L'écheveau de Blois - Philippe-Michel Dillies - E-Book

L'écheveau de Blois E-Book

Philippe-Michel Dillies

0,0

Beschreibung

La recherche de la vérité dans une atmosphère occulte

Délivrance accoste à Blois, le temps pour Emma Choomak d'embrasser une cousine. Mais, depuis longtemps déjà, un ange noir la suit... Or, voici que la quiétude blésoise est troublée par une étrange série de meurtres : les dés en seraient jetés lors d'une partie de dadas ! Quant à Emma, une main occulte tente de l'impliquer toujours plus dans ces crimes...
La ville royale va-t-elle devenir le théâtre où se jouera son destin ? La clairvoyance de la jeune femme, soutenue dans sa quête de la vérité par l'homme de sa vie, et la pugnacité du capitaine Mélodie Cambrone suffiront-elles à dénouer "l'écheveau de Blois" ?

Une intrigue policière palpitante qui prend pour cadre la mystérieuse vallée des Rois ! Découvrez sans tarder le tome 8 d'Emma Choomak, En quête d’identité.

EXTRAIT

Le soleil enflamma la surface de l’eau avant de descendre à l’horizon. La proue de Délivrance s’enfonça soudain dans la berge molle d’un banc affleurant.
« Zut ! Marche arrière et vite, si je ne veux pas m’échouer ici ! » L’hélice battit furieusement l’eau verte durant quelques instants, avant d’arracher les dix-neuf tonnes de bois à la glèbe spongieuse qui émit un étrange bruit de succion en relâchant sa proie. Emma reprit sa navigation au milieu du fleuve. Le soleil faisait ses adieux à l’onde dans une énorme gerbe orange et or qui embrasa le ciel. Bientôt, il ferait nuit. Elle eut le temps d’apercevoir la maçonnerie des quais de Blois, non loin d’un pont inconnu.
Laissant courir Délivrance sur son erre, elle se dépêcha de balancer les vieux pneus contre le bord. Ils adoucirent la rencontre de la coque et de la berge.
—Envoyez ! lui cria un quidam depuis le chemin de halage.
Il récupéra le bout qu’il amarra à un bollard.
— Merci !
—Pas de quoi ! Si on ne peut plus s’entraider… Ainsi vous naviguez seule ?
Emma acquiesça d’un signe de tête et gravit un escalier de pierre pris dans la masse du quai pour aller fixer l’arrière de la gabare à un anneau du chemin de halage.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1952 à Roubaix, Philippe-Michel Dillies, après des études de droit, a suivi une carrière militaire. Lecteur passionné des œuvres d’Agatha Christie, une affectation en Beauce l’a décidé à prendre la plume, pour partir comme son égérie, à la découverte des arcanes de l’écriture policière. Son premier roman est sorti en 2003. Il s’est retiré en Touraine, décor naturel de ses œuvres.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 357

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

- À Jef pour son aide précieuse, ainsi qu’à tous mes lecteurs. Puissent-ils prendre autant de plaisir à me lire que j’en éprouve à créer ces histoires.

Si les voies du divin sont impénétrables,celles des humains sont parfois très obscures…

L’auteur

PROLOGUE

Le soleil caressait doucement l’énorme glycine qui grimpait sur la façade de la maison nichée dans l’écrin de verdure de son parc. Le chant des oiseaux ajoutait une note de gaîté à ce matin de juin. « Encore une belle journée ! », se dit Orlando, assis à la table de sa chambre devant la fenêtre grande ouverte. Il beurra un toast. Maître Orlando Soppossocio sacrifiait à ce rituel depuis son arrivée à Blois, il y aurait bientôt cinquante ans. Émigré d’Amérique du Sud, il avait suivi des études de notariat en France avant de rejoindre l’étude de Maître Tiutarg, dans la bonne ville de Blois. Les années passant, il avait fini par occuper le poste de premier clerc et racheter la charge demeurée vacante au décès de son patron. De mauvaises langues avaient, à l’époque, prétendu qu’Orlando n’était peut-être pas tout à fait étranger au “départ” de son prédécesseur, mais Maître Soppossocio, procédurier en diable, avait rapidement mis fin à ces rumeurs.

Le thé anglais infusait doucement dans la théière en argent. Orlando ouvrit un compotier et entreprit de mélanger, du bout d’une cuiller en vermeil, la confiture de pétales de roses qu’il renfermait. Un peu plus loin, juste après la haie protégeant les massifs de fleurs, les marronniers de la rue donnaient à ce quartier un aspect sylvestre des plus reposants. L’homme ne s’attarda guère sur une nacelle que son occupant venait de faire monter ; un électricien, sans doute occupé à réparer une panne. Il s’en amusa un instant en pensant que, s’ils avaient été plus proches, l’homme en bleu aurait pu partager son thé. Ils étaient pratiquement à la même hauteur.

La spacieuse chambre occupait la partie centrale de la façade, au premier étage de cette demeure du XVIIIe siècle. Elle ouvrait ses baies vitrées sur un espace de pelouses entrecoupées de bassins. Le maître des lieux pensait y faire installer des carpes Coï, cela le distrairait pendant sa retraite. L’homme entreprit de se verser un grand bol de thé parfumé. La retraite ! Il y songeait, l’âge avançant. Veuf, sans descendance, il se demandait très sérieusement s’il ne valait pas mieux qu’il profite de ses biens avant l’arrivée de l’heure fatidique. Il avait préparé sa succession avec soin et la vente prochaine de sa charge devait lui apporter quelques millions d’argent frais. Il aurait de quoi vivre encore longtemps dans le luxe et l’opulence, même en versant une obole à la “famille” qui l’avait épaulé toute sa carrière durant. Il était normal qu’en retour… Il eut une infime pensée pour les malheureux qu’il avait parfois spoliés et fit passer tout cela avec la première cuillerée de confiture de roses. Dans sa nacelle, l’électricien glissa son œil derrière l’optique et le notaire gourmand apparut en gros plan derrière une petite croix noire.

