Partie truquée à Descartes - Philippe-Michel Dillies - E-Book

Partie truquée à Descartes E-Book

Philippe-Michel Dillies

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Beschreibung

Destins croisés à Descartes…

La vie paisible de Charles Wenz pourrait bien en être perturbée et, pourtant, il s'agit d'une bonne nouvelle : après six ans d'absence, sa fille Suzanne revient d'Australie. Avec quelques surprises dans ses bagages...
Le capitaine Guillaume est parti en voyage, loin sous le soleil de Majorque. Il y a rendez-vous avec sa jolie cousine qui lui fera faux bond, mais elle a une excuse... Thierry Guillaume revient donc à Tours où le jeu trouble des cartes lui sera fatal et sans excuse...
Emma Choomak rentre de Ré. Elle se cherche encore des excuses... Roger est un tueur. Sa signature ? Une carte de tarot : l'Excuse. Depuis Descartes, un joueur inconnu met en place les pièces d'un sinistre échiquier, provoquant des retrouvailles policières. La voie est lumineuse, mais les personnages se croisent sans savoir qu'ils sont les acteurs de cette sombre partie où ils ont tout à perdre. La partie est truquée ; tout est donc joué ? A moins que la reine noire... Mais elle, n'admettra aucune excuse !

Qui cherche à mettre les personnages en échec ? Un thriller qui joue du suspense, avec ce 6e tome d'Emma Choomak, En quête d’identité !

EXTRAIT

Thierry se leva. Un représentant de la Guardia Civil, dans un uniforme vert impeccable, le regardait, impénétrable… L’oncle, prévenu, arriva sourcils froncés. Thierry ne perçut que peu de chose de la conversation qui eut lieu en catalan mais Don Felipe suivit le représentant de l’ordre… Il y avait foule sur le parvis de l’église San Bartomeu. Thierry comprit des bribes de la discussion : apparemment, le couteau que tenait habituellement le saint avait disparu…
— Et c’est pour une simple histoire de vol que vous êtes venus me chercher, Messieurs ?
Les gardes hésitèrent. Le caporal-chef reprit la parole :
—Vous pensez bien que nous ne vous aurions pas dérangé pour si peu, Excellence, mais peut-être est-il préférable que vous nous suiviez dans l’église…
Le grand bâtiment était sombre. Tout au fond, luisaient faiblement les colonnades soutenant des chapiteaux recouverts d’or. Un autel assez torturé, du plus pur style Gaudí étageait ses fioritures et ses torsades presque jusqu’en haut de la nef. Le grand édifice était en réfection ; des échafaudages grimpaient aux murs et des filets de protection avaient été installés sous la voûte. De part et d’autre de la nef s’ouvraient sept chapelles. Ils empruntèrent l’allée de gauche s’arrêtant devant la quatrième…
— Eh bien ? C’est la chapelle de Santa Maria…
La parole lui manqua…Dans l’autel de verre habituellement réservé à la statue de la sainte, dormait Maria-Esperanza, le couteau de saint Barthélemy plongé jusqu’au manche dans sa poitrine…

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

À PROPOS DE L’AUTEUR

Né en 1952 à Roubaix (Nord), Philippe-Michel Dillies s'est épris de la Touraine où il vit depuis plus de vingt-cinq ans. Il signe ici son sixième opus qui a pour cadre Tours et la ville de Descartes qui vit naître le célèbre philosophe. Descartes, ancienne capitale du papier au riche passé historique, méritait bien qu'au-delà de l'intrigue policière, on lui consacre un livre.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Albert et Évelyne, pour leur amitié etleur amour de la Touraine…

Trucage : « Emploi de moyens adroits et peu délicats pour arriver à ses fins…» Encyclopédie Larousse.

Prologue

— Reprenez donc un peu de cette citronnade, Thierry… Par cette chaleur, c’est encore ce qui désaltère le mieux !

— Merci, Don Felipe ; même s’il ne faisait pas chaud, je crois que je suivrais votre conseil, par pure gourmandise. Cette citronnade est merveilleuse !

— Restez à l’ombre, Thierry, d’ici peu nous devrons accueillir nos invités mais il faudra encore attendre la fraîcheur de la nuit pour continuer la fête… Je vous abandonne, le temps d’aller m’assurer du confort des chevaux…

Thierry Guillaume but une gorgée de la boisson, fraîche à souhait, avant de sombrer dans une benoîte torpeur à l’abri d’une haie de lauriers roses… « Les chevaux ! » Il regrettait de n’avoir rien filmé ! Oui, il aurait dû se munir d’une caméra avant de rejoindre Majorque. Les festivités données par son oncle Felipe Ostanza y Radal à l’occasion de ses trente ans de mariage avec Maria-Luisa étaient merveilleuses. La “fiesta” avait débuté par trois jours à bord du “Semper fidelis”, le navire de Don Felipe. Toute la côte avait été visitée ; même le port de Fornalutz, dans une embarcation beaucoup plus modeste, et Thierry avait pu imaginer les affres des contrebandiers passant leurs marchandises de nuit, principalement du sucre et du tabac, par cet étroit goulet tortueux où la coque risquait à chaque instant de se rompre sur les parois rocheuses. Trois jours de mer à plonger dans les lagons aux eaux limpides, à pêcher des poulpes ou, tout simplement, à nager au milieu de la faune multicolore des poissons vivant sous ces latitudes.

