Erquy profite le crime - Patrick Bent - E-Book

Erquy profite le crime E-Book

Patrick Bent

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Beschreibung

Étrange mise en scène pour ce meurtre perpétré à Erquy… Pourquoi le corps de la victime est-il recouvert de coquillages ?

Le commissaire Marie-Jo Beaussange, qui arrive ici pour occuper sa nouvelle fonction s’attelle à l’enquête. Autant essayer de boire la mer car Erquy la rose – comme ses coquilles et son grès – n’est pas bavarde.
Cependant, l’ouverture de l’Institut Phaéton au Cap Fréhel délie les langues et chacun y va de sa controverse ou de ses petits secrets. Ainsi, au fil de ses investigations, Marie-Jo parviendra à s’intégrer dans une région en pleine mutation, déchirée par des conflits d’intérêts. Ses meilleurs atouts ? Ses courbes de mannequin, son goût pour la castagne et, bien sûr, sa matière grise.

Ce cocktail détonant suffira-t-il à résoudre le casse-tête signé “Crepidula Fornicata” ? L’adversaire possède plus d’un tour dans son sac de noeuds… Découvrez le premier tome des enquêtes du commissaire Marie-Jo Beaussange !

EXTRAIT

La nuit d’avril envahissait le quai, le bistrot se vidait peu à peu. La conversation de Yann et Nono, toujours attablés, devenait décousue, leur élocution de plus en plus pâteuse. Une collection de verres vides jonchait la table. Le journal à la main, Yann tentait de résumer à son patron le fonctionnement du centre de mise en forme qui venait d’ouvrir ses portes, il y a quelques semaines, à cinq milles à l’est en longeant la côte. Comment avaient-ils obtenu le permis de construire au cap, site protégé et réserve ornithologique ? Mystère et grosses magouilles ! La loi littorale devait se tordre de rire en regardant pisser les pots de vins ! Malgré cela, il fallait reconnaître la réussite du projet architectural, en granit et ardoise. L’édifice quasi invisible s’incrustait dans la roche et dans la falaise comme Nono pouvait en témoigner depuis sa dernière partie de pêche devant Fréhel : de loin, on discernait à peine la bâtisse.
Et puis, un centre de thalasso signifiait une nouvelle clientèle pour l’auberge. Des clients, c’est comme un apéro, ça ne se refuse pas ! Aussi avait-il soutenu le projet depuis le début, comme la plupart des commerçants de la région. En revanche, il ne cachait pas son mépris pour le type de soins dispensés dans l’établissement.
— Si tu es malade, tu vas chez le docteur ou tu bouffes des médicaments, rigolait-il. Tu ne vas pas te tremper les fesses dans l’eau chaude ou te faire enduire de goémon pour te mettre en forme. En forme de quoi ? On se demande bien… En forme de couillon, j’vais t’dire ! Enfin, chacun est libre de dépenser son fric comme il veut…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Élevé au plancton dès son enfance entre Saint-Cast et Marseille, Patrice Benoît, alias Patrick Bent, nourrit une passion pour la mer.
Depuis une quinzaine d’années, il revient vers ses racines et installe ses quartiers d’été à Erquy. « Un pied à Paris, le coeur et le bateau à Erquy. » Physicien et infatigable voyageur, il met à profit ses séjours répétés en Penthièvre pour s’adonner à ses joies favorites : plongée, navigation, pêche en mer ou simplement contemplation de la nature.
C’est dans la capitale de la coquille, à quelques milles du Cap Fréhel qu’il situe son nouveau thriller : un roman à l’eau de mer… qui ne manque pas de sel !

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

Un grand merci à Ma Lectrice pour sa patience !

Crepidula Fornicata :

Coquille courbée au sommet, d’une taille allant de 2 à 6 cm. La couleur est claire, d’un gris rosâtre, moucheté de brun… Mollusques vivant fixés sur le rocher, les huîtres, les moules ou les cailloux, ils forment souvent une chaîne d’animaux vivant les uns sur les autres. Les gros individus du dessous sont les femelles qui se font féconder par les petits mâles vivant en bout de chaîne. Pour quelques individus du milieu, l’inversion sexuelle n’est pas encore complète… L’appellation fornicata n’est pas une allusion grivoise au comportement sexuel de l’animal : fornicata, qui signifie « voûté », décrit la forme de la coquille.

Steven Weinberg in L’Atlantique la Manche et la mer du Nord.

I

L’Institut Phaéton se découpait au sommet de la falaise, sur le cap, à quelques encablures du phare. De la terre comme de la mer, l’ensemble se fondait dans le paysage ; un chef-d’œuvre de camouflage qui se nimbait de clair ou d’obscur selon les caprices du ciel. La lumière s’engouffrait dans le bâtiment par d’immenses baies vitrées. A l’intérieur régnait une atmosphère qui évoluait souvent avec les passages nuageux. Ne dit-on pas qu’ici il fait beau plusieurs fois par jour ? Le budget pharaonique de la construction avait libéré les architectes de toute contrainte. La clarté se reflétait sur les vitrages amovibles tenant lieu de toiture avant de ruisseler sur les structures ajourées de bois et d’ardoise. Du grand art ! D’abord décriée, cette construction faisait aujourd’hui l’unanimité.

L’Institut offrait aux curistes une palette d’installations dernier cri et de soins ultra-sophistiqués. Le concept même de Phaéton reposait sur une idée innovante, on y associait les soins classiques à base d’eau de mer avec des photothérapies : douche laser, rayons UV, massage infrarouge ou gommage de rides au laser CO2.

L’équipe dirigeante souhaitait se démarquer des traditionnelles thalassos. L’Institut proposait des programmes personnalisés et chaque patient pouvait s’y faire dorloter à la carte. Les meilleurs gourous assistés d’un bataillon de masseuses et de chiropracteurs y exerçaient leur savoir-faire. On prétendait que l’Institut pouvait tout offrir à sa clientèle, à condition d’y mettre le prix. Et cela ne plaisait pas à tout le monde ! L’ambition du projet attisait les jalousies.

A peine un mois après l’ouverture, pendant la période de rodage du Centre, les langues de vipères avaient sévi : trafic de DHEA, pédophilie, drogue, prostitution… Tout était bon pour alimenter l’infection. Courez, courez, rumeurs, il en restera toujours quelque chose ! Le staff avait aussitôt contre-attaqué en mobilisant son réseau d’influence : autorités locales, professeurs d’université, vedettes de tous poils, sportifs et médaillés, tout ce qui existait de médiatique participait à étouffer ce début de scandale. Malgré deux semaines de calomnies au vitriol, la campagne de démentis orchestrée par le lobby de Phaéton avait porté ses fruits et la routine reprenait ses droits dans la presse locale.

