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C'est une histoire apportée par le vent… Éole fait le grand ménage dans le ciel des Tourangeaux…
Amboise baigne nonchalamment ses pieds dans la Loire… Ne vous fiez pas aux apparences ! Ce château dont il reste si peu, cache bien des mystères… Demandez à Constance, elle étudie l'affaire, parcourt les tours cavalières et les manuscrits anciens…
Cela déplaît à certains…
Mais c'est Éole qui mène la danse, gonflant la voile de "Délivrance", pour conduire Emma au matin dans cet univers incertain… Ne vous fiez pas aux apparences, les objets ont leur vie propre et l'image que reflète le miroir n'est pas forcément vraie ! Seul, le vent connaît la vérité, il joue dans les cheveux des vivants et des morts…
Au Central de Tours, le capitaine Guillaume ne sait plus où donner de la tête ; Pivert, lui non plus, n'est pas à la fête… Amboise baigne ses pieds dans la Loire, sans même s'apercevoir que, dans son ciel nocturne, les rêves deviennent cauchemars quand s'ouvre l'œil d'Horus…
C'est une histoire apportée par le vent…
Plongez-vous dans une intrigue palpitante au cœur des châteaux de la Loire, avec ce 7e tome d'Emma Choomak, En quête d’identité !
EXTRAIT
— En conclusion, j’affirme, Chevaliers, mes frères, que nous contrôlons la majeure partie des terres de l’Est. Oye !
— Oye ! Oye ! Oye !
Alain respira. Maudite sueur ! Il en avait encore plein l’œil ! Si seulement il avait pu utiliser l’autre ! Impossible, la configuration du mur ne s’y prêtait pas. Il s’essuya. Il y eut comme un frôlement sur la pierre du couloir. Il fit la lumière tout en plaçant un doigt de l’autre main sur le trou dans le bois. Il réprima un « Y a quelqu’un ? » qui l’aurait immanquablement trahi. Il dirigea sa lampe dans la direction d’où il était venu, le boyau était vide et silencieux. De l’autre côté, c’était l’inconnu, tout aussi silencieux. Il l’explorerait plus tard… « Obligé ! Ce n’est pas tous les jours que l’on découvre l’entrée d’un tel passage sous le manoir du Clos Lucé ! »
Il éteignit et reprit son observation. Il n’était guère dans ses habitudes de se mêler des affaires des autres, mais ces “chevaliers” rassemblés attisaient sa curiosité. Employé à la voirie, passionné d’histoire, il essuyait fréquemment les quolibets de ses collègues qui l’avaient surnommé par dérision “Prof”.
Cette fois, il tenait quelque chose et ne voulait pas en perdre une miette, même si la tournure qu’avait prise la conversation lui laissait croire qu’il était tombé sur quelque chose dont il eut mieux valu qu’il ne se préoccupât point.
Il recolla son œil à la fente, se concentrant pour mieux percevoir les paroles des “chevaliers”. Il n’entendit pas de nouveau frôlement.
Une étrange sensation l’incita à se retourner en allumant sa lampe. Il n’en eut pas le temps.
Il y eut un grand choc dans son dos et tout devint noir…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né en 1952 à Roubaix,
Philippe-Michel Dillies, après des études de droit, a suivi une carrière militaire. Lecteur passionné des œuvres d’Agatha Christie, une affectation en Beauce l’a décidé à prendre la plume, pour partir comme son égérie, à la découverte des arcanes de l’écriture policière. Son premier roman est sorti en 2003. Il s’est retiré en Touraine, décor naturel de ses œuvres.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Paule, ma mère, cette autre Noune…
« Chaque être, à sa juste place, contribue à maintenir l’équilibre… »
- À madame Évelyne Thomas,
- À monsieur Philippe Gauthier,pour leur aide précieuse en ce qui concerne le Château d’Amboise.
Un coup retentit dans l’ombre. Alain cessa de respirer, l’œil gauche collé à la fente du bois masquant un trou dans le mur du couloir secret qu’il avait découvert quelques instants plus tôt…
Des bougies furent allumées par une main invisible.
Un autre coup retentit, suivi de quelques autres. Alain pouvait maintenant apercevoir l’endroit d’où émanait ce bruit : une sorte de stalle assez haute, occupée par un homme dont Alain ne pouvait percevoir que le bras, recouvert d’une cotte de mailles. La main tenait la poignée d’une épée dont le pommeau s’abattait maintenant régulièrement sur l’accoudoir. D’autres bruits sourds reprirent en cadence, jusqu’à ce que la main se lève. Le silence se fit…
— Frères chevaliers ! Nous allons maintenant entendre le rapport de sire Arbunat, gouverneur des terres de l’Est. Oye !
— Oye ! Oye ! Oye !
Alain commençait à sentir ses muscles se tétaniser à force d’immobilisme. Il ne pouvait quitter son poste d’observation, ce à quoi il assistait relevait de l’extraordinaire… Pour un peu, il se serait cru transporté au Moyen-Âge… De l’autre côté de la cloison, “sire Arbunat” venait de prendre la parole. Une goutte d’eau salée vint baigner l’œil indiscret. Alain se recula, le temps de reprendre sa respiration et de récupérer un mouchoir dans sa poche. Il faisait noir dans le boyau, Alain ayant éteint sa lampe pour mieux voir de l’autre côté. « Décidément, c’est la nuit des découvertes ! » D’abord, ce passage derrière une cloison, puis ce souterrain où il avait déambulé jusqu’à ce qu’un bruit incongru l’attire vers ce trou dans le mur et la fente dans le bois. « Ils vont en faire une tête, les collègues lorsque je leur… » Il interrompit cette pensée. Non, il ne leur dirait certainement rien ! Ce serait son secret, il ne le partagerait pas ! Sauf peut-être avec Stéphanie… Un doute l’assaillit. Le croirait-elle ? Probablement pas. Elle ne cessait de se moquer de ses idées. Gentille, Steph mais son intérêt culturel tarissait au générique de fin de Star Academy… Une brave fille ! Alain recolla son œil à la fente indiscrète et, ayant l’impression que même son souffle pouvait être perçu, il bloqua sa respiration…
— En conclusion, j’affirme, Chevaliers, mes frères, que nous contrôlons la majeure partie des terres de l’Est. Oye !