Ils étaient rentrés la veille à Söller pour le point culminant de la fête : la messe en l’église San Bartomeu1, celle-là même où ils s’étaient dit « oui » il y avait trente ans. Don Felipe, Grand d’Espagne, y était entré à cheval, comme depuis toujours pour ses pairs. Ce privilège avait été accordé à sa famille par le roi Philippe II, en 1560 et Don Felipe, humble devant Dieu mais conscient de son rang parmi des hommes, en usait sans vergogne…

Thierry reprit de la citronnade apportée par une servante. La propriété était magnifique ; une succession de patios, de fontaines ombragées et de recoins frais au milieu d’une énorme demeure du plus pur style majorquin. Entourant ce nid de verdure, des arpents d’une terre sèche où alternaient orangers, citronniers et oliviers… Sur ce petit morceau de paradis régnait sans partage le Séquier qui, de mai à septembre, gérait la distribution de l’eau des fontaines en respectant scrupuleusement les temps d’arrosage correspondant aux propriétés. L’homme ayant droit de passage sur tous les domaines était connu et respecté de tous. Le Séquier salua Thierry en traversant le patio… « Drôle de bonhomme… Drôle de coutume… Drôle de pays… Mais si attachant au fond… » Une nouvelle gorgée rafraîchit Thierry qui reprit le cours de ses pensées… « Maria-Esperanza… Si vous n’étiez pas ma cousine… Au fait, où était-elle passée ? » À y réfléchir, il lui semblait ne pas l’avoir rencontrée depuis leur escapade maritime…

— Don Felipe ? Por favor…

Thierry se leva. Un représentant de la Guardia Civil, dans un uniforme vert impeccable, le regardait, impénétrable… L’oncle, prévenu, arriva sourcils froncés. Thierry ne perçut que peu de chose de la conversation qui eut lieu en catalan mais Don Felipe suivit le représentant de l’ordre… Il y avait foule sur le parvis de l’église San Bartomeu. Thierry comprit des bribes de la discussion : apparemment, le couteau que tenait habituellement le saint avait disparu…

— Et c’est pour une simple histoire de vol que vous êtes venus me chercher, Messieurs ?

Les gardes hésitèrent. Le caporal-chef reprit la parole :

— Vous pensez bien que nous ne vous aurions pas dérangé pour si peu, Excellence, mais peut-être est-il préférable que vous nous suiviez dans l’église…

Le grand bâtiment était sombre. Tout au fond, luisaient faiblement les colonnades soutenant des chapiteaux recouverts d’or. Un autel assez torturé, du plus pur style Gaudí2 étageait ses fioritures et ses torsades presque jusqu’en haut de la nef. Le grand édifice était en réfection ; des échafaudages grimpaient aux murs et des filets de protection avaient été installés sous la voûte. De part et d’autre de la nef s’ouvraient sept chapelles. Ils empruntèrent l’allée de gauche s’arrêtant devant la quatrième…

— Eh bien ? C’est la chapelle de Santa Maria… La parole lui manqua… Dans l’autel de verre habituellement réservé à la statue de la sainte, dormait Maria-Esperanza, le couteau de saint Barthélemy plongé jusqu’au manche dans sa poitrine…

1 San Bartomeu : Saint-Barthélemy Église construite par Joan Rubió i Bellver (1870-1952) élève de Gaudí.

2 Antonio Gaudí architecte Catalan (1852-1926).

I

La Blondellerie faisait grise mine sous un temps maussade. « Quel été pourri ! » Juillet et août avaient noyé ce que juin avait cuit ! Au fil des ans, le climat changeait de manière significative, on ne pouvait plus se fier à rien ! S’il n’y avait plus guère d’hiver, il n’y avait plus d’été non plus ! « Et d’aucuns prétendent que seules les pluies d’hiver remplissent les nappes phréatiques ! Perdu ! Il a à peine plu cet hiver… Nous allons entrer dans le paradoxe de manquer d’eau sous une pluie perpétuelle ! » Charles Wenz s’était résigné à enfiler son sempiternel sweat-shirt sur sa chemise. Le temps était pluvieux depuis dix jours. Même dans son appartement, on commençait à ressentir l’offensive de l’humidité, encore timide mais… Charles observa la propriété à travers les vitres sur lesquelles se dessinaient des arabesques liquides… La pelouse avait disparu, sous une sorte d’étang où, l’homme n’en doutait pas, nageraient bientôt des grenouilles… Sylvestre sortit prudemment la tête de la chatière et risqua une patte inquisitrice qui rentra trempée ; l’animal rebroussa chemin, optant sans doute pour une sieste au sec. « Veinard ! » pensa Charles en s’écroulant dans l’un de ses fauteuils club dont le cuir épousa instantanément la forme de son corps. Il étendit les jambes sur un pouf, s’empara d’un livre et le temps s’arrêta comme pour respecter l’infime bruissement des pages tournées dans un profond silence, à peine troublé par les larmes du ciel qui s’écrasaient mollement sur les vitres… Doté soudain d’une vie propre, le livre s’échappa des mains du lecteur qui venait de rejoindre le pays des songes…

La sonnerie du téléphone ramena brutalement le dormeur aux réalités de la vie…

« Pas moyen de s’octroyer tranquillement une petite sieste », bougonna-t-il en se penchant pour récupérer le livre vagabond. Le téléphone vibrait toujours sur son socle, impatient…

— Voilà ! Allô ?

Il y eut un blanc et quelques cliquetis bizarres avant qu’une voix lointaine lui parvienne…

— Allô ?

— ’llô ? Dad ? It’s me ! C’est moi ! Suzanne ! Allô ?

— Suzanne ? Mais… Où es-tu ? Ça va bien ? Ça fait…

— Oui, bien, je suis en route pour le continent européen ; je serai là-bas dans quelques jours… Nous faisons halte à Toronto, mais je te contacterai dès notre arrivée en France…

— Mais… Comment ça « nous » ? Tu n’es pas…

— Ciao ! Bisous, mon Dadounet ! I love you !

