Nuit noire sur Dinard - Patrick Bent - E-Book

Nuit noire sur Dinard E-Book

Patrick Bent

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Beschreibung

La mode peut parfois être cruelle…

À l'occasion du Festival des Jeunes Créateurs de Mode, Dinard justifie plus que jamais sa vocation "cosmopolite". Des artistes du monde entier y présentent leurs collections. Pendant trois jours, la ville accueille cet événement international. Professionnels de la haute couture et grand public se rassemblent dans une atmosphère conviviale et festive. Cette année, la fête est hélas gâtée par une tragédie, la découverte d'un corps mutilé. Une mort violente qui tranche avec la douceur de vivre dinardaise. Dépêchée sur place, la commissaire Marie-Jo Beaussange prend l'enquête à son compte. L'ancienne professeure des collèges devenue flic n'est pas au bout de ses surprises...

Accompagnez Marie-Jo Beaussange dans le 5e volet de ses enquêtes, avec une intrigue aux multiples rebondissements, au coeur du monde de la mode !

EXTRAIT

Néanmoins, sitôt les autorisations municipales acquises, Mirjana s’attelle à sa tâche. À l’image d’un candidat aux élections, elle entreprend une campagne d’information, explique, argumente, arpente les tours de haut en bas, monte et descend des centaines d’étages, sonne aux portes, convainc, recrute des bénévoles. Son énergie, sa stature et son glorieux passé impressionnent. On l’écoute, on l’admire et bientôt, un groupe de bénévoles se constitue autour d’elle sans que ce succès n’altère sa soif de revanche. Mirjana n’oublie ni son passé, ni la griserie d’atteindre les sommets. La lionne qui sommeille dans sa grande carcasse est prête à se réveiller à la première occasion. Peu à peu, pas à pas, la championne rassemble une vingtaine de sauvageonnes motivées par l’aventure et la petite équipe se met au travail sans attendre. Entraînement physique, dynamique de groupe, apprentissage des techniques individuelles, stratégies collectives, la Croate forge à ses filles un moral de gagnantes, les conditionne à une longue ascension vers les sommets. En les mettant en garde toutefois ; là-haut, l’oxygène manque parfois. Mirjana est bien placée pour le savoir.
Aujourd’hui, le “Cleunay To Wers Team” évolue en Nationale 2 avec un effectif 100 % local. Ni paillettes, ni starlettes, uniquement des joueuses formées au club. Mirjana et ses protégées bossent d’arrache-pied, persuadées que Cleunay peut briguer une appellation “grand cru”. L’entraîneuse dope ses filles à coups de valeurs simples : esprit d’équipe, solidarité, condition physique, rigueur, automatismes. Sans oublier l’essentiel, le basket reste un jeu, même à haut niveau.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

À PROPOS DE L’AUTEUR

Après deux années riches en tribulations à travers le monde, Patrick Bent (Patrice Bey) retrouve sa chère Bretagne. Pour son cinquième roman, il plante son chapiteau à Dinard. Ses personnages son intrigue évoluent sous les cieux éblouis de l'estuaire de la Rance. Une fois encore, sa passion et sa verve illuminent un récit très contemporain.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

AVERTISSEMENT

Cette fiction a pour cadre la ville de Dinard et son Festival International des Jeunes Créateurs de Mode. Elle met en scène des personnages fictifs dont toute ressemblance avec des personnages réels ou ayant existé serait fortuite. Le comité d’organisation du Festival International des Jeunes Créateurs de Mode saura apprécier les quelques modifications apportées à son programme pour les besoins de l’intrigue, et considérer comme un hommage et un clin d’œil ce roman dont le caractère sanglant demeure étranger à la réalité de cette manifestation artistique et à la quiétude de la ville de Dinard et de sa région.

À Luce.

« La tolérance ?Il y a des maisons pour cela… »

Paul Claudel.

AVANT

Jeudi 26 avril 2007, Rennes.

— Passe intérieure, Sandrine ! Feinte, oui, shoote ! Bien joué.

Sur le bord de la touche, Mirjana aboie ses consignes du haut de son mètre quatre-vingt-douze. Dans le gymnase, sa voix métallique se mêle au staccato des cavalcades de ses filles, ses “gazelles” qui s’entraînent devant elle. Vêtue d’un survêtement gris cendre assorti à ses cheveux, la coach vit chaque phase de jeu comme naguère. Vingt ans déjà. Séoul, 1988, la finale de Jeux Olympiques. Âgée alors de 19 ans, Mirjana – qualifiée d’“Immense” par les gazettes sportives – s’est livrée corps et âme à son équipe nationale mais, en dépit de son énorme présence au rebond, les Yougoslaves se sont inclinées face aux rivales américaines. C’est l’époque où, à Berlin, un mur de honte découpe la ville. L’Est et l’Ouest ont perdu le nord, ils s’affrontent aussi bien dans les couloirs de l’ONU que sur les stades. Chaque victoire revêt un parfum politique. Qu’il s’agisse de conquérir l’espace ou de compétition sportive, tous les coups bas sont permis pour affirmer sa suprématie. On appelle ça la guerre froide.

Aujourd’hui, Mirjana veut oublier ce passé aux relents d’anabolisants et d’uniformes stricts tellement sa vie, un temps promise au succès, se résume à une fugue en cauchemar majeur. Guerre civile, famille décimée, débandade à travers les Balkans anémiés, snipers à tous les étages, ambiance western où les balles perdues sifflaient plus souvent que le merle moqueur. Le temps des pruneaux.

De zigzags en embrouilles, Mirjana a traversé ce champ de mines avec sa médaille d’argent autour du cou. Mince monnaie d’échange pour refonder son existence, celle d’une expatriée sans papier ni argent avec pour seul viatique la rage d’exister.