Orlando saisit les journaux apportés par la bonne. Au milieu, il trouva une lettre non timbrée. C’était la seconde en dix jours ; même couleur beige de l’enveloppe, même format. L’enveloppe ouverte ne révéla cette fois qu’une simple feuille de papier pliée en trois. L’homme fronça les sourcils. Ce n’était donc pas une plaisanterie ! Il sortit de la poche de son gilet, un petit cheval de bois peint en rouge, comme on en trouve dans les jeux pour enfants, et étala la première lettre sur la table. Il en relut le contenu : « Les dés roulent… Six ! Le cheval rouge sort de l’écurie ! » La seconde lettre n’était guère plus explicite : « Huit ! Le cheval bleu mange le rouge ! » Comme dans la première, cette lettre comportait une étrange signature composée de lettres en majuscules : « G L A S. » Il se demanda ce que pouvait bien signifier cet ensemble de lettres. Un sifflement lui fit lever la tête. Le carreau d’arbalète pénétra brutalement dans le front du notaire qui laissa la lettre se dissoudre dans le thé en entrant dans la nuit.

I

Un léger coup de barre fit dévier Délivrance vers la rive gauche… Emma demeurait sur l’expectative ; dans le sens du courant, le bateau avait encore tendance à lui échapper rapidement… Debout, elle craqua tout de même une allumette sur sa fesse droite tout en surveillant les abords. L’odeur rassurante du Vieil Anvers tournoya autour d’elle. Bientôt, il lui faudrait accoster. Elle arrivait à Blois.

Le soleil enflamma la surface de l’eau avant de descendre à l’horizon. La proue de Délivrance s’enfonça soudain dans la berge molle d’un banc affleurant. « Zut ! Marche arrière et vite, si je ne veux pas m’échouer ici ! »L’hélice battit furieusement l’eau verte durant quelques instants, avant d’arracher les dix-neuf tonnes de bois à la glèbe spongieuse qui émit un étrange bruit de succion en relâchant sa proie. Emma reprit sa navigation au milieu du fleuve. Le soleil faisait ses adieux à l’onde dans une énorme gerbe orange et or qui embrasa le ciel. Bientôt, il ferait nuit. Elle eut le temps d’apercevoir la maçonnerie des quais de Blois, non loin d’un pont inconnu.

Laissant courir Délivrance sur son erre, elle se dépêcha de balancer les vieux pneus contre le bord. Ils adoucirent la rencontre de la coque et de la berge.

— Envoyez ! lui cria un quidam depuis le chemin de halage.

Il récupéra le bout qu’il amarra à un bollard.

— Merci !

— Pas de quoi ! Si on ne peut plus s’entraider… Ainsi vous naviguez seule ?

Emma acquiesça d’un signe de tête et gravit un escalier de pierre pris dans la masse du quai pour aller fixer l’arrière de la gabare à un anneau du chemin de halage. La nuit avait repris ses droits et Cho redescendit prudemment jusqu’au bateau. L’homme de la berge ne se manifestait plus, il était sans doute parti ; heureusement, elle n’avait aucune envie d’entamer une conversation dont elle connaissait d’avance la suite. Elle descendit quelques marches pour entrer dans le carré. Délivrance avait été modifié : un abri spartiate mais efficace créait maintenant une protubérance aux deux tiers du navire. Les puristes auraient crié au scandale, mais ce carré s’avérait des plus pratiques. Il faisait office de cabine et Cho y passait des nuits paisibles, dans un inconfort certain mais à l’abri des intempéries. De toute façon, bientôt Délivrance hibernerait à l’amarre, à Tours.

Cho alluma une grosse lampe sur accus, récupéra sa veste en jean, quelques cigarillos, son bonnet de laine – le vent fraîchissait – et, nantie de son sac péruvien, vérifia le verrouillage du vantail, monta les marches jusqu’au chemin de halage désert et sombre avant de s’enfoncer dans la ville.

* * *

L’ombre envahissait peu à peu la pièce. Thierry Guillaume actionna la cordelette de la lampe qui diffusa immédiatement une lueur jaune sur le bureau, dévoilant le sourire d’Emma dans un cadre. L’homme soupira avant de mettre son paraphe en marge de la note de service qu’il venait de lire. La paperasserie l’ennuyait au plus haut point et sa dernière promotion1 n’avait rien arrangé. Il se demandait même si le directeur ne prenait pas un malin plaisir à lui charger la mule. Cela faisait une bonne heure que ses adjoints avaient déserté les lieux et il en était encore à l’inventaire des innombrables notes qui remplissaient la chemise à sangle mauve et dodue comme une immonde friandise qu’on lui présentait chaque soir. Il en avait la nausée. Il referma la pochette après avoir lu la dernière décision relative au remplacement des serviettes des lavabos par des souffleries. Passionnant ! Il noua la sangle verte qui faisait comme un trait de menthe sur une pâte de fruit en imaginant, au regard de ses nouvelles fonctions, tout l’intérêt que pouvait avoir le travail d’un commissaire divisionnaire.

Il franchit la porte de son bureau. Le hall était calme ; l’auxiliaire Heymardin trônait, imposante, derrière le comptoir. Elle se leva à son approche, dissimulant quelque chose dans les profondeurs d’un tiroir.

« Ghislaine a entamé son premier en-cas de la nuit », pensa-t-il en observant une miette de pain collée à la commissure des lèvres de l’auxiliaire.

— Voici la chemise “Courrier” ; à faire remonter au plus vite chez Le Morse2.

— Merci Commandant ! Euh… Il y a un colis pour vous. C’est arrivé par la navette de dix-huit heures.

— Pour moi ? Vous êtes certaine ?

Ghislaine opina du chef ; la miette tomba sur le paquet.

— Oh, pardon !

L’auxiliaire balaya l’intruse d’un pouce rapide, laissant sur l’emballage une trace jaunâtre et odorante.

* * *

Thierry prit le paquet et le tint à bout de bras comme pour prendre le moins possible du léger fumet de pâté de foie qu’il dégageait et rentra dans son bureau. Il consulta l’adresse qui l’intrigua instantanément : Emma Choomak, aux bons soins du commandant Guillaume, Tours. Une simple étiquette autocollante dactylographiée collée sur le paquet. Pas de cachet de la poste. Il en déduisit que c’était un envoi interne. Il se demanda qui, de la police, pouvait bien envoyer cela à Emma. Le pire était qu’il ne savait pas comment le lui remettre, ignorant totalement où elle pouvait bien se trouver. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas reçu de ses nouvelles ; en matière de courrier, elle n’avait jamais été prolixe. Il l’avait laissée aux environs du Havre, avant qu’elle ne parte vers son rendez-vous breton.3 Elle devait naviguer sur un fleuve de France. Mais lequel ? Avoir un domicile non fixe est tout aussi réducteur que de ne pas en avoir du tout.