— Allô… Zut ! Coupé !

Il demeura un instant muet de surprise ! « Suzanne arrivait ! Suzanne ! J’ai dû entendre quatre fois le son de sa voix en six ans et la voilà qui débarque ! Bran-le-bas de combat ! Elle arrive et rien n’est prêt pour la recevoir ! » Il projeta le livre qui s’aplatit sur la table basse dans un bruit sonore… Il fallait se ressaisir, ne pas se laisser impressionner par l’ampleur de la tâche, même si bousculer ses habitudes de célibataire n’était pas si évident… ce n’était qu’une question d’organisation ! D’abord la chambre d’amis, ensuite les courses ! Il se précipita dans la salle de bains… les faïences lui parurent défraîchies ; or il allait falloir la partager… Elle avait dit « nous », c’était quoi ce « nous » ? De plus, il n’avait guère de temps devant lui. Il ajouta « produits d’entretien » sur sa liste de courses…

* * *

Le soleil chauffait à blanc les pierres autour des aloès. La villa était silencieuse et les grandes tables désespérément vides encore couvertes de leurs nappes immaculées qui faisaient penser à des linceuls. Dans la chambre aux volets clos, Thierry se recueillait une dernière fois devant la dépouille de sa cousine… « Adieu, Esperanza, puisses-tu connaître maintenant un monde meilleur… Peut-être y as-tu rencontré ceux qui nous y ont précédés. Si tel est le cas, embrasse nos ancêtres. Ma mission s’arrête ici, je ne te ramènerai pas en France. Adieu cousine, puissent les hommes retrouver ton assassin malgré la minceur des indices : un oudler du jeu de tarot, l’Excuse… aucune empreinte… En tout cas, la brigade anti-secte de Tours n’aura pas son renfort… Est-ce pour cela qu’on t’a éliminée ? » Don Felipe et sa femme entrèrent, suivis de tous les gens de maison pour un dernier hommage. Les cierges furent éteints les uns après les autres et l’on procéda à la mise en bière. Les femmes pleuraient et Don Felipe, le visage blafard, le regard vide et l’œil sec, regardait disparaître sa progéniture sous le couvercle de chêne. Bientôt, le char tiré par les chevaux de la maison s’ébranla. Tous suivirent à pied, chapeau à la main, le convoi qui traversa la ville sous un soleil de plomb.

* * *

Charles jeta l’éponge au fond du bac à douche ! « Crevé ! Je suis littéralement crevé ! Quand on pense au petit salaire perçu par une femme de ménage pour un travail aussi éreintant… » Le soir tombait, Charles avait enfin terminé le nettoyage de son appartement. Il rangea son matériel, accorda un regard de satisfaction à ses faïences récurées avant d’éteindre la lumière de la salle de bains, bien décidé à s’offrir un peu de réconfort. Il noyait quelques glaçons dans un vieux whisky lorsqu’on frappa à la porte d’entrée.

— Bonsoir Charles.

— Maud ! Entrez ! Je vous offre un verre ?

— Volontiers ! Scotch pour moi aussi.

Elle parcourut du regard l’ensemble de la pièce…

— Mais… c’est une révolution ! Auriez-vous décidé de changer vos habitudes de célibataire ? Tout est rangé !

— Il m’arrive une drôle d’histoire… Suzanne, ma fille… Elle revient d’Australie… enfin d’ici quelques jours… Il fallait donc que j’entreprenne quelques travaux de nettoyage…

— Votre fille ? Ici ? Je me fais une joie de la rencontrer ! C’est vrai, depuis tout ce temps… Certes, l’Australie… je conçois qu’elle n’ait pas fait le voyage tous les semestres…

— Après le décès de sa mère, elle a voulu quitter la France. C’est le continent australien qui lui est apparu comme le plus propice à l’exil.

— L’exil ?

— C’est le mot, oui… Suzanne n’a pas supporté que sa mère perde son combat contre la maladie… La dernière pelletée de terre jetée sur la tombe, Suzanne s’est envolée pour ne jamais revenir…

— Elle fuyait quelque chose ?

— Sans doute… J’ai toujours cru que c’était la maladie, comme si le cancer s’arrêtait aux frontières… À votre santé !

— Mais vous-même, Charles, depuis que nous nous connaissons, n’avez jamais manifesté l’envie ni l’intention d’aller lui rendre visite…

— L’envie ? Bien sûr, l’envie… Comme s’il était possible qu’un père demeure indifférent à la vie de sa fille… Quant à l’intention… Que pouvais-je faire d’autre que respecter son choix ? Manifestement, elle ne souhaitait pas que j’aille la rejoindre…

— Sa visite aura provoqué un changement significatif dans votre maison… Bon, je vous laisse terminer votre tâche, j’ai moi-même un rapport à rédiger avant le dîner…

— À propos de dîner… Que penseriez-vous d’une escapade au restaurant ?

— Ma foi, pourquoi pas… Italien ?

— Italien ! Je réserve dans l’instant.

* * *

Le bureau directorial sentait l’humidité et le patron du SRPJ tançait sa secrétaire…

— Fibbs ! Combien de temps vais-je attendre ? Voici trois jours que je vous ai demandé de faire installer un chauffage d’appoint ! Vous avez décidé de me faire mourir lentement ou quoi ?

— Monsieur le directeur, dois-je vous rappeler que l’usage de ce genre d’ustensile est totalement prohibé par la Direction de l’administration. Je vous ferai respectueusement remarquer que vous avez signé la note de service consécutive aux directives ministérielles…

— Certes !

