Train d'enfer pour Saint-Pierre-des-Corps - Philippe-Michel Dillies - E-Book

Train d'enfer pour Saint-Pierre-des-Corps E-Book

Philippe-Michel Dillies

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Beschreibung

Le triage de Saint-Pierre-des-Corps ? Des rails et du vent ! Toujours du vent !

Tantôt fort et agressif, tantôt doux comme une caresse dans le grondement incessant des rames que l'on démaille et des trains que l'on forme. Les mâchoires des freins pneumatiques hurlent et les "gueulards" annoncent aux enrayeurs la nature du wagon et la voie qu'il emprunte. Que vient y chercher cette femme, passagère clandestine d'un céréalier de rencontre ? De jour et de nuit, le ballet permanent des convois en partance bat son plein, indifférent aux arrivées des uns comme au départ des autres… Pluie, brouillard ou soleil, rien n'arrête le mouvement ; ici, on brasse de la caisse ! Mais il arrive parfois qu'un accident… Accident ?…

Le lieutenant Thierry Guillaume est sur les dents. Depuis quelque temps, on meurt beaucoup à Saint-Pierre… Plongez-vous dans le tome 3 d'Emma Choomak, En quête d’identité !

EXTRAIT

Irène Maimbold se tenait droite dans son ensemble noir, les yeux rougis par les larmes et le manque de sommeil.
— Madame, au nom de la direction de notre société, je vous présente toutes nos condoléances… René Maimbold était un ancien de la maison, c’est un regrettable accident ! Naturellement, nous mettons tout en œuvre pour que vous puissiez, au plus vite, recouvrer la pension qui vous est due et nous veillerons aussi au bien-être de vos enfants. Chez nous, la solidarité n’est pas un vain mot…
Le directeur la raccompagna à la porte de son bureau et la veuve se retrouva bientôt dehors.
Une pension de retraite ! C’est pas ça qui lui rendrait son mari, bien sûr qu’elle la prendrait cette pension, elle ne pouvait pas se contenter de ses ménages pour nourrir ses trois petits ! D’ailleurs, à propos de ménages, il faudrait en augmenter le nombre pour compenser la différence entre le salaire de feu son mari et la pension annoncée ! « La solidarité n’est pas un vain mot ! Tu parles ! Ah, si on m’avait proposé un emploi, cela aurait été autre chose, mais de cela ils se sont bien gardé ! Oh René ! Mais que va-t-il advenir de nous ? »
Elle éclata en sanglots devant les passagers du bus qui la ramenait à Saint-Pierre.
— Madame Bertrand ?
— Oui Monsieur…
— Vous voudrez bien faire en sorte que le dossier Maimbold soit clos au plus tôt…
— J’y veillerai, Monsieur !
La secrétaire disparut dans une pièce adjacente, pendant que le directeur relisait les premiers feuillets de l’enquête interne.
« Un accident… », cela ne lui plaisait pas du tout ! Il fallait renforcer la sécurité !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1952 à Roubaix, Philippe-Michel Dillies, après des études de droit, a suivi une carrière militaire. Lecteur passionné des œuvres d’Agatha Christie, une affectation en Beauce l’a décidé à prendre la plume, pour partir comme son égérie, à la découverte des arcanes de l’écriture policière. Son premier roman est sorti en 2003. Il s’est retiré en Touraine, décor naturel de ses œuvres.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

A Nolwënn et Jean-Marie,

Morgane et Kévin.

REMERCIEMENTS

A tous les gens du rail, pour leur accueilet leur aide précieuse…

PROLOGUE

Le brouillard enveloppait tout, recouvrant les traverses d’une nouvelle couche de laque et transformant les voies en autant de serpents glissants qui disparaissaient rapidement sous la brume.

René Maimbold promenait ses quatre-vingt-cinq kilos sur le ballast, prêtant attention à ne pas glisser sur les poutres visqueuses. On ne voyait rien au-delà de cinq mètres… Un wagon sortit soudain de la nuit, roula, dans un bruit sourd, à quelques centimètres de l’épaule gauche de l’homme, masse sombre qui disparut rapidement dans la pente de la voie. Quelques instants plus tard, dans un chuintement caractéristique, les freins pneumatiques faisaient hurler les roues du wagon en descente, puis le freineur annonça dans le gueulard1 : « onze, lourd et fragile ! » à l’intention des hommes du trou2. Un choc sourd des tampons indiqua au cheminot que le wagon avait rejoint les autres. Dans un petit moment, la rame serait prête et il pourrait enfin rentrer au chaud, se sécher et avaler son en-cas… Il éructa et cracha entre les rails. C’était sa dernière nuit ! Avant huit jours, il changerait d’équipe, définitivement, et retrouverait une vie de famille digne de ce nom… Certes, il y perdait un peu en salaire, mais qu’était-ce au fond, comparé à l’équilibre de son ménage ? « Travailler de nuit, dormir le jour, ce n’est jamais bien bon pour un couple… »

Il longea la pente. Le brouillard s’épaississait encore. Un bruit attira son attention, un peu plus bas. Il descendit, sa lanterne à la main, éclairant faiblement une portion de la voie. Un gémissement étouffé lui parvint…

— Y’a quelqu’un ?

Le gémissement continuait. René Maimbold l’aperçut enfin, à genoux sur le ballast, plié en deux, de l’autre côté de la voie.

— Ah, c’est toi ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’te sens pas bien ?

