Les Roses noires de Chartres - Philippe-Michel Dillies - E-Book

Les Roses noires de Chartres E-Book

Philippe-Michel Dillies

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Beschreibung

Une enquête fleurie.

C'est la fin de l'été, les hardes se rassemblent et les blés de Beauce se couchent par milliers devant les moissonneuses. Cette année fleurissent à l'infini les coquelicots marquant les talus d'autant de taches de sang… Signe des temps ?
Charles Wenz est en route pour Boisville-La-Saint-Père, au bout du monde, chez un vieil ami. Il y a rendez-vous avec la chasse et… des souvenirs. A Chartres, Simone de Chasseneuil s'interroge : une rose rouge est le symbole de la passion… mais c'est une rose noire qu'elle a reçue ! Alors que de la ville basse partent les visiteurs, l'Eure charrie d'étranges choses. A l'ombre de la cathédrale, Mélodie Cambrone enquête… L'air retentit de coups de tonnerre et de coups de fusils ! Mais les vieux quartiers cachent un chasseur… très particulier… Mélodie s'inquiète ! Elle ne connaît rien au langage des fleurs…

Ne manquez pas le 4e tome d'Emma Choomak, En quête d’identité, un thriller rempli de mystère et de suspense !

EXTRAIT

La rose noire fut installée dans un mince vase de cristal, au beau milieu de la table du coin salon de l’immense pièce. Les lumières de l’extérieur éclairaient les pétales qui semblaient être de velours. C’était la troisième qu’elle recevait en trois semaines… Simone écrasa le mégot dans un lourd cendrier et saisit le bristol qui se trouvait depuis midi sur son sous-main : un bout de carton parcheminé portant en son centre la représentation de sa fleur. Rien de plus… Derrière : quelques mots d’une assez jolie écriture :
« Vingt-deux heures au café Serpente… »
Simone alluma une autre américaine et souffla d’autres volutes bleues qu’elle regarda se dissoudre dans l’espace. Soudain, elle appuya sur le bouton d’un interphone.
— Edmond ?
— Oui Madame…
— Vous pouvez rentrer avec la voiture, j’en ai encore pour quelques heures, si ce n’est pas pour la nuit ! Dites de ne pas m’attendre pour dîner, je rentrerai avec le cabriolet…
— Bien Madame, bonsoir Madame !
Simone se leva, alla se servir un Martini et regarda partir la limousine pilotée par Edmond. Ce qu’elle allait faire n’était guère dans ses habitudes mais décidément cette rose noire l’intriguait ! Et si c’était… Non, sûrement pas ! Ça n’avait jamais été qu’une passade, une histoire sans importance, presqu’une parenthèse… Oh, elle verrait bien ! Elle pénétra dans la cage de l’ascenseur privé, la lampe du bureau s’éteignit. Quelques instants plus tard, le cabriolet Mercedes s’engageait en direction du centre-ville.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1952 à Roubaix, Philippe-Michel Dillies, après des études de droit, a suivi une carrière militaire. Lecteur passionné des œuvres d’Agatha Christie, une affectation en Beauce l’a décidé à prendre la plume, pour partir comme son égérie, à la découverte des arcanes de l’écriture policière. Son premier roman est sorti en 2003. Il s’est retiré en Touraine, décor naturel de ses œuvres.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

A Philippe, mon vieux complice,pour tous les bons momentspassés à Chartres.

REMERCIEMENTS

- À la poterie Prud’homme de Monnaie, pour son accueil et son aide technique précieuse.

PROLOGUE

Simone de Chasseneuil reposa le combiné téléphonique sur son socle. Le grand bureau directorial était silencieux. Elle fit lentement pivoter son fauteuil et ouvrit une boîte en bois précieux. Elle ficha une américaine au bout d’un long fume-cigarette laqué, bagué d’argent… Un clic plus tard, la fumée bleutée s’envolait en volutes vers le plafond. L’énorme lustre de cristal était éteint, seule une superbe lampe éclairait un bureau en acajou rehaussé de bronzes dorés. La jeune femme traça des arabesques d’un stylo nonchalant sur une feuille portant le logo de sa société Pégasus Financements : un cheval ailé bondissant vers une étoile. La journée avait été chargée, la directrice termina lentement de fumer sa cigarette, elle avait besoin de détente. Son regard s’arrêta sur une superbe rose noire qu’un inconnu lui avait fait parvenir l’avant-veille…

D’habitude, madame de Chasseneuil faisait détourner ce genre d’envoi vers le bureau de ses secrétaires. Il n’était pas question, dans sa position, qu’elle pût laisser jamais croire à l’acceptation d’une quelconque compromission, même sous la forme d’un bouquet de fleurs. La méthode décourageait généralement les expéditeurs, mais cette fois, c’était différent : une seule rose, sans parfum mais à la couleur étrange, si étrange que Simone s’était abstenue de la renvoyer. Elle la fascinait et l’inquiétait à la fois.

La rose noire fut installée dans un mince vase de cristal, au beau milieu de la table du coin salon de l’immense pièce. Les lumières de l’extérieur éclairaient les pétales qui semblaient être de velours. C’était la troisième qu’elle recevait en trois semaines… Simone écrasa le mégot dans un lourd cendrier et saisit le bristol qui se trouvait depuis midi sur son sous-main : un bout de carton parcheminé portant en son centre la représentation de sa fleur. Rien de plus… Derrière : quelques mots d’une assez jolie écriture : « Vingt-deux heures au café Serpente… »

Simone alluma une autre américaine et souffla d’autres volutes bleues qu’elle regarda se dissoudre dans l’espace. Soudain, elle appuya sur le bouton d’un interphone.

— Edmond ?

— Oui Madame…

— Vous pouvez rentrer avec la voiture, j’en ai encore pour quelques heures, si ce n’est pas pour la nuit ! Dites de ne pas m’attendre pour dîner, je rentrerai avec le cabriolet…

— Bien Madame, bonsoir Madame !