A l’Institut, tout était rentré dans l’ordre et l’on procédait aujourd’hui à l’inauguration officielle, manière de se racheter une virginité. L’idée de cette journée de prestige revenait au docteur Guy Kersoch, Président du Directoire et actionnaire majoritaire. Il souhaitait ainsi calmer le jeu et placer le business sur orbite géo-bénéficiaire. Aussi Kersoch n’avait-il pas lésiné sur les moyens. Même la météo apportait sa contribution. Un soleil de printemps baignait la lande. La brise légère de nordet repoussait les derniers nuages et le beau temps tiendrait au moins jusqu’à la renverse.

Le docteur Lazare appréciait l’instant : un peu de soleil sur beaucoup de nature. Le dosage paraissait idéal pour lancer l’opération Phaéton dont il espérait tant. FR3 Bretagne se préparait à l’interviewer ; sa fonction de médecin-chef de l’Institut lui conférait une nouvelle dimension d’homme public, il devait assumer !

Généraliste depuis vingt ans au pays, le docteur était apprécié pour ses compétences et son pragmatisme. Aujourd’hui, avec l’ouverture du Centre, il tenait un job lucratif et peu envahissant. Pas d’urgences ni de gardes et d’honorables honoraires pour l’accueil médical des curistes. Son boulot se bornait à définir avec eux un programme de soins. Bilan, 100 euros la consultation. Passez la monnaie ! Une aubaine pour lui qui rêvait d’acquérir un vrai voilier, un grand avec lequel il pourrait traverser l’Atlantique, autre chose que le petit cotre de 18 pieds qu’il détenait en copropriété avec un confrère de Jugon-les-Lacs. Alors Lazare avait saisi l’opportunité de bosser chez Phaéton et de prendre cet argent facile. Non comme une fin en soi, mais pour réaliser son fantasme transatlantique. Pour autant, cet appel de la mer ne l’empêchait pas de conserver les pieds sur terre et de continuer d’exercer en ville. Bon à tout faire par nécessité, chirurgien, psychiatre à ses heures, accoucheur, voire vétérinaire, il représentait l’archétype du médecin à l’ancienne. Pas question pour lui d’arrêter.

Le choix de Lazare comme médecin-chef de l’Institut était une décision politique. En effet, sa popularité locale arrondissait les angles. Il fallait mettre de l’huile dans les rouages car, sans être contre la modernité, on se méfiait des innovations, comme partout. Le docteur Lazare, celui qui est capable de ressusciter les morts, assurait-on parfois, apportait une dimension morale au projet de Kersoch.

Aujourd’hui, le costume sombre du toubib tranchait avec le rouge vif de la veste de quart qu’il avait endossée. Le sourire aux lèvres, il observait la mer. À ses côtés, son épouse Ségolène portait un tailleur Chanel dont la jupe longue dépassait du trench-coat. Elle fumait avec volupté, le visage offert au soleil. Cadette de son époux d’une dizaine d’années, elle appréhendait sa quarantaine avec résignation. La lumière de printemps soulignait sa beauté mais, sous le mirage du maquillage, perçaient déjà des reflets d’automne. Sa chevelure brune frémissait sous la brise. Le docteur s’approcha d’elle et lui caressa la joue avec tendresse :

— Ils ne vont plus tarder, ma chérie.

— Il serait temps ! Ils devaient être là pour la réunion des actionnaires, avant l’inauguration. Comme d’habitude, monsieur Kersoch méprise l’univers qui l’entoure, continua Ségolène. C’est du sabotage ! Voilà une heure que nous patientons ! Il se fiche de nous !

— Ce n’est pas désagréable, le temps est splendide, positiva Lazare, et puis le hâle de printemps est délicat, il te sied à ravir !

— Soit, mais encore une fois, il exagère ! Tu te laisses manipuler par tes associés, gronda-t-elle.

Kersoch et son équipe se faisaient désirer. L’hélico accusait une bonne demi-heure de retard sur l’horaire prévu. Ségolène s’énervait d’autant plus qu’elle appréciait peu les manières du Big Boss, un tyran qui persécutait son entourage 24 heures sur 24. Un mufle aussi dont elle avait repoussé les avances au cours d’un cocktail au Conseil Général, le mois dernier. Depuis, elle lui vouait rancune et dédain.

Lazare qui avait connu son patron lors de son clinicat tentait de désarmer cette situation explosive car il avait besoin de Kersoch. Aussi ne pouvait-il accepter le désaveu de Ségolène et avait-il déployé des trésors de diplomatie pour la convaincre de participer à l’inauguration en échange d’une promesse de week-end à Jersey le mois prochain. Ouf !

Non loin d’eux sur la lande, un H géant balisait l’aire d’atterrissage. Tout autour, les sonneurs du bagad de Lann-Bihoué chauffaient et accordaient leurs instruments. Binious et bombardes mêlaient leurs dissonances que le vent emportait parmi les piaillements des goélands et des sternes. L’ambiance s’installait. Le fumet des saucisses titillait les papilles d’un public déjà nombreux. Tout était en place, ne manquaient que les hôtes de marque.

Ségolène au comble de l’irritation fumait cigarette sur cigarette. Le Ministre de la Santé avait décliné l’invitation mais le sous-secrétaire d’état délégué au Milieu Marin faisait le déplacement avec des représentants du show-biz et des média nationaux. Ce petit monde filait plein ouest dans les deux TGV mis en service pour l’occasion. Le docteur Lazare consulta sa montre : les trains approchaient de Lamballe où les passagers seraient pris en charge par les navettes de l’Institut. De là, ils rallieraient le cap en moins d’une demi-heure. Par ailleurs, trois hydroglisseurs acheminaient la clientèle des îles anglo-normandes.

Bel ouvrage ! appréciait Lazare qui reconnaissait à Kersoch son esprit d’entreprise, ses talents d’organisateur et une imagination hors du commun. Cela contrebalançait les travers parfois grossiers du bonhomme : des travers de porc ! assurait Ségolène à qui voulait l’entendre.