Il enjamba le ruban d’acier, se retrouvant ainsi entre les rails et se pencha vers l’homme qui continuait de gémir.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Sais pas ! J’ai glissé. J’ai très mal à la cheville. Peux pas bouger !

— Attends, je vais t’aider… Tiens, prends ma main…

L’homme l’agrippa fermement.

— Bon sang, fais un effort aussi ! Dès que je t’aurai relevé, tu t’appuieras sur moi pour…

Le blessé tira brusquement sur le bras secourable, faisant tomber lourdement René au sol.

— Mais qu’est-ce que tu f… ?

Sa phrase se perdit dans le grondement sourd d’un wagon en descente et il n’y eut qu’une secousse des deux mains maintenant emprisonnées lorsque la masse de métal roulant écrasa le corps.

Lâchant sa proie, l’ombre se releva, alluma sa lanterne et regarda le cadavre de René Maimbold, longuement… Elle fit quelques pas, puis se ravisant, revint vers le corps, se pencha, trempa ses mains dans le sang chaud qui coulait des plaies puis elle disparut dans le brouillard.

1 Geulard : surnom donné au système de haut-parleurs.

2 Trou : partie des voies qui se trouve après la butte.

I

Le TER1 brinquebalait sa carcasse grise et bleue au gré des spasmes de la voie ferrée qui serpentait entre les arbres, quelque part entre Vendôme et Château-Renault. Quelques voyageurs étaient assis à l’intérieur, les uns somnolents, les autres regardant défiler le paysage. Non loin de la porte, une vieille dame, assise dans le sens de la marche, prenait son mal en patience, le nez plongé dans un livre. De temps à autre, elle abandonnait sa lecture pour mieux observer le personnage qui dormait, affalé sur toute la longueur de la banquette, juste en face d’elle. La vieille dame semblait tout droit sortie d’une boîte, arborant un air de fraîcheur et un teint velouté dans la dentelle crème du col d’un chemisier resplendissant. Un ensemble de tweed gris complétait la toilette de la dame qui portait, en outre, une espèce de bourse suspendue à son poignet gauche. Elle tournait les pages de ses fines mains gantées de maille d’un autre temps. Son regard abandonna encore une fois les caractères d’imprimerie de son livre pour se poser sur le tas de chiffons de l’autre banquette. Elle soupira. « C’est quand même malheureux : si jeune encore et déjà l’aspect d’un… détritus, oui : un détritus, il n’y a pas d’autre qualificatif ! » Le dormeur avait, en effet tout à fait l’air de sortir d’une poubelle ; le blanc et le noir, les deux extrêmes rassemblés dans cet espace restreint délimité par deux banquettes… Le dormeur se retourna. Sa tête était protégée par un bonnet de laine, style marin, qui avait manifestement connu plus d’une tempête. Les vestiges d’une ancienne veste de chasse recouvrant péniblement un gilet en jean sans teint qui laissait apparaître, par une multitude de trous, une antique chemise à carreaux qui avait dû, jadis, être rouge. Le dormeur portait des jeans aérés aux genoux comme sous les fesses, de fortes chaussures complétaient le tableau. Des mitaines en cuir noir enveloppaient les paumes de ses mains. « Scandaleux ! Absolument scandaleux ! Mais comment peut-on vivre dans un pareil état ? » Le TER eut une forte secousse qui éveilla le dormeur. Il s’assit et, se grattant la tête, déplaça le bonnet, libérant une longue chevelure noire. « Ma parole ! Mais… C’est une fille ! Oh ! » La dormeuse sourit à la dame qui se drapa dans un mouvement hautain avant de se retrancher derrière le rempart de sa lecture et, levant son livre devant ses yeux, continua ses remarques de derrière ses pages, en sourdine : « Grand Dieu, quelle saleté ! Je crois que ce qu’il y a de plus propre chez cette fille, c’est encore la boîte de boisson gazeuse qu’elle vient d’extraire de sa poche… »

La SDF fit sauter la capsule dans un “pschitt” sonore et but à même le couvercle, indifférente au cola qui lui maculait le menton. Le train ralentit.

— Mesdames, Messieurs, nous arrivons à Château-Renault ! Château-Renault : trois minutes d’arrêt !

La SDF s’essuya le menton d’un revers de manche, sans quitter des yeux sa compagne de route. Le train stoppa dans un crissement de freins, secouant une dernière fois les voyageurs, comme s’il eût voulu les réveiller pour l’arrivée du contrôleur qui pénétrait justement par l’avant. La jeune fille se leva, prit son bagage de dessous la banquette et se dirigea nonchalamment vers l’autre porte. Se retournant vers la lectrice, elle lui adressa un clin d’œil et lâcha un rot sonore avant de descendre sur le quai, laissant la vieille dame pétrifiée devant cette manifestation de l’insondable du gouffre des incivilités…

 * * *

Une activité soutenue rythmait toute la gare, sauf sur la butte, encore bloquée par les cordons de police délimitant l’espace réservé à l’enquête. La rame avait dû partir avec deux wagons de moins, l’avant-dernier étant retenu pour investigations des TIC. Le lieutenant Barconi faisait les cent pas, attendant que les scientifiques aient terminé les prélèvements. Le corps, ou ce qu’il en restait, avait été emmené pour autopsie, Pivert devait y assister. Le rapport arriverait dans les heures qui suivraient. La routine… Heureusement d’ailleurs, parce qu’une affaire plus délicate aurait bien embêté le lieutenant de police : en l’absence de chef, il se sentait un peu décontenancé. Le directeur avait bien annoncé l’arrivée d’un nouveau patron, mais ce dernier se faisait attendre. Mais, pour cette banale affaire où la thèse de l’accident semblait être confortée, c’était du moins son avis personnel sur la question, il suffirait à la tâche.