Simone se leva, alla se servir un Martini et regarda partir la limousine pilotée par Edmond. Ce qu’elle allait faire n’était guère dans ses habitudes mais décidément cette rose noire l’intriguait ! Et si c’était… Non, sûrement pas ! Ça n’avait jamais été qu’une passade, une histoire sans importance, presqu’une parenthèse… Oh, elle verrait bien ! Elle pénétra dans la cage de l’ascenseur privé, la lampe du bureau s’éteignit. Quelques instants plus tard, le cabriolet Mercedes s’engageait en direction du centre-ville.

I

La Saab avalait les kilomètres, indifférente aux changements d’aspect de la route. L’intérieur fleurait bon le cuir et la chaîne diffusait La flûte enchantée de Mozart. Wenz coupa le lecteur CD : c’était l’heure des informations. Le temps était au beau fixe et la chaleur gagnait en intensité ; la sécheresse menaçait la France entière, ce qui n’empêchait pas les canons à eau de cracher sans discontinuer. Wenz soupira en pensant que, si cela continuait, on lui imposerait peut-être de cesser d’user de son lave-vitre… « Le pire c’est qu’ils ne manqueront pas de réclamer des subsides pour compenser le manque à gagner dû à la sécheresse ! On a parfois l’impression que les agriculteurs sont des assistés : temps trop sec ou trop humide, cela se termine toujours de la même façon, par un appel au secours. »

Cela faisait maintenant presque deux heures que Charles Wenz avait quitté Monnaie et le sourire toujours énigmatique de Maud1. Il s’était arrêté à Châteaudun pour compléter le plein de carburant de son véhicule avant de poursuivre sa route en direction de Chartres. Peu après la cité dunoise, il avait bifurqué vers Voves. Il lui semblait maintenant naviguer dans l’océan jaune d’or des blés murs. Du blé, des céréales à perte de vue. Les villages se raréfiaient et le chauffeur ne rencontrait âme qui vive en les traversant ; à croire qu’ils étaient déserts… La route repartait dans la mer des épis. C’était toujours comme cela dans cette région de Beauce, Wenz en perdait toute notion de temps ou d’orientation et raccrochait ses espoirs aux rares panneaux donnant la direction de Voves sans jamais en préciser la distance… Déprimant ! Loin, très loin au-dessus de l’océan jaune, vers l’Est, noircissait le ciel, comme aux prémices d’une intense colère. Loin, très loin, à l’extrême limite du paysage ondulant, un éclair blanc zébra le ciel noir, comme une déchirure… L’air était étouffant et le chauffeur bénit la climatisation. Il enfonça une touche et les voix goguenardes des participants aux Grosses Têtes résonnèrent dans l’habitacle. Après tout, cela le distrairait un peu. Wenz avait l’impression de ne pas avancer, c’était toujours le même paysage : des kilomètres de champs, parfois un village fantôme, d’autres kilomètres de champs, sans aucune indication ; à croire que Voves venait d’être rayé de la carte ! Wenz se sentait perdu, au bout du monde… Le presbytère de son ami, à Boisville-La-Saint-Père, ferait comme d’habitude, figure d’oasis. Wenz avait hâte d’y être, autant pour savourer l’accueil qui lui serait réservé que pour revoir cette vieille ganache de Théo Baipgripp’l : Sir Baipgripp’l, sujet quelque peu turbulent de Sa Très Gracieuse Majesté ; ancien colonel au septième Scottish Gards, chasseur invétéré.

Wenz avait rencontré Théo au Burkina Faso où il avait eu l’occasion de le tirer d’un mauvais pas. Théo lui en vouait une grande reconnaissance et le hasard voulut que, quelques années plus tard, dans une autre partie du monde, ce fut au tour de l’Écossais de sauver la mise du Français. Ils étaient quittes et demeurèrent excellents amis…

Lorsque Lord Baipgripp’l quittait les murs austères de son château d’Écosse pour retrouver Boisville et son presbytère, il manquait rarement d’y inviter Charles Wenz. Lui-même n’aurait raté une pareille occasion de revoir son ami d’outre-Manche pour rien au monde, surtout lorsqu’il s’agissait de chasser.

Le petit serpent de bitume ondulant au gré des bornages, conduisait maintenant le chauffeur directement sous le ciel noir. La Saab entra dans l’atmosphère électrique. Un éclair déchira la masse sombre des nuages peu avant qu’éclate le tonnerre. C’était un de ces orages secs, puissants et dévastateurs. Wenz maintint sa vitesse tout en scrutant les alentours avec quand même un peu d’angoisse au ventre… La foudre vint frapper le sol au beau milieu d’un champ, accompagnée d’un gigantesque craquement, tandis qu’une fumée noire s’élevait du point d’impact.

Un vent chaud tourbillonna, attisant quelques flammes orange. Bientôt quelques hectares brûleraient, à moins qu’une pluie providentielle… Wenz coupa la radio et accéléra ; cette route l’oppressait ! Il ne supportait plus ce sentiment de n’arriver nulle part. Il alluma ses phares, on se serait cru en pleine nuit. Soudain, un panneau indicateur l’informa qu’il n’était plus qu’à quelques kilomètres du but. Quinze minutes plus tard, il stoppait sur la place de Boisville, juste devant le grand portail du presbytère. Le temps d’actionner la sonnette, les nuages pleurèrent leurs premières gouttes, épaisses et encore éparses.

Un bagpipe résonna dans la cour en guise de bienvenue. Wenz entra sa voiture au pas tandis que la pluie se faisait cataractes. Il eut juste le temps de mettre son véhicule à l’abri d’un garage providentiel ; l’eau se transforma en glace et d’énormes grêlons s’abattirent en déluge tandis que mourait la mélodie écossaise dans un bruit de tuyau d’orgue crevé.

* * *

Mélodie Cambrone observait le cadavre pendant que les lieutenants Breton et Froche fouillaient les environs immédiats.

— Guy, tu as pris des photos ?

Le lieutenant Breton brandit un appareil numérique vers le ciel.

— J’y venais, Chef, j’y venais !

Il commença à mitrailler.

