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Les disparitions s'enchaînent dans une atmosphère sous tension...
Avec le XXIe siècle et la crise économique, la Bretagne doit se moderniser. L’implantation d’énergies nouvelles, d’agriculture bio et d’élevage maîtrisé ne se fait pas sans casser des oeufs. Les intérêts des travailleurs de la mer s’opposent parfois à ceux des terriens, agriculteurs, éleveurs, citadins. La prolifération d’algues vertes dans la baie de Saint-Brieuc renvoie l’Armor et l’Argoat dos à dos. Au détour de ce conflit larvé, des hommes disparaissent étrangement.
La commissaire Beaussange, en mission spéciale “Grenelle-Algues Vertes”, se trouve prise au piège d’une enquête inattendue. Ses mésaventures l’emmèneront de La Couture à Caroual, en passant par La Bouillie, Hénansal, Lamballe ouMontbran, mais c’est à Erquy et sur ses plages qu’elle finira par percer le mystère de ces meurtres en série limitée.
Le tome 6 des enquêtes du commissaire Marie-Jo Beaussange vous entraînera aux quatre coins de la Bretagne pour une enquête riche en rebondissements !
EXTRAIT
Le car fonce dans la nuit. À son bord, les plongeurs du Nazado Frogmen Club somnolent après leur long week-end méditerranéen. Dans l’habitacle envahi de vapeurs anisées, un concert de ronflette couvre le ronronnement du diesel. Insensible à cet environnement, l’inébranlable Robert reconduit ses vingt-sept passagers à leur port d’attache. Les mirettes grandes ouvertes, le buste droit comme un “i”, il mène avec maestria son mastodonte désormais silencieux. L’ambiance est tombée brutalement, un peu avant minuit, lorsque le conducteur a tamisé les lumières, mettant en sourdine les « Chauffeur si t’es champion ». Comme par enchantement, le bus s’est transformé en château de la Belle au bois dormant. Plus que tout, Robert apprécie ces instants de calme après la tempête quand, au coeur de la nuit profonde, il ramène, solitaire, son troupeau au bercail.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Editions Bargain, le succès du polar breton. –
Ouest France
À PROPOS DE L'AUTEUR
À Erquy,
Patrick Bent partage son temps entre les copains, la navigation, l’écriture ou la pêche au gré des saisons littéraires… Voyageur étonné, sa curiosité et sa gourmandise le conduisent occasionnellement à parcourir le monde. Auteur de nombreux articles scientifiques et techniques, puis d’un premier roman à compte d’auteur, Patrick a rejoint l'équipe des Éditions Alain Bargain en 2003. Patrick Bent apprécie les rencontres, la cuisine asiatique, le roman noir, les BD tendance Tardi-Pratt-Franquin, le haut médoc, la pêche au bar… Parmi ses auteurs “noirs” fétiches il admire particulièrement les regrettés Thierry Jonquet et Pascal Garnier.
Patrick est venu au monde en 1947. En dépit d’un lourd passé de physicien et d’une carrière consacrée aux lasers, c’est dans l’écriture qu’il s’épanouit aujourd’hui.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Luce.
« Deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise humaine. Mais en ce qui concerne l’univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue. »
Albert Einstein.
Le car fonce dans la nuit. À son bord, les plongeurs du Nazado Frogmen Club somnolent après leur long week-end méditerranéen. Dans l’habitacle envahi de vapeurs anisées, un concert de ronflette couvre le ronronnement du diesel. Insensible à cet environnement, l’inébranlable Robert reconduit ses vingt-sept passagers à leur port d’attache. Les mirettes grandes ouvertes, le buste droit comme un “i”, il mène avec maestria son mastodonte désormais silencieux. L’ambiance est tombée brutalement, un peu avant minuit, lorsque le conducteur a tamisé les lumières, mettant en sourdine les « Chauffeur si t’es champion ». Comme par enchantement, le bus s’est transformé en château de la Belle au bois dormant. Plus que tout, Robert apprécie ces instants de calme après la tempête quand, au cœur de la nuit profonde, il ramène, solitaire, son troupeau au bercail.