— Lieutenant ? Nous partons, vous pouvez faire libérer la voie…

Barconi fit un signe d’assentiment. Le ballast redevint silencieux, ne gardant plus qu’une grande tache rouge qui serait bientôt dissoute par la pluie.

 * * *

Cho longeait la voie, sa gibecière en tissu péruvien accrochée à l’épaule. Dans sa condition, mieux valait quitter le train avant contrôle car, bien entendu, elle n’avait pas de titre de transport et était venue ainsi de Hollande, après un arrêt à Paris pour y voir sa grand-mère, le seul membre de sa famille encore vivant. Cho avait repris la route, en marge de la société des hommes qu’elle finissait par détester à force de la côtoyer. Cette façon de voyager était pour elle ce moment de liberté indispensable à la vie, cette soupape qui lui permettait de replonger dans le quotidien ; des vacances, en quelque sorte… Elle prit un cigarillo dans la poche de son gilet et craqua une allumette sur sa fesse droite. le “Vieil Anvers” s’alluma, libérant sa fumée odorante dans la nature. « Il vaudrait mieux que je grimpe sur le premier train de marchandises qui passera si je veux arriver quelque part avant la nuit… » Cela faisait maintenant deux heures qu’elle marchait à côté de la voie, se tordant parfois les chevilles sur le ballast malgré ses chaussures de marche et toujours rien d’autre en vue que la campagne environnante. Elle s’assit un instant sur un rail, histoire de finir son cigarillo tout en faisant une pause. Une vibration du métal l’informa de l’arrivée d’un convoi. Là où elle se trouvait, la voie faisait une courbe, avant d’entrer, un peu plus loin, sous un tunnel. Un coup d’avertisseur confirma l’arrivée de la locomotrice tractant une multitude de wagons.

— Un céréalier ! Excellent !

Le train ralentit encore avant d’entrer sous le tunnel. Cho agrippa la rambarde d’un wagon et, d’une traction, se retrouva sur le marchepied. Rejoindre la plate-forme fut un jeu d’enfant.

Une gare apparut au loin, sur la droite. Cho sourit en passant devant. « Monnaie, drôle de nom pour un patelin… » Elle était tranquille, le céréalier ne s’arrêterait pas. La nuit était tombée depuis un bon moment lorsqu’elle abandonna son convoi poussif pour retrouver les cailloux du ballast gras. Le train disparut dans le noir, laissant à sa passagère inconnue le loisir d’admirer le paysage : devant elle, en contrebas s’étirait une multitude de voies, on eût dit un énorme nœud de serpents, sous la lueur blafarde des projecteurs. La jeune femme demeura coite un bon moment, observant, les mains dans les poches. A ses pieds s’étendait, immense et bourdonnante, la gare de triage de Saint-Pierre-des-Corps.

— C’est beau, non ?

Cho sursauta. Perdue dans sa contemplation, elle n’avait pas entendu arriver celui qui venait de s’exprimer, juste derrière elle. Se retournant d’un bond, elle se retrouva face à un vieil homme qui lui ressemblait beaucoup du point de vue vestimentaire.

— Salut ! Vous êtes du coin ?

— Ouais, il habite par là…

Joignant le geste à la parole, l’homme désignait un endroit imprécis dans la nuit.

— Elle vient d’où ?

— Hollande, via Paris… Par là ? C’est vague ; c’est quoi par là ?

— Un vieux wagon à bestiaux d’avant-guerre qu’il a aménagé sur une voie désaffectée, si elle veut, elle vient, il doit bien rester de quoi grignoter. En tout cas, elle sera bien plus tranquille ici qu’en ville. Enfin, c’est comme elle veut…

L’homme prit la direction de son logis, n’attendant pas de réponse. Cho suivit instinctivement l’octogénaire, en silence. Ils traversèrent une multitude de voies, s’arrêtant pour laisser passer des convois ou des wagons descendant une pente avant d’en rejoindre d’autres en contrebas. On formait les rames. La gare de triage ressemblait à une fourmilière, l’activité y était intense et cela durerait une bonne partie de la nuit. L’homme se déplaçait avec une rapidité surprenante pour son âge, faisant preuve d’une agilité remarquable. La jeune femme avait parfois du mal à le suivre ; lui, semblait ne pas l’attendre, adressant au passage un signe de la main aux cheminots de rencontre. Enfin, ils arrivèrent dans une zone sombre, aucune activité n’y régnait. Un talus assez haut barrait les voies, il fallut grimper, ce qui ne sembla pas poser de problème au vieil homme. Derrière le talus, le wagon-domicile. L’homme monta à l’intérieur et alluma une antique lampe à pétrole.

— Bienvenue, montez, il va voir ce qu’il reste à manger…

Cho s’installa sur un vieux pouf éventré ; l’endroit était assez bien aménagé, divisé en différents compartiments par des cloisons de planches parfois disjointes. Un poêle trônait au milieu de la pièce principale, la cheminée perçant le toit. Cho aperçut un coin cuisine rudimentaire : une table et quelques ustensiles de cuisine, à côté d’une bassine en plastique assez malpropre. De l’autre côté, au fond, ce devait être la chambre du maître des lieux ; derrière elle, un compartiment inoccupé, muni d’une paillasse roulée et de couvertures à côté d’un amas hétéroclite de bouts de bois et de ferraille, de vieux outils rouillés et même de quelques boulets de charbon, fruits des rapines du vieil homme.