Ils avaient passé de merveilleux moments à bord de Délivrance et il comprenait bien mieux maintenant qu’Emma fut régulièrement sujette à l’appel du voyage. Cette sensation de liberté qui vous envahit à chaque départ était quelque chose de merveilleux. Malgré tout, il souffrait toujours autant de son absence et se demandait si cela s’arrêterait un jour.

Dans sa vitrine, saint Sébastien semblait dubitatif…

Il revint au paquet posé sur la petite table de la pièce. Il le souleva. C’était lourd. Il le secoua légèrement, rien ne bougea. Comment allait-il faire pour transmettre ce paquet ? Il sourit. La capacité d’adaptation de cette fille le surprenait. Durant leur dernier voyage, elle avait rapidement fait preuve de qualités de navigatrice impressionnantes, maniant les dix-neuf tonnes de Délivrance avec une dextérité insoupçonnée. Ils avaient remonté la Loire, puis emprunté le cours de la Seine, multipliant les escales après une halte à Paris, le temps de faire aménager la gabare de façon à la rendre habitable. Ils étaient repartis le long des méandres, s’arrêtant au gré des découvertes d’une promenade dans l’Histoire, au rythme paisible du fleuve. Il l’avait quittée à Caudebec, le temps l’avait rattrapé : il lui fallait retourner en Touraine. Depuis, il était sans nouvelles.

Que pouvait bien contenir ce colis ? C’était la première des choses à connaître. Dans son for intérieur, il pensait qu’un tel envoi n’était pas anodin. Quant à découvrir l’identité de l’expéditeur… Il enfila son pardessus, saisit le colis et sortit en laissant saint Sébastien livré aux ténèbres.

* * *

— Voilà votre bureau ! Pardon… Là c’est celui de vos adjoints, ils ne sont pas encore arrivés, c’est un peu tôt. Je ferai les présentations plus tard. Si vous le voulez bien, regagnons mon étage. Pardon. Je vous en prie…

Ils s’installèrent tous deux dans l’ascenseur qui les emmena au second. Le commissaire principal Lerbac émit un “pardon” supplémentaire tout en laissant entrer son acolyte.

— Café ? Il est très bon, ma secrétaire le fait comme personne.

— Merci Commissaire.

— Sucre ?

— Non, merci.

— Avez-vous trouvé à vous loger ?

— Pas encore, j’arrive directement de Chartres.

— Il va falloir que vous vous préoccupiez de trouver un logement, le trajet Blois-Chartres n’est guère envisageable au quotidien. Bien entendu, je vais vous indiquer quelques possibilités d’un rapport qualité-prix imbattable, avec, en plus, l’avantage de ne pas être situé à la périphérie. Vous n’aurez qu’à vous y rendre dans la matinée avec vos adjoints.

— Merci.

— Vous allez sans doute trouver du changement : Blois est une ville beaucoup plus bourgeoise que la capitale beauceronne, mais c’est assez calme.

— Chartres l’est tout aussi.

— Sauf depuis cette affaire du cheval de bois.

— Pardon ?

Le commissaire principal entreprit d’expliquer l’affaire en cours en remplissant une seconde fois les tasses.

* * *

— Voilà, maintenant vous n’ignorez plus rien de ce qui nous préoccupe et qui va devenir, dès aujourd’hui, le motif principal de vos insomnies. Comme vous ne connaissez pas la ville, je vous ai adjoint un vieux routard : le lieutenant François Kimdol que tous ici surnomment “Daddy”. Le troisième membre de votre équipe est le lieutenant Laurent Lapouge.

Le commissaire actionna l’un des boutons de l’interphone posé sur un coin de son bureau.

— Oui, Commissaire…

— Montez tous les deux, rapidement, je vous prie.

La phrase, bien que polie, avait été prononcée avec autorité et le nouvel arrivant comprit que, sous des dehors aimables, voire débonnaires, Lerbac n’était pas quelqu’un à prendre à la légère. La porte s’ouvrit et le sourire de la secrétaire s’effaça devant un petit homme rondouillard, le cheveu clairsemé et grisonnant, la moustache presque blanche et l’œil malicieux. Un grand mince aux allures de sportif, les cheveux en bataille, le suivait de près.

— Messieurs, je vous présente votre nouveau chef : le capitaine Cambrone4 qui arrive tout droit de Chartres. Je compte sur votre sens de la coopération pour l’aider au mieux dans ses nouvelles fonctions. Bien entendu, elle ne connaît pas la ville, François, vous lui servirez de guide. Voilà Miss ! Vos troupes sont à votre disposition, bonne journée.

Mélodie n’eut pas le temps de se cabrer sous l’appellation, ils se retrouvèrent tous les trois sur le palier ! Elle détestait qu’on l’appelât “Miss”. Elle essaya de prendre une contenance, ayant conscience qu’elle avait l’air un peu ridicule dans cet endroit, sa tasse à la main. La secrétaire, toujours souriante, parut et débarrassa le capitaine de sa porcelaine avant de s’éclipser.

— Bon ! Eh bien, bonjour Messieurs… Il est toujours comme ça ?

— Toujours ! Jamais un mot plus haut que l’autre, d’une politesse parfois effrayante, ayant l’habitude d’être obéi au doigt et à l’œil. Quand il vous donne la parole, elle vous est comptée. Ne vous avisez pas de vous perdre en phrases inutiles, vous vous en mordriez les doigts. Avec lui, c’est droit au but ! Ce n’est pas pour rien que nous l’avons surnommé “L’Express”. Le seul qui puisse lui tenir tête c’est “Daddy”, c’est sans doute dû à quelque ancienne amitié qui remonte bien à mai 1968. Il paraît que ces deux-là ont affronté les CRS ensemble. Ça crée des souvenirs ! Vous imaginez ces deux…

— Tais-toi, tu veux ? Tu ennuies le capitaine avec tes histoires.

Ils arrivèrent en bas de l’escalier et pénétrèrent dans leur bureau.

— Nos quartiers !

— Je sais, le commissaire m’y a amenée avant votre arrivée.

— C’est quoi ce paquet sur votre bureau ?

— Un cadre.

— Je peux ? C’est comme ouvrir un cadeau, j’adore !

Laurent n’attendit pas l’autorisation et défit le paquet avant d’émettre un sifflement admiratif.