Le budget de l’inauguration, à lui seul, constituait une insulte aux salariés de l’Institut. On créait des emplois, mais à quel prix ? La question ne se posait pas en ces termes, surtout pas aujourd’hui, un jour de fête où la foule agglutinée derrière les barrières s’impatientait d’apercevoir les personnalités de passage avec l’espoir de grappiller un autographe. Les reporters de magazines people s’en donnaient à cœur joie, la fête envahissait le cap Fréhel dans une ambiance bon enfant. Seul, le départ de la Route du Rhum avait à ce jour réuni une telle population sur la lande. Pour les organisateurs, une seule ombre noircissait le tableau : la présence des écolos de « En Vert et contre Tout, (ce qui pue) » et de leurs pancartes : « BRETONS, PAS DE BÉTON ! »

Le groupe se tenait à l’écart sous la banderole. Hommes, femmes et enfants partageaient un repas, assis en rond. Jus de pomme, légumes bio, tomme de chèvre et pain au levain circulaient de l’un à l’autre en attendant les pétards du soir qui suivraient le même chemin. Une bande qui vivait sur les fondements de 68. Certains évoluent, d’autres pas, observa Lazare. Lui aussi avait vécu le trip du retour à la terre… pendant deux semaines avant de retourner à ses chères études et de se consacrer à ses patients. Affaire de choix de vie et d’emploi du temps. Cependant, le praticien ne cachait pas sa sympathie pour le militantisme de ces hommes et de ces femmes qui luttaient pour défendre leurs idées. Malgré le matraquage consumériste, ils tentaient de vivre en dehors des circuits balisés, hors lucre, hors profit. Douce utopie, mais pourquoi pas ? Lazare éprouvait une tendresse pour ces dinosaures, témoins d’une époque où la plage perçait sous les pavés.

Tout le monde ne possédait pas son regard indulgent et, pour beaucoup, le groupe faisait figure de verrue parmi les stands de produits régionaux disposés en carré. On s’y empressait pour déguster gracieusement les spécialités locales : fruits de mer, charcuterie, cidre fermier, galettes ou crêpes flambées… On pouvait s’empiffrer aux frais de la princesse Arvor Biotech, une nouvelle venue dans l’industrie des biotechnologies qui parrainait l’événement. A-B Tech connaissait une croissance effrénée depuis sa création : trois cents embauches sur les six derniers mois. La Bourse en redemandait : ça flambait à la corbeille où la vague biotech déferlait. Des fortunes de papier se bâtissaient à vitesse supersonique, soutenues par des investisseurs ignorants mais enthousiastes. L’introduction d’A-B Tech sur le nouveau marché avait été couronnée de succès et l’argent frais, réinvesti aussitôt. Témoin, l’usine en construction à Trémuson. Aujourd’hui, son PDG, Bernard Mahé, figurait parmi les personnalités incontournables de la région. Médiatique, bel homme, on ne comptait plus ses apparitions dans la presse régionale et dans les journaux financiers.

Principal sponsor de l’opération, on attendait son arrivée à bord “d’AB Tech”, le catamaran de course au large financé par sa société. Le port privatif de l’Institut Phaéton occupait la moitié de l’anse des Sévignés, on avait vu grand ! Il pouvait accueillir cet immense bateau sans problème.

Peut-être était-ce cette voile que le docteur Lazare apercevait au loin ? Peu importe ! Engoncé dans sa veste imperméable, son regard pointait vers le large, au-delà de l’horizon, là où la vie commence. Là-bas, il imaginait le Swan 60, barré de main de maître – la sienne – avalant la houle de toute sa puissance. Son sourire carnassier n’échappa pas à Ségolène.

II

Nono Lepeschon poussa la porte et pénétra dans le troquet ; d’un hochement de tête, il salua l’assemblée. L’ambiance contrastait avec la bruine du quai sur lequel le vent cinglait en rafales. A la chaleur du Godin qui ronronnait dans un coin s’ajoutait celle des hommes rassemblés après une journée de mer.

Nono s’arrêta au bar, gratifia d’une tape dans le dos son pote Léon, le caseyeur qui le fournissait habituellement en crustacés. Par-dessus le comptoir, il s’adressa au patron occupé à verser une tournée de muscadet.

— Salut le Basque, Ginette n’est pas là ?

— Non ! elle est à l’Hyper, au ravitaillement. Elle ne devrait pas tarder.

— Je la verrai plus tard, répondit Nono. En attendant, sers-moi un jaune.

Derrière le zinc, sur les étagères, les verres s’alignaient avec la rigueur d’une légion romaine. Les bouteilles, cul par-dessus tête, s’offraient comme autant d’invites à l’ivresse. Au-dessus, une série de panonceaux décorait le mur. Au côté du classique « Mon verre est vide, je le plains », figuraient d’autres dictons : « Horizon trop net, reste à la buvette » ou encore « Notre pinot ne sent pas le cabernet ». Bien en évidence sur la droite du bar, on trouvait les dates et les horaires de pêche à la coquille. Ce mélange de sérieux et d’humour traduisait l’état d’esprit du Basque. L’homme s’y entendait pour créer la bonne humeur autour de lui. Vanneur à ses heures, il savait faire rigoler la salle de la pointe de son accent. Belle performance lorsqu’on connaît l’exubérance des marins bretons ! Cependant, sitôt le comptoir franchi, le professionnel reprenait le dessus. Savante alchimie car tenir un bistrot et faire la salle, c’est déjà un dur métier mais, sans avant-bras gauche, ça devient une prouesse !

Il revoyait le film comme si c’était hier : l’insouciance de ses dix-neuf ans à la Feria de Pampelune, le trop-plein de moscatel, une bousculade puis un choc par l’arrière. Le taureau pesait quatre cents kilos, lui avait-on rapporté par la suite. En reprenant connaissance le lendemain dans son lit d’hôpital, il lui manquait un morceau : on l’avait amputé de son avant-bras. Sale histoire quand on a vingt berges. Fini le rugby, terminées les branlettes de la main gauche, plaisantaient ses copains de l’époque, « celles qui te font croire que c’est quelqu’un d’autre ». Depuis, il dominait son handicap, tentait de l’accepter comme un coup de pied au cul de la vie.

— Manchot mais pas bandit, affirmait-il sitôt que l’on abordait le sujet.

Et il continuait d’avancer, de bâtir et de s’organiser à l’aune de ses capacités.

A le regarder s’affairer, il fallait observer à deux fois avant de réaliser son infirmité. Nono appréciait sa dextérité : de sa main valide, il remplit de liqueur jaune le fond du verre, un cube de glace vint l’y rejoindre pendant qu’il faisait glisser une cruche d’eau sur le zinc à l’aide de son moignon. L’opération n’avait pas duré cinq secondes.

Quel artiste ! admira Nono en sifflant son verre d’un trait.

— Tu m’en remets un en salle, je vais m’asseoir avec Yann.

Au comptoir plusieurs consommateurs discutaient. Parmi eux, un trentenaire chevelu buvait un diabolo menthe. Son foie était en RTT. Ses copains carburaient au rouge ou à la bière.

— T’as remis le nez dedans ou quoi, René ? lança-t-il à l’adresse d’un colosse au crâne dégarni.

— Dame oui ! J’en ai marre de leurs conneries…

— C’est vrai, depuis qu’ils ont inventé les Gamma GT, on a tous peur là, dit-il en se massant le foie…

— Surtout des Gamma GTI, c’est les plus vaches ! rigola le chauve.

Un coup de trompe retentit, à faire vibrer les verres du comptoir et clouer le bec des consommateurs.