— Tiens : pain, vin, fromage…

Cho se servit une rasade d’un vin qui s’avéra être bien meilleur que certaines piquettes connues sous d’autres cieux puis tailla un morceau dans le pain avant de faire un sort au camembert. L’homme se servit un verre de vin et remplit à nouveau le verre de sa compagne.

— C’est du Chinon !

Tout en mâchant, la jeune femme se demandait pourquoi cet homme parlait toujours de lui à la troisième personne, comme Jules César, cela la fit sourire, mais elle n’osa pas lui en demander la raison. Après tout, ce n’était pas son problème ; le type semblait sympa, le reste importait peu.

— Ça fait longtemps que vous vivez ici ?

— Très ! Depuis la retraite… il était cheminot avant. Quarante-sept ans ici, sur les voies ; il connaît chaque coin, chaque traverse, chaque voie, chaque morceau de ballast. Parfois, la gare lui parle encore…

Cho se demanda si ce n’était pas plutôt le Chinon dont le bonhomme venait d’engloutir un quatrième verre. L’homme ramassa un bout de mégot qui traînait sur le sol, près du poêle. Cho lui offrit l’un de ses “Vieil Anvers” qu’il saisit d’un geste prompt, comme s’il avait craint que l’objet ne disparaisse. Elle craqua une allumette sur sa fesse droite et tendit la flamme au vieux qui aspira avec une volupté non feinte. Elle alluma le sien et ils restèrent un bon moment assis, à fumer en silence, comme perdus chacun dans ses pensées entremêlées de volutes.

— Hier il y avait un mort ! Oui, un homme est mort !

Le regard de la jeune femme se fit plus attentif tandis que l’homme continuait :

— Parfois la voie prend une vie ! Elle les nourrit, faut bien qu’elle reçoive compensation aussi, alors elle tue… Oui, un mort ! Il est triste, toujours triste, Barnabé, après les colères de la voie !

— Barnabé, c’est votre nom ?

Il ne répondit pas, continuant à aspirer la fumée du cigarillo.

— Moi c’est Cho, enfin, c’est pas vraiment mon nom, mais je préfère qu’on m’appelle comme ça… C’était quoi ? Un accident ?

— La voie donne, la voie reprend…

Il aspira une dernière bouffée avant d’éteindre le mégot sur le plancher.

— Maintenant, il doit dormir !

La porte coulissa, refermant le wagon. La jeune femme entreprit de s’installer un lit sommaire et s’enroula tout habillée dans les couvertures qui sentaient le moisi. On n’entendait plus que la respiration régulière de Barnabé maintenant endormi derrière la cloison. Les bruits du dehors parvenaient encore, un peu assourdis aux oreilles de la jeune femme qui ne résista pas plus longtemps à l’appel de Morphée.

1 Train Express Régional.

II

Irène Maimbold se tenait droite dans son ensemble noir, les yeux rougis par les larmes et le manque de sommeil.

— Madame, au nom de la direction de notre société, je vous présente toutes nos condoléances… René Maimbold était un ancien de la maison, c’est un regrettable accident ! Naturellement, nous mettons tout en œuvre pour que vous puissiez, au plus vite, recouvrer la pension qui vous est due et nous veillerons aussi au bien-être de vos enfants. Chez nous, la solidarité n’est pas un vain mot…

Le directeur la raccompagna à la porte de son bureau et la veuve se retrouva bientôt dehors.

Une pension de retraite ! C’est pas ça qui lui rendrait son mari, bien sûr qu’elle la prendrait cette pension, elle ne pouvait pas se contenter de ses ménages pour nourrir ses trois petits ! D’ailleurs, à propos de ménages, il faudrait en augmenter le nombre pour compenser la différence entre le salaire de feu son mari et la pension annoncée ! « La solidarité n’est pas un vain mot ! Tu parles ! Ah, si on m’avait proposé un emploi, cela aurait été autre chose, mais de cela ils se sont bien gardé ! Oh René ! Mais que va-t-il advenir de nous ? »

Elle éclata en sanglots devant les passagers du bus qui la ramenait à Saint-Pierre.

— Madame Bertrand ?

— Oui Monsieur…

— Vous voudrez bien faire en sorte que le dossier Maimbold soit clos au plus tôt…

— J’y veillerai, Monsieur !

La secrétaire disparut dans une pièce adjacente, pendant que le directeur relisait les premiers feuillets de l’enquête interne.

« Un accident… », cela ne lui plaisait pas du tout ! Il fallait renforcer la sécurité !

Encore des mesures qui s’avéreraient impopulaires, mais bon il s’était rendu lui-même sur place et avait pu constater : traverses glissantes, la pente de la voie, la nuit, le brouillard ; tout concourait à transformer la moindre défaillance humaine en un accident mortel ! Et ce n’est que le lendemain matin qu’on avait constaté la disparition de Maimbold avant de retrouver son corps écrasé sur la voie.

— Madame Bertrand ? Annoncez à l’ensemble du personnel qu’il est autorisé à s’absenter pour assister aux obsèques demain après-midi…

Descendue du bus, Irène Maimbold prit une cigarette dans son sac et cherchait désespérément son briquet lorsqu’une clocharde craqua une allumette sur sa fesse droite et lui tendit la flamme. La veuve inspira une bouffée de fumée tout en examinant l’inconnue.