— Mazette ! C’est au moins un colonel !

— Un général ! Du 1er empire ! C’est le général Cambronne.

— Cambronne ? Comme vous ? Ce général c’est votre…

— Laurent, laisse-la donc avec tes questions !

— Il n’y a pas d’offense. Sachez seulement que ce général n’est, en aucun cas, un de mes ancêtres. Alors vous pensez : « Mais pourquoi donc traîne-t-elle ce portrait s’il ne lui est rien ? » Eh bien, vous me permettrez de remettre la satisfaction de votre curiosité à une date ultérieure et incertaine. Nous allons le mettre là sur ce mur. Merci. J’ai une autre requête à formuler : il me faut trouver une chambre au plus vite. Le commissaire m’a donné une adresse…

— Permettez ?

Vincent jeta un œil au papier.

— Connais pas ! Mais si ça vient du grand chef, ça doit être empli de poussière et de toiles d’araignées, il n’a pas son pareil pour dénicher des endroits qui n’auraient pas dépaysé Mathusalem. À votre place, je choisirais le premier formule 1 libre !

— Je n’aime pas le plastique, je préfère l’ancien, l’ambiance feutrée des vieilles pensions familiales…

— L’assassin habite au 21 ! Quelle ambiance dans ce polar de 1942 !

— Vous ne faites pas référence au roman de Stanislas-André Steeman sorti en 39 ?

— Non, au film de Clouzot ! L’histoire se passe à Paris. Dans le roman, elle se passe à Londres. J’aime pas Londres !

— De toute façon, ce n’est que provisoire.

— Certes, mais j’ai connu des provisoires qui duraient… En route, Daddy !

* * *

La Jaguar stoppa devant l’aérogare. Le hall était encore illuminé. Thierry entra, son colis à bout de bras. Une femme élancée l’attendait.

— Commandant Guillaume…

— Élisabeth Telfer, chef d’escale. Ah, voilà l’objet ? Suivez-moi…

Thierry obtempéra. La jeune femme arpentait les couloirs de l’aérogare de Tours. Le silence était troublé par le bruit de ses talons. Le commandant avait du mal à détacher son regard des hanches ondulant au gré des pas. Ils arrivèrent dans un couloir vitré. Thierry regarda vers l’extérieur. Quelques mufles d’aéroplanes émergeaient de l’obscurité. Le bruit des talons avait cessé.

— Voilà, c’est ici ! Posez votre paquet ici, je vous prie.

Elle déclencha un interrupteur et le paquet glissa sur le tapis avant d’entrer dans la machine.

— Vous pensez à un acte terroriste ?

— Non, l’origine de ce colis m’en a dissuadé, ce qui ne satisfait tout de même pas ma curiosité.

— Eh bien, ce n’est certes pas une bombe, mais ce n’est pas anodin non plus. Voyez !

Le commandant regarda l’écran sur lequel apparaissait maintenant une arme de poing et de nombreuses boîtes de cartouches.

— Effectivement… Je vous remercie. Bien entendu, je vous demande la plus totale discrétion sur le contenu de ce paquet. Il fait partie d’une enquête, je suppose que vous saisissez ?

— N’ayez aucune crainte, Commandant.

— Je vous remercie.

* * *

Emma s’arrêta devant une maison de l’avenue du Maréchal Leclercq. Un nom sous la sonnette lui confirma son arrivée à destination : MF Midoll. « Marie-France ! Une cousine éloignée qui avait gardé le contact avec sa grand-mère… Marie-France…» Les souvenirs d’enfance d’Emma réapparaissaient tout à coup, aussi frais que si le temps s’était arrêté. Elle était un peu plus âgée qu’elle et venait souvent passer des vacances… De très bons moments… Elle appuya sur le bouton de la sonnette, la lourde porte s’entrebâilla.

— Vous désirez ?

Il faisait nuit noire. Emma se déplaça légèrement pour se retrouver sous la lumière blanche d’un réverbère et enleva son bonnet.

— Bonsoir Marie-France…

— Mais… Ah ça, si je m’attendais… C’est toi ? C’est bien toi ? Attends ! Si tu es là, c’est que… Il est arrivé quelque chose à Svetlana5 ?

— Mais non, Babouchka6 se porte à merveille ! Je passais tout simplement et je me suis dit qu’une petite visite avant de reprendre la route serait sympa. Non ?

— Et comment ! Entre ! Reprendre la route ? Tu n’y penses pas ! Du moins pas tout de suite. Maintenant que tu es là, nous allons faire la fête ! Et tu dors ici ce soir ! D’ailleurs, tu pourrais même rester ici quelques jours, ce serait formidable… Cho, tu n’es pas pressée au moins ?

— Non, Délivrance peut bien m’attendre un peu.

— Délivrance ? Tu as une fille ?

Cho éclata de rire.

— Mais non ! Délivrance c’est mon bateau.

— Tu as un bateau maintenant ?

— Une gabare ! Amarrée Quai de la Saussaie, je t’expliquerai…

— Oui, c’est ça ! Il me semble que nous avons pas mal de choses à nous dire…

— Et toi ? Toujours journaliste et célibataire ?

— Comme d’hab ! Allez, entre, on va faire péter le champagne !

Elle entraîna Emma, manifestant sa joie par des acclamations et, pendant que la porte se refermait doucement toute seule, le trottoir résonnait encore de « Cho est de retour ! » entrecoupés d’éclats de rire.

Un peu plus loin, le rougeoiement d’une cigarette illumina un instant l’intérieur d’une voiture.

* * *

Florent Judier termina sa cigarette avant de ranger ses mini-jumelles dans sa poche. Il dégagea son Beretta du holster et le posa sur le siège passager avant d’écraser son mégot dans le cendrier déjà plein. De la cendre vint maculer un peu plus le tapis de sol. « Un de ces jours, il faudra que je me décide à faire un peu de ménage dans cette poubelle à roues. » Il repoussa du pied une boîte de Mac Do vide vers l’autre place. Entre les sièges, l’espace était jonché de boîtes de bière et de paquets de cigarettes vides, sans parler des innombrables mouchoirs en papier transformés en boules et des mégots échappés du cendrier. Il y avait bien longtemps qu’il était impossible de distinguer la couleur des tapis de sol. Quant aux sièges arrière…

Il reprit son arme et sortit de son véhicule pour se diriger vers la porte de la maison où était entré son “sujet”. Il nota mentalement le numéro et le nom du propriétaire de la maison avant de regagner son poste d’observation. Le téléphone vibra dans sa poche.

