivent toujours, John ?
Jean, que ses compères surnomment parfois John car les trois membres originels du groupe ont Jean pour prénom ou à la base de leurs prénoms composés, interroge son rétroviseur.
— Oui. Mais ne te tracasse pas pour eux : même si on les sème, ils ne seront pas perdus. Ils sauront nous retrouver.
Dans le second véhicule se trouvent Konan Mevel, Christophe Peloil et Jean-Luc Chevalier, les trois derniers musiciens du groupe, et Ludovic Henriot. Ce dernier, “Ludo” pour les intimes, moustache et barbe dense sous d’épais et longs cheveux châtain clair, assure la fonction de régisseur et travaille depuis quelques mois pour le groupe. Il n’a émis que peu de paroles depuis le départ. En réalité, il s’est contenté d’un banal « Let’s go ! »1 lorsqu’ils ont démarré devant Marzelle, le studio d’enregistrement du groupe, à Savenay. Marzelle, la raison sociale du groupe, signifie en breton « le serpent caché sous une pierre ».
Ludovic a travaillé dur ces derniers temps pour mettre au point la tournée à travers la Bretagne, et l’on pourra juger ce soir, s’il en est besoin car il a auparavant fait ses preuves auprès d’un important nombre d’artistes, de son professionnalisme et de sa faculté d’adaptation. Ah, ce n’a pas été aisé de convaincre chanteurs et musiciens de louer un chapiteau ! Il a dû se montrer persuasif, arguant de l’originalité d’un tel lieu et, surtout, du faible coût de la location. En effet, un cirque a annulé ses représentations à la suite d’une épidémie parmi ses animaux, ravages combinés à la chute de deux trapézistes et aux désistements de dernière minute des clowns et des équilibristes. Sans ces numéros phares, le spectacle perdait trop de son intérêt, ce qui explique l’annulation pure et simple de sa tournée. Le temps que les animaux retrouvent forme et santé, que les trapézistes soignent leurs blessures, que le responsable du cirque repère et engage de nouveaux artistes, soit environ un mois, il prête, moyennant finance naturellement, chapiteau, camions et personnel. Ayant eu vent de cette offre, Ludovic en a discuté avec le groupe, et il a rapidement été décidé d’une tournée dans cinq grandes villes bretonnes. Le Tro Breizh débute par Nantes, sise en Loire-Atlantique mais historiquement bretonne, puis ce sera Rennes, Saint-Brieuc, Brest et enfin Vannes. La tournée s’étalera sur deux semaines, avec des concerts tous les trois ou quatre jours. En comptant les deux semaines nécessaires à la mise en place du circuit et à l’obtention des autorisations, on est dans les délais impartis par le propriétaire du cirque.
Konan ne s’est pas laissé distancer. Roulant une trentaine de mètres derrière le Mercedes, il aperçoit soudain le chapiteau qu’il découvre pour la première fois. Entre les deux mâts qui soutiennent le chapiteau, sur une longue et large banderole, en grandes lettres noires sur fond blanc, clin d’œil au célèbre gwenn ha du2, figurent le nom du groupe et celui de la tournée : Tri Yann Tro Breizh. Le tour de Bretagne des Tri Yann.
Terrassé par l’émotion, Konan lève le pied de l’accélérateur et profère un son étrange, mélange de consonnes et de voyelles en un désordre assemblées et jamais ouï jusque-là, excepté peut-être dans des temps préhistoriques par nos lointains ancêtres. Ses voyageurs suivent son regard, soucieux de comprendre ce qui l’a mis dans cet état. Eux aussi deviennent muets, à l’exception de Ludovic qui a surveillé le montage et connaît désormais l’armature dans ses moindres recoins.
*
Ce n’est qu’en descendant de voiture près de deux camions rutilants de tous leurs feux et aux couleurs du chapiteau et du camion MAN blanc des techniciens qui les précédent toujours, que les huit musiciens, enfin réunis, extériorisent leurs sentiments. Même si, avant le départ de Savenay, Ludovic a parfaitement décrit le chapiteau et ses trois mille places assises, ils ne s’attendaient pas à pareil choc. Certes, les cirques ont l’habitude de s’installer sur la jolie place de la Petite Hollande, mais de savoir qu’ils vont se produire ici, ce soir, ils en éprouvent un mélange de crainte et de fierté.
