Vendetta à Auray - Stéphane Jaffrézic - E-Book

Vendetta à Auray E-Book

Stéphane Jaffrezic

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Beschreibung

Des vacances qui s'annoncent plus mouvementées que prévu...



Maxime Moreau et sa compagne Murielle Garrec sont invités pour une semaine chez des amis à Auray. Au début, l’ambiance décontractée est de rigueur, mais une embrouille va ternir la première journée.
Dès le lendemain, un nouvel incident est signalé. Le troisième jour, une catastrophe va nécessiter l’intervention de la gendarmerie locale.
Même en vacances, Maxime Moreau va devoir mener une enquête officieuse pour tenter de découvrir ce que cache la répétition de ces faits.


Retrouvez votre enquêteur préféré, Maxime Moreau, dans cette nouvelle affaire palpitante !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Stéphane Jaffrézic est né et habite à Concarneau. Il est auteur de deux titres pour la collection Pol’Art, une intrigue autour de Paul Gauguin, l’autre de Paul Sérusier, et de quinze titres pour la collection Enquêtes et Suspense. Le personnage central de cette série est Maxime Moreau. Stéphane Jaffrézic organise des murder partys et est membre du collectif d’auteurs "L’Assassin Habite Dans Le 29”.
Le Blog de l'auteur : http://stephanejaffrezic.blogspot.com

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À ma mère, Nicolle, partie rejoindre Bernard, son mari, mon père, le 12 avril 2021. Tu nous manques, Maman. Je t’aime.

En toute humilité, je tiens à remercier celles et ceux qui m’ont grandement aidé pour faire de ce livre ce qu’il est, en particulier :

— Dominique Quéroué et Pascal Tanguy, pour leurs assistances techniques ;

— Clément Robert, Lydia Dréan, Caroline Glain, du service Archives et Patrimoine de la mairie d’Auray ;

— Élisabeth Mignon, Nadine Caradec, ma sœur Corinne, ma fille Chloé, Clément Salomon, pour leur relecture on ne peut plus pointue ;

— Toute l’équipe des Éditions Alain Bargain, pour leur remarquable travail depuis tant d’années.

I

Samedi

— Élise et Steven, tu les connais déjà. Tu verras, le reste de la famille est super sympa. Élise et Axelle sont sœurs, Sébastien est le mari d’Axelle. Chaque couple a deux filles charmantes.

— Je n’en doute pas. Ce que j’espère, c’est que nous n’aurons pas constamment les deux familles sur le dos.

— Mais non, ne t’inquiète pas. On sera un peu à l’écart, on aura une petite maison rien que pour nous deux. Évidemment qu’on les verra de temps en temps, voire tous les jours, mais ils ont autre chose à faire que de nous coller aux basques. Max, pour moi aussi les vacances sont synonymes de tranquillité, alors hors de question qu’ils soient trop envahissants. Sinon, on saura le leur faire comprendre, en usant d’un minimum de diplomatie.

— Je te sais très douée pour cela.

Alors que dans le rétroviseur extérieur je vois débouler un Fangio, je me concentre sur ma conduite. Murielle, un sourire aux coins des lèvres, tourne la tête vers la vitre pour se repaître du paysage, s’attardant sur une montgolfière, ce qui n’est pas fréquent dans la région. Rouge comme une tomate, celle-ci est comme un confetti sur le ciel bleu azur. De là-haut, l’aérostier et ses passagers doivent avoir une vue exceptionnelle sur la ria d’Étel, dont ils se rapprochent. Au gré du vent et de leurs trajectoires aériennes, leurs regards doivent absorber des kilomètres carrés de panoramas variés, alternant du vert des zones boisées ou cultivées au bleu sombre de la rivière, et plus loin le bleu plus clair de l’Atlantique à perte de vue. Sans doute doivent-ils distinguer la presqu’île de Quiberon, et plus loin Belle-Île-en-Mer, la bien nommée.

Murielle est heureuse, elle se sent bien. Les deux semaines de vacances ne pouvaient mieux débuter. Il est convenu que nous passions la première dans le Morbihan, chez Élise, rencontrée par Murielle il y a un peu plus de vingt ans à l’école d’infirmière de Brest. Des liens se sont tissés, mais, diplôme en poche, la vie professionnelle les a séparées. Il n’empêche qu’elles ont continué à prendre régulièrement de leurs nouvelles, que ce soit par téléphone ou en ligne. J’ai fait la connaissance d’Élise et Steven Pourriou il y a un mois seulement, lorsque le couple alréen est venu passer un week-end chez nous. Et dans la foulée, ils nous ont invités chez eux, sans limite de temps. La deuxième semaine, nous reviendrons à Concarneau, où nous nous lancerons dans des travaux de tapisserie, nous accordant des moments pour souffler, Murielle souhaitant peindre et dessiner. Pendant ce temps, j’essaierai d’avancer le roman policier que j’ai commencé d’écrire il y a un bon moment, et dont je n’ai qu’une trentaine de pages sur mon ordinateur. Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, farniente et balades seront au programme.