Une femme, totalement nue, était suspendue par les pieds, les bras en croix maintenus horizontaux par une barre de bois fixée au moyen d’un nœud à la corde qui la suspendait dans l’air. Les bras étaient fixés à la barre par du ruban adhésif marron, du genre de celui dont on se sert pour fermer les cartons. Ses longs cheveux pendaient jusqu’à toucher le sol. Le plus étrange était la couleur du corps : livide, presque grisâtre à la lueur des lampes sur batteries installées tout autour du périmètre de sécurité.

Une voiture stoppa, le légiste commença ses observations in situ, pendant que les TIC entamaient leur travail de fourmi. Les gendarmes eurent bientôt terminé l’installation d’une girafe2 et la lumière inonda le périmètre, donnant un air surréaliste au cadavre crucifié pendu à l’arbre. Tout autour, c’était la nuit, une nuit chaude et orageuse qui recouvrait toute la ville d’un étouffant manteau. Le parc Léon Blum était désert ; seul un couple de jeunes se tenait un peu à l’écart, enlacé. La fille sanglotait…

— Lieutenant Froche, s’annonça le policier tout en ratissant sa chevelure hirsute. C’est vous qui avez découvert le corps ?

— Oui, Sylvie et moi nous étions donné rendez-vous un peu plus haut et nous avons décidé de nous balader. C’est alors qu’on l’a vue…

— Bon, allons-y : nom, prénom, domicile…

— Doc’ ? Pouvez-vous vous déterminer ?

— Ah, c’est vous Cambrone ? Décidément, pas de chance ! Vous voilà avec une sale affaire sur les bras.

— Épargnez-moi votre condescendance, venez-en au fait, voulez-vous ?

— Bien… très bien… La victime est morte par incision des artères carotides. Le corps est exsangue.

Le capitaine Cambrone ne put réfréner un haut-le-cœur. Elle éprouvait un impérieux besoin d’air frais. Le légiste continua, imperturbable :

— Je ne pourrai fixer l’heure approximative du décès qu’une fois au labo. Et j’aurai beaucoup de difficultés à déterminer s’il y a eu usage de drogue ou non, à moins que je retrouve un peu de sang… Dans le cerveau peut-être… Elle ne semble pas avoir été violée. Regardez ces entailles…

Le médecin tourna la tête de la victime vers Mélodie qui crut défaillir.

— Les coupures sont très précises ; les artères sont tranchées net. Il fouillait l’une des plaies avec une espèce de pince… Ce genre d’entaille est généralement produit par quelque chose de très tranchant ; un cutter ou un scalpel, en tout cas l’assassin s’y connaît.

— Un médecin ?

— Pourquoi un médecin et non un boucher ?

— Je… Je ne sais pas, si un tel coup nécessite des connaissances anatomiques un peu poussées, alors pourquoi pas un médecin ?

Le légiste la regarda par-dessus ses lunettes rondes cerclées d’acier, l’œil courroucé. Mélodie se sentait de plus en plus mal.

— Remarquez, oui… Peut-être… Un boucher aussi aurait tout aussi bien… Bon, tâchez de m’envoyer vos conclusions le plus rapidement possible, toubib ; merci.

Mélodie s’éloigna, le cœur au bord des lèvres, en direction de son équipe, alors que l’on dépendait le corps.

Froche qui observait la scène sursauta au crissement du ruban adhésif que l’on décollait des poignets de la victime.

— Sûr, c’est une femme qui n’aurait pas pu vivre à la colle, la preuve !

— Lieutenant Froche ! Vos jeux de mots idiots n’amusent que vous ! Vous ne respectez donc rien ?

— Ben quoi ? C’était juste histoire de…

— LA FERME ! Le patron a raison, t’es vraiment trop con !

Bientôt, le parc fut rendu à la nuit.

Les nuages amoncelés blanchissaient sous l’effet des éclairs ; une pluie chaude se mit à ruisseler le long du tronc d’arbre centenaire. On eût dit qu’il pleurait…

* * *

— Mon cher Charles, que diriez-vous d’un peu de ma liqueur nationale pendant qu’Heavens termine les préparatifs du dîner ?

Charles acquiesça et s’assit sur l’un des confortables clubs en cuir qui faisaient face à la cheminée encore vide en cette saison. L’Écossais lui tendit un verre mi-plein d’un liquide jaune pâle, presque blanc : un authentique single malt en provenance des Highlands, un The Spirit Safe de dix-sept ans d’âge. La pluie tambourinait toujours au dehors mais le double vitrage des baies vitrées atténuait presque totalement le bruit des bourrasques et des rafales. Dehors, c’était le chaos : les arbres du parc presque plongé dans la nuit semblaient pris de frénésie et remuaient leurs branches comme autant de bras pour adorer la divinité inconnue qui venait de déclencher l’infernale sarabande des éléments dont le rythme suivait celui des éclairs et des craquements de tonnerre. Dedans, c’était le calme d’une soirée de fin d’été à l’abri des murs de l’ancien presbytère que d’aucuns prétendaient hanté.

Théo Baipgripp’l regardait par la vitre s’enfler la tempête.

— Encore des moissons qui vont être mises à mal… A votre santé, Charles !

— A votre santé ! Alors, avez vous avancé dans les recherches sur cette maison ?

— Oh, guère plus que l’an dernier à pareille époque, le temps m’a manqué, mais le temps manque toujours, quoi que l’on fasse ! Bah, Chartres ne s’est pas faite en un jour, alors…

— Ne deviez-vous pas creuser la cave ?

— Si fait, mon cher ; et j’avoue que ma curiosité demeure insatisfaite devant cette étrange voûte qui s’ouvre dans le mur de droite. Il est indéniable que seul le sommet de la voûte est apparent et donc que ces pièces ont été comblées… Dans quel but ? Pour cacher quoi ? Je n’en sais pas plus, Charles, mais je ne désespère pas !

— Les rumeurs vont toujours bon train à propos de votre bâtisse ?