Le directeur se renfrogna au fond de son grand fauteuil… « Quand même, il fait un froid de canard… »

— Fibbs ? Vous ne pensez pas qu’un tout petit appareil discret…

Il se tut : sa secrétaire venait de lui lancer un de ces regards noirs dont elle avait le secret…

— Allons, Monsieur le directeur, que penseraient vos subordonnés transis s’ils constataient le moindre réchauffement climatique dans votre bureau ?

— Mais je suis quand même le chef et…

— L’exemple, Monsieur le directeur ! L’exemple vient toujours d’en haut !

Mieux valait abandonner l’idée, elle aurait été capable d’ameuter tout le service. Il soupira en écrasant un bouton de l’interphone…

— Pivert, j’écoute…

— Où en êtes-vous de l’affaire de “La voie lumineuse” ?

— Désolé, Monsieur le directeur, mais le capitaine Guillaume n’est pas encore rentré d’Espagne ; son retour est prévu pour demain, après-demain au plus tard…

— Bon ! J’ai hâte de rencontrer votre nouvelle alliée…

— J’ai bien peur qu’il rentre seul, Monsieur ; notre alliée, sa cousine en l’occurrence, venant d’être victime d’un meurtre aux Baléares… Je pense également…

— Lieutenant ! Vos états d’âme ou ce que vous pensez m’indiffèrent ! Si ce n’est plus la “cousine”, que l’Espagne nous envoie quelqu’un d’autre ! C’est clair ?

— Très clair, Monsieur… Cependant, ce n’est certainement pas à un modeste lieutenant de police que pourrait échoir la mission d’entamer des négociations avec le royaume d’Espagne pour obtenir le remplacement de… Enfin, ce n’est que mon point de vue…

— Oui, bien sûr… Quand même, c’est fichtrement contrariant…

Il lâcha le bouton de l’interphone, coupant ainsi la conversation.

— FIBBS !

Le visage impassible de la secrétaire apparut dans l’encadrement de la porte.

— Appelez-moi l’Intérieur !

Pivert demeura coi, planté devant l’interphone qui jurait effroyablement à côté du bureau en bois précieux de son chef. Il s’installa dans le fauteuil du capitaine, l’air songeur…

— Que voulait Dieu ? lança Barconi depuis le bureau adjacent…

— Des nouvelles de l’opération hispanique…

— À mon avis, pour être au plus près de la réalité du premier étage, m’est avis que tu peux enlever les trois premières lettres du qualificatif de l’opération…

— Te mettrais-tu à faire de l’esprit ? Ce n’est pas très bon, mais pour un essai…

Le Castor s’encastra dans l’encadrement de la porte…

— Qu’est-ce qu’il y a, Le Piaf, t’as perdu ton sens de l’humour ?

— Justement non, mais je suis surpris que tu te mettes aux calembours. Ce n’est pas vraiment dans tes habitudes ; quelque chose ne va pas ? Loin de moi, la pensée de t’alarmer, mais tu n’as pas très bonne mine…

— Tu… Tu plaisantes ?

— Mais oui, je plaisante ! Allez, je t’offre un café.

Le distributeur flambant neuf semblait les attendre.

Barconi laissa errer comme amoureusement une main connaisseuse sur le rebord de la machine…

— Dis donc, ils se sont surpassés cette fois-ci ! Regarde-moi ce châssis !

Pivert laissa disparaître une pièce dans la machine, un gobelet fut lâché sur un socle qui se souleva en douceur, puis le liquide se déversa lentement, nappé d’une mousse onctueuse. Le socle ayant repris sa place initiale, un bâtonnet transparent plongea dans le café.

Barconi assistait à la scène comme à une messe.

— Dis donc ! Ils ont même changé les gobelets, ceux-ci sont bien plus beaux qu’avant ! Le Taciturne ne pourra plus m’opposer sa théorie du service en porcelaine ! Regarde-moi ça ! Quelle classe !

Le Castor huma le breuvage comme s’il s’était agi d’un grand cru, puis trempa ses lèvres en fermant les yeux.

— C’est tout de même du plastique ! D’une autre couleur, je te l’accorde, mais la matière reste la même. Aucune comparaison possible avec de la porcelaine. Avant que les distributeurs de boissons chaudes crachent des tasses en Limoges, je serai nonce apostolique…

— Môssieur Pivert trouve toujours quelque chose à dire ! En plus, Môssieur fayote en prenant le parti de son chef !

— Pas du tout ! Je ne faisais que recadrer le débat en son absence, compte tenu que le vrai débat portait non sur la couleur des récipients mais uniquement sur leur matière et, pour ce qui est du chef, je te rappelle que c’est aussi le tien !

— Taratata ! Je trouve cette nouvelle machine merveilleuse et ses gobelets admirables. Dommage qu’il n’y ait pas de fauteuils…

— Le capitaine te rétorquerait que nous sommes tout de même dans un commissariat de police et non dans les salons du restaurant La Touraine…

— Le capitaine n’est pas là ! Je trouve d’ailleurs qu’il met un peu de temps à rentrer…

— Il nous a prévenus de son départ ce matin et tu sais bien qu’il n’aime pas les longues routes. De Majorque à Barcelone, il y a quand même quatre heures de bateau, s’il a pris le plus rapide ; ensuite, il lui reste quand même une sacrée distance à parcourir… M’est avis qu’il aura scindé son parcours en deux parties…

— Quand même, il ne se gêne pas !

— Il aurait bien tort ! Épicurien, le bonhomme n’aura pas résisté à s’arrêter du côté de Castelnaudary, histoire de tâter d’un divin cassoulet…

— Encore ? Mais déjà à l’aller…

— Non, Môssieur ! À l’aller, il s’est arrêté à Toulouse.