Après des années d’errance et de galère, la championne se fixe à Rennes. Dès son arrivée, elle imagine de reprendre une carrière sportive. Avec son pedigree, n’importe quelle équipe lui tendra les bras sans poser de questions, elle pourra vivre dans sa tour d’ivoire, et – qui sait ? – connaître de nouvelles heures de gloire. Cependant, les stigmates de la guerre la conduisent à envisager son avenir différemment. Son besoin de se reconstruire au quotidien l’emporte, elle ressent la nécessité de bâtir, de rassembler, de façonner son propre univers pour exister à nouveau. « Je prends, je transforme et je donne », lui enseignait-on à l’école de basket de Split. Ces phrases restent gravées en elle ; alors, plutôt que d’entreprendre son come-back sur le devant de la scène, Mirjana concocte un projet plus terrien. Ses ingrédients ? De la pâte humaine, de l’abnégation, du travail, du collectif et de l’ambition pour créer une animation sportive dans le « quartier » où se bouscule une jeunesse désœuvrée.

Sa conviction en bandoulière, Mirjana milite auprès des édiles de Cleunay-Arsenal-Redon pour créer un club de basket au sein de la cité, offrir ainsi une alternative à des mômes souvent embringués dans une impasse. Leur communiquer sa soif de vivre et l’envie de bosser – rien que ça. La Croate n’ignore pas que l’accouchement sera douloureux, que son projet demande de la besogne, du labeur et de l’astuce. À côté de ce qui se dresse devant elle, les travaux d’Hercule sont une rigolade.

Néanmoins, sitôt les autorisations municipales acquises, Mirjana s’attelle à sa tâche. À l’image d’un candidat aux élections, elle entreprend une campagne d’information, explique, argumente, arpente les tours de haut en bas, monte et descend des centaines d’étages, sonne aux portes, convainc, recrute des bénévoles. Son énergie, sa stature et son glorieux passé impressionnent. On l’écoute, on l’admire et bientôt, un groupe de bénévoles se constitue autour d’elle sans que ce succès n’altère sa soif de revanche. Mirjana n’oublie ni son passé, ni la griserie d’atteindre les sommets. La lionne qui sommeille dans sa grande carcasse est prête à se réveiller à la première occasion. Peu à peu, pas à pas, la championne rassemble une vingtaine de sauvageonnes motivées par l’aventure et la petite équipe se met au travail sans attendre. Entraînement physique, dynamique de groupe, apprentissage des techniques individuelles, stratégies collectives, la Croate forge à ses filles un moral de gagnantes, les conditionne à une longue ascension vers les sommets. En les mettant en garde toutefois ; là-haut, l’oxygène manque parfois. Mirjana est bien placée pour le savoir.

Aujourd’hui, le “Cleunay To Wers Team” évolue en Nationale 2 avec un effectif 100 % local. Ni paillettes, ni starlettes, uniquement des joueuses formées au club. Mirjana et ses protégées bossent d’arrachepied, persuadées que Cleunay peut briguer une appellation “grand cru” L’entraîneuse dope ses filles à coups de valeurs simples : esprit d’équipe, solidarité, condition physique, rigueur, automatismes. Sans oublier l’essentiel, le basket reste un jeu, même à haut niveau.

Réminiscence de son éducation communiste, Mirjana milite pour la proximité et l’immersion totale. « Il faut cultiver son jarrrdin », répète-t-elle inlassablement. Ainsi habite-t-elle la cité où, à l’exception de quelques grincheux, la population respecte son action. En l’espace de quelques années, le CTT (Cleunay Towers Team) est devenu la fierté du quartier, son emblème. Tout gravite autour du club, les terrains et les vocations fleurissent ; l’engouement des habitants se manifeste à chaque match.

Dès l’école primaire, les enfants reçoivent une éducation “basket”. Charge aux instituteurs de repérer les jeunes filles les plus talentueuses. La championne les prend alors en main, leur concocte des programmes de formation personnalisés puis les intègre à l’une des équipes du club, benjamine, minime, cadette, junior ou senior. Selon la volonté de sa dirigeante, le club ne regroupe que des jeunes filles.

Convaincus par le succès naissant du CTT, les premiers sponsors ont mis la main à la poche, nappant de beurre les épinards d’une association qui, jusque-là, n’a fonctionné qu’au bénévolat. Mirjana, unique salariée et âme du complot, se paye au lance-pierres pour soixante-dix heures de boulot par semaine. Même pas au SMIG. L’épanouissement de ses gazelles lui suffit. La championne admire ses joueuses dans leur plénitude, leurs corps déliés, encore naturels. Attendrie, Mirjana se remémore ses quinze ans lorsque les hommes reluquaient en elle la jolie fille, non l’animal de foire qu’elle est devenue à force de musculation. Aujourd’hui, son corps gigantesque attise davantage la curiosité que le désir. Ces quarante centimètres la séparant de ses congénères lui paraissent des années-lumière. De là-haut, la géante perçoit sa propre gêne dans le regard des autres. Sa vie affective s’en est toujours ressentie. Après bien des chaos et des déceptions, Mirjana a finalement rencontré l’âme sœur voilà trois ans, presque par hasard. Petit à petit, sa colocataire, Solenn, 26 ans, est devenue incontournable. Sensible, équilibrée, la douce postière compense le chaos entourant la vie de Mirjana. Le couple ronronne à merveille, chacune des deux femmes y trouve son compte même si la liberté qu’elles affichent ne fait pas l’unanimité.