Tendu entre ses deux mâts gigantesques qui semblent vouloir percer le ciel uniformément bleu, le chapiteau de couleur bleu marine est immense, bien plus impressionnant que nombre de salles dans lesquelles ils ont joué par le passé. Ils se sentent tout petits, un peu comme au Stade de France où, ce jour de 2004, cinquante-cinq mille personnes les ont applaudis lors de la Nuit Celtique.
Dans un ensemble quasi parfait, tous se tournent vers Ludovic Henriot. En cette période de canicule, il a exceptionnellement retenu sa chevelure par un élastique de couleur alors qu’il lui laisse une totale liberté du premier janvier au trente et un décembre. Par timidité, il sourit de contentement tout en évitant les regards des hommes qui l’accompagnent.
— Je n’en crois pas mes lunettes ! dit Jean-Louis après un coup de sifflet admiratif.
— Ben ça, mon petit Ludo ! renchérit Gérard pour unique commentaire.
— Je vous avais prévenus, s’amuse l’interpellé en s’apercevant de leur ébahissement. Venez donc par là, on va faire le tour du propriétaire.
En les voyant approcher, le vigile placé à l’entrée principale reconnaît Ludovic qu’il côtoie depuis la veille. Il reconnaît également les Tri Yann qu’il a déjà vus en concert il y a quelques années. Il s’efface pour les laisser passer, se retenant par timidité de leur demander un autographe.
Dans un silence de cathédrale, ils font quelques pas. Une grande quantité de néons positionnés tout là-haut apportent l’éclairage nécessaire pour se déplacer en sécurité et tout découvrir d’emblée.
Le chapiteau a été érigé dans sa plus simple expression. Seules entorses à cet aspect dépouillé, des rampes de spots braqués sur la scène et quatre énormes enceintes. En arc de cercle, de hauts gradins tapissent les trois quarts de la circonférence. Des chaises supplémentaires ont été installées autour de la régie qui sert de table de mixage et de console lumière, sur ce qu’il convient d’appeler en parlant d’un cirque “la piste aux étoiles”. La scène est judicieusement placée, de sorte qu’elle est visible de partout et qu’il n’y a pas d’angle mort.
— Alors là, Ludo ! Alors là… Tu as dû bosser comme un fou pour que ce qui n’était qu’un projet se concrétise en si peu de temps. Chapeau bas, l’artiste !
À la pertinente remarque de Jean-Paul Corbineau, le régisseur agrée :
— C’est vrai que je n’ai pas beaucoup dormi, ces derniers temps. Jean m’a aussi pas mal aidé sur ce coup-là. Et heureusement que la location du matériel va de pair avec la présence de techniciens pour le montage et le démontage, sinon vous auriez joué en plein air. Ils connaissent leur boulot, les bougres !
— Pas de modestie. Tu mérites à jamais notre considération. Tu es trop fort !
— Allons jusqu’à la scène, propose-t-il alors que les compliments le mettent mal à l’aise.
— Attends, la politesse nous commande de d’abord dire salut aux copains.
Un éclairagiste et deux ingénieurs du son, appelés aussi sonorisateurs, composent l’équipe technique du groupe. Professionnels reconnus pour la qualité de leur travail, ils travaillent avec les Tri Yann depuis de nombreuses années. Après quelques échanges et deux ou trois plaisanteries avec Fred, Pascal et Didier, les musiciens suivis de Ludovic franchissent l’espace et s’approchent de la scène, les yeux grands ouverts comme les enfants le vingt-cinq décembre au matin.
Un escalier permet de descendre parmi le public. Il est parfois utilisé pour une chorégraphie, mais sert le plus souvent lorsqu’il prend à l’un d’entre eux, en particulier au virevoltant Jean-Louis Jossic, l’envie de rejoindre les spectateurs qui n’ont pu résister au plaisir de se lever et de se donner la main pour quelques pas de danse.
Chacun repère sa propre place et le backline, les instruments et accessoires de scène. C’est parfait, tout y est. Il n’y a rien à modifier.