À la radio, le flash-info de quinze heures détaille les nouvelles quand nous quittons la voie express par la bretelle qui dessert Auray et Quiberon. Murielle joue son rôle de copilote, m’indiquant comment ne pas entrer dans Auray mais dans une zone d’activité que nous traversons avant de prendre la direction de Crach. Nous passons sur un pont qui enjambe la voie express, et après quelques minutes nous empruntons une route sur la gauche, et peu après une autre plus étroite sur la gauche encore. Un panneau indique qu’il s’agit d’un cul-de-sac. Un hameau de quelques maisons, et nous poursuivons sur cinq cents mètres pour parvenir à destination. Il y a cinq habitations, deux d’un côté, trois de l’autre, et derrière chacune une construction assez ancienne et des bâtiments de ferme.

— C’est là, fait Murielle en montrant une maison de style contemporain. Même en raison du ravalement qui mériterait d’être refait, il est indéniable qu’elle a une quinzaine d’années.

Le portail étant fermé, je me fais la réflexion qu’en raison de la faible circulation, je ne gênerai pas beaucoup si je reste stationné sur une partie de la voie. En sortant de la voiture, je constate que, de cet emplacement, nous ne disposons pas d’un point de vue sur la mer, mais comme la route monte encore sur je ne sais quelle distance, je me fais la promesse que j’irai rapidement faire mon curieux, pour englober la plus large vue possible.

Alors que Murielle s’apprête à poser la main sur la poignée du portail, Élise vient à notre rencontre. Cheveux blonds frisés naturellement, descendant en cascade plus bas que les épaules, petites taches de rousseur qui ajoutent à son charme, Élise est une belle femme dont le sourire éclatant dévoile la joie de vivre. Près d’elle, un bouledogue français chemine, ses petites pattes ayant un peu de difficulté à suivre la vitesse de sa maîtresse.

— Ah, vous voilà. Je suis super contente que vous soyez là.

En dépit de la Covid qui n’en finit pas de nous pourrir la vie, elle serre Murielle dans ses bras, et l’embrasse goulûment sur les joues. Elle a plus de retenue envers moi, mais son plaisir n’est pas feint.

— Heu, Max, tu devrais rentrer ta voiture dans l’allée, on ne sait jamais.

— Pourquoi, tu as peur qu’on me la vole ? Il y a un fort taux de délinquance dans la région ?

Mes traits d’humour ne la font pas rire. C’est la mine contrariée qu’elle réplique :

— La voler, non, mais l’abîmer. Les voisins sont spéciaux. Impossible de s’entendre avec eux.

— Ne t’inquiète pas, je le fais tout de suite.

— Viens là, Frenchi ! ordonne-t-elle à son compagnon à quatre pattes.

Quand je rejoins les deux femmes, Élise explique :

— La maison à côté, c’est celle d’Axelle, ma sœur, chez qui les filles étaient lors de notre week-end à Concarneau. En face, ce sont trois frères. Un est assez sympa, mais il nous évite, sinon ses frangins le lui reprocheraient.

— Bonjour l’ambiance, soupire Murielle. C’est incroyable, vous n’êtes pas nombreux, et il suffit d’une brebis galeuse pour ternir les relations de bon voisinage.

— Il n’y a pas qu’une brebis galeuse, c’est tout le troupeau. Enfin, on ne va pas se prendre le chou, l’important est que vous soyez là. Venez, je vais vous montrer votre petit nid d’amour.

Contournant la maison, nous en découvrons une autre, de dimensions plus réduites, mais toute en élégance avec ses deux portes-fenêtres qui donnent sur une terrasse de trente mètres carrés, et sur laquelle deux transats sont côte à côte, comme s’ils n’attendaient que nous.

— Comme je vous l’ai dit, annonce Élise, il n’y a qu’une chambre, une pièce à vivre, et les sanitaires, mais j’espère que cela vous plaira.

— Il ne nous en faut pas plus, s’extasie Murielle. Rien que la terrasse, j’adore.

Je dois admettre qu’il ne faudrait pas me proposer deux fois de m’asseoir sur une chaise en rotin et sur son coussin, que je devine moelleux.

— Voyez, nous serons très proches. N’hésitez pas, s’il vous manque quelque chose. À partir de demain, vous aurez votre indépendance, mais ce soir vous mangez avec nous. Ce n’est pas négociable, j’ai prévu ce qu’il faut pour un barbecue.

— C’est trop génial, s’exclame ma chérie en entrant dans la pièce qui fait office de salle à manger, et qui dispose d’un coin salon et d’une kitchenette.

— Il y a même la télé, mais j’espère que le temps clément va se maintenir suffisamment longtemps pour que vous ne soyez pas contraints de rester enfermés.

— On fait un deal, dit Murielle en me regardant, le premier qui l’allume a un gage.

— Quel genre de gage ?

— On verra. À chacun de décider si l’autre allume la télé.

— Ça me va ; pendant une semaine, je coupe tout contact avec le monde extérieur. Pas d’information, pas de publicité, qu’on me prévienne seulement si une guerre est déclarée.

— C’est enregistré, Maxime Moreau. Élise, tu travailles quand la semaine prochaine ?

— J’ai trois jours devant moi, je reprends mardi à l’EHPAD1. Déchargez vos bagages, et venez nous rejoindre quand vous serez prêts, claironne-t-elle en rebroussant chemin.

Il n’y a pas à dire, ce cocon correspond exactement à la description faite il y a un mois, quant à l’énoncé de nos vacances et de notre envie de bouger. Sans que nous penchions pour une destination plus qu’une autre, Élise et Steven avaient suggéré la petite maison qu’ils louent habituellement, et qu’ils nous prêtent gracieusement pour la semaine. S’il est clair qu’un séjour près de ce qu’ils dénomment la presqu’île ne se refuse pas, il est tout aussi évident qu’ils n’auront pas affaire à des ingrats, et que nous saurons les récompenser à la hauteur de la joie qu’ils nous font, même s’ils ne veulent pas entendre parler d’argent.