— Toulouse ! Vraiment…

— Il y avait rendez-vous Place du Capitole avec un tournedos Rossini.

— Rossini ou Wellington, moi tu sais, du moment qu’il y a des frites…

— Castor, vraiment, il y a des moments où tu m’effraies !

— Ben pourquoi ?

— Dans un premier temps, je te demanderai de ne plus associer les Anglais au fleuron de notre culture française qu’est la cuisine. Ils y sont complètement étrangers ! Ensuite, tu apprendras qu’en accompagnement d’un tournedos Rossini, on ne sert pas de frites mais plutôt un gratin dauphinois et une poêlée de cèpes, cela s’accorde mieux avec le foie gras…

— Rossini, c’est bien italien ?

— Oui, pourquoi ?

— Rien, je me demandais seulement ce que venait faire le foie gras dans un plat italien…

Le Castor ficha un nouveau bâton de réglisse à la commissure de ses lèvres…

— Mais, triple buse, ce plat n’a rien d’italien ! Même si c’est bien Rossini, le grand compositeur, qui l’a mis au goût du jour. Il s’agit simplement d’un tournedos taillé dans une pièce de filet de bœuf que l’on fait griller avant d’y déposer une tranche de foie gras poêlée. On y ajoute une sauce crème et cèpes et, bien entendu, un peu de ces magnifiques champignons.

— Et d’après toi, Le Taciturne se serait arrêté dans la ville rose uniquement pour qu’on lui serve du bœuf grillé et du foie gras chaud ? Alors là !

— Mais c’est excellent, figure-toi ! Un mets de choix ! Naturellement, il faut être un tantinet connaisseur, les palais habitués aux kébab-frites-ketchup-mayo auraient certes un peu de mal à s’y retrouver, mais que veux-tu, mon vieux, personne n’est parfait !

Le Castor fronça les sourcils, ce qui n’était jamais bon signe.

— Gastronomie ou pas, le chef prend son temps !

— Et tant qu’à faire, autant que ce soit du bon ! Il sera là demain. De toute manière, cela ne changera pas grand-chose à l’affaire, il nous faudra bien attendre l’arrivée d’un autre spécialiste pour agir…

— La voie lumineuse ! Quel nom ! Et dire qu’il y a des gens assez naïfs pour…

— Les dirigeants de ces sectes savent parfaitement s’y prendre. La plupart des gens y rentrent tout à fait volontairement. Ces gourous s’adressent généralement à des proies en situation difficile psychologiquement, c’est ça qu’ils exploitent ! Ils plongent leurs victimes dans un engrenage insidieux et machiavélique ; l’adepte ne peut plus s’en sortir, du moins sans casse ! Nous ne sommes pas assez rôdés pour nous frotter à de telles organisations, apparemment légales… La cousine du capitaine était ce qu’il y avait de mieux en la matière, malheureusement…

— Bon, c’est pas tout ça, mais tu m’as donné faim avec ton histoire de cassoulet ! C’est l’heure ! J’irais bien manger une pizza…

Barconi sortit du Central après avoir adressé un signe amical à l’auxiliaire, Milano. Pivert suivit tout en cherchant mentalement un rapport possible entre le fait d’avoir évoqué un cassoulet et l’envie d’aller manger une pizza… À moins que l’ombre du compositeur italien…

II

La Jaguar semblait dévorer l’asphalte brûlant. Le soleil voulait sans doute faire fondre la route et l’on apercevait çà et là, des traces noirâtres sur le revêtement gris, comme d’étranges stigmates préfigurant l’imminence de la liquéfaction du goudron. Indiffé-rent, le monstre vert continuait son parcours sur les routes espagnoles. Thierry se sentait bien, climatisation aidant, il demeurait presque frais dans sa chemise Lacoste. La radio diffusait la voix de Loreena Mac Kennit qui s’accompagnait merveilleusement de la harpe celtique pour chanter ses mélodies irlandaises. Cela le changeait quelque peu des mélodies espagnoles, bien que l’Espagne soit, elle aussi, dépositaire d’une culture celte… Il avait hâte d’être en France. Il s’arrêterait à Carcassonne, pour s’y promener. C’était une ville où il se sentait en harmonie. Peut-être parce que ses ancêtres avaient participé à la défense de la forteresse contre les assauts des troupes du roi, alors en croisade contre les Albigeois… Ensuite, il irait passer la nuit à Castelnaudary. Il avait réservé une chambre à l’hôtel du Centre et du Lauraguais, réputé pour son cassoulet aux deux confits. Le policier imaginait déjà une soirée épicurienne des plus mémorables où des vins de qualité voisineraient avec des mets raffinés, sans parler des desserts et des alcools… Après cela, impossible de reprendre la route ! De toute manière, Thierry connaissait bien le confort des chambres de la maison, il n’y avait donc aucune raison de ne pas y sacrifier… L’aiguille de la jauge d’essence annonçait une diminution notoire du carburant, il faudrait bientôt penser à ravitailler. Thierry leva le pied, la prochaine oasis étant indiquée à trente kilomètres. Le thermomètre intérieur affichait vingt-cinq degrés ; il devait faire près de trente dehors ; un peu moins que tout à l’heure ; plus il se rapprochait de la frontière française, moins l’air était chaud. Il soupira d’aise en pensant que son oncle aurait très bien pu organiser son anniversaire de mariage à Madrid ! Madrid en plein été ! Autant vivre dans un autocuiseur ! Majorque était bien plus agréable… Il adorait l’Espagne. Peut-être s’y retirerait-il un jour… Oui, ce serait bien ! Encore faudrait-il qu’Emma soit à ses côtés, ce qui était de loin le plus difficile, la jeune femme ayant toujours la bougeotte. Elle l’avait quitté une semaine avant son départ pour les Baléares… Au fond, cette escapade ibérique lui avait changé les idées… En attendant, sa mission avait échoué. Il n’avait pu attendre la suite de l’enquête et s’en était excusé auprès de son oncle. En tout état de cause, il lui faudrait rendre compte auprès de son directeur. Cette idée le fatigua à l’avance… Heureusement qu’il avait décidé de prendre son temps pour rentrer, quitte à ce que Dieu n’apprécie pas… De toute manière, comment un homme aux goûts aussi douteux pourrait-il apprécier l’art subtil de la gastronomie ? Il emprunta la bretelle d’accès à la station-service et stoppa dans la file d’attente. Il y avait un monde fou. Un groupe formé d’une dizaine d’Harley-Davidson envahit la piste dans un vrombissement caractéristique, des centaines de visages se retournèrent à leur passage… Thierry se prit à rêver. Parfois, il aurait aimé chevaucher l’une de ces machines mythiques et partir loin, très loin, pour voir le monde différemment… « Allons bon, encore un coup de blues ! Ressaisis-toi, mon vieux ! » Il se concentra sur le « tic-tac » de la montre de bord de sa Jaguar… « Un nouveau concessionnaire vient d’ouvrir à Tours Nord, j’irai y voir leurs machines… un jour… »