Notamment dans la cité où, depuis deux ans, les barbus et les voiles fleurissent à vue d’œil. À croire que la beauté glabre d’un visage frise l’anathème ou qu’il faille à tout prix se voiler la face. Masques obligatoires au quotidien – poils pour les hommes, voiles pour les filles – le peuple des tours subit la férule d’un imam réactionnaire. Dans ce contexte, l’homosexualité affichée de Mirjana ne rallie guère les suffrages. Pour autant, confiante en son cheminement, la Croate ne s’arrête pas à ces regards en biais. Sa vie amoureuse ne les concerne en rien. Elle a toujours su séparer les variables, sa vie avec Solenn d’une part, l’éclosion de ses joueuses de l’autre.

Mirjana consulte son chrono puis lance un coup de sifflet.

— C’est bon pourrr aujourrrd’hui, les gazelles. Petit strrretching et à la douche ! On se voit dimanche matin. Rrrendez-vous devant le centrrre commerrrcial à 7 heures pétantes, le bus ne vous attendrrra pas !

Mirjana pratique un Français impeccable mais roucoule volontiers les R. « Sa marrrque de fabrrrique », prétend-elle.

* * *

Les cheveux encore humides, Rim et Fatoumata quittent le gymnase de la rue Paput. Comme tous les jeudis, elles mettent à profit leur escapade en ville pour traîner entre filles avant de rentrer. Bus Ligne 2, puis Apibus direction Cleunay. Là-bas, en dehors d’une Maison des jeunes vétuste qu’elles ne fréquentent plus, les principales distractions se partagent entre la cité judiciaire, le commissariat de police, la DDAS et l’ANPE. Pour autant, les deux jeunes filles éprouvent un attachement viscéral à leur quartier. Copines de toujours, elles y ont partagé l’école primaire, leurs secrets d’enfance, leurs émois d’adolescente, l’excitation de leurs premiers flirts, et aujourd’hui leur investissement dans l’équipe de basket.

Premier de sa poule cette année, le CTT vise l’accession en Nationale 1 sous l’impulsion du tandem de charme. À 20 ans, Fatou la Black et Rim la Beurette cassent la baraque, souriantes, toutes en jambes, gourmandes d’avenir et d’espace. Fatou, plus athlétique, allie beauté et puissance, Rim plus aérienne évoque davantage une longue liane. L’une et l’autre nourrissent l’ambition toute simple de devenir autonome. Avec ou sans le basket, elles rêvent de s’extraire de la cité, sachant qu’elles ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Depuis belle lurette, les deux filles ne croient plus ni au père Noël ni au prince charmant. Elles travaillent dur.

Rim termine brillamment sa deuxième année d’IUT, option commerce international. Depuis son enfance, elle songe à lancer sa propre enseigne de prêt-à-porter “La Gazelle”. Un double hommage à ses parents qui l’ont baptisée Rim1, et à Mirjana, son coach, qui la surnomme ainsi. Fatoumata, quant à elle, prépare un professorat de sport sans perdre de vue une possible carrière professionnelle. Son entraîneuse la conforte dans cette voie, elle lui fait miroiter l’autre rive de l’Atlantique. Selon elle, Fatou possède les atouts pour se colleter aux stars américaines, les voleuses de médaille d’or d’il y a vingt ans. Une juste revanche pour la Croate qui bichonne son joyau black, le fer de lance du CTT. La jeune fille, elle, garde les pieds sur terre et n’envisage pas de quitter le club avant que l’équipe n’atteigne la Nationale 1. Fidèle au poste et à ses engagements !

Ce soir, le survêtement blanc de la jeune Africaine illumine la pénombre naissante de la rue Paput. Rim, plus coquette, a passé un jean et porte un corsage sans manches sous son blouson. Discrètement maquillée, elle déambule aux côtés de sa copine, fière et droite, dans la beauté de ses vingt ans, son inséparable sac panda accroché dans le dos. Le porte-bonheur de Rim, un fourre-tout qu’elle trimballe partout. Son doudou, s’amuse-t-elle parfois.

Les deux copines culminent à 1,79 mètre pour Rim et 1,80 mètre pour Fatou. Ce misérable centimètre constitue un inépuisable sujet de controverse. Une escalade permanente. Si d’aventure Rim arbore un jour une coiffure aérienne, sa copine répond le lendemain par des semelles compensées. À ce jeu, les deux géantes taquinent le mètre quatre-vingt-dix. Rien de surprenant alors que les passants se retournent sur elles dans la rue. Femmes girafes, incommensurables félines, plantes carnivores, la beauté de l’une participe à l’énergie de l’autre. Et vice versa.

— Ma puce, propose Fatou, je te paye un pot. Ça te dit ?

— Samedi… mais vite fait alors. J’ai du taf. Et comme d’hab, je dois rentrer à l’heure. En plus, je n’ai pas de thune.

— T’inquiète, je t’invite.

— Alors on y va, fissa.

— Zen, Rim ! Y’a pas le feu.

— Y’a pas l’feu mais y’a Tarik.

— Quel gros lourd celui-là ! T’es majeure et vaccinée, non ? Il va te lâcher un jour ?

— C’est mon grand frère. Et depuis qu’il milite avec ses barbus, il en fait des paquets.

— Vivement que je bosse. La vérité ! J’touche ma première paye et j’me tire. Salut les filles !

— Pourtant, chez toi, ils ont l’air moins grave…

— Marre quand même ! La famille, la patrie, les tontons de Kaolak… Ras la casquette.

— De loin, pourtant, ils déchirent bien. Ils ont l’air moins prenants que mon frère et ma mère…

— On ne va pas faire un concours. Allez, viens. On s’installe au comptoir, ça ira plus vite. Tu veux quoi ?

— Un jus d’orange.