— Hector, j’écoute…

— César en ligne. Où en êtes-vous avec le “sujet”?

— Je l’ai prise en filature depuis son arrivée ; la routine. Elle vient d’entrer chez un particulier.

— La donne a changé. Comme vous n’avez pas pu savoir ce qui s’est dit en Bretagne, voici vos nouvelles consignes : Il faut “mouiller” le sujet dès que possible. Vous avez toute latitude pour le choix de la méthode et du moment, mais il faut à tout prix l’empêcher de continuer ses recherches ! Cela devient trop gênant. Attention ! Mouiller, ne veut pas dire éliminer. Arrangez-vous pour la mettre hors course pendant quelque temps. Nous essaierons de lui faire comprendre ensuite la cause de ses ennuis et le moyen de les éviter à l’avenir. Ah, un dernier mot : ne traînez pas trop tout de même, on s’impatiente en haut lieu…

— Reçu !

La communication fut coupée. Judier maugréa en rangeant son mobile. « C’est quoi encore ce changement ? Intimider la cible ? Que veulent-ils au juste, qu’elle leur mange dans la main ? » Depuis qu’il la suivait, il avait bien compris que l’éliminer serait bien moins difficile que de l’intimider, quant à l’apprivoiser… Il se cala dans son fauteuil, sortit un sandwich d’un sac en papier et entreprit de mâcher lentement. La nuit serait peut-être longue, il aurait tout le temps d’y réfléchir… L’intimider ! Tout de même ! Ils ne donnaient pas dans la facilité !

* * *

Le manoir était silencieux. Noune avait regagné sa chambre une fois “son petit” rentré. C’était immuable. Quelle que soit l’heure à laquelle il rentrait, le commandant trouvait sa vieille nourrice assise, toujours dans le même fauteuil Louis XV, dans le hall du manoir. Comme si la vieille dame ne pouvait aller se coucher avant de savoir le maître des lieux de retour.

Thierry passa par les cuisines et emporta la collation laissée à son intention au premier étage. C’étaient là ses appartements. Il déposa son plateau à côté du colis, sur la table de la bibliothèque, et fit couler un peu de vieux marc de Bourgogne dans un verre au ventre rebondi. Il savoura un instant les effluves de l’alcool ambré avant de s’attaquer à l’ouverture du colis à l’aide d’un poignard indien. L’arme était bien protégée. Il s’en saisit. C’était un Glock 17. Carcasse en polymère7, canon et culasse en acier. Une arme très particulière, assez courte et légère. Aucun numéro de série n’apparaissait ; effacés sans doute. Une arme anonyme… Quatre chargeurs de dix-sept cartouches accompagnaient le Glock, ainsi qu’une dizaine de boîtes de munitions. Thierry nota également qu’un sélecteur de tir était placé à l’arrière de la culasse, permettant le tir en rafales. Totalement interdit en France ! Une arme convenant parfaitement à une femme ; petite, légère, maniable, précise et terriblement efficace. « Bon sang ! Mais qui, dans la Grande Maison a bien pu envoyer un tel cadeau à Emma ? » Il réalisa à l’instant que la bonne question eût été de savoir qui, au sein de la Grande Maison, pouvait disposer d’une telle arme “neutre”. Quant à Emma, il lui faudrait bien attendre qu’elle se manifeste, ce qui n’était pas évident. Il termina le fond de vieux marc et se mit au lit, laissant sur la table les reliefs de son repas, les boîtes de cartouches et le Glock entièrement démonté.

* * *

Mélodie étendit un bras mal assuré à la recherche du bouton qui stopperait la sonnerie stridente du réveil. Elle s’extirpa maladroitement de son lit fait à l’ancienne, coincée sous le drap et les couvertures. Elle se demanda si elle ne pourrait pas apporter sa couette, tout en posant le pied sur un carrelage froid qui lui fit instantanément regretter le parquet de sa chambre de la rue du Massacre8. Le tuyau de la douche émit un étrange gargouillis avant de cracher une eau tiède… Mélodie eut la certitude qu’elle aurait beaucoup de difficultés à s’habituer à l’endroit. Elle s’habilla en hâte et descendit dans la salle à manger. Elle avait faim.

— Bonjour Mademoiselle…

— Vous pouvez tout aussi bien dire Capitaine !

Cette mielleuse l’énervait ! La table était pauvre ; quelques biscottes s’ennuyaient au fond d’une panière.

— Bien ! Alors, Capitaine, que prenez-vous au petit-déjeuner ? Thé ou café ?

— Café, je vous prie ; noir, sans sucre.

— Installez-vous, je vous apporte cela au plus vite.

Mélodie s’assit face à la porte d’entrée de la pièce. Elle aimait bien voir arriver les gens. Elle essaya de se remémorer si elle avait croisé une boulangerie au cours de son trajet de la veille.

— Le café ! Attention, il est chaud ! Et les croissants !

La vieille essayait manifestement de se rattraper. Le sourire de Mélodie disparut rapidement. « Des congelés ! Décidément…» Le téléphone tinta dans le sac de l’officier de police…

— Oui ?

— Nous sommes devant chez vous, Capitaine.

— J’arrive !

Mélodie s’élança vers l’extérieur, indifférente aux imprécations de sa logeuse qu’elle venait de bousculer et qui essayait désespérément de rattraper les croissants élastiques qui s’échappaient de la panière.

— Mais vous n’avez même pas…

— Pas le temps ! Désolée !

Elle bouscula encore un homme dans le couloir et s’excusa derechef avant de disparaître dans la rue.

— Monsieur Pool ! Excusez-la, il semble que la demoiselle soit très pressée…

— Mais qu’est-ce donc que cette furie ?

— Une nouvelle pensionnaire arrivée hier soir. Vous ne vous êtes pas fait mal au moins ?

— Non, ça va, je vous remercie, madame Trougue. Mais ne m’aviez-vous pas affirmé que votre maison était des plus calmes ?

— C’était vrai jusqu’à l’arrivée de cette jeune personne. Je n’aurais jamais pensé que l’on puisse être aussi stressé dans la police.

— La police ? La police…

— Quelque chose ne va pas, monsieur Pool ?