— Ca, c’est “Morgane” qui arrive de la haute mer ! commenta le patron. Je peux te reconnaître chaque navire à son coup de sirène. Curieux, poursuivit le Basque, il est seul, “Viviane” devait l’accompagner. Il a dû être retardé. J’espère que tout va bien…

Le brouhaha avait repris dans salle du “Chipiron”, comble à cette heure. Marée oblige. Les mouvements de la mer rythmaient la pêche à Erquy, pas question de rentrer après l’heure. Alors, une fois le poisson débarqué à la criée et les chalutiers amarrés, on se retrouvait chez Ginette pour boire un coup, discuter météo ou des cours du marché. La campagne des coquilles finissait dans quinze jours et les quotas étaient loin d’être atteints. La succession de coups de vents de l’hiver n’avait pas permis de sortir aux dates prévues. On jouerait probablement les prolongations une ou deux semaines de plus.

Yann était attablé au fond de la salle, auprès du poêle. Il sirotait un demi-pression en lisant Le Télégramme. Son teint blafard tranchait avec le hâle des hommes de mer. Le soleil ne luit pas souvent au fond des cuisines – Yann était cuistot. Le jeune homme travaillait avec Nono depuis trois ans. Malgré vingt ans d’écart, les deux hommes s’entendaient comme larrons en foire et se considéraient comme des frères au boulot comme en bringue ! Tirer des pistes relevait chez eux d’une seconde nature, la première demeurant leur professionnalisme. Yann leva la tête, esquissa un sourire et dégagea la chaise qui lui faisait face pour permettre à Nono de s’y installer.

— Pas fâché de m’asseoir, j’ai dû aller à pied jusqu’au bourg pour commander le brûleur de rechange de la gazinière. C’est fait, on l’aura demain et la cuisine sera de nouveau opérationnelle à cent pour cent.

Le Basque s’était approché :

— Tu reprends quelque chose, Yann ?

— Oui ! La même punition !

— Entendu ! acquiesça le patron dont l’accent chantant tranchait avec le parler court du pays.

Ici aussi on accentuait les dernières syllabes, mais on les étouffait. Là-bas, dans le Sud, on les psalmodiait davantage. Hormis cela, le même océan baignait la côte, la même celtitude certains esprits.

En reprenant le troquet des parents de Ginette il y a dix ans, la seule exigence du Basque avait été de baptiser le bistrot “Au Chipiron”. Ici, on disait plus volontiers des margates, des encornets ou des calamars. Peu importe après tout. Pour Henri, c’était un bol d’air de son pays insufflé en pays gallo. Plus facile à réaliser que de construire un fronton au pied des falaises et jouer à la pelote un jour de tempête ! Pour faire accepter ce nom venu d’ailleurs, le Basque avait lancé à la cantonade :

— Ils ont des chipirons, vive les Bretons !

Un éclat de rire en guise d’acte de baptême et c’était adopté ! Cependant, pour les plus anciens, le troquet restait “Chez Ginette”. C’était elle la fille du pays, après tout.

* * *

La nuit d’avril envahissait le quai, le bistrot se vidait peu à peu. La conversation de Yann et Nono, toujours attablés, devenait décousue, leur élocution de plus en plus pâteuse. Une collection de verres vides jonchait la table. Le journal à la main, Yann tentait de résumer à son patron le fonctionnement du centre de mise en forme qui venait d’ouvrir ses portes, il y a quelques semaines, à cinq milles à l’est en longeant la côte. Comment avaient-ils obtenu le permis de construire au cap, site protégé et réserve ornithologique ? Mystère et grosses magouilles ! La loi littorale devait se tordre de rire en regardant pisser les pots de vins ! Malgré cela, il fallait reconnaître la réussite du projet architectural, en granit et ardoise. L’édifice quasi invisible s’incrustait dans la roche et dans la falaise comme Nono pouvait en témoigner depuis sa dernière partie de pêche devant Fréhel : de loin, on discernait à peine la bâtisse.

Et puis, un centre de thalasso signifiait une nouvelle clientèle pour l’auberge. Des clients, c’est comme un apéro, ça ne se refuse pas ! Aussi avait-il soutenu le projet depuis le début, comme la plupart des commerçants de la région. En revanche, il ne cachait pas son mépris pour le type de soins dispensés dans l’établissement.

— Si tu es malade, tu vas chez le docteur ou tu bouffes des médicaments, rigolait-il. Tu ne vas pas te tremper les fesses dans l’eau chaude ou te faire enduire de goémon pour te mettre en forme. En forme de quoi ? On se demande bien… En forme de couillon, j’vais t’dire ! Enfin, chacun est libre de dépenser son fric comme il veut…

Tous ne partageaient pas l’opinion de Nono sur l’Institut. Avec le développement du tourisme, le port de plaisance saturait. La densité de bateaux augmentait tellement en saison que le poisson fuyait au large. Les zones de pêche s’éloignaient de la côte, occasionnant des frais supplémentaires. Le métier de la pêche était suffisamment dur comme çà ! Les chevelus de « En Vert et Contre Tout (ce qui pue) » menaient, eux aussi, grand tintamarre. Non seulement, la loi était battue en brèche mais encore, les rejets d’eau chaude modifiaient l’écosystème. Le tracé de la nouvelle route côtière mettait en péril les colonies d’oiseaux marins. Et puis, ce gâchis de pognon écœurait. Certaines nuits, des affiches fleurissaient aux murs de la mairie. Pleines de fiel comme les graffitis injurieux ornant les palissades du chantier. Des tracts circulaient au marché tous les samedis. Rien de méchant, une tranche de comédie humaine, tout au plus.

Plus préoccupante a priori, la tentative de sabotage du chantier, six mois auparavant, s’était soldée par un bilan minable : un mur en béton égratigné, finalement peu de chose au regard de la charge de plastic utilisée. Mal placée, avaient conclu les gendarmes, du boulot d’amateur. Affaire classée sans suite. Le chantier était parvenu à son terme dans les délais prévus.

— Ce n’est pas tout ça, trancha Nono, mais dans une demi-heure, c’est la pleine eau, il va falloir qu’on les mette.

— Au boulot, renchérit Yann en se levant avec peine.

— Tu mettras ça sur ma note. On repassera boire le dernier pour la route après avoir fait le plein du camion, ajouta Nono en enfilant son ciré.

* * *

Le parfum de Ségolène flottait dans la petite chambre, des senteurs d’ambre mêlées de musc. Assise dans son rocking-chair, elle se tenait face à la coiffeuse, nue dans son peignoir de soie, et s’apprêtait avec soin. Sa chevelure noire se répandait en cascade jusqu’à la naissance des seins. Madame Lazare en saisit une mèche, l’entortilla autour de son index et s’en caressa la poitrine avec délectation.