— Un jus d’orange et un Perrier citron, s’il vous plaît, Patron !

— C’est quoi sur l’écran de télé ?

— Un jeu de pognon. Le Rapido, tu ne connais pas ?

— Non.

— Faut sortir le dimanche !

— Y paraît…

— On s’en fait un ?

— Ce n’est pas trop long ?

— Non, mate, le tirage est dans deux minutes, le temps de cocher la grille et hop ! Donne-moi quatre numéros, je complète… Et voici, et voilà, dit-elle en tendant la fiche au caissier. Maintenant, on attend. Résultat des courses dans une minute trente-deux.

— Il paraît qu’on parle de nous à la page des sports, dit Rim en étalant Ouest-France sur le comptoir.

— C’était dans le journal d’hier. Une chouette photo.

— T’étais au dunk ?

— Non, c’était une photo du groupe. Toute la bande, avec Mirjana.

— On était bien ?

— Super. Surtout toi. La plus belle des gazelles. Parce que moi, en noir et blanc, on me voit mal.

— Arrête ton cirque, Black panthère !

— Écoute ça, s’étonne Rim en pointant du doigt un entrefilet à la page suivante : « La prestigieuse agence de mannequins TipTop organise un casting samedi prochain dans la périphérie de Rennes. Cette première a pour objectif de recruter des “beautés différentes”. Pour s’inscrire… »

— Des beautés différentes ?

— Peut-être des cageots ou des baleineaux ?

— Ce n’est pas un attrape-couillon pour draguer des Beurettes et des Blacks ? Je le renifle moyen, leur coup. Ça craint…

— Qu’est-ce qu’on risque ?

— T’as raison, pas grand-chose. On est de taille à se défendre.

— Tu l’as dit. Et pour toi, c’est du cousu main, Rim, j’ai toujours dit que tu avais l’étoffe d’un top-modèle.

— Tu délires !

— Non, c’est pas des conneries. Regarde-toi dans le miroir, dit Fatou en relevant les cheveux de son amie. De la graine de star.

— Tu viendras avec moi ?

— Tu sais, moi, mon trip c’est plutôt les Jeux Olympiques, mais si ça peut te faire plaisir, je t’accompagnerai. Shake ta life ! Et la mienne avec.

— Inch Allah !

— Mate l’écran, Rim. Le premier numéro va sortir. Le 6. Chouette, on l’a !

— Super !

— Et encore, le 18, et le 7 ! Extra.

— Quelle baraka !

— Ne parle pas trop vite. Tiens, pas de chatte, on loupe le 12 !

— Et le 17 aussi. Scoumoune !

— Le 4 est là.

— Le 13 avec !

— Banco, hurle Fatou en lui sautant au cou. On a sûrement gagné quelque chose.

— Va voir, suggère Rim, l’œil rivé à la pendule au-dessus du bar. Mais dépêche-toi, je dois attraper le prochain bus.

— C’est jour de chance, Rim. Je te le dis ! Allez, on file, lance-t-elle en fourrant une liasse de billets dans son sac de sport.

* * *

Mercredi 9 mai, rive ouest de la Rance, midi.

Le convoi exceptionnel bardé de gyrophares quitte la nationale 176 en direction de Langrolais-sur-Rance. L’énorme semi-remorque doit s’y reprendre à deux fois pour franchir le rond-point de la Chiennais puis s’engager sur la D12. De là, il rejoindra le chemin de terre conduisant au chantier où il doit charger la grue géante. Satisfait d’atteindre le terme de son voyage, Bébert, le chauffeur, écoute la radio d’une oreille distraite. Dehors, la nature affiche déjà des parures estivales. Un mois d’avril chaud et sec présume de moissons précoces et Bébert, bucolique, se laisse bercer par la poésie des épis ondoyants sous la brise.

— On dirait la mer, s’étonne-t-il à haute voix, une mer vert tendre…

Son mastodonte articulé négocie le virage à droite. La bonne qualité du revêtement et l’absence de chargement lui permettent de rouler vivement mais sans jamais se relâcher, son expérience de vieux routier lui a appris à se méfier de l’eau qui dort. Bien lui en prend car, en sortie de courbe, à 100 mètres devant, un groupe d’individus barre la route.

— Qu’est-ce que c’est ce merdier ? hurle-t-il, arc-bouté sur ses freins, les mains agrippées au volant.

Le camion ralentit dans un tremblement de ferraille et, au prix d’un dernier hoquet, se stabilise à quelques mètres des manifestants. Bébert s’éponge le front d’un revers du poignet. Il était moins une qu’il ne transforme en rillettes ces imbéciles plantés au beau milieu de la chaussée. Recouvrant un taux d’adrénaline normal, il observe la scène avec plus d’attention. En hauteur sur fond de ciel bleu s’étale une banderole : « Bon vent aux oiseaux - Non aux éoliennes ! »

Rassemblés sous cette profession de foi, un cheval maigrichon et une vingtaine d’individus des deux sexes occupent la largeur de la départementale. Certains sont assis ou allongés, d’autres debout. Du groupe se détache un homme, barbu, long, osseux, dégingandé, la cinquantaine hirsute sous un Stetson d’opérette. Il s’avance vers le bahut à pas mesurés, les bras le long du corps, le regard braqué sur les phares du camion à la manière du grand Clint. Parvenu à hauteur de la cabine, le barbu se hisse sur le marchepied et frappe au carreau. Le chauffeur a un geste de recul, il hésite à ouvrir sa portière. D’expérience, Bébert se méfie des illuminés parfois plus nocifs que des légionnaires en rut. Il en sait quelque chose depuis qu’il s’est fait agresser par un séminariste ramassé en auto-stop.