— Oye ! Oye ! Oye !
Alain respira. Maudite sueur ! Il en avait encore plein l’œil ! Si seulement il avait pu utiliser l’autre ! Impossible, la configuration du mur ne s’y prêtait pas. Il s’essuya. Il y eut comme un frôlement sur la pierre du couloir. Il fit la lumière tout en plaçant un doigt de l’autre main sur le trou dans le bois. Il réprima un « Y a quelqu’un ? » qui l’aurait immanquablement trahi. Il dirigea sa lampe dans la direction d’où il était venu, le boyau était vide et silencieux. De l’autre côté, c’était l’inconnu, tout aussi silencieux. Il l’explorerait plus tard… « Obligé ! Ce n’est pas tous les jours que l’on découvre l’entrée d’un tel passage sous le manoir du Clos Lucé ! »
Il éteignit et reprit son observation. Il n’était guère dans ses habitudes de se mêler des affaires des autres, mais ces “chevaliers” rassemblés attisaient sa curiosité. Employé à la voirie, passionné d’histoire, il essuyait fréquemment les quolibets de ses collègues qui l’avaient surnommé par dérision “Prof”.
Cette fois, il tenait quelque chose et ne voulait pas en perdre une miette, même si la tournure qu’avait prise la conversation lui laissait croire qu’il était tombé sur quelque chose dont il eut mieux valu qu’il ne se préoccupât point.
Il recolla son œil à la fente, se concentrant pour mieux percevoir les paroles des “chevaliers”. Il n’entendit pas de nouveau frôlement.
Une étrange sensation l’incita à se retourner en allumant sa lampe. Il n’en eut pas le temps.
Il y eut un grand choc dans son dos et tout devint noir…
Il faisait froid ! La Loire roulait ses eaux sombres au soleil couchant. Un héron glissa silencieusement dans l’air. Accroupie au bord de la berge, Emma termina d’entasser les brindilles, y ajouta quelques branches sèches et craqua une allumette sur sa fesse droite. La flamme orange monta rapidement dans le soir, dévorant rapidement le bois sec. Emma lui donna quelques bûches avant de tendre ses mains protégées de mitaines en cuir vers la chaleur, histoire de réchauffer le bout de ses doigts. Les flammes éclairaient son visage, transformant ses yeux verts en or, accrochant des reflets cuivrés aux longs cheveux échappés de son bonnet de marin qui avait manifestement connu plus d’une tempête. Cho s’installa sur un amoncellement de feuilles sèches, on était fin septembre et celles des marronniers avaient depuis longtemps touché le sol, rongées par la Carmeraria Ohridella, petit insecte brun, minuscule mais ravageur. La plupart de ces arbres en étaient infestés.
La jeune femme jeta une brassée de feuilles sur le foyer, provoquant un épais dégagement de fumée pour faire fuir les moustiques encore virulents à cette période.
Cela faisait trois jours qu’elle avait quitté le manoir et son propriétaire, le beau ténébreux comte Thierry du Tremblay d’Escartes chez qui elle résidait depuis six mois… Six mois ! Jamais elle n’y était restée aussi longtemps ! Mais il avait tellement été éprouvé par sa dernière enquête… Elle ne pouvait pas le laisser livré à lui-même. Elle l’aimait. Mais il y avait eu cette conversation avec le convalescent commissaire Kerlok qui, tout en lui ouvrant certaines portes sur son passé, avait, du même coup, semé le trouble dans ses certitudes et exacerbé son besoin de reprendre la route. Elle avait rapidement occulté ces informations en même temps que ses envies mais, peu à peu, ces graines avaient germé et s’étaient mises à grandir, la poussant à nouveau vers un départ inéluctable.
Six mois ! Ils s’aimaient, elle était bien, lui aussi. Trop peut-être… À leur retour des Baléares où ils avaient vécu d’inoubliables instants, il lui avait demandé de l’épouser. Dès lors, elle trouva ses escarpins insupportables. Comtesse, elle ? Ce n’était pas pour demain ! Pourtant, elle l’avait dans la peau son Thierry, mais cette voix intérieure qui lui criait de partir se faisait chaque jour plus pressante… Ils s’aimèrent. Au petit matin, elle alla reprendre ses hardes et l’embrassa avant de descendre dans la rue Groison.
Dans la brume, des gouttelettes tombèrent de son bonnet, mêlant la rosée à ses larmes.
Elle avait marché deux jours durant le long du fleuve royal puis était restée là, toute la journée, au bord de l’eau, à ruminer ses pensées, se maudissant de ne pouvoir jamais résister à l’appel de la route. Elle aimait bien la Loire, toujours changeante, pas vraiment un fleuve tranquille avec ses sables mouvants et ses crues violentes. On pouvait même y faire des rencontres insolites, comme ce banc de sable servant de support à une main de papier1 émergeant du sable pour donner l’impression qu’un géant venait d’y disparaître, laissant pour toute marque de son passage cette main unique dressée vers le ciel, comme un appel muet. Du reste, la nature reprenait rapidement ses droits, les mouettes avaient commencé à manger la pâte à papier de la paume…
Comme pour ralentir un éloignement certain, elle décida de faire du bateau-stop.