— Passez sur le côté de la scène, je vais vous montrer le backstage.
Cet autre terme anglo-saxon désigne les coulisses. À la queue leu leu, ils suivent le régisseur sur la gauche de la scène.
Ici non plus l’endroit ne jouit pas de la lumière du jour, et des néons sont nécessaires pour redescendre au niveau du sol et se diriger vers l’arrière du chapiteau. Quittant ce dernier, ils pénètrent sous un barnum accolé à l’extérieur et qui doit mesurer quinze mètres sur cinq environ. Des malles et des caisses de costumes sont soigneusement rangées dans un coin. Trois grandes tables et des chaises comblent l’espace central. Près d’un frigidaire, appuyés à une table qui fait office de desserte, deux hommes conversent tranquillement. L’un, un costaud aux bras musculeux ornés de tatouages tribaux, porte un tee-shirt noir sur lequel apparaît le nom de la même société de sécurité que sur celui du vigile de faction à l’entrée principale du chapiteau. L’autre a enfilé un pantalon de bleu de travail et un tee-shirt à la gloire d’une marque de bière bretonne bien connue.
— Voici l’électromécanicien, présente Ludovic. Pierre Parrocel est spécialisé en groupe électrogène. Il nous accompagnera pendant toute la tournée.
— Où est le groupe ? s’enquiert Jean. Pas trop près, j’espère ?
— Non non, répond l’électromécanicien. J’ai respecté les consignes en le mettant le plus loin possible. J’ai fait des essais, son ronronnement ne gênera pas la qualité d’écoute.
— Parfait ! souligne Jean-Louis en se défaisant de la mallette métallique qu’il tient en bandoulière et qui ne le quitte jamais. Une idée à toi, Ludo ?
— Oui.
— Et le climatiseur ? C’est toi aussi ?
— Aussi, oui. J’ai pris cette initiative en me disant qu’il ferait sans doute terriblement chaud sous le barnum en cette saison.
Chacun prend alors conscience que la température y est en effet agréable alors qu’elle devrait être élevée et les avoir rendus moites et poisseux en quelques minutes.
— Tu fais un sans-faute ! Je crois que tu vas vite devenir incontournable. Je suggère que nous buvions à ta santé. Tavernier, verse-nous donc de ton meilleur breuvage !
Nul tavernier ne se manifestant, Jean-Paul propose tout en arrangeant la manche courte de sa chemise qui a une fâcheuse tendance à plisser :
— Fais donc le service, Barzaz ! Tu aurais pu faire un excellent barman.
Jean-Louis Jossic, qui doit ce surnom à son érudition quant au Barzaz Breizh, le titre du recueil de chansons et de légendes bretonnes patiemment collectées au dix-neuvième siècle par Théodore Hersart de la Villemarqué, ouvre le frigo, débouche une bouteille d’eau et demande à la cantonade :
— Qui en veut ?
À l’exception de Freddy et Jean-Luc qui préfèrent une bière, ils optent tous pour un verre d’eau plate. Les gobelets plastiques vidés puis remplis à nouveau, tous s’assoient, sauf les fumeurs priés d’aller dehors satisfaire leur besoin en nicotine.
Un sourire bonhomme sur les lèvres, Jean alias John regarde autour de lui avec contentement et fierté. D’habitude, il ne se soucie pas vraiment de l’organisation, se contentant d’expédier un formulaire technique précisant les exigences du groupe quant à la scène, la sécurité, les installations électriques, les horaires, l’hébergement et la restauration, les loges et diverses dispositions. Chargé du secrétariat, suite logique à son poste d’assistant administratif à la Compagnie Générale Transatlantique, il a travaillé de concert (c’est le cas de le dire) avec Ludovic pour mettre au point la tournée et ses nombreux détails. Chacun a été étudié et une solution apportée au moindre problème. Le pari, c’en était un au départ, est en passe d’être gagné. D’ailleurs, personne ne s’y trompe.
— Ça va être génial ! fait Gégé en retirant ses lunettes pour en nettoyer les verres.
— Je ne voyais pas ça comme ça, admet Freddy.