Dehors, l’homme tente de communiquer à l’aide de signes sans se départir d’un franc sourire. Convaincu des bonnes intentions de son visiteur, le routier, bon bougre, entrouvre sa vitre.

— Désolé, Monsieur, on ne passe pas, affirme le cow-boy.

— Ah bon ? T’es qui, toi ? Le préfet de Région sans doute ?

— Don Quichotte, président de l’association “Les Moulins Avant” pour vous servir.

— Enchanté, moi c’est Bébert. Monsieur Quichotte, vous allez me dégager le passage, sinon, je fonce dans le tas. Allez, du vent !

— Il n’en est pas question, Monsieur, la route des éoliennes est barrée.

— De quel droit ?

— Disons qu’il règne aujourd’hui un vent de colère.

— Je travaille, moi. Je n’ai pas de temps à perdre avec vos conneries.

— Restez poli, je ne vous ai pas insulté.

— Moi non plus. Je dis simplement qu’il faut être frappadingue pour s’asseoir face à vingt tonnes d’acier qui déboulent à quarante-cinq à l’heure. C’est de l’inconscience. À quelques mètres près, je vous réduisais en bouillie.

— La sauvegarde de la planète mérite que l’on assume quelques risques, affirme le barbu en se montant le cou.

— C’est ton problème, mon pote. Le mien, c’est de récupérer une grue. Bon, on ne va pas passer la nuit là-dessus. Laisse-moi téléphoner.

Satisfait de sa prestation, Quichotte rebrousse chemin et rejoint ses amis réunis autour d’un barbecue allumé à la hâte. Un homme a sorti son biniou et sonne en signe de victoire. Autour de lui, une ronde se met en place. Les corps s’agitent en cadence dans la fumée de merguez où jouent les rayons du soleil. Le cheval – ou bien est-ce une mule ? – semble s’ennuyer à mourir. Un peu plus loin, devant le semi-remorque endormi, les enfants ont tracé une marelle sur le bitume. Ils jouent. Insouciants.

* * *

Cinq minutes plus tard, nous quittons d’urgence le chantier. Le coup de fil du camionneur présage de nouveaux emmerdements. Je fonce. La Berlingo blanche de l’entreprise avale sans broncher les deux kilomètres de piste bosselée jusqu’à la départementale. À mes côtés, Gutxi, le conducteur des travaux, ne décolère pas. Le coût de chaque journée de retard est exorbitant.

Chez Win Wind, on ne musarde pas. Nos patrons sont du genre regardant sur les profits. La philanthropie n’appartient pas à la culture d’une entreprise créée voilà deux ans après l’engagement du gouvernement à acheter à prix d’or les kilowatts éoliens. Une aubaine pour les investisseurs, sachant que la France prévoit de passer des 70 mégawatts de l’an 2000 à 10000 mégawatts éoliens à l’horizon 2010, et d’ainsi combler un certain retard sur nos voisins danois, anglais ou espagnols.

Aujourd’hui, Gutxi et moi installons un pylône expérimental en bord de Rance, dans un site choisi par les experts de Win Wind, ce avec la bénédiction des collectivités locales. L’érection d’un mât de 85 mètres n’est pas une mince affaire. Truffé de capteurs, il permettra de valider le choix du site en mesurant finement les vitesses du vent, sa fréquence et ses turbulences. L’analyse des données recueillies permettra à nos ingénieurs de définir l’emplacement précis des sept immenses machines qui constitueront la future “ferme éolienne”. La rentabilité de ces gigantesques moulins, plus de 60 mètres de diamètre, varie très vite avec le choix de l’implantation. Une erreur de quelques mètres suffit à transformer un investissement juteux en Trafalgar financier. C’est un coup de poker à chaque fois.

Sur notre colline en bord de Rance, le gros œuvre est dorénavant terminé. La grue géante repart aujourd’hui. Depuis ce matin, nous installons les équipements d’anémométrie dans le pylône.

Gutxi et moi avons été dépêchés sur place par notre employeur, lui pour superviser le chantier BTP, moi comme expert en métrologie. Gutxi est un garçon calme, un costaud, franc du collier, un placide rompu aux impondérables mais n’allez ni le chatouiller ni me l’énerver car alors, la force basque se met en action. Le taureau furieux se déchaîne, il bouscule tout sur son passage. Plus que tout au monde, Gutxi affectionne la simplicité, il ne supporte pas les emmerdeurs.

Je connais le lascar pour avoir partagé de belles tranches de vie avec lui : nos années d’étude à Bordeaux, les premières cuites, les premières filles et, pendant des années, les terrains de rugby sous les mêmes couleurs. Lui n° 8, moi n° 9. La belle paire. Nos 89 faisaient les beaux jours de l’équipe. Complices comme les deux doigts de la main, inséparables sur le terrain comme en bringue, le destin nous a rapprochés au-delà de notre amitié d’adolescents.

En effet, à force de fréquenter Gutxi et d’être invité chez ses parents en Bigorre, je suis tombé sous le charme de sa jeune sœur, Ohiana. Une jolie brunette de trois ans ma cadette, délurée, sportive, le regard vif. Nous sommes sortis ensemble, au cinéma, à la plage, au Jaï Alaï, aux courses de vaches, au bal. Bien entendu, Ohiana ne manquait sous aucun prétexte les matchs du dimanche où Gutxi et moi déversions notre trop-plein d’énergie.