Emma installa quelques branches supplémentaires sur le feu. La Loire virait au noir. De rares lumières se reflétaient au loin, vers l’autre berge où les phares des voitures faisaient comme un festival de lumières muet. Elle soupira. « Une nuit de plus ici », se dit-elle en redonnant du volume à son tas de fougères dont elle pensait se faire un matelas. « Heureusement, le temps est sec. L’inconvénient majeur du bateau-stop, c’est justement le peu de moyens de locomotion, les barques sont rares sur le fleuve. Il me suffirait de remonter la pente jusqu’à la levée pour retrouver la civilisation et l’oxyde de carbone, avant de prendre directement la direction de Paris… » Elle décida de rester encore. Elle avait besoin de cette communion avec le fleuve, de cette immersion dans la nature. Immersion ? Elle recula d’un bond, l’eau avait brusquement monté à l’assaut de son foyer, en noyant une bonne partie dans un sifflement sonore. Une masse sombre apparut dans ce qui restait de la clarté des flammes…
— Bonsoir ! Excusez-moi… Vous pêchiez ?
— Quand bien même, est-ce une raison pour effrayer les gens ?
— Encore pardon, je me suis fait surprendre par la nuit ! Il fallait que j’accoste, impérativement.
L’homme jeta une ancre dans le sol meuble et sauta près du feu. Ses yeux clairs contrastaient avec sa peau burinée, entièrement marquée de rides, comme si Dame nature, parfois maligne, avait froissé longuement ce visage avant de le lui donner. Il sourit, cela fit quelques rides de plus.
— Pierre Charmoiseau ! Les mauvaises langues m’ont surnommé “Sharpeï” à cause des plis sur mon visage.
Elle lui rendit son sourire et saisit la main tendue.
— Cho !
— Bonsoir Cho. Randonneuse impénitente ou campeuse invétérée ?
— Voyageuse en partance… Un cigare ?
— Non, merci, je préfère le mâcher !
Il sortit un morceau de tabac à chiquer de sa poche. Cho craqua une allumette sur sa fesse droite.
— Je vais vous aider à ranimer le feu.
Sharpeï souffla sur les braises et réalimenta en bois sec. Les flammes grandirent aussitôt.
— Il faut que j’amarre un peu plus solidement, je n’en ai pas pour longtemps.
L’homme remonta à bord et réapparut bientôt, un cordage à la main. Il s’enfonça dans le sous-bois, un fanal dans l’autre main. Emma s’installa près du feu, de côté de l’herbe sèche et, assise sur un tronc vermoulu, déballa ses victuailles.
Voilà ! Ça n’a pas été long !
Sharpeï cracha un long filet noir qui grésilla dans le feu.
— J’ai moi aussi quelques provisions, autant les mettre en commun…
Ils mangèrent tout en écoutant le crépitement du bois dans les flammes sur fond de ressac fluvial.
— Vous allez loin comme ça ?
— Orléans, peut-être plus loin… De toute façon, il me faudra bien rentrer, mon port d’attache c’est Tours…
— De ce côté-ci alors ! On ne peut pas passer sous le pont Wilson. Sous la seule arche qui pourrait être praticable, le fond est jonché des débris consécutifs au dernier écroulement et le dénivelé d’eau est de plus d’un mètre. À cause de la semelle de béton qui relie les autres arches, formant barrage…
— Pour une simple voyageuse, vous semblez bien connaître le fleuve.
Cho haussa les épaules et jeta son bout de Vieil Anvers dans les flammes avant de se lever pour étaler son sac de couchage sur son tapis de fougères.
— J’aime la Loire. Cela fait quelque temps que je m’y intéresse, au point que j’ai décidé de changer de moyen de transport. Emprunter les habituels camions me lasse. Le train reste encore ce qui est de plus original ; la dernière fois, il m’a amenée jusqu’ici. J’ai choisi de pratiquer ce que j’appelle le bateau-stop.
Sharpeï croqua dans sa barre de tabac, prit le temps de mastiquer sa chique et de cracher un jet brunâtre entre ses jambes.
— Et vous comptez aller loin, par ce moyen fluvial ?
— Paris…
L’homme siffla.
— Paris ? Oui, c’est faisable. Pas toujours évident, mais faisable…
Il se leva, disparut dans son embarcation et en ressortit au bout de quelques minutes.
— Voilà ! Un coup de ratafia pour se réchauffer l’intérieur et au lit !
Il porta la bouteille à ses lèvres, avala, les yeux fermés, quelques gorgées.
— Vous en voulez ?
Il cracha un filet de chique tout en s’approchant, la bouteille à la main. Emma dormait.
* * *
Joseph Sombrage ferra d’un coup sec. Cette fois, il en tenait un. Une belle pièce, assurément !
L’homme pencha sa canne vers l’onde tout en actionnant son moulinet avant de relever son lancer qui forma instantanément un arc de cercle impressionnant. « J’ai attrapé un monstre », se dit Joseph en recommençant sa manœuvre. Non loin de là, un voisin regardait la scène…
— Georges ! Viens m’aider, tu veux ?
— C’est un gros ?
— Assurément ! Une belle pièce ! Un silure, probablement ! Tiens-toi prêt avec l’épuisette !
— L’épuisette ? Non, si c’est un silure, il faut le sortir par l’ouïe ! T’as des gants ?
Joseph fit plonger une nouvelle fois son sillon vers la surface et moulina en relevant. Oui, c’était lourd ! Ce qui l’inquiétait c’était qu’il ne sentait pas vraiment de résistance, un peu comme si l’animal se contentait d’opposer son poids à ses efforts successifs…
— Les gants sont là, dans la caisse. Tu as le temps, il n’est pas encore en vue.
Les deux pêcheurs échangèrent un regard.
— Dis donc Joseph, t’aurais pas accroché une souche des fois ?
— Je commence à me le demander ! En attendant faut bien que je remonte tout ça si je veux récupérer l’intégralité de mon matériel !
La canne s’arqua tellement que le pêcheur crut qu’elle allait se briser. Plus la souche approchait de la surface, plus elle semblait lourde. Quelque chose de sombre apparut enfin dans un remous.