Le tic-tac de son réveil de voyage hachait le temps qui restait à tuer avant que n’arrive son “Gros Lot”, ainsi surnommait-elle son amant au plus fort de leurs étreintes.

Elle se leva, ouvrit le tiroir de la commode et hésita un instant devant le choix de sous-vêtements qui s’offrait à elle. Ségolène opta pour une paire de bas résille et un porte-jarretelles noir. Du classique. Néanmoins, ce serait aujourd’hui un après-midi révolutionnaire : sans culotte, car il fallait varier les plaisirs, ne jamais offrir deux fois le même scénario pour mieux le provoquer et le surprendre.

Le rimmel, le mascara et le rouge à lèvres l’occupèrent encore quelques minutes. Elle se confectionna un maquillage sans nuance selon ses délires du jour. La qualité de la mise en scène constituait une des clefs de ses orgasmes. Derniers détails avant le décollage, les mitaines en fourrure qu’elle passa autour de ses mains et les escarpins à talons-aiguilles qu’elle chaussa. Une bascule arrière pour mieux contempler son image dans le miroir lui apporta pleine satisfaction. Belle, provocante, Ségolène se sentait prête à prendre et à donner. Il ne manquait plus que son prince charmant. Délices de l’attente pendant laquelle elle laissait vagabonder son esprit du coq à l’âne, s’attardant plus volontiers au mandrin du baudet qu’aux ergots du gallinacé. Ces tours de chauffe pimentaient ses désirs. Du sommet de ses fantasmes, elle contemplait avec dérision l’environnement veule de son mari : cet Institut peuplé de zombies inféodés au maître des lieux, le sinistre Kersoch ! Ce scélérat avait renouvelé ses avances à l’occasion de l’inauguration et Ségolène s’était fâchée. Ce minus ne se prêtait au jeu du flirt que par goût du pouvoir. Elle n’y voyait aucun intérêt, même si l’image du tyran parvenait à la pourchasser jusque dans ses alcôves ! Dieu merci, elle possédait des ressources pour bannir cette présence incongrue : elle tira la chasse d’eau et l’ombre du monstre disparut dans la tornade. Vision évanescente bientôt remplacée par un sentiment de brouillard. Un voile nimbait la chambre comme envahie de brumes marines. Depuis l’accident, il lui arrivait ainsi de s’égarer. La vue de Ségolène se troublait, le contour des objets se muait peu à peu en tourbillons d’eau de mer, la pièce se remplissait d’écume.

Madame Lazare commença à tourner dans ce maelström, alors que, dans l’œil du cyclone, une vieille femme placide – sa propre mère ? – tentait de la rassurer.

— Tout va bien, ma chérie, ne t’inquiète pas, je récupérerai les enfants à la sortie de l’école de voile.

Puis tout s’arrêtait là. La brume disparaissait, les objets reprenaient leur place. Rien n’avait finalement changé, son rimmel n’avait pas même coulé. Dans le miroir, son image restait extrêmement désirable.

* * *

La fraîcheur du crépuscule clarifia les idées de Nono. Depuis qu’il faisait équipe avec Yann, leur numéro était rodé ; le remplissage du camion-citerne ne présentait pas de difficultés particulières, tout au plus fallait-il faire preuve de vigilance. Yann manœuvra le véhicule pour le présenter en marche arrière sur la cale. Il recula lentement jusqu’à ce que l’essieu arrière affleure le niveau de l’eau, manœuvre rendue délicate par la présence d’algues vertes et la pente accentuée. Terrain glissant. Pour un chef-cuistot un peu imbibé, il avait un coup de volant très sûr !

— Stop ! enjoignit Nono, enclenche l’aspirateur !

Yann lança la pompe qui débuta son travail de succion. Pendant ce temps, Nono maintenait l’extrémité du tuyau d’admission dans l’eau. Le réservoir commençait à se remplir.

— C’est parti mon kiki !

— Dans une heure, on a fait le plein, dit Yann en allumant deux cigarettes à ses lèvres.

— C’est du carburant pas cher, plaisanta Nono, la bouche en cul de poule, prêt à recevoir la clope allumée.

— De l’eau-de-vie pour nos petits homards, et nos petits tourteaux qui ne peuvent pas survivre indéfiniment dans leur merde !

Bien que Nono ait investi dans un vivier ultramoderne, la mer serait toujours la mer, amniotique. Une jouvence qu’on ne pouvait stocker chez soi comme de vulgaires énergies fossiles. Les filtres, pompes et systèmes d’oxygénation les plus sophistiqués n’empêchaient pas une maintenance régulière de l’installation. Une vidange complète, un nettoyage et un remplissage d’eau de mer fraîche s’avéraient nécessaires tous les quinze jours. La bonne santé, donc la qualité des crustacés, donc la notoriété du restaurant en dépendaient. Pour Nono, remplir la citerne relevait davantage de la récréation que d’une corvée, comme d’ailleurs le reste de sa vie. « Prenez les choses en riant, quoi qu’il arrive » professait l’un des panneaux du bistrot du Basque. Il approuvait cette philosophie sur laquelle il avait réussi à bâtir une belle tranche d’existence avec Clémence, sa chère Clémence.

La bruine avait cessé, quelques étoiles clignotaient dans le ciel nettoyé par le vent. Seuls, quelques nuages saupoudraient encore la nuit. Comme souvent, les éléments se calmaient autour de l’étale de pleine mer. Ces instants de répit rendaient Nono mélancolique. Tenant le gros tube à deux mains, il retraçait le chemin parcouru, d’abord son travail de saisonnier dans les fermes de la région, puis ses divers embarquements pour la pêche, ensuite la vente sur les marchés, et son emploi à la criée, puis à nouveau la pêche… Des boulots temporaires, souvent mal payés, grâce auxquels depuis l’âge de seize ans, en serrant les boulons, il avait pu remplir sa tirelire. Non par fierté d’avoir un compte en banque comme un bourgeois, mais pour réaliser son rêve d’enfant : ouvrir un restaurant.

Le jour même où il s’était porté acquéreur d’une ferme fortifiée, une ruine mise en adjudication, il savait où il allait. Ce bâtiment, situé à dix kilomètres de la mer, deviendrait un lieu connu et reconnu, un pari ambitieux resté secret pendant des années. Criblé de dettes, Nono avait trimé comme un forçat : des jours de sueur et des nuits de courbatures pour mettre en place un outil de travail minimum, une cuisine et une salle à manger. Dès le printemps suivant, son restaurant accueillait quotidiennement vingt à trente ouvriers agricoles à l’heure du déjeuner. Nono n’en était qu’aux prémices. Son ambition allait bien au-delà d’une cantine, fût-elle de qualité ! Il visait plus haut, vers les étoiles. A la morte saison, il reprenait sa casquette de bâtisseur de cathédrale. Ainsi, pièce après pièce, la ruine se transforma en auberge accueillante : “Le Chapon Tendre” !