Un samedi d’été, un soir de fête à la sardine à Saint-Jean-de-Luz, la pleine lune éclairait la mer. Je roulais lentement, phares éteints, fenêtres ouvertes. La tiédeur de la nuit nous enveloppait, l’air iodé se mêlait au parfum d’Ohiana assise à mes côtés. Il devait être une heure du matin. Seuls au monde, nous nous sommes arrêtés à la plage de Ciboure pour y prendre un bain. L’eau était douce. Nous avons joué dans l’océan comme des gamins, nos corps nus se frôlaient avant de s’échapper puis de se rencontrer à nouveau, le désir montait avec la marée. Une fois secs, étendus sur la plage, nous nous sommes dévorés avec l’appétit de jeunes amants. Elle avait vingt ans, moi vingt-trois.

Sept années plus tard, je garde de cette nuit une émotion intacte et ma fringale d’Ohiana ne s’est jamais démentie. Contrairement aux idées reçues, ni l’un ni l’autre ne ressentons une quelconque érosion. La vie que nous menons y est certainement pour quelque chose. Ohiana travaille au pays, elle élève nos enfants en périphérie sud de Pau, dans un F4 en location. Elle, sédentaire, et moi, perpétuel voyageur, nous partageons nos vies par bribes, au gré des chantiers, des week-ends et du vent. Intermittents de l’orgasme, amants occasionnels, jeunes mariés perpétuels, nous célébrons de nouvelles noces à chacune de nos retrouvailles. Ohiana s’en accommode tant bien que mal. Trop fière pour se plaindre, elle positive la situation et l’indépendance qui en découle. Mon niveau de salaire et l’équilibre de notre couple justifient ce choix. Au déchirement de chaque départ succède la fête de chaque retour, le bonheur de nous retrouver avec nos enfants, la grande Paloma, six ans et demi, et le petit Bixente qui commence à balbutier. Hier au téléphone, il a dit « Papa ». J’étais très fier.

Tout en conduisant la Berlingo, leurs visages se dessinent sur le ciel. Je m’égare, je suis en manque. Vivement samedi, ce sera un bon week-end, un de ceux où je rentre au pays. Selon les chantiers, nos employeurs nous financent le voyage une semaine sur deux. Le reste du temps, nous logeons en hôtel ou en chambre d’hôtes, en fonction des possibilités locales et du goût de chacun. Pareils à des marins, nous écumons les terres et les installations offshore d’Europe, engagés sur des missions de plusieurs semaines éloignés de nos foyers.

J’ai promis à Ohiana de me fixer dans deux ans, quand nous aurons amassé une mise de fonds suffisante pour acheter une maison à Jurançon, au cœur du vignoble. Bixente ira alors à l’école et nous vivrons au pays. La famille attend cette échéance avec impatience et, pour ce qui me concerne, une légère appréhension. Demain sera un autre jour.

Gutxi, lui, tire plutôt avantage des contraintes de sa vie nomade. Célibataire par vocation, beau gosse affamé de vie et de connaissances, sa condition de citoyen de nulle part lui convient à merveille. Il serait davantage du genre : « Une femme dans chaque port et un maximum d’escales », semblable à un papillon ne sachant plus quelle fleur butiner. Étonnant voyageur, son rêve ultime est de rafistoler une vieille coque et de courir les océans à l’image de son arrière-grand-père terre-neuvas. Basque dans l’âme.

La voix grave de mon pote, nimbée d’accent du Sud-Ouest, me tire de mes rêveries :

— Fonce, Stéph, et arrête la camionnette au dernier moment, à trente centimètres de ces couillons ! Fais gueuler les pneus, fous-leur les foies ! Ils nous les ont déjà brisées à l’aller, ils ne vont pas recommencer !

— Je crains que si…

— Ce genre de gonzes me gonfle sérieux. Les boules…

— Je sais, on en a déjà parlé. Reste calme, dis-je en ralentissant. Essayons la voie diplomatique avant d’ouvrir la boîte à gifles.

— On fonce, Alphonse !

Avant même que je stoppe la Berlingo, Gutxi ouvre sa portière et jaillit du véhicule, furibard, façon Starsky et Hutch.

— C’est quoi, ce cirque ? lance-t-il à la cantonade tout en chassant la fumée des saucisses d’un geste de la main.

À la vue de ce diable sorti de sa boîte, le sonneur de biniou a le souffle coupé et le cheval fait un écart en arrière. Les regards convergent vers le barbu longiligne installé au centre du groupe, un chapeau de cowboy vissé sur le crâne. À première vue, tous attendent que le chef s’exprime. L’homme marque un temps, se lève finalement, traverse sa petite foule et s’avance vers Gutxi, les yeux chargés de défi, un registre que n’affectionne pas particulièrement mon sanguin de beau-frère. Entre-temps, j’ai coupé le contact et me suis rapproché. Craignant le pire, je m’interpose entre les deux hommes. J’interpelle le grand flandrin :

— Bonjour, nous sommes les responsables du mât éolien. Veuillez dégager cette voie et libérer le passage au semi-remorque…

— Bonjour, nous ne traiterons pas avec des suppôts du grand capital et des fonds de pension américains.

— Votre ouverture d’esprit m’impressionne, Monsieur…

— Quichotte, Don Quichotte. Je représente mes amis ici rassemblés pour nous opposer à l’édification de vos moulins.

— De quel droit ?

— J’ai fait de la lutte contre les nuisances, les infrasons, l’effet de serre, l’énergie non rentable et les salopeurs de paysages ma priorité n° 1.

— Ce n’est pas une raison suffisante pour empêcher les gens de travailler. Comme vous le savez, Monsieur, les collectivités locales ont approuvé ce projet après une enquête publique.

— Dont les résultats n’ont jamais été publiés !

— Faux ! 82 % des personnes interrogées se sont prononcées favorablement.