— Joseph ? Qu’est-ce que c’est donc que tu nous sors ?
— Aide-moi au lieu de discuter, il y a une gaffe derrière toi.
Ils peinèrent encore un moment avant de ramener la souche sur la berge.
— Mais ! C’est…
— Oui ! Appelle les flics !
* * *
Emma noya les braises avec le reste du café et s’assura que le feu ne couvait plus.
— Alors, vous embarquez ?
Sharpeï était déjà à bord, maintenant le bateau libre de ses entraves au plus près de la berge au moyen d’une longue gaffe plantée dans le sol meuble. Cho éparpilla les restes des cendres avec son pied puis jeta son antique valise sur le pont, avant d’agripper la main que le batelier lui tendait.
— Bienvenue à bord de Délivrance ! Casez-vous un peu plus loin, je m’occupe de la manœuvre.
Son sac péruvien toujours sur l’épaule, elle enjamba le mât couché sur le pont avec sa garniture de voile et s’assit sur l’autre bord pour observer. L’homme poussa sur la gaffe, le bateau recula dans le courant pendant que le batelier se précipitait vers la poupe. Le moteur démarra dans un toussotement de fumée. Sharpeï tourna la manette des gaz et Délivrance glissa sur l’onde en souplesse.
— Il est déjà tard. Nous n’aurons sans doute pas dépassé Amboise avant la nuit, si toutefois nous ne nous échouons pas…
— Le risque est grand ?
— Certains bancs de sable changent de place et il y a les épis. C’est toujours délicat à franchir ce genre de truc. Même si le dénivelé est généralement inférieur à dix centimètres, il est suffisant, nous naviguons à contre-courant, pour stopper le bateau si nous n’accélérons pas.
Cho ôta son bonnet, libérant son opulente chevelure. Sharpeï l’observa un instant en silence « C’est quand même un sacré brin de fille ! Sans doute pas le genre facile ! » Ça, il l’avait perçu dès le premier instant. Le genre de fille qu’il valait mieux ne pas contrarier ! « Normal si elle traîne sur les routes depuis un bout de temps… » Mais, à bien l’observer, il se demandait s’il y avait si longtemps que cela qu’elle errait. Une petite pluie fine pleura soudain des nuages.
— Vous n’avez pas d’abri ? s’enquit-elle en ajustant son bonnet.
— C’est une gabare, un de ces anciens bateaux qui remontaient la Loire au temps béni du transport fluvial. Jamais d’abri sur les gabares ! Toute la place pour le fret ! On s’amarrait chaque soir au premier coin de berge accueillant ou au port des villes. Alors, on dormait à l’auberge.
— Il me semble cependant avoir vu des sortes de maisons sur certaines de ces barques…
— Des toues pour la pêche au saumon. Pas des gabares ! Le saumon a pratiquement disparu du fleuve maintenant.
— C’est quand même plus agréable de naviguer à la voile avec sa maison sur le pont…
— Si l’on tient à respecter la tradition, non ! Les toues n’ont pas de voiles. Initialement, ce sont des bateaux à moteur. On en construit de nouvelles munies d’une voile, mais pour moi, c’est une hérésie. Quant à la maison, comme vous dites, ce n’est rien de plus qu’une toute petite cabane sans confort aucun. Il y a longtemps que vous êtes sur les routes ?
Cho choisit d’éluder la question.
— Oh, je suis une habituée de la belle étoile, même si, ces derniers temps, l’endroit qui me servait d’abri était très confortable… Mais puisque vous ne transportez rien, vous n’avez jamais songé à aménager quelque chose sur le pont ? Sauf si vous tenez à ce point à la tradition, bien entendu…
Sharpeï haussa les épaules et donna un coup de barre de manière à maintenir le bateau droit au milieu du courant. Un cormoran plongea à quelques mètres d’eux.
— Putain d’oiseau ! Depuis qu’ils sont protégés, ils se multiplient comme du chiendent et vident le fleuve. Il cracha un jet de tabac dans l’eau. Je ne navigue pas l’hiver ; c’est mon dernier voyage cette saison. J’irai peut-être jusqu’à Orléans, après, je redescendrai vers Tours où Délivrance restera à l’amarre. Pas besoin de bricoler une cabane à mon bord…
Cho n’ajouta rien. Après tout, elle s’en fichait éperdument. L’embarcation glissait, accompagnée du staccato feutré du moteur poussant doucement les douze tonnes du bâtiment.
— Vous ne hissez jamais la voile ?
— Seulement au vent dominant. Il vient de l’ouest et permet de remonter le courant sans l’aide du moteur. Cela économise le carburant. Jetez donc une de ces lignes à l’eau, un peu de poisson sera le bienvenu pour le déjeuner…
Emma obéit et suivit, pensive, le trajet du fil tendu dans l’eau qui laissait un fin remous à la surface. Le marin fredonnait un air indistinct, ponctué des interruptions nécessaires pour éructer son jus de chique. Cho releva le col de sa veste puis recouvrit son bonnet de la capuche. La pluie crépita sur la toile cirée lui entourant la tête, l’isolant davantage encore. L’eau était trouble et ses reflets verts disparurent, remplacés par d’innombrables et minuscules cratères éphémères, provoqués par l’onde de choc des gouttes célestes sur la surface du fleuve. Le fil traînait sous l’eau.