— C’est exact ! Même en Écosse où j’ai rencontré un voyant lors d’une soirée. C’était à Harnsfield Manor. Lady Harnsfield l’avait invité ; elle se pique d’occultisme, alors, vous imaginez, un voyant ! Il me prit à part et me parla en termes très détaillés de cette demeure. Toutes les descriptions qu’il en fit étaient exactes ! C’était tellement surprenant que j’en arrivai à me demander s’il n’y avait pas séjourné avant que je n’en devienne le propriétaire. Le plus drôle, c’est qu’il m’indiqua la cachette où, selon lui, se trouvait un vieux grimoire et une espèce de faîtière métallique. Attention, précisa-t-il, ces objets ont très certainement servis à des pratiques de magie noire ! J’avoue ne pas y avoir cru un seul instant et j’avais oublié l’incident jusqu’à une quinzaine de jours. Je rangeais une partie des dépendances et je suis tombé sur la cachette en question. Elle contenait bien une sorte de pièce en zinc de deux mètres de haut ainsi qu’un vieux livre religieux en latin. Tenez, il est là sur ce guéridon…

Charles s’empara de l’ouvrage ; c’était un de ces vieux livres, reliés cuir, à la couverture craquelée. Il l’ouvrit prudemment. La première page portait une inscription : Rituelum Carnutem. Tout le livre était imprimé en latin.

— Étrange, en effet, cette histoire de voyant… Et il ne vous a pas parlé de vos caves ?

— En fait, il avait abordé le sujet et semblait d’ailleurs assez mal à l’aise ; hélas, le maître d’hôtel annonça à notre hôtesse que le repas était servi. Il eût été malséant de continuer cet entretien. Je n’ai pas revu cet homme depuis.

— Tant pis, je devrais donc me contenter des histoires de revenants qui pullulent au sujet de votre maison…

— Vous savez, Charles, il n’entre pas dans mes desseins de couper court à cette rumeur, d’autant plus qu’en bon Écossais, cela n’est pas fait pour me déplaire. Toute bonne famille d’Écosse a son fantôme, isn’t it ?

Il y eut un énorme craquement dans la cour et le presbytère fut plongé dans l’obscurité. A la faveur d’un éclair, Lord Baipgripp’l s’approcha d’un chandelier et craqua une allumette.

— Edwards ! Amenez d’autres bougies, voulez-vous ?

— Oui, Sir, et je fais respectueusement remarquer à Milord que ce sont les plombs qui ont fondu.

— Que voulez-vous, Edwards, ce sont les aléas des anciennes installations ! Nous en serons quittes pour dîner aux chandelles, voilà tout ! Vous penserez à contacter un électricien pour qu’il change les fusibles dès demain.

— Oui, Sir !

Edwards posa un grand chandelier sur la table et alluma les cinq bougies. Aussitôt, une lumière chaleureuse se répandit dans la pièce.

— Que Milord m’excuse mais il me semble que Milord a oublié le… enfin la… chose… pour le commodore Wenz.

— Ah oui ! Merci mon ami, j’y venais. Vous pouvez disposer.

L’Écossais se dirigea vers un meuble bas abondamment sculpté. Il en sortit une boîte qu’il offrit à son ami.

— J’ai pensé que ceci vous plairait… Du moins, je l’espère.

L’écrin plus long que large portait les initiales CW entrelacées. Wenz l’ouvrit. Au milieu du fond recouvert d’un tissu aux couleurs du clan des Baipgripp’l luisait une splendide lame aux reflets bleutés. Wenz saisit le manche en corne pour admirer l’habileté du forgeron ; une lame à double tranchant, gravée de symboles celtes d’un acier damasquiné, fruit d’un savoir très ancien en matière de travail du métal.

— C’est une pièce unique !

Dans le couvercle une excavation contenait l’étui en cuir, lui aussi orné de symboles. Le chasseur écarquillait les yeux devant cette merveille.

— Splendide ! Il n’y a pas d’autre mot !

— Une dague de chasse celte, forgée au plus profond des Highlands, dans la plus pure tradition. Elle est à vous, Charles.

Wenz n’en revenait pas, il admira l’équilibre de l’arme, sa splendeur, la finesse de ses gravures ; il fronça néanmoins le sourcil.

— Merci, Théo, du fond du cœur ! Cependant, une tradition française n’admet pas qu’une lame soit offerte entre amis ; souffrez donc que je vous l’achète pour la somme symbolique d’un centime. Ainsi les usages seront respectés et la sérénité de notre amitié garantie…

Lord Baipgripp’l fit sauter la minuscule pièce cuivre dans la paume de sa main.

— Et l’on dit que ce sont les Écossais qui sont superstitieux… Je vous invite à prendre un autre verre pour patienter, le dîner devrait bientôt être servi.

1 Voir Meurtres à Monnaie et Chasse à Tours, même auteur, mêmes éditions.

2 Projecteur double fixé sur vérins que l’on peut faire monter à plusieurs mètres de hauteur. Son aspect fait penser au cou d’une girafe.

II

— Patron, on a reçu le rapport d’autopsie !

Mélodie Cambrone termina la phrase qu’elle rédigeait pendant que Robert Froche attendait, le dossier en main. Elle reposa lentement son stylo.

— Froche ! J’aimerais qu’à l’avenir vous vous absteniez de donner, dans le cadre de votre travail, libre cours à vos jeux de mots pour le moins particuliers ! Certes, j’admets que l’humour est une éternelle recherche, mais je pense que, dans certains cas, il est préférable d’en garder le fruit pour soi ! Alors, s’il vous plaît, faites un effort !

Elle saisit le rapport que le lieutenant lui tendait.

— « Cadavre exsangue, le corps a été vidé par section des artères… » Oui, rien de neuf là-dedans. « La victime était sans doute inconsciente avant l’assassinat… pas de trace de violence… pas de trace de viol… » Décidément, un meurtre peu ordinaire. On dirait plutôt un rituel sacrificiel, si j’en crois la position particulière dans laquelle nous avons retrouvé le cadavre. Ah, intéressant : « trois pièces d’un euro étaient logées dans la bouche… »

— Vous avez lu le passage des trois euros ? On dirait qu’on a voulu la transformer en tirelire ! Pas étonnant, avec le boulot qu’elle faisait !

Le capitaine Cambrone lâcha un regard sombre à son subordonné, redoutant une nouvelle tentative humoristique, mais celui-ci demeura coi.