— Qu’est ce que vous voulez ? Si c’est de l’argent…

Cho profita de la flamme pour mettre le feu à un cigarillo et aspira calmement avant de répondre :

— De l’argent ?

Son regard s’intensifia d’une étrange façon. Elle reprit :

— Sûr, si vous aviez une petite pièce, ça serait pas de refus, mais je voulais surtout vous dire que j’étais de tout cœur avec vous ! Quand on vient de perdre son mari, c’est dur…

— Co… Comment savez-vous cela, vous ?

— Bah, c’est pas difficile, je crèche dans la gare de triage et les nouvelles vont vite. Si vous connaissiez toutes les histoires qui circulent, du genre : « la voie nourrit, la voie reprend… » Ça m’a donné envie de vous connaître, oh pas par curiosité malsaine, non, le malheur des autres aurait plutôt tendance à m’attrister. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais il fallait que je vous rencontre…

La veuve, muette d’étonnement, resta un bon moment sans rien dire.

— Bon, eh bien, au revoir…

— Non ! Attendez ! Tenez, voici cinq euros, au fond, vous êtes bien la première à me manifester de la compassion, même si je la trouve quand même un peu… étrange…

La SDF haussa les épaules et tourna le dos, laissant la veuve plantée sur le trottoir, son billet de banque en main.

— Mais attendez ! Je ne voulais pas vous froisser ! Je suis tellement anéantie que je ne sais plus ce que je dis. Je vous en prie, prenez cet argent et, si le cœur vous en dit, je vous offre un café à la maison, c’est à côté…

Cho prit le billet et suivit la veuve, les mains dans les poches.

 * * *

Le lieutenant Barconi terminait son rapport lorsque la porte du bureau s’ouvrit. Le directeur du SRPJ apparut.

— Alors, où en êtes-vous avec cette affaire de Saint-Pierre-des-Corps ?

— Monsieur le directeur, bien que j’attende encore les dernières conclusions des services scientifiques, il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d’un banal accident du travail. La victime aura glissé, perdu l’équilibre et se sera retrouvée allongée en travers de la voie au moment même du passage du wagon lancé de plus haut. Le wagon l’a écrasée. Son collègue, préposé au lancement, n’a rien vu et n’a pas imaginé un seul instant que le sieur Maimbold, c’est le nom du mort, aurait pu être couché sur la voie. Je l’ai interrogé…

— Bien, dès que vous aurez les compléments de rapport, passez me voir pour clore cette affaire ! Ah, Pivert n’est pas là ?

— Non, Monsieur, il est parti interroger la veuve et faire la traditionnelle enquête de voisinage… Monsieur ? Avez-vous des nouvelles de notre futur chef ? Enfin, si je puis me…

— Mais bien sûr, Barconi ! Nous devrions bientôt voir arriver de Paris un nouveau capitaine de police dont je ne me souviens plus exactement du nom… mais peu importe, au fond, du moment que ce ne soit pas une espèce de cow-boy comme ce Kerlok1…

— En attendant, le commandant Kerlok était efficace, l’autre brille encore par son absence !

— Barconi !

— Oui, Monsieur ?

— Gardez vos réflexions pour vous !

— …

Le directeur disparut dans les étages du commissariat central. Pivert entra dans le bureau.

— Que voulait Dieu ?

— Nous annoncer l’arrivée d’un nouveau patron qui, pour l’instant, demeure invisible ; cependant, il ne faut, en aucun cas évoquer cette invisibilité, cela rend Dieu irascible ! Tu as du nouveau ?

— Non ! Enquête de routine : la veuve est éplorée mais reste digne. Les voisins n’ont aucun grief contre les Maimbold, des gens sans histoires paraît-il, l’homme était bien un peu bourru, mais très sociable, au fond. Ah, il semble que la veuve ait pété un fusible : il y a peu, elle a invité une SDF à venir chez elle. Bof, je crois que c’est à mettre sur le compte de l’émotion, et puis, après tout, il n’y a rien de mal. Et toi ?

— Rien non plus ! La routine, tout mène à la conclusion de l’accident bête…

— Barconi… Un accident c’est toujours bête ! Le Castor2 se ficha un bâton de réglisse à la commissure des lèvres et haussa les épaules…

— Je t’offre un café ?

— Volontiers…

Barconi ramassa quelque chose sur le bureau avant de se diriger vers la porte.

— Tiens, tu as un portable maintenant ? Sourire gêné du Castor.

— Ben, faut bien vivre avec son temps ! C’est ma mère qui me l’a offert. Elle dit qu’avec mon métier c’est plus… rassurant… Tu verras, toi aussi, tu y viendras !

Pivert eut un sourire contrit, enfouit la main dans sa poche pour en ressortir un superbe mobile plié en deux dans sa gaine de cuir.

— J’y suis depuis quinze jours, mon vieux ! Ils éclatèrent de rire en empruntant le couloir.

 * * *

La gare était quasiment déserte ; Barnabé parcourait d’un rythme soutenu les talus herbeux en bordure du centre de triage, à la recherche de champignons. Cho observait les voies.

— Y sont tous à l’enterrement du René, y aura guère de mouvement c’t’après-midi…

— Il était connu ce type ?

— Sûr ! C’était un ancien ici. Il a fait partie de plusieurs équipes. Il a travaillé avec lui en son temps.

Cho eut un regard interrogateur avant de se rappeler que son étrange compagnon avait l’habitude de parler de lui à la troisième personne ; le vieux continuait ses explications :

— Un bosseur ! Sûr ! Dommage, il profitera pas de sa retraite !