* * *

Clémence s’était offert un beau cadeau d’anniversaire pour ses vingt ans : un mois auparavant, elle avait obtenu son diplôme de l’école hôtelière. Pour fêter l’événement, elle prenait enfin des vacances et traversait la Bretagne à bicyclette en compagnie de Rozenn, son amie d’enfance. Parties de Concarneau la semaine précédente, elles pédalaient à l’aventure au gré de leur humeur et de la météo.

Pour ses premières heures de congé, Clémence était gâtée ! Le carcan études-famille-stage professionnel lui avait jusque-là bouffé l’existence. Aînée d’une famille de dix enfants, elle y jouait le rôle de maman-adjointe. Ses jeunes frères et sœurs l’accaparaient sitôt qu’elle rentrait à la maison. Ses journées comme ses soirées se partageaient entre les cours de gestion, les traités de gastronomie et les couches-culottes du petit dernier. De l’alpha à l’oméga organique ! Entrée dans la vie comme dans un pensum, elle entendait façonner son futur toute seule, comme une grande.

Son BTS en poche, elle conclut un marché avec ses parents : du temps contre de l’argent. Clémence trouva rapidement un job d’été, comme serveuse “Chez Boulic”, un restaurant de la Ville Close à Concarneau où elle officiait chaque soir, souvent jusqu’à l’épuisement. Après deux mois de labeur, elle partagea ses gains en deux parts égales, l’une pour sa mère, l’autre pour financer sa virée avec Rozenn.

Trois jours plus tard, elles quittaient Concarneau sur leurs montures aux sacoches dodues, remplies d’une énergie à repousser l’horizon. Une cinquantaine de kilomètres par jour, pas davantage, leur laissait le loisir de découvrir la région en profondeur. Les deux jouvencelles faisaient étape où bon leur semblait, sous la tente ou à l’abri d’une grange. On les accueillait à bras ouverts à chacune de leurs haltes. Clémence découvrait la liberté de mouvement et la proximité de la nature. Elle appréciait ce temps qui lui appartenait enfin. Fournir des efforts par plaisir lui paraissait un luxe.

Cette insouciance ressemblait à du bonheur malgré l’orage qui menaçait ce jour-là. La moiteur de l’air se faisait envahissante, la lumière baissait. On se sentait cerné, il fallait que ça pète ! Elles mirent pied à terre et se réfugièrent sous le porche d’une auberge pour échapper à la douche. Bien leur en prit car de grosses gouttes commencèrent à éclater au sol avant de le détremper. Le déluge redoubla, on n’y voyait plus clair. Les jeunes filles se tenaient blotties l’une contre l’autre dans l’obscurité, à la fois excitées et terrifiées par l’orage. Dans le flash d’un éclair, elles distinguèrent une silhouette qui courait vers elles. On aurait dit un gros escargot avec son parapluie de chasseur d’hôtel qui lui masquait le haut du corps et, sous la corolle, deux jambes qui s’activaient pour les rejoindre. A l’instant où il atteignait l’abri, un nouvel éclair claqua. Le visage du garçon apparut à Clémence, admirable comme un Christ au Golgotha. Elle le saisit dans ses mains et l’embrassa sur la bouche. Le tonnerre retentit en suivant, témoin d’un fameux coup de foudre !

Sa rencontre avec Nono fut une révélation.

Le lendemain matin, Clémence expliqua à Rozenn qu’elle ne poursuivait pas plus loin. Désolée, mais sa vie se ferait ici, au kilomètre 356 de leur promenade, comme l’indiquait le compteur kilométrique de sa bicyclette. Son avenir était au “Chapon Tendre”, auprès de Nono qui, sur-le-champ, avait baptisé leur auberge “Le Relais 356”.

Ce furent des années d’amour fou entre deux êtres a priori si dissemblables. Nono aimait à répéter qu’ils étaient complémentaires, non pas différents, et qu’ils constituaient une équipe gagnante pour atteindre des sommets. Clémence adhéra immédiatement au projet de Nono en y ajoutant un zeste d’ambition supplémentaire : il fallait changer de standing, passer du Routard au Michelin. L’alchimie du couple provoquait une réaction exothermique : elle apportait sa rigueur et une dimension nouvelle ; lui, avançait dans son œuvre, rempli d’une énergie régénérée.

Le cinquième été suivant leur rencontre, le Relais 356 comptait déjà parmi les établissements incontournables de la région. Un restaurant coté, doublé d’une auberge de quinze chambres ainsi que de plusieurs mansardes louées à l’année.

* * *

Aujourd’hui l’affaire prospérait. Deux employés assistaient les patrons, Yann qui régnait sur les fourneaux, et Soizic, chargée de l’entretien de l’hôtel et du service en salle. En juillet-août, Nono et Clémence complétaient l’effectif avec des CDD ou des stagiaires en formation-alternance. Le 356, comme on l’appelait, était désormais une table recherchée. Ce succès tenait à un service de qualité et à de judicieuses options commerciales : en semaine, une cuisine familiale agrémentait des menus à prix raisonnable, alors que, le week-end et en haute saison, on changeait de registre ! Clémence se mettait en cuisine et on touchait au sublime. La clientèle se déplaçait de loin pour déguster ses chefs-d’œuvre. La réputation de l’auberge dépassait les frontières du département. Six mois auparavant, les actionnaires et les principaux cadres d’A-B Tech s’étaient réunis au 356 : une soirée de plus de cent couverts. Trois jours de préparation et une prestation de premier choix avaient valu à Nono et Clémence les félicitations de Bernard Mahé, le PDG. Une réussite ! En une soirée, le chiffre d’affaires réalisé dépassait les résultats mensuels habituels.

Mahé ne tarissait pas d’éloges sur la qualité et l’originalité du dîner. Lorsqu’on connaissait l’influence de ses opinions, Nono se sentait rassuré. C’était pour le 356 un formidable coup de pub ! Breton de naissance, Mahé s’impliquait dans l’économie régionale à chaque occasion, choisissant de préférence des sous-traitants locaux. Les entreprises du département participaient en priorité à la restauration de son manoir du XVIIIe à Fréhel. Nul doute que les cadres de l’entreprise suivraient son exemple. Plusieurs d’entre eux s’étaient déjà établis en bord de mer. Pour le 356, ces jeunes loups, trop nourris par la Bourse, constituaient une aubaine. Avec le succès, l’auberge fonctionnait sur réservation. Certains soirs, Clémence et Nono refusaient du monde. Tant pis !

— La qualité du service passe par ma qualité de vie, serinait Clémence lorsque Nono tentait de vouloir en faire davantage.

On pouvait s’adapter, mais pas à n’importe quel prix !