— Votre remarque n’est pas dénuée de sens, il se pourrait bien que ces quelques pièces aient un rapport avec son activité professionnelle ; en l’occurrence, une vengeance ne serait pas à exclure…

Le lieutenant Breton entra dans la pièce.

— Alors, Guy ! Cette enquête de voisinage ?

— Voici mon rapport, Patron.

— Résume, tu veux…

— Eh bien, Simone Girardin de Pons, épouse d’Hubert de Chasseneuil, grosse fortune des deux côtés. Lui s’est spécialisé dans le tourisme, notamment l’organisation de safaris africains ; elle dans le financement de diverses entreprises. Pégasus Financements montait en flèche, dégageant des bénéfices plus que considérables. Il est évident que, dans ce genre d’activité, on se crée rapidement tout un lot d’ennemis potentiels, à commencer par les banques.

— Je ne pense pas qu’un organisme bancaire se risque à organiser un meurtre.

— Sauf s’il s’agit d’un organisme mafieux !

— C’est plausible, Froche, mais alors là, cela dépasse notre domaine de compétences, qu’importe, je vais contacter la brigade financière pour en savoir un peu plus sur les clients de madame de Chasseneuil. Il n’en demeure pas moins que j’éprouve le sentiment que nous avons affaire à un crime rituel. Un contrat mafieux n’aurait pas été réglé de la sorte…

— Vous ne pensez pas que le mari ?

— Hubert de Chasseneuil était absent de Chartres au moment du meurtre. Bon, Guy, la suite, s’il te plaît.

— Pour ce qui est des relations avec le personnel de sa société, Simone était une lionne ! Déterminée, rusée, fonceuse, elle menait sa boîte d’une main de fer. Ses employés, très bien rémunérés au demeurant, étaient impitoyablement sanctionnés à la première erreur.

— La piste d’un employé mécontent qui se serait vengé n’est donc pas à exclure…

— Tiens, on vous a offert des fleurs, Patron ?

— Non, c’est une rose qui était dans le bureau de la victime, je l’ai apportée, intriguée par sa couleur.

— Peu commune, en effet !

— Unique, tu veux dire, je n’ai jamais vu de rose noire avant celle-ci. C’est sans doute pour cela que la victime l’aura conservée ; d’habitude, les fleurs qu’elle recevait étaient distribuées aux secrétaires. Elle en aurait reçu trois ; une par semaine, juste à temps pour remplacer la précédente qui se fanait. La dernière était accompagnée d’un bristol, mais il n’a pas été retrouvé dans le bureau de la directrice ni dans son sac à main. A-t-on retrouvé sa voiture ?

— Pas encore, mais…

— Quand même, un cabriolet Mercedes, ça ne court pas les rues !

— Froche ! Vous vous y collez ! Il faut me retrouver cette voiture rapidement. Guy, tu essayes de connaître le moyen par lequel ces roses sont parvenues à Pégasus Financements et tu collectes des renseignements plus techniques…

— Du genre ?

— Qui est le plus gros client, quels projets étaient financés ou sur le point de l’être et surtout quels sont ceux qui ont été refusés et pourquoi…

— Capitaine, le Principal désire vous voir.

— J’arrive ! Allez Messieurs, au travail ! Il est clair que nous formons une équipe, Froche, vous n’hésiterez pas, j’en suis certaine, à donner un coup de main à votre collègue, vu l’ampleur de sa tâche… Pour ce qui me concerne, après mon entrevue avec le Principal, je vais aller m’offrir des fleurs…

* * *

Alors, Charles, êtes-vous satisfait de cette journée de chasse ?

Wenz ne put s’empêcher d’avoir une légère moue dubitative ; lui, le chasseur à l’arc devant l’éternel, avait dû se plier aux exigences du moment et adopter l’usage d’un fusil, au demeurant prestigieux : un Beretta, fabriqué entièrement à la main, dans les prestigieux ateliers italiens. Une œuvre d’art ! Un plaisir incommensurable ! Avoir en main pareille merveille est, pour un chasseur, un moment historique… Néanmoins, Charles regrettait la légèreté, la rapidité et le silence de son arc, un semi-recurve de chez Traditional Légend : une âme en “core tuff”, sorte de fibre de verre entrecroisée, accordée à du bambou et de l’if. Un arc fabriqué à la main dans le Vercors, spécialement à son intention, une autre merveille, en quelque sorte.

— Ce fut parfait, Théo ; cette journée à la bécasse m’a enchanté.

— Demain, si vous le voulez, nous irons chasser le gros dans les bois de Bailleau-l’Évêque. Peut-être pourriez-vous apporter votre arc ?

Les yeux de Wenz prirent un éclat particulier ; décidément, Lord Baipgripp’l savait traiter ses hôtes…

— Vous avez bien apporté votre arc, n’est-il pas ?

— Oui, oui… Bien que je n’eusse imaginé…

— Mon cher, je vous connais assez pour savoir que votre définition du plaisir de la chasse diffère quelque peu de celle du commun des chasseurs et qu’un fusil, fût-il des plus magnifiques, ne remplacera jamais les sensations que votre arc… D’ailleurs, à ce sujet, j’ai une requête à formuler : pourriez-vous m’initier un de ces prochains jours au maniement d’une telle arme ? Pour l’heure, je ne saurais trop vous presser, mon cher, mais j’ai rendez-vous chez l’un de mes amis et je ne voudrais pas être en retard. Allons, si vous le voulez bien, présenter nos condoléances à Chasseneuil, c’est assez pénible, j’en conviens, mais je vous promets de compenser le désagrément que je vous fais subir. Nous nous rattraperons ensuite.

* * *

La Bentley roulait silencieusement vers le vieux Chartres. Edwards conduisait en douceur à travers le dédale des rues, malgré une circulation assez dense.

