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Un père et sa fille est une nouvelle d'Emmanuel Bove, après Henri Duchemin et ses ombres. Un père et sa fille est une nouvelle triste, sur une relation impossible. Un Père et sa Fille : Antoine About, un homme dans la soixantaine, vit seul dans un grand appartement bourgeois à Paris. Il y a longtemps qu’il n’en occupe plus qu’une pièce. Les voisins l’évitent, les gens le fuient. Sa mise est négligée, il est sale et a des fréquentations louches. Seule sa bonne le supporte encore. Pourtant, il avait eu une vie normale, une enfance sans histoire, un métier, une femme, une fille qu’il aimait par-dessus tout. Mais des petits riens ont peu à peu ébranlé la façade des apparences, bousculant son équilibre fragile et l’entraînant vers la déchéance. Il n’attend plus rien de la vie lorsqu’il reçoit un télégramme de sa fille lui annonçant son retour auprès de lui. Sera-ce l’ultime sursaut salvateur ?
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EMMANUEL BOVE
UN PÈRE ET SA FILLE
NOUVELLE
Paris, 1928
Raanan Éditeur
Livre 1241 | édition 1
raananediteur.com
Jean-Antoine About passait pour un homme étrange dans le quartier de la place Vintimille. Son âge était difficile à déterminer. « Moi, je suis sûr qu’il a soixante ans bien sonnés », disaient certains. D’autres voyaient en lui un homme mûr prématurément vieilli. Bien qu’il fût venu habiter le quartier au commencement du siècle, ce n’était que depuis cinq ou six ans que tous le connaissaient de vue. Sa mise négligée, sa saleté, son air hagard avaient attiré l’attention. Mais ce qui intriguait surtout les boutiquiers des rues avoisinantes, c’était qu’il demeurât dans un immeuble bourgeois, flanqué aux deuxième et cinquième étages d’un balcon de la longueur de la façade.
Cette maison, dont Jean-Antoine About habitait un des deux appartements du quatrième, se trouvait dans une rue toute proche du square Vintimille, si bien qu’en se penchant à la fenêtre il apercevait une partie de la grille et les premiers bosquets du jardin. Souvent il s’accoudait à la dernière croisée de l’appartement. C’était justement celle d’une chambre incommode à cause du mur en biais qui touchait l’immeuble voisin. Aussi ce réduit avait-il été aménagé en salle de bains et servait-il de cabinet de débarras.
Jean-Antoine About s’était installé là un petit coin, ce dont sa femme, au temps où elle avait partagé sa vie, se moquait en ces termes : « Il te faut toujours des petits coins !… » ou bien : « Tu ne peux donc pas vivre sans cagibi ? »
De cet endroit, il distinguait un tiers de la place du square, ce qui l’exaspérait lorsqu’un accident se produisait ou que des gens se disputaient car, en ces circonstances, un seul des interlocuteurs ou seulement le devant d’une automobile se présentait à ses yeux. S’il était habillé, il sortait alors, se mêlait aux curieux et guettait les fenêtres pour faire signe que « cela valait la peine de descendre ». Mais il suffisait que ce signe vînt de lui pour qu’aucun des locataires accourus aux fenêtres ne bougeât.
On le fuyait. Des gens se retournaient à son passage, d’autres s’écartaient comme auprès des ivrognes de qui l’on redoute un pas de côté. Il regardait les femmes d’une façon si impertinente que les mères, à son approche, enfermaient leurs filles, que des passantes, pour le braver, ne baissaient pas les yeux cependant que d’autres s’appliquaient à l’ignorer. Il s’arrêtait devant les magasins pour contempler les serveuses. On disait qu’il fallait le conduire au commissariat. Plusieurs commerçants avaient menacé de lui donner une correction. Il fréquentait des gens louches, sans faux col, chaussés de bottines voyantes, en compagnie desquels il avait été aperçu dans des cafés. Finalement, sur la prière de nombreux habitants du quartier qui avaient établi une sorte de pétition, la police fit une enquête. Mais celle-ci ne donna aucun résultat.