Assise au premier rang en surplomb du chauffeur, Molly ne dort pas tout à fait. De sa place, elle aperçoit la route qui défile à travers le pare-brise panoramique mais elle préfère garder ses paupières closes afin de se repasser le film de ces trois journées saluées par une fabuleuse météo. Une organisation aux petits oignons qu’elle a assumée de A à Z avec au programme chaleur, soleil, visibilité, absence de marées et d’algues vertes. Pour des plongeurs rompus aux difficiles conditions de la Manche les sorties à Cerbère confinent au nirvana. La mer y regorge de vie, de couleurs, de mystères. Seul bémol à cette symphonie, les coups de soleil que la pâle peau de Molly a endurés. Ses épaules rouge écrevisse la chauffent au point de l’empêcher de dormir. Peu lui importe car, sur l’écran de la nuit, les images s’incrustent, celles d’un week-end torride, gravé à jamais dans sa mémoire, les plongées de rêve, les méga-apéros, les bouffes conviviales et, suprême pied velu, la virée en bateau à Port-Bou pour faire le plein d’anisette et d’olives farcies aux anchois. Molly n’oublie pas la soirée dansante du samedi et sa brève escapade dans les sanitaires avec ce grand couillon de René-Jean qui baise comme un lapin mécanique. Ce n’est pas très romantique, mais ça soulage.
Molly ouvre un œil. Devant elle, le ruban de bitume défile sous les phares. La silhouette massive de Robert se découpe dans la nuit, ses mains posées à dix heures dix sur le volant. Par intermittence, une lueur extérieure vient illuminer le sommet de son crâne chauve. Elle pense à un œuf mollet. Au bord de l’autoroute, le panneau indique Nantes à 54 kilomètres, les marches de Bretagne se profilent et, avec elles, le château des Ducs, les petits-beurre et l’infortuné Jean-François, gabier sur la Fringante puis, bien au-delà, la perle de Penthièvre ourlée de son grès rose et de ses coquilles, Erquy, où Molly a choisi de faire sa vie. Sa deuxième patrie, affirme-t-elle souvent.
La jeune Irlandaise avait dix-sept ans lors de son premier séjour linguistique chez les Plourilec, une famille de marins-pêcheurs habitant Caroual-Village. La maison familiale dominait la plage de Saint-Pabu, pareille à une forteresse. Depuis leur salle à manger la vue sur l’horizon invitait au grand large. Le père Plourilec, patron pêcheur, passait la moitié de sa vie sur l’eau. Marie, sa femme, faisait des ménages, leurs deux enfants, Yvon, 16 ans, et Morgane, 18 ans, étaient scolarisés à Lamballe mais rentraient chaque soir dormir à Caroual. Morgane avait rencontré Molly deux ans auparavant à l’occasion d’un premier stage à Cork dans la famille O’Dick. Depuis, les deux jeunes filles correspondaient régulièrement. Ç’avait ensuite été au tour de Molly de découvrir la France, chez les Plourilec. Au fil des années, les demoiselles avaient évolué dans des directions opposées. La blonde et pâle Morgane cultivait un romantisme anorexique ; rêveuse, introvertie, boudeuse, elle lisait beaucoup, mangeait peu et adorait la musique celte. Son anglais impeccable lui permettait de maîtriser ses échanges avec Molly. Elle ne se privait pas de railler sa correspondante qui rencontrait davantage de difficultés avec la langue française. Sans aucun complexe, Molly n’hésitait pas à s’exprimer dans un sabir franglais illustré de gesticulations malhabiles. Ces maladresses au même titre que sa nature volubile ou son inlassable énergie, participaient à son charme. Molly était quelqu’un d’entier, elle imposait son mètre soixante-quinze partout où elle passait, sa chevelure de feu attirait les regards comme un soleil couchant. Sa beauté sanguine ne laissait personne indifférent, attisant le désir des hommes et la jalousie des femmes. Fille d’un international de rugby, elle pratiquait la natation en compétition, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier la bière. « Guinness is good for me », répétait-elle à qui voulait la défier au bras de fer.
Après une semaine de cohabitation, les deux jeunes filles avaient épuisé leurs sujets de conversation et de discorde. Molly s’ennuyait ferme aux côtés de Morgane, une indifférence vacharde réglait leur quotidien. Très naturellement, la bouillante Irlandaise s’était tournée vers Yvon, le petit frère, qui l’avait emmenée au foot illico. En deux temps trois mouvements, la grande rouquine s’était intégrée à l’équipe. Les joueurs l’avaient aussitôt adoptée pour ses qualités sportives et sa plastique de sirène. Chacun fantasmait de se noyer un jour dans ses yeux verts. Que ce soit aux entraînements ou au bistrot, elle rassemblait les suffrages et animait la bande, non sans afficher sa préférence pour Yvon qu’elle dominait d’une tête.