— Que me chantes-tu là ? s’amuse Jean. Ceci dit sans déformation professionnelle, bien sûr ! N’avez-vous pas été habitués à vous produire dans des conditions optimales de confort ?
Revenant de l’extérieur en rejetant un nuage de fumée car il est allé en griller une en compagnie de Christophe, Jean-Louis frappe dans ses mains et propose d’un ton sérieux qu’il ne peut s’empêcher de métisser de badinerie :
— On y va, les gars ? On se fait les balances ? Cet exercice, consistant à accorder les instruments et à vérifier le bon fonctionnement du matériel, dure environ une heure. Une équipe de France 3 Bretagne-Pays de Loire et des correspondants de la presse écrite régionale montent également sur scène pour se livrer au jeu des questions-réponses, tout en enregistrant des images ou en prenant des photos en fonction des disponibilités des artistes. Une heure plus tard, lorsque tous sont rassérénés quant à la qualité de l’acoustique du chapiteau et que les journalistes ont suffisamment de matière pour le journal télévisé du soir ou leur article du lendemain, ils reviennent sous le barnum, leur espace de vie en coulisses.
Peu de temps étant nécessaire pour prendre des habitudes, chacun s’assoit inconsciemment à la place occupée avant les balances.
— Qui a une montre ? Quelle heure est-il ? questionne Jean-Paul.
— Il est… Il est l’heure !
Inutile de préciser. Selon un rite immuable qui remonte à une quinzaine d’années, dix-huit heures trente est l’heure exacte de l’apéritif. Christophe sert de l’Eddu, un excellent whisky breton, pour Jean-Paul, Gégé, Konan, Jean et lui-même. Pendant ce temps, Jean-Louis débouche un non moins respectable Saint-Émilion alors que Freddy et Jean-Luc décapsulent d’excellentes bières brassées en Bretagne. Les ingénieurs du son et l’éclairagiste sont, naturellement, également conviés ainsi que Ludovic Henriot. Ce dernier qui, ce soir, doit faire ses preuves pour ce concert inaugural, se contente de deux gouttes de whisky noyées dans un grand verre d’eau.
Ce moment de décontraction est important, ce qui explique sa pérennité. Les musiciens, même s’ils ne sont pas toujours tous les huit à les partager, savourent ces minutes de détente. Ils savent qu’une fois les verres à sec, tout s’accélérera et on rentrera dans le vif du sujet.
Henriot lève son verre pour trinquer à la santé des musiciens et absorbe une gorgée avant de repartir vers l’entrée principale. Son travail n’est pas terminé, il a des consignes à transmettre aux personnes responsables de la caisse et du contrôle des billets.
Resté en retrait, un homme n’a pas ouvert la bouche depuis le départ de Savenay. Jean Chocun, qui l’avait préalablement rencontré, l’a présenté aux autres membres du groupe sous le nom de Serge Morchain. Journaliste en free-lance, il répond à une commande de L’oreille en Fête, une revue mensuelle jouissant d’une bonne réputation dans le milieu musical et artistique en général. Son travail consiste à couvrir la tournée et à livrer un reportage sur chacun des concerts. Plus tard, d’ici un mois ou deux, un numéro hors série comportant de nombreuses photos détaillera l’ensemble du Tro Breizh.
Morchain a insisté auprès des Tri Yann pour qu’ils ne fassent pas attention à lui, qu’ils l’oublient même, si cela est possible, malgré sa grande taille, afin qu’il puisse saisir des “moments vrais”. L’idée est de réaliser un reportage intimiste sur le groupe, dans la lignée du documentaire Les yeux dans les Bleus. En 1998, lorsque l’équipe de France de football était devenue championne du Monde, Stéphane Meunier avait si parfaitement su s’intégrer qu’il avait pu filmer l’intimité d’un vestiaire, d’un terrain d’entraînement ou d’une chambre d’hôtel. Joueurs, entraîneur et encadrement étaient parvenus à oublier sa présence, et cela avait donné un reportage passionnant.