Elle pensa soudain au commissaire Kerlok2. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle lui avait rendu son arme. Était-il encore en convalescence ? Avait-il repris du service au guidon d’une nouvelle Harley ? Elle sourit. Elle avait quand même réussi à en savoir un peu plus sur la disparition de ses parents. Leur voiture avait bien explosé sur la levée de la Loire, entre Tours et Blois, il ne se souvenait plus sur quelle commune. Il avait assisté à l’accident de loin, chargé de la surveillance des Choomak, membres, eux aussi, de la Maison, mais devenus incontrôlables, d’après la hiérarchie. « La voiture roulait vite… Il y a eu comme une lueur orangée juste avant qu’elle n’explose. » Il n’avait rien vu d’autre et ne savait même pas qu’Emma se trouvait avec eux. Officiellement, on n’avait parlé que de deux corps retrouvés dans les débris calcinés. Il n’avait jamais pu, ni cherché d’ailleurs, à déterminer l’origine de l’explosion. Un tir d’embuscade ? La voiture était-elle piégée ? Jamais aucun renseignement n’avait filtré, même au sein de la Grande Maison. Mieux, la hiérarchie leur avait intimé l’ordre d’oublier cette histoire.
— Vous parlez soudain à la première personne du pluriel ! Qui était avec vous ?
Kerlok demeura muet un long moment.
— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais vous donner son nom ? Il ne sait rien de plus que moi ! Moins même, puisqu’il avait disparu juste au moment de l’explosion et ne m’a rejoint que bien après. Croyez-moi, laissez tomber vos recherches, elles ne vous apporteront rien de bon. Imaginez ce que nous, simples observateurs fortuits, avons subi comme désagréments depuis ce jour, même en respectant la règle du silence. Les années ont passé, mais croyez-moi, nous subissons encore le contrecoup de cette affaire à laquelle nous n’avions pourtant pas directement participé.
— Si ce que vous dites est vrai, pour quelles raisons la hiérarchie vous tourmenterait-elle ? Vous en faites un peu trop, non ?
— J’ai appris qu’il est des choses qu’il vaudrait mieux ne jamais voir… Maintenant, laissez-moi, je suis fatigué. Merci pour l’arme, c’est un souvenir de famille3 et, croyez-moi, abandonnez cette histoire, vous pourriez vous y casser les dents. Pourquoi n’épousez-vous pas le capitaine Guillaume ? Il vous aime, c’est évident ! Lors même que tout l’accablait, il passait son temps à me parler de vous, de cette délicate affaire. Épousez-le et faites en sorte qu’il ne suive pas les mêmes chimères que vous ! Adieu…
— J’ai téléphoné à Landowski. Elle remarqua une légère crispation des lèvres, Kerlok accusait le coup ! Mais je n’ai pu lui parler personnellement, une femme m’a dit qu’elle transmettrait4… J’aurais dû l’aborder en Ré !
— Vous… Vous l’avez rencontré ?
— Oui, en Charente, il traitait une affaire sur l’île de Ré ; mais je ne pense pas que cela soit d’un grand intérêt, n’est-ce pas ? Je vous laisse !
Elle marcha vers la porte, l’ouvrit et se retourna.
— Une dernière chose ! Il manque deux cartouches dans le barillet de votre arme ; votre adjointe s’en est servie pour faire sauter la tête du salaud qui voulait votre peau. Vous êtes vengé !
— Adieu, Emma ! Vous permettez que je vous appelle…
Un éclair traversa les yeux de Cho.
— Au revoir Commissaire ! Au revoir, seulement…
— Eh ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu vois donc pas que le déjeuner se trémousse au bout de ta ligne depuis dix minutes ? T’attends qu’il se décroche ou quoi ?
Emma revint à la réalité et ramena sa ligne d’un coup sec, plantant son coude dans l’œil du batelier.
Le bateau dévia brutalement de sa route, bousculant ses occupants. Emma se rattrapa au mât qui gisait sur le pont tandis que le bateau naviguait en plein travers. Sharpeï se tenait le visage à deux mains, du sang coulait d’entre ses doigts. Emma attrapa la poignée des gaz et la tourna. Trop vite. Le bateau fit un bond en avant, se rapprocha dangereusement d’un vestige d’épi… Elle tenta de contrebalancer le mouvement de la gabare en ramenant le bras. Trop d’ampleur ! La proue repartit vers le centre du fleuve, emmenant l’embarcation dans un tournoiement qui s’amplifia avec la force du courant due au dénivelé provoqué par l’épi.
— Laisse-moi faire, bon Dieu ! Tu vas me la foutre en l’air ! Allez ! Tire-toi !
Sharpeï se précipita vers la poupe, bouscula la jeune femme et saisit la poignée des gaz. À petits coups, il entreprit de redresser le bateau qui finit par reprendre sa route à contre-courant…
— T’as failli en faire de belles !
Emma haussa les épaules, ne cherchant pas à savoir si l’allusion se référait à la déroute du bateau ou au coup qu’il avait reçu. Un poisson d’assez belle taille finissait de s’asphyxier en quelques soubresauts sur le pont. Une fois décroché, elle l’acheva d’un coup sec contre le mât. Indifférente aux grognements du bonhomme, elle réamorça son hameçon et le relança à l’eau.
Ils naviguèrent un long moment en silence. Elle se concentrait sur sa ligne, tentant d’échapper à l’ambiance plutôt tendue. Le bonhomme regardait vers l’avant, surveillant la proue, tout en reniflant régulièrement. Elle ferra et sortit le frère jumeau du poisson mort.
— Bravo ! Belles prises ! Tu t’en sors mieux qu’avec un gouvernail !
— J’ai pas l’habitude de diriger une telle embarcation. Mon expérience de la navigation se limite à un cargo sur l’océan. Ça ne réagit pas de la même manière. Désolée…
— Bah, c’est pas grave, on s’en est bien tirés quand même…
— Non, désolée, c’est pour votre nez.
L’appendice du bonhomme avait doublé de volume.
— Avez-vous de quoi faire des soins à bord ? Je pourrais…
— T’inquiète ! J’te dis que j’t’en veux pas ! Ce qui m’ennuie ce sont ces nuages qui s’amoncellent derrière nous. M’est avis que nous allons essuyer quelque chose avant ce soir ! Et il serait temps qu’on accoste, j’ai une de ces faims ! Le bonhomme manœuvra vers une des innombrables îles boisées, ils accostèrent.