Sans prendre le temps de vider l’unique valise et le sac de voyage que nous avons apportés, nous rejoignons notre hôtesse. Sur la terrasse de sa maison, autour d’un café, nous parlons de tout et de rien, jusqu’à ce qu’elle nous montre une carte de la région.

— J’aimerais tout voir, émet Murielle, les yeux grands ouverts pour illustrer sa soif de découverte.

— En une semaine, c’est impossible. D’ici, vous pouvez rayonner dans toutes les directions. Il y en a pour tous les goûts, entre les sites mégalithiques, et je ne pense pas seulement aux alignements de Carnac, les monuments historiques, la campagne, la mer…

— Arrête, plaisante Murielle, où j’appelle ma cheffe de service pour qu’elle me mette en congé illimité.

— Il y a de fabuleuses balades à faire. Pour des sportifs comme vous, il y a de quoi se régaler en circulant à vélo sur les voies vertes, à votre rythme, ou en louant un canoë.

— Pas bête, fais-je, ma passion pour les sports nautiques ne se limite pas à la plongée sous-marine.

— Gardez la carte, elle pourra vous servir. J’en ai tout un stock, que j’offre aux locataires.

Quand Élise se lève pour aller répondre au téléphone dont on entend retentir la sonnerie, je demande à Murielle si elle a une idée sur ce que nous allons faire de l’après-midi.

— Il faut qu’on achète le minimum, comme du café et des fruits et légumes. On va aussi prendre une bouteille de vin, pour ce soir, et des bricoles. Ça te va ?

— Oui. Il faudra bien, on ne va pas vivre à leurs crochets.

Lorsque Élise est de retour, nous l’informons de notre planning.

— Vous êtes libres, les amoureux. Ici, pas de stress, pas de contrainte. Ou si, une seule : ce soir, venez avec votre bonne humeur habituelle, et il n’y a pas de doute, nous passerons une bonne soirée.

*

Sans descendre de voiture, ou alors pour de courts instants, tant il était impossible de ne pas s’arrêter car nous étions littéralement sous le charme de différents sites, nous nous sommes baladés tout l’après-midi vers Locmariaquer, Saint-Philibert, et enfin La Trinité-sur-Mer. Nous voulions nous faire une idée globale de la région, avant de revenir le ou les jours suivants pour approfondir notre soif d’en découvrir les moindres recoins. Quelques achats dans un supermarché pour remplir le réfrigérateur, et chez un caviste pour ne pas débarquer chez nos hôtes les mains vides, et à contrecœur nous sommes revenus à notre point de chute. Le portail fermé, sûrement pour éviter une fugue de Frenchi, je me gare sur le côté, veillant à ne pas empiéter sur la route.

Nos emplettes rangées, lestés de deux bouteilles, dont un saumur-champigny conseillé par le caviste qui nous en a dit le plus grand bien, nous allons sur la terrasse de nos amis. De la fumée s’échappe du barbecue. Une porte-fenêtre étant ouverte, nous nous en approchons.

— Il y a quelqu’un ?

— Oui, je suis dans la cuisine. Venez !

Un tablier autour de la taille pour ne pas salir sa robe blanche, Élise prépare des brochettes, alternant champignons, tomates cerises, poivrons rouges ou verts taillés en carrés, dés de bœuf ou de viande blanche, ou encore foie de veau. Si l’aspect visuel est garanti, le gustatif devrait être lui aussi au rendez-vous.

— Steven est sous la douche, il ne va pas tarder. Les enfants ! Venez dire bonjour à Murielle et Maxime !

Lorsque deux jeunes filles arrivent, un relent de timidité les conduit à hésiter sur la marche à suivre. Il faut les encouragements de leur mère pour qu’elles parcourent les trois mètres nous séparant.

— Daphné et Mylène, vous vous souvenez de Murielle ? Et voici Maxime, son mari.

Je pourrais sursauter en découvrant ainsi que ma chérie et moi sommes unis par les liens du mariage, mais il s’agit d’une formule toute faite pour simplifier les présentations. Polies, les filles nous déposent une bise sur chaque joue.

— Bonjour, Daphné. Bonjour, Mylène. Ça me fait plaisir de vous voir, assure Murielle. La dernière fois, c’était il y a deux ans. Comme vous avez grandi !

— Bonjour, Mesdemoiselles. C’est la première fois que je vous vois, je travaillais ou j’étais de permanence quand vous veniez à la maison ou lorsque Murielle venait ici.

— C’est chez eux que votre père et moi sommes allés il y a un mois, explique la maman.

Daphné et Mylène reprenant la direction de leurs chambres, je lève les bouteilles à la hauteur de mon visage.

— Nous avons prévu le liquide. L’avantage, c’est que le contenu de ces flacons s’accommode à tous les plats.

— Il ne fallait pas, Maxime, on a ce qu’il faut. Mais maintenant qu’elles sont là, pose-les sur la table, et débouche celle que tu veux. Le tire-bouchon est sur le comptoir.

— Je peux t’aider ? s’inquiète Murielle.