Serge Morchain prend quelques photos de ces hommes qui, verre à la main, blaguent ou parlent de tout et de rien. Une seule chose compte : chasser la pression. Le trac, ennemi de l’artiste, qu’il soit chanteur ou comédien, sait si bien se faufiler qu’il ne faut pas ménager bonne humeur et franche camaraderie pour colmater les éventuelles brèches qui pourraient se créer. La récréation dure une demi-heure, puis vient le repas. Ludovic et Jean, une fois de plus, ont bien fait les choses. Ils ont obtenu d’un des plus réputés traiteurs de la région qu’un cuisinier et une serveuse soient présents. Les plateaux-repas étant proscrits car trop souvent de médiocre qualité gustative, chacun a auparavant passé sa commande. Ainsi, contrairement au hors-d’œuvre à base de crudités identique pour tous, les plats de résistance sont presque tous différents. Si Konan et Jean ont choisi du poisson, Gérard et Freddy se régalent d’une viande rouge, Jean-Louis et Christophe d’une andouillette-purée de pommes de terre, alors que Jean-Paul se contente de légumes. Jean-Luc, en souvenir d’un concert à Concarneau et d’un gag de Jean, déguste un chili con carne3. Les conversations sont animées, jalonnées de bons mots et d’éclats de rire. Une demi-heure plus tard, Christophe avale la dernière bouchée de sa poire Belle Hélène. Il étend les bras vers le ciel et soupire de satisfaction :
— On va pouvoir passer aux choses sérieuses !
— Elles ont déjà commencé, s’amuse l’épicurien Jean qui a la cuisine entre autres passions et adore s’activer aux fourneaux lorsqu’ils se réunissent à Marzelle, le studio d’enregistrement. Bien s’alimenter est la base de notre métier. L’estomac bien calé, on peut tenir des heures sur scène.
— Tout à fait, John ! renchérit Jean-Paul. Bonne bouffe et vins fins sont les deux mamelles d’un concert. Pas de tortore, pas de musique !
— Pour moi, annonce Jean-Louis Jossic, les choses sérieuses que j’assimile aux bonnes choses ont débuté dès ce matin. Je l’ai dit dans la voiture en venant : c’est du bonheur d’être ici. Et le bonheur est chose sérieuse, mon jeune ami, sinon tout part à vaul’eau. Le bonheur, fruit d’un travail acharné, se mérite. Et quand on le détient, il faut savoir l’entretenir, de peur qu’il ne s’enfuie.
— Ta grandiloquence de prof prend le dessus, Jean-Louis,4 sourit Gérard.
— Que nenni ! Je n’enseigne pas, j’explique à ce jeune trublion que le bonheur est un bien précieux. Il ne suffit pas de courir derrière lui inlassablement. Tout en le poursuivant, il faut savoir apprécier ce que l’on possède déjà.
— Voilà qui est bien dit ! conclut Jean. Messieurs, si nous allions fumer ?
Passant une phalange de son index dans l’anse de sa tasse à café, il l’emporte vers l’extérieur. Il rechigne d’habitude à fumer avant de chanter, comme s’il cherchait à préserver sa voix, mais aujourd’hui il entend faire une entorse au règlement qu’il s’impose. Jean-Paul et Jean allument un cigarillo, des Wilde Havana, tandis que Jean-Louis prend un cigare et Christophe une cigarette blonde. Ils fument en silence, entrecoupant les bouffées de tabac de gorgées de café. Serge Morchain, appareil photo autour du cou, se roule une cigarette, l’allume. S’approchant de Jean-Louis, il bredouille timidement :
— Je me demandais… heu… Est-ce que je pourrais inviter un copain à venir vous voir ? Enfin, je veux dire que…
— Tu veux des places ? C’est pas un problème. Pour quel concert ?
Ainsi mis à l’aise, le journaliste sourit d’un air entendu et précise :
— Ce serait pour celui de Brest ou, mieux encore, pour celui de Vannes qui clôturera la tournée. J’ai un copain, à Concarneau, qui est un grand fan. Ce n’est pas pour le prix du billet, c’est plutôt que je suis sûr que ça lui ferait plaisir de discuter un peu avec vous.
— Tu veux combien d’entrées ?
— Deux, c’est possible ?
— Bien sûr ! Dis-lui de venir assez tôt, qu’on ait le temps de causer un peu.
— Merci. C’est sympa… Maxime sera ravi de découvrir les coulisses.