Antoine About vivait seul avec une vieille bonne du nom de Nathalie qu’il tutoyait, injuriait, mais à qui il laissait toute liberté. Une idée fixe le poussait à la courtiser. Il ne pouvait se trouver devant elle sans essayer de la prendre par la taille, cela avec de petits rires égrillards. Elle le remettait doucement à sa place. D’être traité en enfant ne le déchaînait pas. Patiemment il tentait de nouveau d’embrasser sa bonne sans que les refus de celle-ci déclenchassent en lui un sentiment de colère ou de dépit. Une sorte de peur, de faiblesse le rendait peu dangereux dans ses entreprises que Nathalie ne considérait pas comme sérieuses. Ainsi, il ne se passait pas de jour qu’il ne la guettât, dissimulé dans l’embrasure d’une porte, et qu’il ne se jetât sur elle. Toujours avec douceur, elle le repoussait jusqu’à ce qu’il s’éloignât.
Et même la nuit, à son retour, il tentait de pénétrer dans la chambre de Nathalie qui n’oubliait pas de fermer sa porte à clef. Il frappait, alors, pleurnichait, criait : « Ouvre-moi… Nathalie… je t’aime… ouvre-moi… » Puis il allait se coucher sans se déshabiller, sans faire de lumière, ainsi qu’au temps où, commis, il habitait une mansarde.
Un matin, comme il s’apprêtait à sortir, qu’il répétait sans cesse à Nathalie : « Qu’est-ce que tu fais donc ? Tu n’es pas encore prête ! » car il aimait à descendre l’escalier avec elle par peur des concierges et des boutiques immédiates, et qu’il la menaçait de ces mots : « Je te chasserai comme une chienne… comme une chienne… », on sonna à la porte. Il alla ouvrir en disant : « C’est moi qui ouvre aujourd’hui. » Une femme vêtue d’une blouse noire lui tendit un télégramme. Alors ses traits changèrent. Un bouleversement intérieur fit que ses joues pâles rosirent. Il perdit son sang-froid. Pourtant, dans le désordre de son esprit, la pensée de donner un pourboire surnagea.
— Nathalie… Nathalie… apporte un franc.
Il prit le télégramme. La vieille bonne avait refermé la porte et se tenait près de lui.
— C’est pour vous ou pour moi ? demanda-t-elle.
Il lut l’adresse et répondit :
— Je ne sais pas.
— Lisez donc.
De nouveau, il baissa les yeux.
— Je crois que c’est pour moi.
— Enfin, est-ce que c’est pour vous ou pour moi ?
Il le déchira. D’un trait il parcourut la seule ligne qui y était écrite. Il balbutia : « C’est pour moi. » Son visage se couvrit d’une sueur légère. Il voulut prendre une attitude désinvolte, replier le télégramme, mais ses doigts tremblaient.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Nathalie.
Il ne répondit pas. Elle lui ôta le télégramme des mains et lut : Suis malade. Pardonne. Rentrerai maison ce soir. Edmonde.
Antoine About gagna sa chambre. Il était ivre de bonheur. Par moments, des sortes d’amnésies faisaient qu’il oubliait, durant quelques secondes, le télégramme de sa fille. Il lui semblait alors qu’il se trouvait dans une nuit profonde et que, quelque part dans cette nuit, il y avait une porte qu’il n’avait qu’à tirer pour que, de nouveau, la lumière l’inondât. C’étaient alors des recherches folles. Il portait la main à son front. Il s’imaginait que, les bras en avant, il marchait, trébuchant et s’enlisant tour à tour, et qu’il eût suffi qu’il rencontrât le bouton d’une porte pour sortir de ce cauchemar. Au bout de quelques instants, il trouvait ce bouton. Il tirait, il tirait… et il se souvenait de tout.