— J’ai presque terminé. Mets le couvert, si tu veux. Les assiettes sont là, dans le meuble.

— On mange à l’intérieur ou à l’extérieur ?

— Sur la terrasse ! lance Steven en entrant dans la pièce. Il faut en profiter tant qu’on le peut encore. Comment ça va, les amis ?

La journée de labeur terminée, lavé et rasé de près, il a enfilé un polo, un short et des tongs pour être parfaitement à son aise. S’il n’est pas physiquement impressionnant, son métier d’agriculteur, connu pour ne pas être de tout repos, l’a indéniablement rompu aux travaux de force, comme en témoignent des bras musculeux, sans pour cela s’apparenter à ceux d’un culturiste. Une bise pour Murielle, une franche poignée de main pour moi, et il poursuit :

— Ils annoncent un temps moins clément pour la fin de la semaine, alors tant qu’il y a un rayon de soleil, savourons-le comme il se doit ! Les filles sont là ? demande-t-il à sa femme.

— Oui, elles font leurs devoirs. L’année scolaire vient de débuter, et elles en ont déjà des quantités astronomiques. Elles ont des interrogations demain, alors elles bûchent leurs cours.

— Je vais voir comment est le feu. Tu viens, Max ?

Délestant Murielle de la pile d’assiettes qu’elle s’apprêtait à emporter dehors, je le suis.

— C’est ta ferme, j’imagine, dis-je en disposant les assiettes sur la table tout en regardant vers les bâtiments érigés à plus de deux cents mètres derrière la maison.

— Oui. Enfin, pour respecter la vérité, c’était celle des parents d’Élise et Axelle. Seb et moi l’exploitons. Oh, ça commence à prendre. Je vais ajouter du charbon de bois.

— Vous êtes associés ?

— Oui, fait-il en attrapant un sac au pied du barbecue. La vie est drôlement faite, tu vois. J’ai toujours été attiré par ce métier. J’ai fait mes études dans un lycée agricole, à la surprise de mes parents, qui ignoraient tout de cette profession, car ils étaient profs tous les deux. J’ai fait des stages dans plusieurs exploitations, et toujours je me demandais comment je ferais pour m’installer, quelle superficie il me faudrait pour en tirer un salaire décent, enfin toutes ces questions qu’on se pose avant l’entrée dans la vie active. Et puis j’ai rencontré Élise. On est tombés amoureux, on se voyait le plus souvent possible. On se suffisait tellement tous les deux que jamais on ne parlait de notre famille, ou très peu. Un jour que nous discutions de notre avenir, je lui ai dit que je voulais m’installer, acheter une ferme et des terres. C’est seulement à ce moment-là qu’elle m’a dit que son père était agriculteur, et que Sébastien, son beau-frère, travaillait avec lui depuis un an. Usé par le boulot, leur père avait de plus en plus souvent des problèmes de santé, si bien que Seb écopait de grosses corvées. Il avait de l’ambition, il voulait développer cette affaire en achetant des terrains agricoles. De l’ambition, je n’en manquais pas, moi non plus. J’ai fait mon dernier stage ici, avec Seb, car leur père était hospitalisé à Vannes. Sitôt mon examen en poche, à la fin de mes études, il m’a embauché.

— C’est une belle histoire.

— Oui. Tous les jours, je me rends compte que j’ai eu beaucoup de chance. Tu n’as pas soif ? Une bière ?

— Pourquoi pas ?

— Je me lave les mains, dit-il en me les montrant, tachées de marques noires, et je passe par le frigo.

Il s’absente et revient, porteur de deux bouteilles d’une bière ambrée.

— Tiens, Maxime. Tchin !

— Tchin !

— Au bout de deux ans, un jour que Seb et moi étions occupés sur un champ éloigné, les deux sœurs ont eu une conversation. Partant du principe que les deux couples parlaient mariage et enfants, ce qui était des signes de stabilité, elles ont décidé de revoir la situation en la modifiant. C’est ainsi que, du jour au lendemain, je n’étais plus l’employé mais patron au même titre que Sébastien. Sans que j’en sois averti, elles ont proposé qu’on s’associe.

— Il faut croire qu’il appréciait ton travail, mais aussi qu’il t’appréciait, toi, en tant qu’homme.

— Oui, faut croire, émet-il en rosissant un peu, gêné par le compliment. Bref, voilà comment je suis arrivé ici, et comment j’ai été accueilli par un beau-frère comme j’en souhaite à tout le monde.

— C’est sûrement aussi, et surtout, parce que tu as des qualités.

— Oui… Ah, Frenchi ! Je trouvais bizarre que tu ne sois pas encore venu me dire bonjour.

Il caresse son chien, puis le prend sur ses genoux, insensible aux petites griffes qui tracent de fines rayures sur ses cuisses.

Un étrange silence s’installe. Il est des instants où il n’est pas nécessaire de parler, de… Un long coup de klaxon clôt le bec des oiseaux qui nous enchantaient de leurs sifflets joyeux.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’interroge Steven, avant de se rembrunir. Max, où as-tu garé ta voiture ?

— Sur la route, mais en veillant à laisser un passage suffisant.

— Oh, merde ! Viens !

Frenchi retrouve le plancher des vaches, et cela pas seulement parce que nous sommes à proximité d’une ferme. Déjà, Steven a quatre ou cinq mètres d’avance sur moi. Je ne pensais plus à la recommandation d’Élise en début d’après-midi. Penaud, navré de le mettre dans l’embarras, je le suis.