Wenz et l’Écossais ne disaient rien, encore dans le moment qu’ils venaient de vivre. La grande propriété des Chasseneuil était silencieuse, le parc, uniquement troublé par le ballet incessant des automobiles qui formaient comme un cortège de phares dans la nuit jusqu’à l’énorme bâtisse ruisselante de lumière. On eût dit un sapin de Noël ou une sorte de pièce montée électrifiée ; toutes les pièces étaient illuminées jusqu’au troisième étage. Dans le grand hall, un majordome, tout de noir vêtu, attendait. On parlait bas, mais les volumes amplifiaient le moindre chuchotement. Les pas résonnaient sur le marbre et une sorte de brouhaha confus sortait par les fenêtres. Elles étaient grandes ouvertes, sans exception, comme si on avait voulu changer radicalement l’air de la demeure. Dehors, des valets en livrée sombre ouvraient les portières des voitures dès l’arrêt, permettant ainsi au visiteur d’accéder au perron garni de dizaines de torches enflammées. On se serait cru en pleine réception mondaine ou à une soirée de gala. L’Écossais et Wenz suivirent en silence un maître d’hôtel qui les guida dans le labyrinthe des couloirs, suivant très certainement un parcours prédéfini et de lui seul connu. Charles remarqua que l’on ne croisait personne. Le valet s’effaça devant une porte et nos deux hommes entrèrent dans un immense salon au milieu duquel un catafalque entouré d’une multitude de chandeliers supportait un cercueil ouvert. La lueur des bougies éclairait le visage calme de la morte. Wenz nota mentalement qu’ils devaient se trouver dans la seule pièce du bâtiment à ne pas être éclairée électriquement. De fait, seules les bougies dispensaient cette luminosité si particulière qui adoucit, atténue la laideur et masque les imperfections. Un peu de chaleur encore, avant le froid du tombeau. Simone de Chasseneuil gisait, le visage serein et maquillé ; ses longs cheveux épars lui recouvraient les épaules. Elle était vêtue d’une longue robe de soie marron qui ne laissait apparaître que ses mains jointes posées sur sa poitrine, tenant une orchidée blanche…

Après quelques instants de recueillement, les deux hommes sortirent par une autre porte pour rejoindre un autre salon où les attendait le maître des lieux. Avant de quitter la chapelle ardente, Wenz avait remarqué la présence d’un homme en prière, dans un coin de la pièce. Hubert de Chasseneuil, pâle, dans un costume de circonstance, reçut les condoléances et proposa d’un geste des rafraîchissements aux nouveaux venus.

Chacun vidait rapidement son verre sans mot dire et se retrouvait sur le perron avant de reprendre le long cortège des phares, jusqu’au bout du parc.

La limousine roulait en silence et Wenz était dubitatif. Il n’avait encore jamais vu une chose pareille ; on eût dit un étrange cérémonial. En était-il toujours ainsi dans la haute société ? Il faudrait qu’il demande à Maud…

— Un doigt de vieux porto ? A moins que vous ne préfériez un peu de cette liqueur des Highlands ?

Théo venait d’ouvrir un petit bar. Il contenait deux carafes et quatre verres en cristal de Bohême, une vraie fortune…

— Un peu de porto, merci.

Ils burent en silence tandis que la voiture allait son chemin. A travers les vitres teintées, le monde extérieur paraissait irréel. La vitre de séparation isolant le chauffeur avait été relevée, ajoutant encore à l’intimité de l’habitacle.

— Tout de même, quelle étrange cérémonie ! Et votre ami avait l’air si…

— Lointain ?

— Oui, c’est cela, lointain… C’est le mot qui convient. Comme si le décès de son épouse ne l’atteignait pas vraiment. Il me fait penser à ces acteurs qui, à force de prendre du recul par rapport aux personnages qu’ils incarnent, finissent par en faire autant dans la vie, y gagnant en tranquillité ce qu’ils perdent en spontanéité.

— Vous avez peut-être raison, quoique tous les acteurs ne soient pas comme ça. Du moins, il me semble… En tout cas, Hubert est un chic type ! Ah, nous sommes arrivés !

La limousine venait de stopper devant un immeuble cossu de la rue de Châteaudun.

— Nous dînons à mon club…

Théo Baipgripp’l composa un code sur la serrure électrique ; la porte s’ouvrit en un clic sonore. Les deux hommes se retrouvèrent dans un couloir assez large, bordé d’armures et de tableaux de maîtres. Au fond, un escalier en bois ciré à la rampe modern style envoyait son reflet su le carrelage brillant. A mi-couloir, une espèce de hall carré où attendait un personnage en smoking.

— Bienvenue, Milord ! Bonsoir Monsieur.

— Monsieur Bauduin ! Bonsoir, bonsoir…

L’Écossais abandonna son trench-coat et son écharpe de soie sur le comptoir en teck.

Monsieur Bauduin actionna une sonnette qui eut pour effet de faire apparaître instantanément une jeune femme, elle aussi vêtue d’un smoking. Ses cheveux aile de corbeau, plaqués sur le crâne, contrastaient avec le chemisier blanc orné d’une cravate étroite et sombre. La jeune femme s’empara des vêtements et disparut dans une pièce attenante servant de vestiaire. Monsieur Bauduin se retourna pour faire glisser l’une des innombrables plaquettes de bois qui garnissaient tout un pan du mur en plusieurs tableaux distincts. Le nom de l’Écossais apparut à côté de ses armoiries. Trois autres noms étaient lisibles dans le tableau de l’Écossais, les autres demeuraient cachés, ne montrant que des armoiries ou des symboles. Le tableau portait en fronton l’inscription : « Cercle des XIII. »

— Quatre des XIII sont arrivés, les autres ne vont sans doute plus tarder ; entrez, je vous prie, je vais vous présenter à ces messieurs…

Wenz suivit son hôte dans un salon garni de fauteuils en cuir et de tables basses ; de rapides présentations faites, l’Écossais indiqua un siège à son ami et s’installa en face de lui.

La préposée au vestiaire apparut, portant un plateau chargé de coupes. Elle en déposa deux près des nouveaux arrivants.

— Le cocktail XIII, vous m’en direz des nouvelles !