Peu après, les poissons grillaient, le ventre ouvert, sur des broches improvisées.
— Alors, comme ça t’étais marin ? Sur quel rafiot ?
—“Le Royal Champagne” ! Mais c’est une longue histoire…
— Vas-y ! Nous avons le temps, la tempête n’avance pas vite. Après déjeuner, je t’apprendrai le maniement d’une gabare.
1 Œuvre éphémère du sculpteur Loma’ad.
2 Lire Partie truquée à Descartes, du même auteur.
3 Lire Chasse à Tours, du même auteur.
4 Lire La Sirène de Port-Haliguen de Serge Le Gall, dans la même collection.
Soudain l’obscurité se fit. Constance leva les yeux du manuscrit qu’elle étudiait depuis des heures et regarda un instant le paysage à travers la fenêtre. Tout était gris, sous un ciel plombé virant au noir. La pendule tinta. Constance soupira en tirant sur le cordon de sa lampe. La lumière se fit, éclairant la surface du bureau d’une clarté chaude. « Dix-neuf heures ! On se croirait en pleine nuit ! » Constance Rebasoul était descendante d’une ancienne lignée originaire du sud de la France ; un Rebasoul avait été évêque sous Louis VI ; un autre, parfait cathare, avait eu à subir les exactions de Simon de Montfort après avoir assisté à la chute de Carcassonne dont il défendait les murailles. Il avait terminé sa vie sur l’un des bûchers de Montfaucon, il y avait grillé en chantant. Enfin, d’après la légende…
Constance affichait une trentaine épanouie. Elle occupait avec bonheur le poste de conservateur-adjoint du château d’Amboise. Agrégée d’histoire, elle terminait son doctorat tout en s’occupant activement de recherches sur l’époque médiévale à travers l’étude d’anciens manuscrits. Elle se pencha sur la page enluminée et saisit une loupe. Il y eut un craquement sec. Toute la pièce se retrouva instantanément plongée dans le noir.
— Zut ! L’ordinateur ! Il vaut mieux le débrancher, avec cet orage…
La pièce s’illumina dans une lueur bleutée, juste avant que le ciel noir ne se déchire dans un bruit sinistre.
— Bon ! Les bougies ! Impossible de s’y retrouver dans ce noir… Aïe !
Elle venait de se cogner la tête dans le fond du tiroir demeuré ouvert au-dessus d’elle. Se relevant, elle regarda au dehors. Toute la ville, en contrebas semblait se terrer contre le château. Une nouvelle fois, le ciel se déchira, illuminant tout d’une étrange lueur blafarde. Le temps que dura l’éclair, elle aperçut la Loire crépitant sous l’averse et la masse sombre d’un bateau cherchant manifestement à accoster. Quelque chose bougea vers le haut de sa fenêtre, quelque chose d’indistinct dans l’obscurité. Un morceau de tissu malmené par la bourrasque ? On n’y voyait vraiment plus rien. L’éclairage public eut quelques soubresauts avant de s’éteindre, lui aussi. Elle regarda sa montre. Les aiguilles fluorescentes indiquaient la demie de vingt heures. « Comme le temps passe vite sous les éléments déchaînés ! » Elle se souvint d’un orage qui les avait surpris, son père et elle, au retour d’une course en montagne… Ils avaient dû passer la nuit dans un refuge, elle en avait gardé un excellent souvenir : même si la quantité de leurs provisions ne leur avait autorisé qu’un maigre dîner fait de thé chaud et d’un morceau de pain sec accompagné d’un peu de fromage de chèvre, dans ses souvenirs, c’était resté l’un des meilleurs moments de sa vie… Au fond, elle aimait bien les orages. Au-dessus d’elle se trouvait le balcon des Conjurés, une vieille histoire du temps de la reine Catherine1. Le ciel gronda à nouveau, libérant son énergie électrique dans l’épaisseur des nuages. Une nouvelle clarté se fit. Ce n’était pas un morceau de tissu qui ballottait devant sa fenêtre, le temps d’un éclair, elle avait bien reconnu un pied humain ! Elle hurla dans l’obscurité.
* * *
— Bon, reprenons, s’il vous plaît… Tout à l’heure, au cours de l’orage, alors que vous étiez encore au travail dans votre bureau sis au château, vous avez découvert un corps dont un pied pendait dans le vide, à hauteur de votre fenêtre… C’est bien cela ?
— C’est-à-dire… je n’ai pas vraiment vu le corps… juste un pied qui pendait… Mais j’imagine que, sans le corps, je n’aurais pas pu voir ce pied, n’est-ce pas ? Et puis, quand je dis avoir vu… certes, mais le temps de la durée d’un éclair ! Une fois le noir revenu…
La porte du bureau s’ouvrit et un gendarme fit un signe au brigadier qui prenait la déposition. Il sortit un instant pour revenir très vite s’asseoir derrière son ordinateur.
— Madame…
— Mademoiselle.
— Mademoiselle… Notre équipe vient de rentrer de son inspection du château. Il n’y avait rien d’anormal. Pas plus de corps pendu au balcon que de poil sur la coquille d’un œuf ! Vous arrive-t-il de consommer de l’alcool ?
— Pas plus qu’une autre, Brigadier et, même si cette vision fut brève, je vous assure…
— Un pied humain se balançait devant votre fenêtre… Suivez-vous un traitement médical quelconque ?
— Je ne prends aucun médicament.
— Bien !
Le brigadier déclencha l’impression du texte qu’il venait de taper, enleva d’un geste sec la feuille sortie de l’imprimante et la plaça devant la plaignante.