* * *

Wenz déplaça pour la dixième fois ses fûts de flèches… Toute la maison était en ordre et il s’était attelé au rangement de l’atelier d’archerie dans le garage, faute de mieux, en attendant… Sa fille devait arriver dans la journée. Quand ? Il aurait été bien incapable de le dire, elle avait tout simplement oublié de lui préciser l’heure au téléphone. Suzanne n’était pas une adepte de la précision. Il devrait donc se contenter du jour… « Six ans ! Comme le temps passe vite ! Voilà six ans que je ne l’ai pas vue, espérons que l’Australie ne l’aura pas trop changée… » Il revoyait sa fille, cette jeune femme juste sortie de l’adolescence, coiffée à la garçonne… Suzanne ! C’était sa femme qui avait choisi ce prénom. C’était, disait-elle, le seul prénom égyptien qui nous soit parvenu sans être dénaturé. D’ailleurs, lorsque l’on prononce Suzanne, l’on parle l’égyptien ancien. Suzanne est le mot qu’utilisaient les Pharaons pour dire « fleur de lotus ».

— Vous prendrez bien un café, Charles ?

— Aïe !

La lame de chasse entra dans la paume de Wenz comme dans du beurre.

— Désolée ! Je ne pensais pas vous surprendre… Venez, allons soigner cette coupure… Je pense qu’une boisson chaude vous fera le plus grand bien.

Maud entoura la main blessée d’un mouchoir propre sorti de sa poche.

— Ne traînons pas, voulez-vous… Ça saigne quand même beaucoup…

— Mais… Le téléphone… Si…

— Rien du tout ! Votre fille est assez grande pour venir jusqu’ici en taxi, non ? D’ailleurs, ne m’avez-vous pas dit qu’elle ne vous avait en rien précisé l’heure de son arrivée ? Allons-y…

Maud entraîna son ami vers ses quartiers. Sylvestre errait encore et toujours dans le jardin à la recherche d’une hypothétique proie. Il s’arrêta au passage de Wenz, le regard attiré par cette chose blanche sur sa main… « Une souris ? »

— Chat ! Laissez-nous, je vous prie ! Cessez de vous frotter à nos jambes et vaquez à vos occupations…

Maud reposa le félin au sol après lui avoir gratté longuement la tête.

— Je ne voudrais pas passer pour un mufle, mais si nous pouvions accélérer le mouvement…

Il brandissait sa main dont le mouchoir était passé du blanc au rose avec quelques endroits franchement rouges…

— Vous avez raison, allons-y !

Elle entra.

— Asseyez-vous ! Je vais chercher la trousse d’urgence. C’est l’affaire de quelques instants.

Charles obtempéra, s’installant le plus confortablement possible ; sa main commençait à le faire réellement souffrir.

— Maintenez votre main en l’air, cela ralentira l’épanchement…

L’horloge de parquet battait le temps au rythme de son lourd balancier de cuivre. Sylvestre passa la tête dans l’entrebâillement de la porte, intéressé. La Blondellerie respirait le calme et la sérénité. Dans la bibliothèque, Bertrand, plus radieux que jamais, chevauchait inlassablement sa monture, revêtu de son superbe uniforme des écuyers du Cadre Noir dont, si l’on en croyait les cinq galons peints sur sa manche, il avait été commandant en chef. Le tableau n’avait pas l’air d’avoir trop souffert de sa dernière mésa-venture1. Wenz adressa un sourire déformé par la douleur au portrait… C’était quand même rageant, il allait falloir remettre sine die la dernière occasion de chasse de l’année !

— Allons, mon ami, ne faites pas cette tête. J’ai apporté tout le nécessaire à la réparation de votre main… Voyons cette coupure ? Ah ! C’est plus important que je ne le pensais… Bon, allons-y !

Maud s’affaira, désinfectant et pansant la paume et les doigts coupés, puis termina par un pansement immobilisant la main.

— Voilà qui est fait ! Quelques jours de repos et cette main devrait avoir repris toute sa souplesse d’antan…

— Merci Maud. Avouez que c’est manquer de chance : ma dernière partie de chasse définitivement compromise…

— Reportée, mon cher ! Pas compromise… Au reste, vous ne pensiez tout de même pas partir à la chasse pendant le séjour de votre fille ?