— Hein ? Euh, si, tout va bien ! Je prendrais volontiers un bol de café et quelques-uns de ces croissants ; ils ont l’air appétissants…

— Je suis bien contente que vous le disiez, la demoiselle ne semblait guère les apprécier. Je vous sers ?

— Volontiers. Ainsi cette jeune femme pressée serait de la police ?

— Mais oui, elle est capitaine ! C’est elle-même qui me l’a dit. Elle était en poste à Chartres avant. Elle est célibataire, sans doute arrivée hier au commissariat. Enfin, ce que j’en dis, n’est-ce pas… Vous savez, les ragots, ce n’est guère le genre de la maison…

— Naturellement.

— Tout de même, les jeunes sont toujours pressés ! Pas étonnant que l’on assiste à une augmentation des maladies cardiovasculaires… Du temps de feu mon époux, on ne voyait guère de femmes occupant ce genre de poste. Vous vous rendez compte ? Même dans la police !

— Que voulez-vous, chère madame, la femme est devenue l’égale de l’homme, ce qui n’est d’ailleurs pas un mal en soi. Figurez-vous qu’on en trouve même qui sont pilotes de chasse à présent.

— Oh !

* * *

— Alors ? Bien installée ?

— Ça pourrait être plus confortable, mais c’est toujours mieux que ces hôtels munis de toilettes en plastique. Le petit-déjeuner par contre… Si nous pouvions trouver une boulangerie, ce serait parfait.

— D’accord, on fait un crochet avant d’aller prendre le café au bureau. Ensuite, il faudra aller voir le légiste…

— Pouvez-vous m’en dire davantage sur cette affaire ? je n’ai pas eu le temps de lire le dossier hier soir. Il s’agit bien d’un meurtre ?

— Dans la mesure où personne n’est jamais arrivé à se suicider en se tirant un carreau d’arbalète dans le front, c’est bien un meurtre.

— Drôle de projectile ! La victime avait-elle quelque chose à voir avec l’archerie ?

Daddy cracha sa gomme à mâcher par la portière avant de reprendre :

— Rien du tout, la victime est un notaire de Blois : maître Orlando Soppossocio.

— “Propre”, ce notaire ?

— Nous l’avions un moment soupçonné d’avoir trempé d’une manière occulte dans certaines affaires immobilières sans doute plus ou moins liées au grand banditisme, mais nous n’en avons jamais eu la moindre preuve. Force nous est de le déclarer “propre”.

— Cet assassinat serait-il un simple règlement de comptes ? Si c’était le cas, nous pourrions rouvrir le dossier mafieux… Holà ! Stop !

Mélodie se précipita hors de la voiture et disparut dans un magasin. Quelques instants plus tard, elle réapparaissait, un gros paquet dans chaque main.

— Voilà ! Ravitaillement matinal ! Pains au chocolat, croissants et pains aux raisins : de quoi tenir jusqu’à l’heure du déjeuner. Il faudra que j’amène du beurre ! J’adore les pains au chocolat avec une bonne couche de beurre sur le dessous !

Les deux lieutenants se regardèrent, effarés. Comment pouvait-elle rester aussi mince et…

— Vous n’allez tout de même pas avaler tout cela ?

— Oh non, pas tout ! Mais une bonne partie quand même. Je vous laisserai votre part, rassurez-vous, mais vous savez, le petit-déjeuner, pour moi, c’est sacré ! Je pense que c’est, et de loin, mon meilleur repas de la journée. Bon, on y va ?

Le bureau embaumait le café frais. Mélodie fit un sort au dernier pain au chocolat et vida son troisième gobelet de liquide noir tout en écoutant les explications de François. Elle manipula un instant la pochette contenant le petit cheval rouge.

— Un pion de jeu de dadas ! Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?

— C’est étrange et corroboré par les deux courriers, tenez…

Mélodie lut les lettres.

— Bizarre en effet. Savait-il, cet homme, qu’en jouant à cette étrange partie, c’était sa vie qu’il mettait en jeu ? C’est tout ce que vous avez trouvé chez lui ?

— C’est une villa cossue, emplie d’un nombre incommensurable d’objets aussi divers que variés, mais il n’y avait rien qui puisse se rapporter à ce jeu.

— Était-il marié ?

— Veuf ! Pas de descendance connue, originaire d’Amérique du Sud. Il n’est pas impossible qu’il ait laissé un membre de sa famille là-bas. Personne ne s’est manifesté depuis son décès ; sa fortune est considérable, s’il avait eu des descendants ou de la famille encore en vie, vous pensez bien que nous aurions déjà eu des nouvelles…

— Il faudrait voir du côté de ses amis, ses relations… Employait-il des gens de maison ?

— Une bonne, jeune, assez jolie. Elle lui faisait aussi la cuisine. L’assassinat a été perpétré pendant son jour de sortie.

— Ce qui ne prouve rien ! Bon, je propose que nous passions chez le légiste avant de retourner à la villa. Convoquez-y la bonne !

* * *

— Vous ne reprenez pas de café, monsieur Pool ?

— Merci madame Trougue, je vais aller me reposer un peu avant de repartir.

— Vous ne devriez pas être trop embêté par le bruit, Liliane a terminé les chambres.

L’homme se leva et se dirigea vers l’escalier.

— Tout de même, vous avez vraiment l’air fatigué ! Vous devriez profiter de vos nuits pour dormir car avec la vie que vous menez le jour… Représentant de commerce, ce n’est pas de tout repos !

L’homme s’arrêta.

Décidément, cette pipelette ne le lâcherait que lorsqu’il aurait satisfait sa curiosité…

— Je vais vous avouer quelque chose, chère madame…

La logeuse afficha un large sourire tout en s’asseyant pour mieux savourer la révélation. Liliane passa dans la pièce, le silence se fit…

— Je vous écoute…

— Eh bien voilà… Il faut que vous sachiez qu’en dehors de mon métier de représentant, je suis un homme passionné…

Madame Trougue battit des mains.

— C’est passionnant !

— Oui… Si l’on veut… Donc le jeu m’attire énormément, voyez-vous. Il m’arrive de passer des nuits entières à jouer. Le poker, c’est ce que je préfère ! Et, ma foi, il paraît que je me débrouille assez bien. Je perds peu et si je ne gagne pas encore des sommes folles, j’arrondis tout de même mes fins de mois. C’est à vous que je dis cela, car j’ai l’impression que vous êtes une personne de confiance et d’une discrétion absolue.