— Vois avec Jean, c’est son rayon. Il va combiner la chose.
Il est un peu plus de vingt heures et une noria de voitures converge vers le parking de la Place du Commerce. Le bruit de la circulation couvre largement le ronronnement du groupe électrogène près duquel, à une bonne cinquantaine de mètres, l’électromécanicien veille à la bonne marche de son appareil. Par-delà les barrières mises en place depuis plusieurs jours par les employés communaux pour ceinturer le chapiteau et ses aménagements, les futurs spectateurs se pressent gentiment.
Comme souvent en Loire-Atlantique, le soleil est généreux et donne envie de profiter du début de soirée. Une balade digestive sur les quais que l’on aperçoit ou sur l’île Feydeau ne serait pas de refus, mais on va entrer dans l’ultime phase d’avant-concert. Le retour des fumeurs sous le barnum marque la fin de la pause. L’éclairagiste et un ingénieur du son rejoignent leur poste en face de la scène, pendant que l’autre technicien, Didier Haye, vérifie sur scène et en coulisses si tout est conforme.
*
Une grande cacophonie règne. On pourrait la croire joyeuse, mais elle transpire le stress des musiciens. S’habillant, se maquillant, accordant guitares ou s’échauffant la voix, tous s’efforcent de ne pas perdre de temps. Le Tro Breizh a été décidé trop précipitamment pour qu’Isabelle, la costumière attitrée, ait le temps de réaliser les modèles dessinés par Jean-Louis. Ils ne seront prêts qu’en septembre, soit pour la tournée programmée depuis le printemps dans une vingtaine de villes françaises et quatre dates en Belgique. Aussi, parce qu’il est inenvisageable que les Tri Yann se produisent en habits de ville, on a pioché dans les réserves et ressorti des costumes plus ou moins anciens. L’important étant qu’ils respectent le thème majeur du nouveau CD, le légendaire celtique en général et breton en particulier.
Ludovic Henriot arrive de l’entrée principale. Lorsqu’il écarte le rideau derrière lequel les hommes se préparent, on sait à ses yeux pétillants qu’il apporte une bonne nouvelle.
— Tout baigne dans l’huile ! Les trois cents places qu’il restait sont vendues, et les spectateurs ayant déjà leur billet sont presque tous là. C’est un succès !
Cette nouvelle met évidemment tout le monde en joie.
Cependant, la tension subsiste et plane, invisible mais curieusement dense.
— Merde, Jean-Louis ! Va fumer dehors !
— Oh, John ! Tu ne vas pas me…
— Ben si ! Tu sais que je déteste ça et tu fais exprès d’envoyer ta fumée dans ma direction !
Le trac agit. Les meilleurs amis du monde perdent un tantinet leur sang-froid pour ce qui, en d’autres circonstances, ne mériterait qu’un soupir à peine prononcé. La nervosité est presque palpable.
Jean-Louis écrase la cigarette à bout doré d’un coup de talon rageur, tandis que Jean hausse les épaules, faisant tressauter sur sa tête le suroît qu’il portait déjà lors de la tournée Tri Yann en concert, en 1996.
Un peu plus loin, Jean-Paul jette un coup d’œil dans un miroir, arrange une mèche de cheveux qu’il juge indisciplinée, et annonce en se retournant :
— Pour moi, c’est bon. Et vous ?
Tous signifient à tour de rôle d’un hochement de tête ou à voix haute qu’ils sont fin prêts. Le spectacle va pouvoir commencer.
— Donnez-moi cinq minutes, le temps que je m’envoie en l’air !
Jean-Louis s’éloigne en pouffant de rire, accompagné d’un technicien de maintenance. Il a en effet décidé d’une mise en scène à laquelle ses acolytes ont adhéré et qui requiert l’assistance d’un homme pour manœuvrer un palan.
Après quelques instants, les sept musiciens avancent au pied de l’escalier qui des coulisses, mène sur la scène. À l’extinction des lumières, commandée par Ludovic par interphone à Pascal Mandin, l’ingénieur du son en régie salle, ils escaladent les degrés pour rejoindre leur place.