Cho prit un cigarillo et craqua une allumette sur sa fesse droite.

— Elle vient, on va aller du côté de la grande butte, ils sont biens plus gros par là, en plus, il a plu, il pourrait trouver des escargots. Ça lui dirait ?

Cho eut un sourire et hocha la tête. « Décidément, il est bizarre ce type, c’est comme s’il m’avait prise sous sa protection… » Ils s’éloignèrent dans la direction choisie.

— C’est quoi le grand bâtiment là-bas ?

— Le hangar aux locomotrices…

— Dis donc, c’est immense !

— C’est qu’il y en a quelques-unes là-dedans…

— C’est là qu’elles sont garées ?

— On les répare aussi, il y allait du temps où il travaillait.

— J’ai bien envie d’y jeter un œil…

— Non, les champignons !

Le vieux reprit sa route en maugréant, laissant la jeune femme plantée là. Elle décida de suivre son instinct et entreprit de descendre la voie menant au gigantesque hangar. Plus elle approchait, plus elle constatait l’énormité du bâtiment dont les portes géantes étaient pour la plupart fermées et les vitres, opaques de poussière et de gras mêlés. Elle se faufila par une petite ouverture. La pénombre régnait dans les lieux, transformant les machines en autant d’animaux fantastiques, dragons métalliques assoupis. Il lui sembla que ses pas résonnaient effroyablement sous la voûte d’acier et de verre terne, aussi haute que celle d’une cathédrale. Un autre monde ! Elle s’arrêta afin d’habituer ses yeux au clair-obscur ambiant et, peu à peu, eut une vision plus nette de ce qui l’entourait. Pas un bruit ne troublait la quiétude de l’endroit, c’était le silence absolu, un silence de mort ! Elle avança prudemment entre les rangées de machines au repos, alignées en file indienne le long des quais maculés. Son pied buta contre une pièce métallique qui alla cogner contre la roue de l’un des mastodontes, ce qui provoqua un vacarme épouvantable dont l’écho se répercuta longtemps sous les frondaisons de métal. Elle eut immédiatement la tentation de faire demi-tour et de s’enfuir de cet endroit somme toute oppressant mais elle se ravisa : puisqu’elle était venue jusqu’ici pour visiter, elle visiterait. L’absence de lumière se faisait quand même cruellement sentir ; si seulement elle s’était munie d’une lampe électrique.

Elle continua sa progression, suivant prudemment la piste de béton qui formait le quai, jusqu’au bout, presqu’au mur du fond. Elle tourna à gauche, attirée par un second hangar, un peu plus clair, celui-là. Ici, plus question de machines sagement rangées, attendant un hypothétique départ, non, des caisses et des pièces mécaniques étaient entassées entre les voies sur lesquelles gisaient quelques locos décharnées, comme éventrées. Un énorme pont roulant aux tentacules d’acier frôlait la toiture, laissant pendre ses membres formés d’autant de maillons de métal : c’était l’atelier de réparation. Une odeur d’huile et de graisse lui prit immédiatement la gorge, une odeur douceâtre, pas vraiment désagréable au fond. Un peu plus loin, une machine remontée semblait attendre, comme une délivrance, une prochaine ouverture des portes vers la liberté. Cho s’approcha de la masse de métal inerte. Elle craqua une allumette. Sous la bête encore endormie, elle pouvait maintenant distinguer une espèce de fosse assez profonde, juste entre les rails. Plus loin, des escaliers en ciment descendaient dans le trou noir et visqueux qui, tout compte fait, ne lui disait rien. Elle continua sa visite pendant un bon moment, avant d’atteindre une petite porte métallique qui s’ouvrit à la première poussée, la rendant à l’air libre. L’après-midi était maintenant assez avancée, elle inspira profondément. « Que faire maintenant ? Reprendre ma visite ou aller rejoindre mon cueilleur de champignons ? » Elle opta pour la seconde solution.

L’ombre se détendit enfin. Mais que venait faire cette fille dans cet endroit ? Elle avait bel et bien failli se faire surprendre ! Heureusement que la lueur de l’allumette était trop faible pour éclairer la fosse. Grâce au diable, la visiteuse avait fait un bruit d’enfer en arrivant, lui permettant ainsi de se cacher rapidement. Bon, il fallait avancer le travail… L’ombre se pencha au milieu de la fosse et, ayant rétabli le courant, entreprit de limer les tétons de retenue d’une grande trappe métallique fermée à même le sol.

« Bien, cela suffira pour l’instant, il ne faudrait pas que cela s’effondre sous la mauvaise personne. Je reviendrai plus tard achever la besogne… »

L’ombre quitta le bâtiment. De toute façon il était grand temps d’aller se joindre à la cérémonie.

 * * *

L’église de l’Assomption était bondée ; on eût dit que tous les membres de la Société des chemins de fer étaient présents, pour rendre un dernier hommage au défunt. La cérémonie avait duré. Outre l’oraison du prêtre, la direction des chemins de fer fit un discours retraçant la carrière de René Maimbold. La veuve pleurait en silence, drapée dans sa douleur et dans les plis sombres de ses vêtements. Les enfants commençaient à montrer une certaine impatience malgré la solennité du moment. Du directeur au représentant syndical arborant un superbe badge FO au revers de sa veste, les cheminots, certains encore en combinaison de travail, les amis, les voisins : pas un ne manquait au dernier adieu. Au premier rang, la famille regardait la foule défiler devant le cercueil entouré de fleurs. Le représentant syndical ignora le goupillon mais se recueillit un instant, bloquant la file, avant d’aller serrer la main de la veuve, ignorant le fait qu’il obligeait une seconde fois la foule à s’arrêter. L’ombre saisit le goupillon et traça un signe de croix, dans l’air, au-dessus du cercueil. « Repose en paix, René, tu savais bien qu’il te faudrait payer un jour, comme les autres… » L’ombre passa devant la veuve et fit un signe de tête avant de disparaître dans la foule qui, maintenant, sortait de l’église, dans l’attente du départ vers le cimetière. Alors que le convoi s’ébranlait, Pivert ne remarqua pas la personne qui, ayant quitté la foule, remontait l’avenue du 11 Novembre d’un pas pressé.