— Bien entendu. Pourtant…

— Permettez ! En y réfléchissant, je trouve même qu’il était de mon devoir de vous en informer puisque, locataire chez vous, je passe tout de même certaines de mes nuits dehors et je comprends l’inquiétude qui paraît à travers votre remarque quant à mon air fatigué.

— Vous avez bien fait de vous confier, monsieur Pool. Me voilà tout à fait rassurée et je garderai le secret le plus total. Cependant… je suis assez versée

“jeux” moi aussi. Oh ! Pas au point d’y passer des nuits, non, mais puisque vous semblez bien connaître toutes les ficelles des jeux d’argent… Ne pourriez-vous m’indiquer une martingale ? Si ce n’est pas abuser, bien entendu…

L’homme s’empourpra. Il se retrouvait coincé ! Lors même qu’il pensait endormir la défiance de la vieille avec cette histoire loufoque, voilà qu’elle le piégeait ! Une martingale ? Il ne savait même pas en quoi cela consistait !

— Chère madame, il n’est point de martingale qui ne soit infaillible ! Croyez-moi, en matière de cartes, mieux vaut se fier à son instinct. C’est la seule méthode que j’utilise et je me garderai bien de promouvoir un quelconque système aléatoire, par respect pour la joueuse autant que pour la dame.

Il monta l’escalier, la laissant dans la salle à manger. Le couloir était sombre, il heurta Liliane au sortir d’une chambre.

— Oh, pardon !

La phrase était entourée d’un parfum de lavande qu’il aurait reconnu entre mille. Cela faisait quelques jours qu’il était pensionnaire chez Trougue sous le pseudonyme de Pool et ses rencontres “fortuites” avec la jeune femme allaient se multipliant. Il se demanda si, durant ses nuits d’absence, elle ne venait pas rôder auprès de sa porte.

Liliane était une personne aux formes généreuses et son visage se teintait de pourpre chaque fois qu’ils se croisaient.

— Il n’y a pas de mal ! On n’y voit goutte dans ce couloir !

Il actionna l’interrupteur. Liliane apparut, le rose aux joues.

— Je ne vous avais pas vu ! Je sortais de la chambre de mademoiselle Cambrone et…

— Ne vous inquiétez pas. Je vous le répète, il n’y a pas de mal. Bonne journée !

— Merci ! Bonne nuit à vous !

Pool gagna sa chambre sans mot dire et s’enferma à double tour. Ainsi le capitaine de police logeait au 23 ? Intéressant ! Il se retourna sur son lit, cherchant le sommeil. Il lui faudrait tout de même faire le ménage dans sa voiture… Il sourit. Et s’il demandait à Liliane…

* * *

— Le notaire est mort, Louise, la partie est stoppée !

Une main douce et potelée s’empara de l’unique petit cheval rouge posé sur le guéridon.

— Mais Grace, je suis au courant, c’est moi qui ai fait le nécessaire.

— Ce ne fut pas trop difficile ?

— Non, Aglaé ; cette nacelle, c’est un peu comme un ascenseur… L’arbalète est tout de même un peu lourde, mais la lunette de visée, excellente ! Tzing ! En plein dans le mille ! Simone ! Apporte-nous du thé, s’il te plaît !

— Voilà ! Vous êtes bien impatientes ! Il y a des toasts aussi. Grace, peux-tu m’aider, s’il te plaît ?

Le quatuor fut bientôt attablé. Un parfum de jasmin se mêlait à celui du pain grillé et des confitures. Un perpétuel mouvement de dentelles accompagnait le frou-frou des robes et les cuillers tintaient dans les tasses. Elles grignotèrent, attentives à ne rien laisser perdre.

Louise reprit la conversation :

— Les rouges ont perdu, mais il suffit de faire un six pour relancer la partie ! Elle s’approcha du guéridon où reposait le jeu dont les sept pions étaient restés en place depuis le dernier jet de dé. Un bruit rauque se fit entendre dans le gobelet de cuir et le dé roula…

— Quatre ! Tant pis ! À toi, Aglaé !

Aglaé, bien qu’un peu plus grande, ressemblait à Simone comme une goutte d’eau à une autre. Le dé roula.

— Deux ! Perdu ! soupira-t-elle en avançant son petit cheval d’autant de cases avant de passer le gobelet et le dé à Simone.

Louise, un peu plus mince, ressemblait aux deux premières comme une goutte d’eau à d’autres gouttes. Le dé roula…

— Six !

Des cris de joie accueillirent l’arrivée du chiffre attendu. tandis que Grace sortait une liste. Grace, un peu plus ronde, ressemblait parfaitement aux trois premières, comme un reflet dans un miroir.

— Aglaé, le choix te revient ! Qui sera le prochain invité au jeu ?

Aglaé prit le temps de la réflexion, croqua du bout des dents dans un toast, absorba une gorgée de thé…

— Madame Paillardon !

— Quelle couleur joue-t-elle ? Tu n’as pas le droit de reprendre un rouge, tu le sais ?

— Bleu ! Un joli cheval bleu pour madame Paillardon !

Aglaé prit une feuille de papier, un stylo à plume et se mit en devoir de rédiger. Peu après, elle glissa la lettre et le petit cheval bleu dans une enveloppe marron.

— Je vais la déposer ! proposa Grace.

* * *

— Il faut que je passe au journal, je te dépose ?

— Volontiers, avec toute cette pluie…

Les deux femmes s’installèrent dans le véhicule. La circulation était assez fluide et Marie-France stoppa bientôt Quai de la Saussaye.

— Mademoiselle est arrivée ! J’en ai tout de même pour une bonne partie de la journée ; je te reprends ici vers dix-sept heures ?

— Non, ne t’inquiète pas, je me débrouillerai seule…

Marie-France accompagna Emma jusqu’au fleuve.

— C’est Délivrance ?

Elle montrait une sorte de petite péniche toute blanche.

— Non, Délivrance est là !

— Ah, tout de même ! Et tu navigues là-dessus toute seule ?

— Oui, cela se passe très bien. L’ancien propriétaire naviguait seul, lui aussi9.

— Quel grand bateau ! Il te l’a vendu ?

— Non, il m’en a fait cadeau, mais c’est une longue histoire…

— Mais j’adore ! Tu sais, cela ferait certainement un bon papier !

— Je te rejoins chez toi ce soir et nous en reparlons, d’accord ?

— OK, bon, je file ! Le rédac’chef n’aime pas attendre !