—…

— Bien ! maintenant que les choses sont dites, laissez-moi vous offrir un cordial. Rien de tel qu’une petite dose de cognac pour contrecarrer les émotions…

Elle emplit à demi deux verres ventrus et en tendit un à Wenz…

— Fine Napoléon 87 ! Une merveille ! À votre prompt rétablissement !

Charles ne put définir si le 87 datait du siècle dernier ou de celui d’avant, l’étiquette ayant perdu toutes ses couleurs et indications…

— Merci et à votre santé, puisque je ne vois pas quel autre souhait formuler…

— Mais, mon cher, vous eussiez tout aussi bien pu porter ce toast à ma reprise de service. Je n’avais plus pratiqué l’art de soigner mon prochain depuis l’obtention de mon brevet de secouriste aux Éclaireuses de France2. C’était en… Je ne saurais le préciser… En tout cas, je n’ai pas perdu la main ! Oh, pardon ! Je ne voulais pas… Enfin…

Elle cogna légèrement son verre contre celui de Charles… Tchin !

Le cognac réchauffa immédiatement le corps de Wenz, laissant sur son palais une explosion d’arômes, comme un feu d’artifice olfactif. C’était tellement riche qu’il eût été difficile de tout analyser. Charles y renonça, optant tout compte fait pour le XIXe siècle.

— C’est délicieux ! Comment faites-vous pour dénicher pareilles merveilles ?

— Bertrand aimait les bonnes choses et ne s’en privait pas. L’une de ses philosophies était : « Profitons de la vie pendant que c’est possible. » Le destin lui a donné raison ; sa vie fut courte mais il en avait déjà bien profité. C’est lui qui m’a fait connaître le vin, les grands crus, certains plus humbles mais tout aussi généreux… Les alcools eux-mêmes n’ont plus guère de secrets pour moi, même si je n’en ai jamais consommé qu’avec la plus grande modération. Au fait, vous ai-je jamais parlé de ma cave ?

Wenz écarquilla les yeux…

— Votre cave ? Ma foi, depuis cinq ans que nous vivons pour ainsi dire ensemble, je n’ai jamais eu vent que vous en eussiez une. Et où se trouve ce temple de Bacchus ?

— Voyons, mon ami, sous la maison, bien entendu ! Je vous la ferai visiter un jour…

La pendule sonna douze coups.

— Mon ami, permettez-moi de vous inviter à déjeuner ! Vu l’état de votre main, je ne pense pas qu’il soit judicieux de l’utiliser dans l’immédiat ! Et puis, je m’estime quand même responsable de ce regrettable accident. C’est un fait ! Si je ne vous avais pas surpris, vous n’eussiez pas eu ce brusque mouvement incontrôlé et…

— Mais Suzanne…

— Allons, nous la verrons bien arriver, la propriété n’est pas immense… Asseyez-vous…

* * *

La voiture dévorait les kilomètres, ses phares blancs trouant la nuit. L’homme maintenait le véhicule à la vitesse autorisée. « Il ne manquerait plus que je sois arrêté par les flics… » L’autoroute n’en finissait pas de dévider son ruban plus noir que la nuit. Encore vingt kilomètres et il serait presque à bon port.

La puissante machine dépassa une voiture banalisée garée derrière les lignes fluorescentes, sans déclencher de flash… Mieux valait ne pas être remarqué du tout, telle était sa préoccupation depuis le début de l’opération et il fallait dire qu’il y était totalement parvenu. Les faux papiers avaient fait merveille à l’embarquement pour Palma, la providence lui avait mis une arme entre les mains, il n’avait même pas eu à s’en débarrasser, l’ayant laissée dans la poitrine de sa victime…

Dommage, c’était un sacré brin de fille ! Le but de cette action lui échappait totalement et ne rien savoir des motivations de son frère lui garantissait une parfaite tranquillité. Quand même, il avait éprouvé, non pas du remords, mais comme un regret d’interrompre la vie de cette fille qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et à l’encontre de laquelle il n’avait aucun grief. C’est ce qu’il avait voulu exprimer en laissant sur le corps de sa victime, une carte du jeu de tarot : l’Excuse…

La voiture s’engagea sur la bretelle de sortie de Sainte-Maure-de-Touraine. L’homme esquissa un sourire, bientôt il serait arrivé à Descartes. Un verre de bon vin et un repas seraient les bienvenus. Lorsqu’il exécutait un contrat, l’homme restait aussi sobre qu’un chameau et mangeait peu, estimant que la faim accélérait les réflexes tout en augmentant l’activité cérébrale.

« Les loups ne chassent bien que s’ils sont affamés », avait-il coutume de penser. Lui, le prédateur solitaire allait bientôt se retrouver tel un homme ordinaire, jusqu’à la prochaine chasse.

Une lame de tarot similaire traînait sur le siège passager… Quand même ; un beau brin de fille ! Il ramassa le carton imprimé et le plaça dans la boîte à gants qu’il referma d’un claquement sec. La Mercedes traversa Descartes endormie et emprunta bientôt une petite route de campagne pour s’arrêter devant une propriété dont la grille s’ouvrit automatiquement. La voiture s’aventura lentement dans le parc pendant que les larges grilles se refermaient en silence au clair de lune…

* * *

Thierry se déporta soudainement. Un coup de frein suivi d’un bruit d’avertisseur le tira de sa rêverie. Un motard vint s’arrêter à sa hauteur et cogna du doigt sur la vitre.

— Dites donc ! Vous ne m’aviez pas vu ?

— …Non !

— J’ai failli me casser la figure à cause de vous !