Contournant la maison, nous voyons un homme au volant de sa voiture. Il ne masque pas son irritation, et s’en ouvre oralement.

— Y en a marre ! C’est quoi, ces nazes qui se garent n’importe comment ?

— Désolé. On va vite déplacer la voiture, fait Steven pour tempérer le coléreux.

— Y a intérêt, sinon je la défonce ! Allez, magnez-vous !

La logique voudrait que je fasse demi-tour pour aller chercher la clé, mais il convient avant tout de calmer l’individu, dont je distingue maintenant les traits. Cheveux ras après le passage d’une tondeuse, visage rond, il semble d’un bon gabarit.

— Toutes mes excuses, Monsieur. Je me suis garé rapidement et…

— Pas de bavardage ! Allez, vire ta chiotte !

— Soyez correct. J’en ai pour quelques secondes.

Pour mieux exprimer son exaspération, il se mord les lèvres et expédie un puissant souffle censé le calmer, tout en dénonçant son peu d’estime à notre endroit.

Je fais demi-tour, et pars en petites foulées. Avisant Murielle et Élise, attirées par le klaxon et les éclats de voix, je les rassure d’un clin d’œil, et leur suggère d’ignorer l’incident. Une quinzaine de secondes m’est nécessaire avant de revenir. Entre-temps, la situation a dégénéré. L’homme est sorti de sa voiture, et se tient face à Steven, qu’il dépasse de près d’une tête. Deux autres hommes marchent vers le lieu du conflit, sortis de leurs maisons de l’autre côté de la voie, tandis qu’un autre, Sébastien, je suppose, est devant le portail de la maison voisine de celle d’Élise et Steven.

— Holà, on se calme ! ordonné-je en élevant la voix.

Mon intervention n’ayant aucun effet, j’accélère le rythme de mes foulées. C’est le moment que choisit l’escogriffe pour attraper à pleines mains le col du polo de Steven. Celui-ci se débat, tente de contraindre l’autre de lâcher prise, mais sans succès tant le coléreux a de la poigne.

— Pas de ça ! Tu le lâches, ou ça va mal se terminer !

Si tout à l’heure je l’ai vouvoyé, le souvenir de son tutoiement irrévérencieux et l’urgence du moment m’amènent à en faire de même. Plus que les paroles, c’est le ton de ma voix qui ramène la brute à la réalité… mes mots aussi, finalement, parce qu’il réagit :

— Quoi ! Tu crois que tu me fais peur ! Je voudrais bien voir ça.

— Laisse tomber, t’auras pas le temps de comprendre ! Je déplace ma bagnole, tu passes et on n’en parle plus. Allez, lâche-le !

Mon ton s’est radouci sur la fin, mais pas la détermination qu’il lit dans mon regard. Il tire Steven vers lui, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre, et assène.

— Dégage, connard ! Tu n’auras pas une deuxième chance. La prochaine fois…

Sa liberté recouvrée, Steven fait un pas en arrière, contrairement à son antagoniste. Trois hommes ont accouru, prêts à s’en mêler. Si j’ai bien compris la composition familiale du quartier, et en tenant compte que deux se placent près du présumé violent et un à droite de Steven, nous sommes désormais six hommes, trois de chaque clan serais-je tenté de penser, guettant une réaction, un regard, un mot, pour se lancer dans la bagarre. Électrique, la situation pourrait dégénérer, aussi est-ce en laissant suer ma bonne volonté que j’annonce :

— Je déplace ma voiture, vous passez et ça s’arrête là.

Avant d’agir comme indiqué, j’attrape Steven par le bras, le fais reculer de trois mètres, puis opère de même avec celui qui doit être Sébastien. Cinq paires d’yeux braqués sur moi, sans compter celles de nos femmes ou compagnes, je marche vers ma voiture en la déverrouillant à distance. Conduisant lentement, je m’avance dans la propriété de Steven, qui a ouvert le portail et qui retient son chien pour éviter qu’il ne s’échappe.

Dans le rétroviseur, je vois Steven refermer le portail après le passage de Sébastien, alors que le coléreux ouvre sa portière en grommelant son courroux ou une menace, et que ses frères repartent en marchant. Ça semble réglé, l’incident est clos.

— Maxime, je te présente Sébastien, le mari d’Axelle.

— Bonsoir, Sébastien.

— Merci d’être intervenu, dit celui-ci, sensiblement du même âge que nous, portant barbe et moustache qui font ressortir des yeux d’un bleu-vert incroyable de pureté. Vous avez empêché que ça se transforme en bagarre générale.

— Normal, j’ai fait une bêtise en me garant à l’extérieur. La prochaine fois, je ferai attention. Sébastien, on se tutoie ?

— Oui, agrée-t-il dans un sourire, ce sera plus facile.

— Vous mangez avec nous, Seb ? interroge Steven en usant du mot « vous » pour ramener à sa famille et non à lui seul. On fait un barbecue.

— C’est exactement ce qu’on allait faire. Je vais chercher Axelle et les filles. Et j’apporte ce qu’on avait prévu.

Rassérénées, les femmes sont entrées se servir un verre, avant de nous rejoindre sur la terrasse.

— Heureusement que tu as gardé ton self-control, me félicite Murielle, une pointe d’ironie dans la voix, sinon ça partait en live. Il aurait fallu sortir la trousse à pharmacie pour vous soigner.