La région bougeait, vite, très vite. Entre la construction de Phaéton et les fermes aquacoles, quelques esprits chagrins affirmaient que la pêche traditionnelle et l’élevage des cochons prenaient du plomb dans l’aile. A voir ! Les traditions ont la vie dure et il faut les pérenniser, faute de quoi tout fout le camp ! assurait Nono.

Au bruit de la pompe, il estima que le réservoir devait être rempli aux deux tiers. Il héla Yann qui fumait dans la cabine du camion :

— Hé, fainéant ! Regarde le niveau de la citerne, et puis, viens me relayer. J’ai le pastis qui demande sa libération. Avec mes deux mains occupées, c’est miction impossible !

Un bruit de portière qu’on ouvre et Yann déplia sa grande carcasse hors de l’habitacle. Il s’approcha de Nono et lui prit le tuyau des mains.

— La citerne est pleine aux trois quarts, comme ta vessie. Encore une vingtaine de minutes à pomper et c’est bon. Moi, ça fait un bail que j’ai pissé ma bière. Va Nono, je prends la relève. Mais écarte-toi de la cale, va dégazer plus loin, nos bestioles ne supporteraient pas ton venin. S’il s’agissait de bars, à la limite, élevés au pastis, c’est pas mal… mais des homards, non !

— Tais-toi et pompe !

Pourquoi, après quinze années, son couple avec Clémence avait-il commencé à battre de l’aile ? se demanda Nono en remontant sa fermeture à glissière.

Il connaissait pour partie les réponses. L’usure du temps, l’aboutissement du projet, la lassitude physique… Certes, mais en premier lieu, leur désaccord au sujet des gamins avait dynamité leur union. Il désirait avoir des enfants, elle non ! Rien que çà ! Il appréciait l’argumentation de Clémence : recevable mais trop égoïste. Ayant élevé sa palanquée de frères et sœurs, elle estimait avoir déjà donné et justifiait ainsi son abonnement à la pilule. Rien ne pouvait l’infléchir, ni la rhétorique de Nono, ni les sollicitations de leurs amis. Clémence tenait à vivre sa vie, pas celle des autres ! Aujourd’hui, à l’approche de la quarantaine, plus aucun élan maternel ne la sollicitait. Elle imaginait mal ce qu’elle appelait « les enfants de vieux ». Basta ! Pour elle, l’affaire était classée. Nono tournait, tordait, et retournait la question en tous sens, sans se résigner. C’était à en devenir fou. Certes, ses neuf frères et sœurs avaient pourri l’adolescence de sa femme et ficelé sa liberté, certes elle voulait vivre sans contrainte et l’auberge suffisait à l’occuper. OK ! Il comprenait, mais lui là-dedans ? Que devenait-il ? Ta liberté, Clémence, s’arrête où commencent mes entraves, c’est le deal habituel !

Nono s’attristait chaque fois qu’il abordait ces rivages. Faire des gosses, c’est vivre au présent et au futur, bref, ce qu’on peut faire de mieux dans une existence. Et quand on aura soixante-dix ans ?

Ses pensées négatives l’entraînaient sur des pentes savonneuses qu’il préférait délaisser pour fuir en avant dans un débordement d’activités professionnelles… ou parfois dans la picole. Nono tétait de plus en plus au grand dam de Clémence. Elle ne supportait plus ses retours nocturnes en fanfare qu’elle ne manquait jamais de lui reprocher à jeun, le lendemain. A ce rythme, leur relation s’émoussait. Le moral comme le physique. Leurs rapports sexuels n’atteignaient même plus le minimum syndical. Déception, aigreur, incompréhension. Nono souffrait en silence, avec pour seule échappatoire la teuf ! La piste au litre étoilé ! Les bains de vapeur éthylique. Certaines fois, au plus fort de ses désordres, il en arrivait à désirer d’autres femmes. L’idée et les démangeaisons se faisaient plus pressantes chaque jour et les occasions ne manquaient pas à l’auberge. Pourtant il n’avait jamais franchi le pas. Une espèce de pudeur l’en empêchait. Alors il buvait, dès que la situation le lui permettait. Jamais pendant le service, mais notamment à l’occasion des escapades avec Yann au port.

— Tu nous remets deux rhums, Ginette, éructa Yann accroché au bar, agitant sa main, l’index et le majeur en forme de V.

La salle s’était dégarnie à l’heure de la soupe du soir. Le Basque débarrassait les tables, portant en équilibre un plateau à hauteur d’épaule sur son demi-bras. Quel équilibriste ! Souriant comme à l’accoutumée, Ginette s’affairait derrière le bar. Ses cheveux blonds remontés en chignon lui conféraient quelques centimètres d’autorité supplémentaires.

Du haut de son mètre et demi, elle porta un regard empli de commisération sur Nono.

— Le dernier, les gars ! Vous avez déjà quatre grammes dans chaque poche ! Yann, tu as un camion à conduire, et puis toi, Nono, je t’aime trop pour te laisser t’esquinter comme çà. Bien que ce soit mon boulot de servir à boire, je me demande toujours ce que vous recherchez au fond des bouteilles.

Elle haussa les épaules, en servant néanmoins deux petits verres remplis, le ménisque tendu à éclater. Un courant d’air balaya la fumée de la salle, les derniers clients sortaient en lançant :

— Kenavo, à demain !

— Salut les Finistériens, grommela Nono, les yeux rivés à son verre.

Ginette lança un clin d’œil à son Basque favori qui lui répondit d’un hochement de tête complice. La salle était impeccable, parée pour un nouveau départ le lendemain matin, à l’heure des cafés et des petits blancs. D’ici là, on avait bien mérité un peu de détente. Le Basque se dirigea vers l’entrée du bar, abaissa le rideau de fer, puis verrouilla la porte.

— Qu’est-que tu fous, le Basque, tu nous mets en taule ? maugréa Yann. On doit y aller, nous ! On n’va pas camper chez toi !

— C’est vrai, plaisanta Nono, on n’a pas que ça à faire, de picoler. Et puis si le bar est fermé, on va aller ailleurs, voir les filles !

Ginette fronça les sourcils, fit le tour du comptoir et vint se placer entre les deux hommes de plus en plus avachis sur le bar. Elle passa ses bras autour de leurs épaules et les secoua avec affection.

— Les garçons, je vous propose de ranger les flacons et de partager une soupe de légumes avec un gros bout de lard dedans, comme au pays basque. Elle a mijoté tout l’après-midi. Vous m’en direz des nouvelles. Après, vous reprendrez gentiment la route vers le 356. Il y a quinze bornes et les gendarmes finissent leur service à 20 heures en cette saison. En roulant peinard, vous serez rentrés pour voir le deuxième film à la télé avec Clémence. C’est-y pas un bon plan ?

— Ouais ! admit Nono après s’être longuement gratté l’occiput, signe chez lui d’intense réflexion. C’est sans doute plus raisonnable, car y’a pas que la citerne qu’on a remplie.