1 Oscar Kerlok, voir Chasse à Tours, même auteur, même collection.

2 Voir Chasse à Tours, même auteur, même collection.

III

La pluie tambourinait sur le toit du wagon, le feu ronflait dans le foyer, essayant vainement de dissoudre les miasmes humides de l’habitacle. Une bonne odeur de champignons frits se répandait maintenant dans l’espace presque clos. Barnabé avait repoussé la porte jusqu’à ne laisser qu’un étroit passage à l’air humide. Se penchant devant le feu, il fouilla les braises à l’aide d’une tige métallique tordue afin d’en extraire deux pommes de terre à la peau carbonisée.

— Champignons, patates ! Elle m’en dira des nouvelles !

Cho avait grand faim, la visite du hangar et les méandres du chemin du retour, car elle s’était perdue à plusieurs reprises, l’avaient fatiguée. Ce repas, même frugal, lui serait d’un grand réconfort. L’odeur des mets lui fit venir l’eau à la bouche.

— Santé !

Le vieil homme lui tendait un de ses verres culottés, rempli à ras bord d’un vin rouge que Cho identifia immédiatement comme une horrible piquette. Elle eut une pensée émue pour le Cravant-les-coteaux absorbé la veille. Ils mangèrent en silence. Le vieux levait de temps à autre le nez de sa gamelle, la cuiller levée, comme s’il humait l’air ambiant puis replongeait sur sa pitance, avalant goulûment.

La jeune femme mangeait à petites bouchées, indifférente aux raclements de la cuiller, comme aux bruits de mastication de son acolyte.

Soudain, l’homme cessa tout bruit, comme attentif à certains signes avant-coureurs annoncés par la pluie.

Cho termina son assiette puis prenant un cigarillo, craqua une allumette. Elle proposa un “Vieil Anvers” au vieux qui la regardait avec envie. Il l’alluma précipitamment, par petites bouffées rapides. La fumée montait en volutes, le vieux ouvrit la porte du wagon et Cho dut récupérer un vieux poncho dans son sac.

Au passage, elle compta encore deux boîtes pleines de cigarillos avant de venir s’installer près de la porte pour contempler le paysage nocturne…

— La voie va prendre encore une vie ! Sûr ! Barnabé sait !

— Comment peux-tu affirmer pareille chose ?

— C’est comme ça ! Elle n’est pas calmée ! Elle va en prendre une autre !

Il se mit à rire comme un fou avant de disparaître en courant dans la nuit.

 * * *

Paul Raméchal démarra la locomotrice et la fit avancer lentement vers la sortie. La grande porte s’ouvrit au passage et le chauffeur accéléra un peu. La machine avança sur la voie de droite, les aiguillages en ayant ainsi décidé. Paul coupa le contact et le moteur diesel se tut alors que la machine, entraînée par son poids, continuait d’avancer, avant de s’arrêter dans un crissement de freins. L’homme descendit et alla rejoindre une autre machine qu’il fit entrer en marche arrière, dans le hangar, à la place de la première. Il s’agissait de vidanger celle-ci. Paul descendit dans la fosse sous la machine, passa plusieurs fois sur la trappe qui s’enfonça légèrement. Indifférent, il alla récupérer une espèce de gros entonnoir qu’il fixa sous le premier point de vidange du monstre. « Bon ! La clé, où ai-je déposé la clé ? Ah ! Là-bas ! » Ce furent les derniers mots qu’il prononça avant de s’abîmer dans la cuve de rétention des huiles usagées. La trappe venait de s’ouvrir brusquement sous ses pieds… Le mécanicien essayait de se maintenir à la surface de l’élément visqueux tout en appelant au secours. Un visage connu apparut entre les roues de la motrice.

— Attends ! Ne bouge pas, ça va aller !

La motrice fut avancée de quelques mètres, laissant la lumière ambiante inonder la fosse et son occupant qui commençait à fatiguer. L’ombre revint sur le bord de la fosse, son regard se porta sur une lourde barre de fer qu’il prit à deux mains.

— Fais vite ! Je commence à faiblir dans cette mélasse…

L’ombre pivota sa barre vers le nageur. Paul tendait la main pour s’en saisir lorsqu’il prit un formidable coup sur le crâne. Il eut l’impression que sa tête éclatait dans une gerbe d’étoiles pendant qu’il percevait encore la voix qui lui disait : « Bonjour en enfer… » Puis tout devint noir. L’ombre reposa la barre, éteignit la rampe lumineuse de la fosse et entreprit de faire reculer la machine à sa place initiale, ainsi elle gagnait un temps précieux, on ne retrouverait pas sa victime de si tôt. Puis l’ombre s’éloigna du hangar pour rejoindre son poste en sifflotant. Elle jeta au passage la paire de gants de chauffe empruntée à l’entrée. La brume couvrait encore le sol de sa couette nébuleuse. Un oiseau entama sa chanson matinale comme pour marquer l’heure de la relève des équipes de nuit.