— Il est complètement à la masse, commente Élise. Ludovic est le pire des trois. C’est l’aîné, et aussi le plus costaud.

— C’est vrai qu’il est balaise. Comment se prénomment les autres ?

— Yannick et Nicolas.

— Leur nom de famille ?

— Combrait.

Je garde les identités dans un petit coin de ma mémoire. Qui sait, s’ils persistaient à nous pourrir la vie, je me renseignerais sur leur pedigree.

— Il y a une raison pour qu’ils agissent ainsi, ou sont-ils tout simplement cons ?

— C’est compliqué, commence notre hôtesse avant de s’asseoir entre Murielle et moi. Ludovic et Yannick ont succédé à leurs parents, qui possédaient la ferme bâtie derrière leurs maisons. Nicolas a monté son entreprise de menuiserie. Tous les trois ont fait construire sur le terrain juste en face. Ils font bloc, nous aussi.

— Comment s’entendaient vos parents et les leurs ?

— Mal. Et avant eux, leurs parents aussi.

— Non ! Une histoire de générations. Il y a une raison à cela ?

— Oui… et non ! Un peu plus loin, au bout de la route, il y a un terrain que nos deux familles se disputent depuis toujours. Résultats des courses, il est à l’abandon. S’il prenait l’envie aux Combrait de le travailler, ou à Steven et Seb, ce serait déterrer la hache de guerre. Alors personne ne s’en approche.

— Comment ça se fait ? Il y a un vide juridique ?

— Un vide sidéral, dit-elle en se levant et en prenant la direction de la porte-fenêtre. Nous possédons, et les Combrait aussi, un document qui atteste de la propriété des deux familles pour un seul et même terrain. Comment ça a pu arriver ? Personne ne le sait, mais comme chaque famille se base sur ce titre de propriété, la situation est au point mort depuis des lustres. Je m’étais rendue à la mairie, il y a quelques années, mais personne n’a pu me donner de précisions. Même chose chez le notaire. Du coup, j’ai laissé tomber.

Elle disparaît quelques secondes, et revient en ouvrant un dossier assez fin.

— Voici le document sur lequel nous nous appuyons, fait-elle en montrant une pochette plastique dans laquelle est placée une feuille de petit format, jaunie par le temps. C’est signé d’un certain Yves Plounec, qui établit que le terrain nous appartient. Le problème repose sur le fait que les Combrait ont le même.

— Original ! Qui croire ?

— Toute la question est là.

— Qui était Yves Plounec ?

— J’ai procédé à quelques recherches, il y a longtemps. Il est né à Brech en 1866, et nul ne sait quand il est décédé. Nous supposons que le terrain lui appartenait, et qu’il en a fait don à ses voisins, mais aucun acte officiel à cent pour cent ne peut valider cela. D’où le conflit qui traverse les époques !

L’arrivée de Sébastien, accompagné de sa femme et de ses filles, apporte une diversion. Des embrassades, puis Bérénice et Sandra vont retrouver leurs cousines, pendant que Steven et son beau-frère disposent sur la grille merguez, saucisses et brochettes. Élise nous présente Axelle, une brune au teint mat, légèrement enrobée, au sourire éclatant. Les deux sœurs ne se ressemblent pas du tout.

— On a le temps de boire un verre avant que ce ne soit cuit ! annonce joyeusement Steven quand il a rempli sa mission. Qui veut quoi ?

Les commandes passées, les beaux-frères entrent dans la maison, nous donnant pour consigne de les laisser gérer.

— Quand vous étiez enfants, croit deviner Murielle, ce ne devait pas être facile avec de tels voisins ?

— On faisait comme nos parents, on les ignorait, répond Élise. Ça aurait chauffé à la maison si Axelle ou moi les avions fréquentés. On aurait entendu parler du pays, tu peux me croire.

— Pareil pour eux, je suppose, renchérit Axelle.

— Allez, avouez, taquine Murielle, aucun ne vous draguait, à l’adolescence ?

— Tu es folle ! Notre père nous aurait interdit de sortir.

— Et maintenant, si vos enfants jouaient avec les leurs, qu’est-ce que ça donnerait ?

— Impossible de le savoir, dit Axelle pour clore le débat. Et puis, la question ne se pose pas parce qu’ils n’ont que des fils, et nous des filles.

— Ce qui serait marrant, s’entête ma chérie, que le mélodrame amuse, c’est qu’un jour l’une d’elles s’amourache de l’un d’eux. Ça mettrait du piment dans les relations de voisinage.

— Je ne t’explique pas le jour du mariage, s’amuse Axelle. Pendant le repas, les deux clans se regarderaient en chiens de faïence, et le bal finirait en bataille rangée.

— Mumu, plutôt que de dire des bêtises, viens donc avec moi chercher des assiettes supplémentaires.

1. Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

II

Dimanche

Durant notre séjour, Murielle et moi avons décidé de vivre à notre rythme, nous passant de montre. Mais pas seulement. Nos téléphones portables donnant l’heure, nous les laissons eux aussi dans notre nid douillet, nous accordant le droit de les allumer uniquement le soir, au cas où quelqu’un chercherait à nous joindre. En écoutant ou en lisant les messages ponctuellement, il conviendra de juger de leur importance pour prendre contact, ou non…

Comme n’importe quel autre jour de la semaine, Steven et Sébastien étaient au boulot. Nous les avons aperçus près de la ferme, et un signe de bras a souligné qu’eux aussi nous avaient vus. En constatant que les volets de l’étage étaient fermés, nous sommes partis en faisant un minimum de bruit pour ne réveiller personne.