Une acclamation accueille l’extinction des rampes de feux, synonyme de début du spectacle. Elle enfle encore quand les silhouettes se découpent sur la scène. Soudain, un spot de lumière bleue illumine Konan Mevel. Au son d’une flûte, il joue les premières mesures d’une ode à la nature. Tour à tour, rappelant en cela le Boléro de Ravel, d’autres instruments se mêlent à cet hommage aux rayons du soleil après un long et rigoureux hiver. C’est d’abord Jean-Paul Corbineau au triangle, puis Jean Chocun à la mandoline, Gérard Goron à la batterie, Freddy Bourgeois aux claviers, Christophe Peloil à la basse, et enfin Jean-Luc Chevalier à la guitare.
Pour les connaisseurs des Tri Yann, et ils sont nombreux ce soir, le compte n’y est pas : Jean-Louis Jossic, remarquable à sa chevelure d’un blond peroxydé, manque à l’appel. Prépare-t-il une entrée dont il a le secret ? Est-il tout simplement malade ? Dans ce cas, le public en aurait sûrement été informé… Alors ?
Les spectateurs n’ont pas le loisir de se questionner plus avant. Mettant un terme à la période d’expectative, dans un fracas de décibels et d’aveuglants éclairs, Jean-Louis apparaît… quinze mètres au-dessus de la scène ! Là où évoluent ordinairement les trapézistes, il s’inscrit dans un halo de lumière jaune alors que, sur la scène, les autres membres du groupe sont engloutis par la pénombre. Vêtu de noir à l’exception de ses improbables tennis vert fluo, il descend lentement vers le sol. Pédalant sur un vélo invisible, il effectue des bras des battements d’ailes qui impriment un mouvement de vagues à la grande cape noire qui le couvre et sous laquelle est caché le harnais qui le relie au filin d’acier, lui-même relié au palan.
— Salut Nantes ! hurle-t-il dans un tonnerre d’applaudissements.
Les musiciens, qui se sont arrêtés de jouer, reprennent leur mélodie au deuxième couplet pendant qu’il se pose et libère le câble d’acier qui remonte aussitôt de plusieurs mètres.
Jean-Louis les laisse poursuivre, les accompagnant au refrain et incitant le public à chanter avec eux ou à taper dans les mains. Pour s’assurer que les paroles du refrain s’ancrent dans les esprits, les Tri Yann le reprennent avant d’enchaîner avec le troisième couplet.
Martelée par les radios depuis une quinzaine de jours, et titre éponyme du nouveau CD, la première chanson est connue de la majorité des spectateurs.
Fort d’un chœur de trois mille personnes, le concert commence sur de bonnes bases.
Dans cette chanson, Jean-Louis, descendu du ciel, incarne l’hiver. Diabolique sous sa cape noire, il a pour mission de repousser les rayons du soleil. Mais la nature est bien faite et, petit à petit, il perd de sa malfaisance. De bonne grâce, il finit par céder. Sur scène, cela se matérialise par la chute de sa cape et de sa tenue sombre au profit d’une combinaison d’un jaune puissant et d’un masque que n’aurait pas renié sa majesté Louis XIV.
D’une main rendue experte par les exercices qu’il s’est imposés, il actionne un mousqueton sur le filin d’acier que le technicien a imperceptiblement ramené à hauteur d’homme. Tandis que le Roi Soleil monte au firmament, les musiciens célèbrent de leurs instruments la naissance du printemps.
Une ovation ponctue ce premier morceau lorsque la scène est plongée dans le noir. Se levant comme un seul homme, la foule salue cette magnifique introduction qui se révèle prometteuse. La soirée, aucun doute n’est permis, s’annonce exceptionnelle !
Éloge au courage des marins pêcheurs dans leur difficile labeur, le second titre du CD suit immédiatement. Ayant troqué sa flûte pour la cornemuse, Konan le lance. Il s’interrompt pour laisser place à Jean-Luc, à la guitare électrique, et à Jean, à la guitare acoustique à douze cordes. Ils jouent quelques notes puis… puis plus rien. Le noir le plus complet enveloppe spectateurs et musiciens, tandis que les micros se révèlent aussi inutiles que les instruments électriques.