Emma n’attendit pas le démarrage de la voiture pour descendre les marches menant à l’eau. En bas, Délivrance semblait encore endormi. Elle monta à bord et s’arrêta net. On avait abordé en son absence ! Il n’y avait pas de traces perceptibles, mais elle le sentait. Un cordage avait été déplacé. Elle se dirigea vers la poupe. Le moteur ! Pourvu que… Non, il avait l’air intact… Elle vérifia l’arrivée d’essence ; elle était fermée. Emma se dirigea vers la cabine… « Bingo ! Plus de cadenas ! » Elle ouvrit prudemment…L’intérieur semblait en état. Un Vieil Anvers gisait sur le sol, non loin d’une boîte ouverte. Si c’était là tout l’objet du cambriolage, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Tous ses vêtements étaient éparpillés, elle rangea ses affaires en y prêtant beaucoup d’attention. Cho était imbattable au jeu de Kim, elle possédait l’étrange faculté de recréer mentalement une image enfouie dans ses souvenirs, même lointains, pour qu’elle lui apparaisse avec la netteté et la même précision que si elle la regardait pour la première fois. « Bon, il va falloir aller acheter un autre cadenas… Au fait, le carburant ? » Elle secoua les deux jerricans, ils étaient encore pleins. « Se faire voleur pour quelques Vieil Anvers… Des jeunes sans doute, attirés par le côté exotique des bateaux. Tiens, les vivres ont disparu et qu’est-ce que cela ? » Sous une couverture roulée en boule, elle venait de découvrir un paquet de bonbons. Cela la conforta dans le fait qu’il s’agissait d’enfants – ou de jeunes adolescents. Elle s’arrêta en maugréant. Son pied gauche semblait collé au pont… « Un chewing-gum ! » Elle remonta l’escalier de pierre et reprit le chemin du centre-ville. Elle y trouverait sans doute une quincaillerie… À chacun de ses pas, son pied droit faisait un bruit étrange en se décollant du sol… Agaçant !

* * *

Le commandant Guillaume raccrocha le combiné.

— Alors ? Quoi de neuf ?

— Rien, notre bonne ville semble des plus calmes en ce moment.

— Le Castor s’ennuie ! À croire que les malfrats bénéficient, eux aussi, de RTT !

— Peut-être est-il temps que vous en preniez, vous aussi…

— C’est que je n’ai rien prévu…

— Et alors ? Ne sont-ce pas les imprévus qui pigmentent la vie de l’homme laborieux ? Profitez-en pour aller à la pêche, je me suis laissé dire que vous étiez un passionné…10

— C’est une idée… Et vous ?

Barconi entra, ôta le bâton de réglisse de ses lèvres.

— Vrai de vrai ? Il y aurait comme du congé dans l’air ?

— Absolument ! Je pense même que vous ne devriez pas attendre, le vent peut tourner n’importe quand ; naturellement, vous laissez vos mobiles branchés au cas où. Allez me préparer vos demandes, je les signe dans l’instant et je les monte chez Dieu.

Le Castor remâcha un instant son bâton…

— Et vous ?

— Mais que signifie cette propension à vouloir connaître mes moindres faits et gestes ?

— Eh bien, c’est-à-dire que si vous ne partez pas… nous non plus ! Ce ne serait pas juste.

— Qu’est-ce à dire ? Je vous conseille de profiter de ma proposition au plus vite sans chercher à en savoir davantage ! C’est un comble !

Pivert plaça un léger coup de coude dans les côtes de son collègue.

— De toute manière, il n’y a pas de raison qu’il ne parte pas, lui aussi, Le Morse, lui, n’a plus de RTT ! Il assurera la permanence, c’est certain.

— Mais allez-vous cesser de vous occuper de mes affaires ?

Barconi ouvrit la bouche, mais Pivert le dissuada d’aller plus avant d’une pression sur le bras.

— En fait, nous sommes inquiets à cause du colis que vous avez reçu.

Le commandant tonna :

— Messieurs, je vous somme d’obtempérer sur le champ ! Vous allez me faire le plaisir de poser ces congés séance tenante ! Quant à cette histoire de colis, elle ne vous regarde en aucune manière ! Il s’agit d’une affaire privée !

— Pas tant que cela, Commandant ! D’ailleurs, il ne vous est pas destiné personnellement ; il est pour la petite…

— Mais…

Le Castor cassa le bâton de réglisse qu’il tenait à la main.

— C’est tout de même étrange qu’un colis adressé à quelqu’un qui n’a plus rien à voir avec la Maison arrive par la voie interne…

— Écoutez-moi…

— Barconi a raison ! Il se passe de drôles de choses en ce moment ! Et cela tourne autour du lieutenant Choomak. Je n’aime pas cela !

— Pivert, veuillez…

— Moi je trouve que ça pue, ce truc ! Et vous décidez justement de nous évincer en nous envoyant pour cela au diable Vauvert ! Ce n’est pas blanc-bleu, cette histoire !

— Et vous non plus, Commandant ! Permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas très clair ! Si la petite a des ennuis, je ne vois pas pourquoi nous ne serions pas prévenus !

— Écoutez…

— Non ! Qu’y a-t-il dans ce colis ?

— Mais…

— Qui l’a envoyé ?

— C’est que…

— Où est Emma ?

— STOP ! Ça va ! Vous avez gagné ! Inutile d’arborer ce sourire satisfait ! Je ne sais pas qui est l’expéditeur de ce colis. J’en suis assez inquiet car tout porte à croire que c’est quelqu’un de la Maison. Je suis d’autant plus inquiet que ce colis renferme une arme, pas n’importe quelle arme, puisqu’il s’agit d’un Glock 17 ! Tous les numéros sont effacés, il est accompagné d’un bon nombre de boîtes de cartouches à ogives blindées. Il est muni d’un sélecteur de tir permettant le tir en mode rafales, bref, une arme tout ce qu’il y a de plus interdit et qui fait un maximum de dégâts. Ceci me laisse à penser que l’expéditeur dispose d’une importante marge de manœuvre dans la maison. Je ne sais pas si, à l’heure où je vous parle, Emma a des ennuis, j’ignore même où elle est et comment lui faire parvenir ce colis, mais si ce n’est pas encore le cas, il est à présumer que ses ennuis ne vont pas tarder…

— Bon sang ! Dans quel guêpier est-elle allée se fourrer ?