Le regard de Wenz abandonna très rapidement la couleur verte du breuvage pour s’attarder sur la serveuse. Décidément, cette coiffure à la garçonne très années vingt lui allait bien. Le smoking aussi d’ailleurs. L’espace d’un instant, les yeux myosotis d’Anna, si l’on en croyait la gourmette en or accrochée à son poignet droit, se posèrent sur Charles puis s’en allèrent, si rapidement qu’il n’eut pas le loisir d’y déchiffrer un éventuel message et, pourtant, il aurait juré que…

— A votre santé, dear friend !

Anna avait disparu dans un ondulement de ses hanches noires.

— A la vôtre ! Mais pourriez-vous m’expliquer…

— Bien entendu ! Vous êtes ici au Cercle des XIII dont je suis membre depuis deux ans. Nous nous réunissons pour passer une agréable soirée. Le dîner n’est servi qu’une fois dans la semaine et à l’unique condition que nous soyons treize à table ! Le nombre des membres, vous l’aurez deviné est fixé à treize…

— Ainsi : dîner ce soir… Mais il me semble qu’étant une pièce rapportée, nous allons dépasser le nombre fatidique…

— Je ne le crois pas, mon cher, Hubert de Chasseneuil sera fatalement absent ce soir ; j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à être le treizième…

— Amusant !

Wenz se demanda où allait se nicher parfois l’humour britannique…

— Alors que tant de personnes refusent justement l’éventualité de se retrouver treize à table… Mais il me semble que les autres membres tardent à arriver.

— Ces messieurs doivent s’être égaillés au sein d’autres clubs ouverts ce soir. Cet immeuble n’accueille pas moins de quatre clubs différents ; vous avez pu voir leurs noms dans le hall, et monsieur Bauduin gère tout cela avec maestria, il faut le dire.

Bientôt, tous les membres furent présents, sauf un, comme l’avait prévu l’Écossais ; c’est donc d’un commun accord que Wenz fut admis à la table des douze autres. On déplaça le fauteuil à tête de lion de l’absent jusqu’à l’autre bout de la table, face au doyen et l’on présenta une chaise à l’invité. Chaque membre était assis à sa place, dans une espèce de fauteuil à haut dossier comportant un emblème dont le lien avec l’occupant échappait parfois à Wenz qui se contenta de faire bonne figure à cet étrange dîner où le plus âgé rompit le pain et le distribua aux autres, avant que tous portent un toast à l’absent. Le repas, du reste succulent, se termina par le passage d’une coupe de vin que se partagèrent les douze convives, Wenz en étant exclu, comme il l’avait été de la distribution du pain. Enfin, tous se levèrent en même temps et quittèrent la salle à manger. Monsieur Bauduin fit passer les havanes à ceux des membres qui avaient regagné le salon, tandis que l’Écossais et Wenz, ayant récupéré leur vestiaire s’éclipsaient vers la sortie. Au passage, Charles remarqua l’absence d’Anna, comme si monsieur Bauduin, connaissant les habitudes de ses hôtes, avait fait déposer les vêtements à l’avance. Ce n’est qu’arrivés à Boisville que reprit la conversation :

— Comment avez-vous trouvé mon club ?

— Étrange, je ne vous le cache pas ; surprenant aussi par certains côtés, parfois agréable par les rencontres que l’on y fait, mais surtout très étrange… Il ne correspond pas à l’idée que je m’étais faite de ce genre d’endroit…

— Certes, l’atmosphère était assez lourde… Le décès de cette chère Simone… Vous ai-je dit comment elle était morte ?

— Oui, crucifiée la tête en bas…

— Un crime affreux ! Un fou, certainement !

— Peut-être, mais pour en revenir à votre club, c’est plutôt l’ambiance générale que j’y trouve étrange ; ce pain rompu et distribué, cette coupe de vin qui fait le tour de la table : une connotation christique indéniable que je trouve assez déplacée au sein de ce qui n’est rien d’autre qu’un club privé pour gens fortunés. Maintenant, ce n’est que mon avis, je ne suis pas membre de ce club, alors…

— Connotation christique, dites-vous ? Cela ne m’a pas choqué…

— Je vous demande la permission de me retirer, je me sens un peu las, je crois que je vais aller me coucher.

— Vous avez raison, une bonne nuit nous fera le plus grand bien ; il se fait tard et demain une grosse journée de chasse nous attend. Bonne nuit, cher ami.

* * *

La pluie battait les toits, transformant les pans d’ardoise en autant de miroirs qui reflétaient la clarté lunaire entre deux passages de nuées. Même au centre-ville, la circulation avait pratiquement cessé ; Chartres s’était endormie, rassurée par la douce clarté de ses réverbères. Une silhouette pressait le pas, silencieuse dans le crépitement de l’ondée sur le trottoir… L’homme marchait d’un pas rapide, comme s’il voulait calquer son rythme sur celui de la pluie qui, maintenant, battait la mesure sur le feutre de son chapeau. Une horloge annonça deux heures. Il était grand temps de rentrer s’il voulait finir toutes ses tâches avant de s’abandonner au sommeil. L’homme quitta les rues éclairées, longea un parc endormi, traversa la rivière et s’engagea dans un dédale de ruelles sombres… Enfin, il s’arrêta devant une porte prise dans un antique mur de pierre. Un tour de clé lui permit d’ouvrir. Il traversa le parc, faisant crisser le gravier sous ses pas. Une lumière brillait encore au rez-de-chaussée de la maison. « Fine se sera endormie sur son roman », pensa-t-il en se dirigeant vers l’une des deux serres au fond du parc. « Bon, il faut s’en occuper maintenant… »

Il ouvrit un cadenas libérant la chaîne et entra dans le bâtiment de verre. « Lumière ! » Au beau milieu de la serre, dans du terreau, rangés comme à la parade, poussaient des rosiers ; presque toutes leurs fleurs étaient… noires.