 * * *

Le Balzac était bondé. C’était l’heure du coup de feu, l’heure où les cheminots qui terminaient leur journée allaient se jeter un petit verre, histoire de se rafraîchir et d’évacuer le stress de la journée, avant de rentrer chez eux et, ce soir, le stress ne manquant pas, les conversations n’en n’étaient que plus nombreuses et avaient toutes le même sujet.

— Dis donc, Albert ; ça devient dangereux là !

— Quoi ? Il y a eu deux accidents, c’est tout !

— Deux accidents ? Il paraît que la trappe de visite de la cuve de vidange était sabotée !

— D’où tiens-tu ça ? Bernard, tu écoutes trop la rumeur !

— La rumeur ! N’empêche que les flics sont restés là tout l’après-midi, même que certains d’entre eux y sont encore ! On n’a pas eu accès au hangar depuis qu’on a retrouvé le corps de Paul.

— Germain ! Une autre bière s’il te plaît ! Ce blocage du hangar, ça va pas faire avancer le travail…

Le barman apporta la boisson commandée.

— Deux-vingt ! Alors ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’accident ?

— C’est pas un accident cette fois ! Si tu veux mon avis !

— La ferme, Edmond ! Bois ta bière et parle d’autre chose !

— Écoute, Jean, c’est pas parce que t’es chef d’équipe que t’as le droit de donner des ordres en dehors du travail ! C’est pas un accident !

— Edmond, si ce que tu dis est juste, raison de plus pour qu’on n’en parle pas ! Inutile d’en rajouter ; laissons la police faire son boulot et occupons-nous du nôtre !

— Mais Jean, si c’est pas un accident, tu penses bien qu’on se demande pourquoi. Et aussi s’il y aura une prochaine…

— C’est ma tournée, tonna le chef d’équipe…

Un concert d’approbation fusa. Tous se dirigèrent vers le bar pour participer aux libations. Les conversations changèrent naturellement de thème alors que chacun enfouissait ses interrogations.

Le chef d’équipe joua des coudes pour se frayer un passage et rejoignit Edmond qu’il saisit par le coude.

— J’aimerai que tu cesses de perturber les équipes avec tes histoires !

— Mais Jean, tu sais bien que j’ai raison !

— Peut-être, mais il n’est jamais bon de laisser s’installer la peur parmi les hommes, alors tu la boucles là-dessus, compris ? Et jusqu’à nouvel ordre : c’est un accident !

— Compris, c’est un accident ! N’empêche que la trappe a bien été sabotée…

Regard furieux du chef d’équipe qui serra les poings.

— OK, OK, c’est un accident !

— Allez, à la tienne !

— A la tienne ! lâcha Edmond sans grand enthousiasme. L’heure avançant, le bar fut bientôt désert, chacun rentrait chez soi, avec ses doutes. La jeune femme en jeans et blouson de cuir termina sa bière et quitta à son tour l’établissement. Elle prit la direction de la gare.

 * * *

Pivert rejoignit le Castor dans le bureau. La pièce exiguë était encombrée de dossiers divers qui débordaient des étagères murales. Un calendrier signé Aslan arborait ses nudités peintes près du bureau de Pivert, à côté de l’ordinateur. Barconi était assis à sa table de travail, il relisait les dépositions des témoins.

— Alors ?

— Cette fois, il semble bien que ce ne soit pas un accident !

— Les témoins ?

— Ils sont formels : la trappe s’est ouverte sous le poids de la victime !

— Et alors ? Une trappe qui s’ouvre…

— Le problème c’est que cette trappe n’est jamais ouverte !

— Mais pour faire les vidanges ?

— L’évacuateur fixé sous le point de vidange est relié à la cuve par un tuyau qui passe par un trou à clapet pratiqué sur la trappe elle-même.

— Peut-être était-elle pleine cette cuve et la victime l’aura ouverte pour…

— La cuve a une capacité de cent quarante mètres cubes, on la vide au moyen d’une pompe électrique qui évacue l’huile usagée dans un container spécial situé à l’extérieur du bâtiment. De plus, si notre homme avait ouvert la trappe, il ne l’aurait pas fait avec une machine au-dessus de la tête ; réfléchis un peu, Pivert ! Tu as le rapport initial des scientifiques ?

Pivert le lui tendit.

— Tu vois bien, ils mentionnent des traces de sabotage sur la trappe : les tétons de retenue en acier ont été limés partiellement. Quant à la victime, elle a eu le crâne fracturé !

— Bon, reste à trouver le mobile.

— Oui, mais là c’est une autre affaire ! Paul Raméchal était estimé de tous, on ne lui connaissait pas d’inimitiés…

— Un jaloux ?

— De quoi ? Il n’avait fait l’objet d’aucune promotion ni de quoi que ce soit qui eût pu susciter une jalousie.

— Une histoire de femme ? Ou d’argent ?

— Non, de ce côté-là, tout semble clair…

— D’après le légiste, la mort remonte à la matinée. Son chef d’équipe m’a confirmé qu’il devait commencer plus tôt ; il avait besoin de son après-midi.

— Pourquoi faire ?

— Sais pas encore, mais tu vas bien me dépatouiller ça pour te remettre de l’autopsie !

Pivert eut un regard haineux envers son acolyte et sortit rapidement du bureau qu’il réintégra quelques instants plus tard, un gobelet de café en main.