— On fait dire ce que l’on veut aux sondages, la populace est ignorante et stupide. Le vent de la liberté doit souffler sur l’estuaire, songez aux courlis cendrés, aux chevaliers gambettes, aux pluviers argentés ou aux tourne-pierres, sans compter les bécasseaux variables et les grands gravelots… Et lorsque les canards ne se réfugieront plus dans la plaine de Taden ? Non, Monsieur, nous ne voulons pas de votre monde technologique, le ciel appartient aux oiseaux.

— Je vais te lui causer, moi, intervient Gutxi en me saisissant aux épaules, prêt à en découdre, je vais lui expliquer qui je suis à cet abruti !

— Il ne vaut mieux pas, Gux, laisse-moi essayer des arguments moins frappants.

Puis me tournant vers Quichotte :

— Monsieur, vous entravez la liberté du travail, vous êtes dans l’illégalité totale et, si le rapport de force vous est actuellement favorable, il m’est facile d’appeler la gendarmerie qui vous fera déguerpir. Soyez donc raisonnable et décampez avant d’être confrontés à de sérieux ennuis.

— Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous ne partirons que par la force des baïonnettes, paraphrase le cow-boy d’un air satisfait.

— Tant pis pour vous, j’appelle les flics. Vous serez poursuivis en justice.

— Laisse-moi lui coller une baffe, intervient Gutxi. Je vais lui en donner de la force des baïonnettes à ce couillon !

— Surtout pas, il ne cherche que ça. Accepte de perdre une heure ou deux, le temps que la gendarmerie intervienne. Ils ne peuvent laisser la route indéfiniment bloquée. D’ici là, Quichotte aura contacté la presse, il aura ses photos et ses articles dans les journaux demain, alors, il s’en ira. N’est-ce pas, monsieur Quichotte ?

— J’accepte vos conditions, la presse d’abord, puis la police. En attendant, que diriez-vous de partager quelques saucisses végétariennes avec nous ?

— Abruti ! tempête Gutxi. Viens, Stéph, on va casser la croûte avec le chauffeur. Un steak saignant, pas de la bouffe de malades. Je te préviens, Quichiotte, si à deux heures tu es encore là, je t’empègue.

* * *

Mercredi 9 mai, terrain de basket de Cleunay, 18 heures.

Rim et Fatou observent les jeunes garçons dans “la cage”, l’espace grillagé délimitant le rectangle cimenté aux extrémités duquel se dressent les panneaux. En principe, les deux joueuses du CTT disposent du terrain entre 18 et 19 heures pour s’entraîner au tir à trois points dans leur jardin, chez elles, au pied des tours, sans que les gosses ne les dérangent. Chaque mercredi cependant, une assemblée cosmopolite se réunit autour de l’aire de jeu. Des hommes essentiellement. Vêtus selon leur âge et leur nationalité de jeans, baggys, boubous ou djellabas, ils s’accoudent à la lice et commentent les derniers exploits de leurs championnes. Chaque panier réussi déclenche des hourras, chaque tir raté des commentaires. Pour rien au monde, Fatou et Rim ne rateraient ces séances. Outre la gloriole qu’elles peuvent en retirer, la proximité des supporters leur apporte une double satisfaction. Au plan sportif, elles y puisent une rage de vaincre décuplée, au plan humain, elles participent au rêve de Mirjana de fédérer le quartier autour de l’équipe.

Un pari difficile à gagner dans sa totalité car, autour du terrain, les femmes de la cité brillent par leur absence, trop occupées à préparer le dîner de leur famille ou, pire, cloîtrées chez elles ou sous leur voile. Seules, quelques collégiennes émancipées osent parfois se montrer, cheveux au vent.

Ce soir, l’assistance se réduit aux jeunes occupant le terrain. Rim et Fatou font exceptionnellement relâche. Elles ont cédé leur place aux apprentis-joueurs qui en font des tonnes, virevoltant à grand renfort de dribbles, de passes alambiquées ou de dunks improbables dans l’espoir d’impressionner la galerie. Les maillots des Chicago Bulls le disputent à ceux des San Antonio Spurs ; notre TP national grignote peu à peu la popularité du grand Michael. Les Modernes contre les Anciens, chacun son idole. Quoi qu’il en soit, l’Amérique conserve le pouvoir médiatique et la NBA demeure le nirvana des fans.

Adossées au grillage, Fatou et Rim regardent le jeu sans manifester la moindre velléité d’intervenir. Ce soir, les deux complices sont au repos, accaparées par leur nouveau projet, un rêve né le samedi précédent à l’occasion du casting auquel elles ont participé.

*

Elles s’étaient retrouvées à neuf heures du matin, la peur au ventre, devant l’hôtel où se déroulait la sélection. Une file de jeunes, garçons et filles, s’étirait sous la bruine. Par souci d’anonymat, Rim masquait son visage sous une capuche et des lunettes de soleil. Plus à son aise sous un parapluie de golf, Fatou discutait avec ses voisins et voisines. Après avoir poireauté plus d’une heure, on les avait enfin introduites dans une salle de réunion trop petite pour y asseoir tous les postulants. Les derniers arrivés s’accumulaient debout sur plusieurs rangées au fond de la pièce.

L’intervenant en chef avait réclamé le silence et expliqué le déroulement des opérations : après avoir répondu par écrit au questionnaire, chaque candidat disposerait de deux minutes pour convaincre le jury. Vingt filles et vingt garçons seraient retenus pour la finale, un grand défilé en costume. Fatou et Rim avaient sagement attendu leur tour puis, l’une après l’autre, avaient exposé leurs motivations aux examinateurs ; sans être dupes toutefois car, sous couvert d’examen oral, il s’agissait à l’évidence d’une inspection en règle de leurs mensurations.