III

Dans un coin sombre du parc, Sylvestre s’amusait encore de l’agonie d’une souris, tandis que les bâtiments de La Blondellerie1 s’échauffaient doucement au soleil matinal. Maud ouvrit la fenêtre de sa chambre et s’arrêta quelques instants pour contempler ce qu’elle avait coutume d’appeler ses jardins. Maud pratiquait l’autodérision : ses jardins se limitaient, depuis deux saisons de sécheresse, à une très grande étendue d’herbe jaunie, envahie peu à peu par le trèfle, parsemée çà et là d’un bosquet de bouleaux et de quelques massifs d’hortensias d’un bleu profond. Septembre n’en finissait plus de vivre l’été indien et la température était vraiment trop chaude pour la saison, déstabilisant faune et flore peu habituées à supporter quelque vingt-neuf degrés. Maud descendit dans la cuisine et mit quelques tranches de pain à griller avant de dresser son plateau petit-déjeuner qu’elle emmena, à son habitude, dans la bibliothèque.

— Bonjour, Bertrand, bien dormi ? Je prends votre silence pour un acquiescement.

La bouilloire siffla crescendo, provoquant un repli immédiat de la jeune femme vers la cuisine. Elle en revint bientôt, munie d’une théière en argent et d’une corbeille garnie de toasts.

— Hum ! Délicieux, vraiment ! Le petit déjeuner est l’instant que je préfère, qu’en dites-vous ? Il est vrai que, dans votre situation, on est loin des contingences humaines, mais quoi, vous devez avoir, vous aussi de bons moments, non ? Parfois seul ? Vous vous sentez seul ? Comme je vous comprends ! D’autant mieux qu’ici aussi, parfois… Oh ! Comme vous y allez… Bien sûr, monsieur Wenz… Mais même lui m’abandonne en ce moment. (Soupir). Tiens, je mange le troisième toast, comme ça je vais grossir et il aura honte à son retour. Comment ? Mais la chasse, mon cher ! Vous voyez ce que je veux dire et ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre. Une bonne raison ? C’est tout vous, ça ! Lorsqu’il s’agit de défendre la chasse, Monsieur, vous devenez d’une mauvaise foi évidente et peu importe si Charles Wenz est à la chasse quelque part en Eure-et-Loir, du côté de Chartres, alors qu’il fait beau à Monnaie et que je m’y ennuie à mourir.

Le téléphone sonna.

— Consuelo2 ! Quelle joie !

— …

— Une promenade à cheval ? Aujourd’hui ? Mais naturellement ! J’accepte avec grand plaisir. Dans une demi-heure ? Parfait ! A tout de suite…

Maud se précipita dans la salle de bains. Sur un guéridon, dans le couloir du premier étage, le téléphone mobile clignotait furieusement, annonçant l’arrivée d’un nouveau message. Elle consulta le numéro de l’émetteur : c’était celui de Wenz. Elle haussa les épaules et entra dans la salle d’eau.

* * *

Mélodie Cambrone relisait une fois encore le rapport d’autopsie ; elle finissait par le connaître par cœur. Elle aurait dû passer à autre chose, mais c’était plus fort qu’elle, comme si elle pouvait déceler entre les lignes l’ombre d’une solution. Un petit indice de rien aurait fait l’affaire, hélas !

— Chef ! On a retrouvé la voiture de la victime.

Mélodie leva des yeux interrogateurs, invitant le lieutenant à continuer.

— Aux abords du boulevard du Maréchal Foch, sur une pelouse devant le parc des bords de l’Eure.

— C’est au sud-est de la ville !

— …

— Je veux dire que c’est à l’opposé de l’endroit où on l’a retrouvée…

— Oui, mais vu la façon dont elle était ficelée, on peut se douter que la belle n’est pas arrivée au parc Léon Blum au volant de sa voiture. Elle aura d’abord roulé vers le Nord pour se rendre à son mystérieux rendez-vous, puis elle l’aura perdu…

Regard d’incompréhension de Mélodie.

— Le Nord ! Elle aura perdu le Nord !

— FROCHE, ASSEZ ! Vos jeux de mots idiots n’amusent que vous !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien ! Juste le lieutenant Froche qui a encore une crise aiguë de diarrhée verbale.

— Oui, bon… Je venais d’annoncer qu’on avait retrouvé le véhicule de la victime.

Robert Froche marqua un temps d’arrêt devant le regard furieux de sa chef, passa une main dans ses cheveux et reprit :

— On peut donc imaginer que la victime n’a pas été tuée sur place…

— L’absence de trace de sang sur le sol et la mise en scène en attestent, ensuite ?

— Eh bien, ensuite on peut très bien imaginer qu’elle se soit rendue à l’endroit indiqué. La personne rencontrée lui propose d’aller ailleurs, la trucide, la dépose ensuite au parc Léon Blum et ramène la voiture au parc des bords de l’Eure qui se trouve presque à l’opposé, histoire de brouiller les pistes.

— Admettons ! Mais c’est seulement maintenant qu’on a retrouvé le véhicule, le meurtre, lui, remonte à trois jours.

Guy Breton se leva.

— La voiture a été retrouvée où exactement ?

— Juste à côté de l’entrée du parc, sur la pelouse. Elle est d’ailleurs salement amochée.

— Le véhicule est accidenté ?

— Non, la pelouse ; c’est la pelouse qui a été…

Guy haussa les épaules.

— La voiture aura été abandonnée la nuit dernière devant le parc. On ne peut pas en déduire que le rendez-vous initial y ait été fixé, d’ailleurs ce n’est pas un endroit pour un rendez-vous mondain. A-t-on retrouvé des empreintes ?

— Non, apparemment rien de spécial si ce n’est l’habituel fatras que l’on retrouve dans les boîtes à gants des voitures de femmes…

Mélodie ignora l’ironie.

— Je suppose que les TIC sont sur le coup ?

— Absolument, ils sont en train de passer la voiture au peigne fin ; normal, pour une voiture de fem…

Froche ne termina pas sa phrase et battit en retraite face aux regards courroucés des deux autres.

— Il serait grand temps que Froche change d’attitude !

— Impossible, c’est dans son caractère, il faudra bien s’y faire ! Son humour est pratiquement insupportable mais c’est un excellent flic…

— Bon, je vais voir cette voiture de plus près.

Mélodie ouvrit la porte donnant sur le couloir. Le téléphone sonna.

— Patron ! C’est pour vous.

* * *