Le fils Plourilec avait réparé le vélo que sa sœur n’utilisait jamais, il l’avait adapté aux dimensions de Molly sans que Morgane n’en prenne ombrage. Au contraire, la Rhoéginéenne affichait chaque jour davantage son désintérêt pour sa correspondante, laissant à son frère le soin de la chaperonner. Ainsi, entre deux matchs de foot, les inséparables Yvon et Molly arpentaient la région à vélo. Une météo plus que clémente ensoleillait leurs promenades par un avril illuminé de colza et gorgé de sève. Ils arpentaient la côte sans relâche, à la découverte de nouveaux points de vue ou de criques secrètes. Des grèves de Jospinet au Cap Fréhel, pas un sentier ne leur avait échappé. Ils parcouraient le chemin des douaniers dans un sens puis dans l’autre, à pied ou à bicyclette. En dépit de la barrière linguistique, la complicité des deux adolescents se nouait à grande vitesse si bien que, lors d’un pique-nique au fort La Latte, ce qui devait arriver arriva. À l’ombre d’un buisson de genêt en fleurs, le pucelage du jeune Yvon vola en éclats sous les poussées tectoniques de mademoiselle O’Dick. De part et d’autre, ce fut une grande découverte. Le point de départ d’une grande aventure, celle de leur vie.
Molly repartait en Irlande le lendemain. En couvrant son ami de baisers, elle avait promis de revenir très vite. Pour Yvon, débutait une interminable période d’addiction à sa tornade rousse et, partant, de frustration. Après leurs adieux, un coup de blues énorme s’était abattu sur les épaules du jeune Plourilec. L’image de Molly engluait ses journées devenues insipides mais elle hantait les fantasmes de ses nuits. Pour pallier son absence, il lui adressait des lettres maladroites, rédigées en français. De temps à autre, il recevait une courte réponse en anglais, ce qui suffisait à son bonheur pour plusieurs semaines. Lui qui avait toujours peiné à apprendre la langue de Shakespeare, il devint soudain assidu et travailleur. Au lycée, il redoublait d’effort pour progresser. Deux mois plus tard, il pouvait lire couramment les journaux britanniques et correspondre avec Molly. Dans ses courriers torrides, il lui promettait « the moon » et l’appelait « honey », comme dans les séries américaines. La jeune Irlandaise recevait deux fois par semaine des coups de téléphone chargés de promesses.
Les années passant, les adolescents prenaient de la carrure. Chacun vivait sa vie, les yeux rivés en face, de l’autre côté de la mer, où l’autre l’attendait. Yvon s’était découvert un engouement brutal pour la terre d’Irlande.
Au cours de ses fréquents séjours à Cork, les tourtereaux donnaient enfin libre cours à leur passion mais c’était toujours en catimini, en cachette de la logeuse du bed and breakfast où Yvon résidait. Un jour, au bord de l’explosion, Molly avait présenté son boyfriend à sa famille, puis déclaré tout de go qu’à la fin de l’année scolaire, elle irait vivre en France avec lui, à Erquy où Yvon se destinait à devenir patron pêcheur. Émue par la brutalité de la décision de sa fille, Maman O’Dick avait pleuré de chagrin. Le papa aussi avait versé quelques larmes. Des larmes de fierté, car malgré une rivalité ancestrale, il partageait avec les rugbymen français la même haine de l’Anglais.
Devant Molly, les phares du car vrillent la quatre-voies déserte. Les cônes de lumière se perdent dans la nuit noire avec un goût d’inachevé. Elle aimerait tant y voir clair dans sa relation avec Yvon car, depuis leur mariage, leur paysage affectif s’est fichtrement embrumé…
L’accident fatal des parents Plourilec il y a sept ans – une sortie de route, un soir de gel – a pesé lourdement sur l’histoire de leur couple. L’état de choc passé, Yvon et Molly avaient quitté leur location à Pléneuf pour occuper la grande maison de Caroual. Ils avaient emprunté à la banque pour racheter la part de Morgane, la sœur d’Yvon, institutrice à Roscoff. Mariée et mère de famille, la jeune femme se consacrait exclusivement à l’avenir de ses enfants, ni le passé des Plourilec, ni son frère, ni son ancienne correspondante ne présentant pour elle un quelconque intérêt. Contrairement à sa sœur, Yvon s’était focalisé sur la mémoire familiale, mettant un point d’honneur à en perpétuer l’histoire, à faire revivre Caroual au rythme de sa maman et chaluter dans la baie, comme si son père tenait encore la barre. Molly avait adhéré sans réserve au projet mais, depuis l’immersion des cendres de ses beaux-parents en mer, son homme ne vivait plus que sur l’eau. Pour rester au plus près, expliquait-il. Yvon avait repris à son compte le bateau du père Plourilec, le Mea Maxima, un douze mètres sur lequel il naviguait été comme hiver pour débusquer des bars, draguer la coquille ou la praire, chaluter des encornets ou poser des casiers, selon la saison et les cours de la criée. Le métier était devenu difficile, l’âge d’or des coquilles étant révolu, Yvon misait désormais sur la diversification.