— Désolé, non, vraiment je ne vous avais pas vu ! Vraiment désolé, je…

Le motard n’attendit pas la fin de sa phrase ; laissant la Jaguar sur place, il se faufila rapidement entre les voitures. Thierry remonta sa vitre et connecta la radio du bord tandis que la circulation reprenait son cours.

« Décidément, c’est toujours le même délire dans la Ville Verte ! Pourtant, il est près de vingt-deux heures ! Mais il est vrai que les Tourangeaux ne sont pas des couche-tôt. » Un instant, il eut la tentation de se diriger vers le Central mais il abandonna rapidement cette idée Après cette longue route, il avait hâte de retrouver son manoir et, qui sait, des nouvelles d’Emma.

La rue Groison était déserte, aucune lumière ne filtrait aux fenêtres du manoir du comte qui engageait maintenant la Jaguar dans l’entrée. Après le portail, ce furent les vantaux de la porte du garage qui s’ouvrirent automatiquement pour se refermer après son passage. La lumière se fit progressivement dès que le policier eut éteint les phares de son véhicule. Il déclencha l’ouverture du coffre. « C’est vrai qu’il n’y a personne céans, j’ai donné congé à mes gens pour deux semaines et Paule est en Flandre chez sa sœur. »

Il sortit sa valise et referma le coffre. Tandis qu’il gravissait l’escalier menant au manoir, les lampes du garage diminuèrent d’intensité, puis la Jaguar sombra dans l’obscurité.

Le silence était impressionnant. Thierry déposa son bagage dans le hall et prit le courrier. Il actionna le commutateur, faisant briller le grand lustre de la salle à manger de mille éclats cristallins. Il eut soudainement faim. Il descendit à l’entresol. Le réfrigérateur contenait de quoi se sustenter. Il se composa un plateau de charcuteries et fromages qu’il emmena dans la grande salle. Tout en mangeant, il prit connaissance de son courrier, composé essentiellement de factures et de publicités. Il déposa la proposition de prêt bancaire sur le tas de papiers à jeter. C’était toujours la même rengaine : faites-vous plaisir, pourquoi attendre ? annonçait l’organisme tout en informant le chaland que l’on mettait à sa disposition immédiate et sans justificatif, la somme de dix mille euros, sous quarante-huit heures… Bien sûr, à des taux tout à fait prohibitifs… À l’heure où les Français s’inquiétaient de la fonte de leur pouvoir d’achat, ces propositions se multipliaient, il en recevait bien deux à trois fois la semaine… « Pas de nouvelles d’Emma… » Il se morigéna aussitôt, n’aurait-il pas dû y être habitué ? N’empêche, il aurait donné beaucoup pour pouvoir lui parler à cet instant précis… Thierry déboucha la bouteille de bordeaux laissée à son intention. Il le trouva un peu âpre, mais lui fit le même honneur qu’au pâté de lapin cuisiné par Monique, la cuisinière, qui n’avait pas sa pareille en la matière…

Le comte opta pour un repli dans sa chambre. Il y emporta le reste du bordeaux, s’installa confortablement dans l’un des fauteuils en cuir et entama une lecture tout en terminant le vin…

1 Lire Du raisiné à Vouvray, du même auteur, chez le même éditeur.

2 Mouvement scout laïque.

III

Cinq heures trente ! L’appel téléphonique avait eu le même effet qu’un coup de pied dans une fourmilière !

L’auxiliaire Milano avait battu le rappel dès qu’elle eut réceptionné le message resté anonyme. Pivert, de permanence, s’était immédiatement rendu sur les lieux avec une équipe…

« Assassinat, rue de Groison ! » Il y était dans la rue de Groison et n’en croyait pas ses yeux ! Milano s’était trompée sans doute…

— Central, de Pivert !

— Central ! J’écoute !

— Vous pouvez répéter l’adresse communiquée ?

— Rue de Groison, numéro vingt-sept, pourquoi ?

— …

— Lieutenant ? Quelque chose ne va pas ? Lieutenant ?

— Non… Tout est OK ! Terminé !

Pivert n’en croyait pas ses oreilles, mais ses yeux lui confirmaient les faits… Il fallait qu’il en ait le cœur net. Il composa un numéro sur son téléphone mobile.

* * *

Emma était là ! Enfin, elle était revenue. « Emma, ma voyageuse adorée, mon amour, ma vie… » La jeune femme se tenait devant lui dans un étrange clair-obscur… Il ne pouvait plus détacher son regard des yeux d’Emma : deux grands yeux noirs, sans iris ni pupille, des yeux fascinants, entièrement noirs… Ses cheveux dansaient tout autour de son visage, comme animés par le souffle du vent, un vent froid qui colportait des bruissements furtifs, des images floues de silhouettes dansant autour d’Emma comme autant de fantômes affairés à sa toilette ; une main diaphane lui replaça les cheveux…

— Emma ?

Elle ne répondait pas, les lèvres comme figées dans un étrange sourire où fleurissait une fleur écarlate… Thierry était gelé. Il sursauta ! Une sirène hurlait, stridente, répétitive, pendant qu’une lumière bleue déchirait l’obscurité illuminant Emma et sa fleur maintenant bleu foncé…

— Hein ? Qu’est-ce ?

Thierry s’assit sur son lit ; peu à peu, il émergeait de son rêve. La sonnerie de son portable continuait de plus belle et le cadran bleuté de l’appareil s’allumait par intermittence…

« Oh ! Ma tête ! C’est bien la première fois qu’une bouteille de Bordeaux me fait… Oh, la barbe à la fin ! » Il s’empara de l’appareil tout en se levant dans le noir…

— ’llô ? Oui, c’est bien moi… Que voulez-vous à cette heure de la nuit ? Quoi : six heures ? Bon, j’arrive…