Murielle mettait un point d’honneur à revoir Quiberon, où elle n’avait pas mis les pieds depuis une quinzaine d’années. Nous avons roulé vers la presqu’île. Après Plouharnel, le problème majeur pour atteindre Quiberon est qu’il n’y a qu’une route, comme une épine dorsale. Si durant la saison estivale les embouteillages sont quasi permanents, en ce mois de septembre, nous y sommes parvenus dans un délai raisonnable.

Sur place, l’enseigne d’un loueur de bateaux à moteur nous a attirés, mais la surface de l’eau, lisse comme un lac, combinée à notre désir de nous dépenser physiquement, nous a fait opter pour un canoë. Après un rythme lent le long de la plage, de vigoureux coups de pagaies nous ont conduits vers la Côte sauvage. Sur le sentier côtier, nous apercevions des randonneurs, sac à dos, casquette et bâton. D’autres marchaient plus lentement, les yeux rivés sur la mer. Après une pointe rocheuse et l’isthme de Penthièvre, nous avons longé la plage de Sainte-Barbe, où trois adeptes du cerf-volant devaient regretter le manque de vent pour mieux tirer profit de leurs engins. Une soudaine envie de nous baigner nous a poussés à mettre à sec notre petite embarcation. Un bain dans une eau à environ vingt degrés, et ce fut le pique-nique, conservé dans le caisson étanche fourni par le loueur. Un nouveau bain et, revenant non pas sur nos pas mais sur notre sillage, nous avons mis le cap sur Quiberon.

Le matériel restitué à son propriétaire, nous nous sommes comportés en parfaits touristes. À la terrasse d’un bar, nous avons commandé des boissons fraîches, sans alcool, notre première soirée ayant été un peu trop arrosée.

— Max, ce ne serait pas un des voisins, là-bas, en train de discuter avec un autre gars ?

Lunettes de soleil sur le nez, regard braqué vers la mer où des voiliers disparaissent petit à petit à l’horizon, je ne pense à rien. Je me laisse vivre, je savoure l’instant présent. Je suis sur le point de répondre que je m’en contrefiche, mais il n’est pas dans ma nature d’être désobligeant.

— On dirait, oui. Il a bien le droit de papoter.

— Oui, bien sûr… S’il nous reconnaissait, tu crois qu’il serait virulent ?

— Il n’y a pas de raison. S’il est monté un peu dans les tours hier soir, c’est parce que son frangin a fait ce qu’il fallait pour envenimer la situation. Un coup de klaxon, et c’était réglé, mais cet abruti a voulu faire le mariole.

Une gorgée de Perrier, et je contemple de nouveau la grande bleue.

— Où veux-tu aller, maintenant ?

— Je ne suis pas allée à Carnac depuis une éternité. Ça te branche, les alignements ?

— Tout me branche, vieille branche.

Ma saillie improvisée la fait pouffer alors qu’elle portait son verre à ses lèvres.

— Oh, j’ai failli avaler de travers ! Non, sérieux, j’ai un peu oublié les lieux. Je m’en souviens, c’est évident, mais je n’ai qu’un vague souvenir.

— Vos désirs sont des ordres, belle dame.

Montrant ma carte bancaire, je fais signe à la serveuse que je souhaite payer l’addition. Tandis qu’elle s’occupe de la transaction, je vide mon verre, Murielle le sien.

— C’est le menuisier, dit Murielle en faisant référence au frère Combrait. Son fourgon est un peu plus loin, son nom est inscrit dessus.

— Tu ferais une bonne enquêtrice. Allez, arrête de te prendre le chou avec cette histoire. Nous sommes là pour passer du bon temps, pas pour nous soucier des problèmes de voisinage de nos amis.

— Je ne me prends pas le chou, je dis simplement que je ne me suis pas trompée.

— Viens, chérie, fais-je en posant un bras sur ses épaules, ce qui est une façon comme une autre d’éluder le sujet et d’y mettre un terme.

— Tiens, je ne suis plus une vieille branche ?

— Tu n’es qu’un rameau. Allez, go, et interdiction de porter un minimum d’attention au menuisier.

*

Magnifique journée, que ce soit sur le plan météorologique ou sur son contenu. Au milieu des alignements de Carnac, la magie a opéré, nous amenant à philosopher sur ce qui avait pu, il y a cinq mille ans, donner force et conviction à des hommes pour tailler, transporter et planter ici près de trois mille mégalithes. Nul ne le sait, et sans doute que nul ne le saura jamais, mais nos propos, souvent prononcés à voix basse sans que nous y fassions attention, comme si nous craignions de déranger des esprits virevoltants sur la lande, étaient empreints de gravité. Étrange impression que de se sentir tout petits, vulnérables sur cette terre où nous ne faisons que passer, alors que ces menhirs sont là pour l’éternité.

En revenant à notre deuxième chez-nous, le cœur léger, de belles images dans les yeux, il n’est pas utile de me rappeler de rentrer la voiture. Une algarade suffit, il n’est pas nécessaire de tenter les démons du quartier. Attirés par le bruit du moteur, Élise et Steven sortent de la maison, l’air grave. Que se passe-t-il encore ?