— Voilà votre déposition… Je vous demande de la relire et de signer là, en bas à droite. Mademoiselle, j’ai tout lieu de croire que vous avez été victime d’une hallucination. L’ambiance particulière de votre bureau pendant cet orage très violent, il faut l’admettre, le coup que vous avez reçu sur le crâne en vous relevant sous le tiroir du classeur d’archives que vous aviez laissé ouvert… l’absence totale de luminosité et la luminosité même des éclairs sont autant de facteurs pouvant expliquer cela, auxquels il faut ajouter une fatigue croissante. Monsieur le conservateur n’a pas tari d’éloges sur votre travail et a beaucoup insisté sur l’ardeur dont vous faisiez preuve et votre présence dans ce bureau à une heure aussi tardive l’atteste… Un peu de surmenage aura contribué à cette illusion. Je ne saurais que trop vous conseiller de prendre du repos. Depuis combien de temps n’êtes-vous pas partie en week-end ?
— Huit mois peut-être, enfin, je ne sais pas… Cependant…
Le brigadier sourit et se leva de son siège.
— Mademoiselle, je vous prie de ne pas insister… Une telle attitude m’obligerait sans doute à reconsidérer les choses sous un autre angle. À l’avenir, évitez de déranger les forces de l’ordre à des heures indues et pour rien. L’incident est clos, votre déposition enregistrée. Au revoir…
Constance, abasourdie sortit de la gendarmerie telle un automate. Voilà qu’on la prenait pour une folle ! Pourtant, elle n’avait pas rêvé ! Elle l’avait bien vu, très brièvement, certes, mais indéniablement, ce pied ! Surmenage ! C’était un peu vrai qu’elle n’avait pas pris de repos depuis son arrivée à Amboise et cela faisait neuf mois. Aurait-elle rêvé ? Elle s’aperçut qu’elle ne connaissait personne ou presque dans cette ville qu’elle n’avait pas vraiment visitée non plus, se bornant aux trajets pour aller de son bureau à son logement qui était relativement proche. Pour le reste, hormis les courses… Le soleil matinal avait repris ses droits. Le fleuve scintillait sous un ciel bleu pâle, comme délavé par une trop importante lessive. L’herbe au bord du fleuve exhalait sa vapeur d’eau qui faisait comme une brume. Non loin, une gabarre était amarrée à la berge.
« S’il faut que je me repose, je vais aller demander un congé au conservateur. J’en profiterai pour visiter celle charmante ville. Surmenage ! Après tout, le brigadier a sans doute raison… De toute manière, on ne leur a rien signalé qui puisse ressembler à une disparition et s’ils n’ont retrouvé aucune trace de mon soi-disant corps… Constance, ma fille, quelques jours de repos ne pourront qu’être bénéfiques ! » Elle observa un instant encore le bateau désert et s’en fut, à travers la ville, jusqu’au château.
— Mademoiselle Rebasoul, une bonne quinzaine de jours de vacances ne vous fera pas de mal !
— Quinze jours ? Mais, Monsieur, n’est-ce pas trop…
— Allons ! Votre travail, avancé au-delà de toute espérance, le permet largement ! Croyez-moi : deux bonnes semaines vous feront le plus grand bien… Couchez-vous tôt, levez-vous tard et, vous qui venez du Sud, profitez-en pour visiter notre jolie région, c’est peut-être l’occasion de faire des découvertes. Allez, Constance, disparaissez et ne revenez que fraîche et reposée, dans quinze jours !
Le conservateur lui tendit sa feuille de congé en souriant.
— Une dernière chose : il vous est interdit de reparaître au château autrement qu’en touriste, mais je gage que vous n’allez pas concentrer vos visites sur cette bâtisse que vous connaissez mieux que personne. Du reste, il y a un excellent salon de thé en bas de la rue, il ouvre à dix-huit heures, faites-lui donc les honneurs d’une première visite… Vous savez, la culture passe aussi parfois par la gourmandise. Bonnes vacances, Constance…
Elle referma doucement la porte du bureau, s’arrêta un instant devant la plaque de cuivre gravée : « Yves Rexoul », puis descendit l’escalier à vis menant à son bureau. En fille ordonnée qu’elle était, l’idée de quitter son poste de travail sans qu’il fût rangé lui était insupportable. Tout de suite, elle ressentit l’ambiance chaleureuse de sa pièce de travail. Elle soupira en constatant qu’elle se sentait bien mieux ici que dans son logis. Elle rassembla rapidement des papiers épars qu’elle glissa dans un tiroir, rectifia la place de son pot à crayons et l’alignement de son sous-main bordeaux et prit sa boîte de cigarettes. À l’heure où plus personne ou presque ne fumait, elle commençait à faire figure de dinosaure avec son tabac. De toute manière, elle fumait peu, à peine deux cigarettes par jour. Des Craven A, sans filtre, qu’elle achetait par vingt et qu’elle rangeait dans une antique boîte métallique de la marque : rouge à la tête de chat noire qui avait appartenu à sa mère. Constance détestait les actuels emballages de cigarettes avec leurs sentences culpabilisantes imprimées dans un cadre noir. Outre que cela nuisait gravement à la présentation, elle détestait qu’on se mêlât de lui faire la morale, encore moins certaines personnalités politiques qui, certes, obligeaient les fabricants à inscrire ces horreurs sur les paquets. « C’est vrai que fumer tue, mais cela n’empêche pas l’État de prélever un maximum de taxes sur les paquets de petites tiges mortelles dont le coût dépasse les cinq euros… Et le pire c’est qu’il est prévu d’apposer bientôt des photos de poumons noircis et autres cancers au dos des emballages ! » Elle rangea sa boîte métallique dans son sac et regarda longuement par la fenêtre, la vue était splendide. La Loire scintillait toujours. C’est alors qu’elle revit la scène de la nuit, juste avant sa macabre découverte. La gabare sombre essayant d’accoster sous l’orage. Ça aussi, elle l’avait vu, et dans des circonstances analogues ! Or, le bateau était bien là, c’était indéniable ! Elle serra les poings. « Non, Brigadier, je n’ai pas rêvé ! Quelqu’un se balançait bien au bout d’une corde au-dessus de ma fenêtre ! »
* * *
L’estaminet était bondé, la serveuse ondulait entre les tables, les bras chargés d’un plateau au fumet appétissant.