— Tu l’as dit, ricana Yann qui contemplait son verre vide, à force de pomper je commence à être pompette.

— Nono, tu devrais appeler Clémence, suggéra Ginette, qu’elle ne s’inquiète pas !

— Oh, elle est habituée !

— Ce n’est pas une raison. Tu peux être gentil avec elle, elle le vaut bien.

— OK, je l’appelle sur son portable.

Joignant le geste à la parole, il dégaina son mobile de l’étui qu’il portait à la ceinture et éructa de sa voix rauque :

— Clémence ?

Son téléphone était pourvu d’un annuaire à analyse vocale qui composait automatiquement les numéros préenregistrés. Nono n’obtenait pas de réponse. Il répéta :

— Clémence !

Cette fois, la sonnerie se déclencha suivie d’une stridulation insolite avant qu’un disque ne prenne le relais. « Votre opérateur vous informe que ce numéro n’est plus attribué. Veuillez raccrocher. »

— Hé merde, cria Nono ! Ça marche quand ça veut, ces foutus appareils !

— Qu’est-ce qui se passe ? intervint Ginette.

— Il se passe qu’on me dit que le numéro n’est plus attribué, alors qu’il est enregistré et que j’ai encore appelé Clémence ce matin.

— Laisse-moi essayer du comptoir, dit Ginette en saisissant son combiné… « Votre opérateur vous informe que ce numéro n’est plus attribué. Veuillez raccrocher. » Même combat ! soupira Ginette. Sans doute un problème d’aiguillage électronique, déclara-t-elle, docte. Tu peux l’appeler à l’auberge ?

— Oui, mais à cette heure-ci, elle est en plein service. De la cuisine il faut qu’elle aille à la réception. Elle est seule avec Soizic et, même s’il y a peu de clients, je vais les déranger. Je me ferai engueuler quoiqu’il arrive. Tant pis, autant retarder l’affrontement. Et puis, elle connaît la musique, conclut-il d’un sourire de forban.

— Alors cette soupe, on se la bouffe ? proposa le Basque.

* * *

Il souleva sans bruit le loquet et fit jouer le battant de chêne. Nono en avait graissé les gonds la veille, certain de pouvoir ainsi rentrer incognito. A cette heure, Clémence dormait. A tâtons dans la pénombre, il s’orientait sans difficulté vers sa chambre.

Le trajet de retour s’était effectué en douceur dans le camion rendu poussif par la masse d’eau. Nono avait somnolé pendant que Yann conduisait “cool”. Il s’employait maintenant à transvaser l’eau dans le réservoir des viviers. Trop fatigué pour l’aider, Nono avait salué son cuistot avant de se diriger de l’autre côté de la cour, vers le logement qu’il occupait avec Clémence. Leur nid d’amour, comme le disait avec fierté Nono, chaque fois qu’il contemplait ces écuries restaurées de ses mains. Aujourd’hui, une chambre, un bureau, un séjour avec cuisine à l’américaine et cheminée d’époque constituaient le havre de paix du couple. Ils pouvaient ainsi vivre en dehors de l’hôtel, avoir leur intimité tout en étant sur place.

Dans l’obscurité, Nono progressait à pas lents, heureux d’avoir atteint la porte de la chambre sans s’être cogné. Sa cuite s’estompait. Pour autant, il éprouvait des sensations bizarres comme cet écho inhabituel à chaque pas. Au bruit, la pièce paraissait deux fois plus grande. Mirage acoustique ? Sans doute un effet collatéral de ses libations. Les bras en avant, il poussa la porte de la chambre et compta les trois pas qui le séparaient du bord de son lit. La respiration de Clémence était si calme qu’il la percevait à peine. Poursuivant sa progression à l’aveuglette, il effectua un nouveau pas, puis deux puis encore deux jusqu’à se cogner dans le mur d’en face. Perplexe, il refit le chemin en sens inverse, toujours à pas feutrés pour ne pas réveiller Clémence. De nouveau, aucun obstacle n’entrava sa progression. Quelque chose ne tournait pas rond : il alluma son briquet à la lueur duquel la chambre se dessina peu à peu, vacillante.

— Cauchemar ! s’écria Nono en se ruant vers le commutateur.

Fiat lux et néant sidéral : la chambre était vide ! Plus un meuble ! Lit, tables de chevet, guéridon, suspension, tout avait disparu ! Une ampoule de 40 watts pendue à son fil donnait juste assez de lumière pour se rendre à l’évidence du désastre. Nono se précipita dans le bureau, puis dans le séjour. Le même spectacle s’offrit à lui, des murs lisses et nets, le sol brillait d’autant d’absences. Seul, le meuble TV demeurait avec le téléviseur, le magnétoscope et le lecteur de DVD. Collé sur l’écran, un post-it replié sur lui-même portait la mention « NONO ». Fébrile, il prit connaissance du message :

« Nono, j’ai enregistré une cassette. Elle est dans le magnétoscope. Regarde-la tranquillement. J’en ai marre, je ne supporte plus ce que nous vivons. Je m’en vais, ne cherche pas à me revoir, il est inutile de nous faire davantage de mal. Je t’ai beaucoup aimé. Clémence. »

Nono hurla à la mort, comme un chien enragé. Il sortit en courant dans la cour de la ferme. De gros nuages masquaient maintenant les étoiles. Il fonça vers la cuisine, de l’autre côté de la cour. La lumière des néons accentuait sa lividité.

— C’est pas possible, autant d’chagrin ! ânonnait-il en attrapant une bouteille de Grand Marnier “spécial flambées”. C’est pas possible ! Nom de Dieu !

Laissant la lumière allumée, il regagna les anciennes écuries et s’installa devant le téléviseur en tétant la bouteille comme un nouveau-né meurtrit le sein de sa mère.

— C’est pas possible, autant d’chagrin ! répétait-il en visionnant la cassette, c’est pas possible, ma Clémence ! Je ne t’ai pas fait autant de mal, c’est pas possible !

La vidéo était un long plan-séquence de la ferme. Muet, sans bruitage tourné caméra en main. Clémence avait visité chaque pièce : la salle de restaurant, plusieurs chambres de l’hôtel, la réception, les cuisines, leur nid d’amour – alors encore meublé –, le jardin avec au fond le carré de légumes qu’elle affectionnait. Puis la caméra s’élevait vers le ciel, quelques gouttes venaient frapper l’objectif comme des larmes de regret. Enfin la voix de Clémence prenait son envol.

« Adieu, Nono, on a fait un bout de chemin ensemble mais aujourd’hui c’est fini, je ne peux plus. Je te laisse tout, je referai ma vie. J’ai simplement pris les meubles, je te laisse l’auberge, je ne chercherai à faire valoir aucun droit. »