— Il y a un problème ? hasarde Murielle.

Le couple se regarde, aucun des deux ne voulant prendre la parole. Steven s’y colle.

— Il y a eu des dégradations à la ferme. Seb et moi, on ne l’a pas constaté ce matin, puisque nous y sommes allés seulement pour prendre les tracteurs pour travailler sur des parcelles, mais en début d’après-midi nous avons remarqué que la porte de la maison des parents était ouverte. À l’intérieur, les meubles sont vidés, le peu de mobilier qui restait est cassé… Un carnage !

— Vous avez prévenu la gendarmerie ?

— Oui, Maxime. Les gendarmes ont fait des recherches d’empreintes papillaires, comme ils disent. Il faudra attendre pour savoir si ça peut les aider.

— Leur avez-vous parlé de vos voisins ?

— Oui, et de l’accrochage d’hier soir. Ils ont dit qu’ils allaient les interroger sur leur emploi du temps. Tu veux venir voir ?

— Non, ce n’est pas indispensable. Oh, et puis si !

Ma volte-face n’est en rien dictée par mon ego surdimensionné, qui se croirait supérieur à la gendarmerie. Les techniciens en identification criminelle ont sûrement bien fait leur boulot, ne négligeant rien. Il n’y a que dans les séries télé qu’un indice échappant à la sagacité des spécialistes met un apprenti enquêteur sur la piste de dangereux cambrioleurs, voleurs ou assassins. Non, ce qui me fait revenir sur ma décision est la lueur de déception entrevue dans les prunelles bleues de Steven.

— On va avec vous, décide Murielle.

— Ferme la maison à clé, Élise, et dis aux filles qu’on n’en a pas pour longtemps.

À travers ces derniers mots, je saisis que l’inquiétude règne. Une altercation hier soir, un cambriolage aujourd’hui ou durant la nuit, il n’en faut pas plus pour que les voisins soient considérés comme étant capables du pire. Attention à ne pas frôler la paranoïa.

Nous y allons à pied, sur une route en terre empierrée, marquée par les crampons des énormes roues des engins agricoles. La porte de la maison est intacte ; en revanche, un carreau d’une fenêtre en bois à simple vitrage est remplacé par un carton.

— C’est par là qu’ils se sont introduits, explique Steven. J’ai mis ça en attendant de changer la vitre.

Tour de clé dans la serrure, nous entrons. Dans la salle à manger, le mobilier n’est pas de la première jeunesse, à l’image d’une longue table en bois, d’un canapé et de deux fauteuils défraîchis. Autour, les tiroirs d’un vaisselier breton sont au sol, vidés de leur contenu sur la table. Quant à la cuisine : placards et table en formica, chaises disparates, évier écaillé.

— Avez-vous une idée de ce qu’ils cherchaient ?

— Non. Ils avaient peut-être tout simplement envie de tout détruire, de tout casser.

— Je ne crois pas. Rien ne semble irrémédiablement endommagé.

— C’est aussi ce qu’ont dit les gendarmes, mais regarde le fauteuil, il n’y avait pas besoin de le balancer.

— Il n’a peut-être pas été balancé pour le détruire, mais renversé pour voir s’il n’y avait rien dessous. On monte ?

L’étage est composé de trois petites chambres totalement vides, et d’une salle de bains également débarrassée, à l’exception d’un placard mural nanti d’une glace, pour s’assurer que la toilette est bien faite, et que les cheveux sont peignés.

— Si la volonté était de tout casser, le miroir en aurait fait les frais. Depuis combien de temps la maison est-elle inhabitée ?

— Un peu plus de trois ans, renseigne Élise, après le décès de mon père.

— Avez-vous remarqué si quelque chose a disparu ?

— Difficile de le savoir. Il faudrait qu’on range le rez-de-chaussée.

— Faites-le dès que possible, qu’on sache si c’est un banal cambriolage ou si les voleurs savaient ce qu’ils venaient chercher ici.

— C’est exactement ce que nous ont dit les gendarmes. Ce soir, je n’ai pas le courage, soupire Élise, mais demain matin je le fais.

— Je te filerai un coup de main, assure Murielle. Muet depuis un moment, Steven se fait menaçant :

— Si je m’écoutais, j’irais chez les Combrait demander des explications.

— Très mauvaise idée, dis-je pour le dissuader. L’accueil ne serait pas amical, et ça finirait par dégénérer. Laissons œuvrer la gendarmerie, et attendons ses conclusions. Ils ont enregistré votre plainte ?

— Oui.

— Et qu’ont-ils dit au sujet de l’accrochage d’hier ?

— Ils nous ont ordonné de nous tenir à carreau, et surtout de ne pas proférer d’accusation sans fondement.

— C’est ce qu’il y a de plus sage, en effet. Faisons-leur confiance.

Comme hier, nous avons pris le dîner en commun. Ce n’était pas prévu, mais nous avons ressenti chez nos hôtes un tel besoin de réconfort que nous ne pouvions les abandonner à leur sort. Plus tard, dans notre maison de vacances, Murielle et moi revenons sur l’incident.

— Qui aurait pu penser que, dans ce petit coin tranquille, deux familles se haïssent pour un bout de terrain ? Si j’ai bien compris un échange entre Steven et Sébastien, depuis deux ans, il ne se passait rien, et puis vlan, deux embrouilles d’affilée.