— Café pour Monsieur, pour Madame, et les viennoiseries…
— Merci.
Sharpeï lança un clin d’œil à Cho.
— Quelques croissants, des pains au chocolat et un bon café, rien de tel pour nous remettre de cette épouvantable nuit.
— Désolée, nous aurions pu arriver plus tôt hier ! C’est de ma faute, sans mes élucubrations, nous aurions sûrement accosté avant l’orage et nous aurions pu trouver un abri correct…
— Bah ! Fallait bien que tu te fasses la main gamine, si tu veux devenir un jour un vrai marin d’eau douce…
Emma sourit. Son compagnon était manifestement un indécrottable optimiste. Ils mangèrent en silence, essayant d’assouvir une faim apparemment inextinguible, indifférents aux dégoulinements qui leur sillonnaient encore le dos. Le mauvais temps avait duré toute la nuit. Ils avaient accosté trempés, leurs pieds glissant sur le pont transformé en savonnette et c’est sous l’avalanche liquide qu’ils avaient débarqué en sautant sur une berge boueuse. Tout étant trempé, impossible d’imaginer monter une toile de tente. Un fourré de bouleaux leur avait fourni un abri précaire. Là, entre les troncs aux pieds noyés dans d’épais buissons, ils avaient trouvé une surface encore sèche et s’y étaient installés. Las, la pluie d’orage avait laissé la place à un crachin insidieux et tenace qui avait fini par avoir raison de l’étanchéité de leur toit végétal.
Emma s’était réveillée courbaturée par l’inconfort d’une nuit où seuls ses genoux lui avaient servi d’oreiller. Elle eut une pensée pour la chambre et les draps de soie qu’elle avait quittés quelque temps plus tôt. L’odeur de Thierry… Elle se leva d’un bond, comme pour effacer cette pensée. L’eau des feuilles lui glissa dans le cou, froide comme la mort… L’image des instants chaleureux du petit-déjeuner au manoir lui vint immédiatement à l’esprit. Elle eut un instant envie d’aller noyer ces souvenirs troublants dans le fleuve aux eaux grises… Elle secoua son compagnon d’infortune ; celui-ci ronflait, transformé en un tas sans contours précis par une chute de feuilles. Lui aussi dormait assis, recroquevillé comme pour empêcher la nuit de lui prendre le peu de chaleur qui lui restait.
— J’ai faim !
Sans rien ajouter, l’homme avait suivi Cho jusqu’aux habitations. Amboise sentait le propre, la verdure et l’humidité au sortir de cette gigantesque douche. Un pâle soleil caressait le tuffeau, la ville s’éveillait.
— Ce sera une belle journée !
Il ouvrit la porte du café du Château.
Sharpeï eut un regard entendu, la gamine avait dévoré ses viennoiseries en un temps record.
— Mademoiselle ? Deux autres cafés et notre corbeille est vide, pourriez-vous y remettre la même chose ?
— Non ! Je préférerais du pain avec du beurre…
Sharpeï rectifia la commande.
— Je vais aux toilettes essayer de me sécher un peu…
Il disparut. Une jeune femme s’installa à la table jouxtant la leur.
Elle lui adressa un regard appuyé. Cho supposa que c’était sans doute en raison de son accoutrement vestimentaire, sourit et replongea le nez dans son bol.
— Vous désirez ?
— La même chose que madame là…
Elle désignait Emma du menton. La serveuse s’éclipsa.
— Excusez-moi, mais vous êtes dans un drôle d’état… Un accident ?
Emma regarda l’indiscrète. L’examen terminé, elle répondit, laconique :
— Un accostage tardif…
Et elle croqua dans son morceau de baguette.
Constance marqua un temps d’arrêt, la serveuse venait d’apporter sa commande. Elle laissa fondre deux morceaux de sucre dans le liquide noir tout en beurrant son pain.
— La gabare, c’est vous ?
Emma termina son bol, ramassa les miettes qu’elle fit glisser dans la paume de sa main et les mangea.
— C’est nous…
— On y va ?
Sharpeï termina son café debout.
— Ils n’ont que des bouts de papier, pas commode pour se sécher !
Ils sortirent. La serveuse ramassa les reliefs du repas et les billets de banque.
— Eh bien, sais pas d’où ils viennent, ces deuxlà mais sûrement pas de l’hôtel !
Constance les regarda s’éloigner et termina son petit-déjeuner tout en réfléchissant à sa vision de la veille… « Non, c’était trop bête ! »
— Je vous dois combien ?
— Cinq euros !
La serveuse sourit en ramassant le billet ; celui-ci était sec !
Constance quitta les lieux sans répondre à un « au revoir » commercial. À sa droite, le château, tout en hauteur, semblait indifférent au foisonnement de vie s’étendant à ses pieds. Constance repéra les fenêtres de son bureau, juste sous le balcon des Conjurés qu’elle examina un long moment… Se pourrait-il qu’elle eût rêvé cette scène ? Pourtant la gabare était bien réelle, alors ? Pourquoi l’une et pas l’autre ? Il fallait qu’elle en ait le cœur net ! Elle se détourna de l’énorme bâtisse et pressa le pas en descendant la rue menant au fleuve. « Pourvu qu’ils soient encore là »!
* * *
La Maison de la Presse ne désemplissait pas. Une file de curieux s’était formée jusque sur le trottoir, chacun voulant se procurer l’édition du jour. L’ombre fendit la foule pour quitter les lieux et traversa, un peu plus loin, le quai pour parcourir le reste de l’article en toute quiétude. Installée sur le quai surplombant la Loire, l’ombre n’eut pas besoin de déplier son journal, l’affaire d’Amboise occupait la première page…
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