Un nouveau temps mort avait succédé aux entretiens. Entassées dans une pièce aveugle et surchauffée, il avait fallu patienter plus d’une heure avant de connaître le verdict annoncé d’une voix monocorde par une femme vêtue de noir. Par bonheur, Rim et Fatou figuraient toutes deux dans la liste des élues. Réconfortées par cette victoire d’étape, les deux copines avaient tout juste pris le temps de se congratuler qu’on les avait entraînées vers les salons d’habillage. Aussitôt prise en main par un bataillon de maquilleuses et de coiffeuses, Rim avait perdu de vue son amie pour ne la retrouver qu’une demi-heure plus tard, méconnaissable.

Devant elle, l’ultra tonique Fatou débordait désormais d’une douceur fauve, envoûtante, le teint éclairci, les yeux à peine surlignés. Au cœur de son visage ovale cerné de mèches en accroche-cœur, un immense sourire éclatait bordé de lèvres pourpres. Face à cette créature sensuelle, si distante et si familière, un trouble s’était emparé de Rim. S’agissait-il vraiment de son amie ? Son personnage et sa représentation se dédoublaient. Où s’arrêtait l’apparence ? Où commençait la réalité ? Autant de questions vite balayées par Rim à la découverte de sa propre image dans le miroir en pied. Les alchimistes de TipTop l’avaient, elle aussi, transfigurée. Un maquillage mat couleur saumon entourait dorénavant les perles noires de ses yeux, le fond de teint accentuait la pâleur de son visage et ses cheveux relevés en catogan révélaient ses oreilles menues dont elle découvrait un dessin jusque-là ignoré. Rim avait agité sa main pour s’assurer qu’une usurpatrice n’habitait pas son corps. L’image avait reproduit ses mouvements avec une fidélité rassurante.

Dans la cabine d’essayage l’attendait une mini-robe d’organdi grège, mousseuse, très à son goût. Une paire d’escarpins en toile beige complétait sa mise. Ainsi apprêtées, ses jambes longilignes prenaient la dimension d’une œuvre d’art.

À mesure que la retoucheuse ajustait le vêtement sur son corps, le trac s’était emparé d’elle et, bien que rompue aux grandes compétitions, cette attente lui avait paru insupportable. Sur un match, Rim savait gérer son stress. Ici, elle ignorait tout des règles du jeu. Comment se déplacer ? Devait-elle forcer sa démarche, montant les genoux et ramenant ses jambes l’une devant l’autre de manière un peu mécanique ainsi qu’elle l’avait observé à la télé ? Cela manquait d’élégance. Devait-elle au contraire n’écouter que son corps ? Sur quels critères serait-elle jugée ? Y aurait-il un fond musical pour lui donner un tempo ? Devrait-elle sourire ou afficher un masque neutre ? La traversée aller-retour du podium lui laisserait très peu de temps pour convaincre. La moindre faute serait fatale.

Pour se rassurer, Rim se répétait les conseils prodigués par le jury : rester naturelle, effacer son physique derrière les vêtements présentés. Un bon mannequin, avait-elle retenu, est une vitrine, un portemanteau de luxe.

À l’approche de son entrée en scène, une soudaine envie de s’enfuir l’avait saisie. Elle ressentait un impérieux besoin de courir dans la fraîcheur d’un sous-bois ; après tout, elle était libre de balancer sa robe aux orties, personne ne la rattraperait. D’un haussement d’épaules, elle avait évacué cet élan puéril. Si près du but, cela eût été dommage.

Des gouttes de sueur irritaient ses yeux, elle n’avait osé les tamponner de peur de dégrader son maquillage. Dix longues minutes s’étaient encore écoulées jusqu’à la délivrance. À l’appel de son nom, Rim s’était enfin levée, avait ventilé ses poumons comme pour préparer une apnée, puis s’était propulsée vers le rideau rouge.

Côté podium, tout s’était déroulé très vite. Noyée dans une flaque de lumière, elle avait résisté à l’envie de plisser les yeux et s’était efforcée simplement de sourire. Un premier pas esquissé, suivi d’un autre, sans heurt, elle avait avancé sur l’estrade au rythme d’une musique à peine perceptible. Tout paraissait facile, intemporel aussi. À l’extrémité de la scène, elle avait pris la pose, une main sur la hanche, avant d’effectuer son demi-tour en direction des coulisses. Retour au monde réel. Sa prestation n’avait pas excédé deux minutes.

Une heure plus tard, le jury avait proclamé le palmarès devant les candidats démaquillés, recoiffés pour la ville.

Rim se classait en deuxième position chez les filles ! Médaille d’argent. Fatou, quant à elle, devait se contenter d’une excellente quatrième place. La plus mauvaise cependant car, seuls, les deux trios de tête, filles et garçons, se trouvaient qualifiés pour la finale en juin à Paris. D’ici là, les six lauréats étaient invités à partager la vie des professionnels au prochain Festival des Jeunes Créateurs de Mode à Dinard à la mi-mai. Tous frais payés par TipTop, ils pourraient découvrir l’endroit et l’envers du décor de la haute couture.

Follement heureuse, Rim ne pouvait néanmoins concevoir ce voyage sans Fatou. Pour le fun. La grande Black s’était laissée convaincre sans combattre, survoltée elle aussi par l’événement. À la différence de Rim, il lui faudrait assumer le coût du voyage et l’hébergement. Les 350 euros gagnés au Rapido la semaine précédente tombaient à pic. Pour le gîte, il serait toujours temps d’improviser, Rim pourrait peut-être accueillir Fatou dans sa chambre, si elle logeait seule.

À défaut, si la météo se montrait clémente, une nuit sur la plage pouvait s’envisager. Ce ne serait pas la première fois. En mai, fais ce qu’il te plaît…