Jean peste :
— Oh, la tuile ! Mais qu’est-ce qui se passe ? Dans l’obscurité, les visages des musiciens se tournent vers les emplacements de Jean et Jean-Paul, leaders et membres fondateurs du groupe avec Jean-Louis.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Gérard assis derrière sa batterie.
— On attend deux secondes, souffle Jean-Paul.
— Et Jean-Louis qui est là-haut ! s’inquiète Freddy. Il doit flipper.
— Je l’ai vu aller sur la plate-forme qui sert d’habitude pour les trapézistes, rassure Christophe. Il est en sécurité, il ne risque rien.
— On y va ! décide Jean. Jean-Paul, refais-nous le coup de Confolens !
— Tu crois ?
— Il faut absolument faire un truc. Vas-y, attaque ! Show must go on !5
Sans l’aide de l’éclairage de sécurité, Jean-Paul tâtonne pour mettre la main sur sa guitare acoustique. Pendant qu’il la saisit et passe la sangle par-dessus satête, Jean hausse la voix pour se faire entendre de l’ensemble du public.
— Messieurs-Dames, un problème technique indépendant de notre volonté nous oblige à modifier le programme. L’ami Jean-Paul, homme de ressources, va vous interpréter Le mariage insolite de Marie la Bretonne. À toi, Jean-Paul !
Faisant preuve d’une maîtrise sans faille, Jean-Paul Corbineau prend possession du public. Comme jaillissant du fond des ténèbres, sa belle voix troue l’espace et comble le manque de repères inhérent à l’absence de vision. Privés de ce sens, entraînés par la beauté de la mélodie, nombre de spectateurs ferment les yeux comme pour mieux développer leur ouïe et laisser la musique pénétrer par chacun de leurs pores.
« Elle a retiré son tablier
Pour mettre une robe de mariée
Elle a caché ses mains dans des gants
Et ses pieds dans des souliers blancs.
Elle s’est regardée dans le miroir
Et s’est trouvée belle. »
L’instant est magique, tellement magique que personne n’entonne le refrain. Seul avec sa gratte6 sèche, Jean-Paul poursuit pour le plus grand bonheur de tous et les emporte dans son univers.
À la fin de la chanson, l’ovation est à la hauteur de sa performance. Elle dure près d’une minute. Mais il faut improviser à nouveau car la panne n’est, semble-t-il, pas réparée.
— Maintenant, dit Jean, nous allons chanter a cappella, autrement dit « au son de la goule », La complainte gallaise. Prêts, les gars ? Un, deux, trois, quatre.
« C’est entre nous les jeunes filles C’est entre nous les jeunes filles Vous qui voulez ma lon la laaa Vous qui voulez vous marier…»
Dès les premières paroles de la chanson, les voix de l’assistance se mêlent à celles des Tri Yann. Dans une parfaite harmonie, artistes et public s’unissent pour un moment de pur bonheur qui n’était pas initialement prévu et qui, pour le coup, n’en est que plus beau.
Le courant ne revenant toujours pas, il faut toujours et encore meubler. Ils attaquent alors Le ménage. Toujours au son de la goule, avec pour tout accompagnement les guitares sèches de Jean-Paul et Jean-Luc et le soutien sans faille des trois mille choristes. En plein milieu de la chanson, l’éclairage est soudain remis en service, au désarroi de certains qui appréciaient l’insolite ambiance feutrée. Toutefois, nullement décontenancés, les chanteurs vont jusqu’au bout de l’alchimie qui s’achève par une énorme acclamation.
Jean-Louis Jossic profite du retour de la fée électricité pour descendre de son perchoir et rejoindre les coulisses. Avant de se diriger vers la scène, il se renseigne auprès de Ludovic sur l’origine de la coupure de courant.
— L’électromécanicien est parvenu à réparer, répond le régisseur, mais je ne connais pas l’origine du problème. Je sais seulement qu’il a déserté son poste pour suivre le concert depuis les coulisses. C’est pendant ce laps de temps que le groupe électrogène s’est arrêté.
— Quel con ! Tiens-nous au courant, c’est le cas de le dire, si cela risque de se reproduire. Allez, j’y retourne. Ils sont chauds bouillants, ce soir.