Aujourd’hui, la crise économique ajoutée à la concurrence des produits surgelés a fait chuter les cours. La seule solution consiste à travailler comme un galérien, à empiler des heures et à sortir même par gros temps. Alors Yvon bosse, bosse, bosse pour honorer ses traites mais surtout pour oublier l’avenir car lorsqu’il navigue, il garde le contact avec “l’eau-delà”, chaque lame caressant sa proue est un baiser maternel, chaque tempête une colère paternelle sans lesquels il se sent orphelin.
De fait, Yvon cesse d’exister sitôt qu’il débarque. À terre, il se referme comme une huître. Sa bonne humeur légendaire a disparu, il ne parle plus à personne. Lorsqu’il rentre à la maison, vanné, la tête vide, il n’apprécie rien, sauf ses matchs de foot à la télé. Molly s’en désole mais fait le dos rond, elle s’accroche à la vie tant bien que mal. Certains soirs, quand son mari la regarde sans la voir, elle a l’impression d’être transparente. Yvon ne lui adresse même plus la parole, la situation de leur couple est insupportable. N’étant pas femme à se résigner, Molly mène le combat. En douceur, s’appliquant à entourer son homme, à venir de temps à autre l’accueillir au port, à regarder certains matchs en sa compagnie, à préparer du bar au beurre blanc, du homard grillé ou une bonne côte de bœuf, les jours de fête. Depuis belle lurette, elle a rangé au placard sa recette de l’irish stew. Par discrétion. Après tout, c’est à elle de s’adapter. Sans se montrer envahissante, elle dorlote son époux avec tact, impatiente qu’il récupère.
Ainsi l’a-t-elle persuadé de reprendre ses entraînements de plongée, abandonnés il y a cinq ans alors qu’il préparait son niveau 3. Depuis trois mois, Yvon s’y est remis, persuadé qu’en immersion totale, il communiquera de plus près avec les mânes de ses parents.
Sur sa lancée, il a accepté sans enthousiasme de participer au week-end à Cerbère avec le Nazado Frogmen Club coaché par sa fougueuse épouse.
Lorsqu’ils étaient plus jeunes, il y a une quinzaine d’années, le jeune Plourilec ne laissait à personne le soin d’assouvir les passions de Molly, y compris celle de la plongée sous-marine. Le week-end, lorsque son père ne sortait pas en pêche, le matelot Plourilec emmenait sa charmante explorer les fonds au large d’Erquy. Ils plongeaient tous les deux en amoureux à l’aplomb du mouillage en abandonnant le bateau au mépris des plus élémentaires règles de sécurité. Un jour de marée, un courant vicieux les avait embarqués. Quand ils étaient remontés en surface, le Mea Maxima leur était apparu tout petit, loin, très loin d’eux. Yvon se voyait déjà bouffé par les crabes. Sans paniquer, Molly avait décapelé son bloc, gonflé sa stab et confié le tout à son mari en lui recommandant de ne pas lutter contre le courant. Qu’il se laisse dériver sans s’épuiser, elle viendrait le chercher. Ayant largué sa ceinture de plomb, elle avait alors nagé de toute son énergie vers le bateau. La fougue de ses vingt ans, alliée à l’instinct de survie, lui avait permis de rejoindre le chalutier après une interminable demi-heure d’efforts. Complètement vidée, à la limite des crampes, la nageuse s’était hissée à bord, avait mis en route le navire et récupéré son compagnon frigorifié. Ils avaient vécu la plus grande frousse de leur jeune existence, un événement fondateur. Le soir autour d’un verre de vieux rhum, ils s’étaient juré de ne plus jamais plonger sans sécurité surface.
Dorénavant, ils inviteraient toujours un pote avec eux et, quitte à ne plus être seuls, ils avaient peu à peu accepté d’autres copains à bord. Ainsi était né le Nazado Frogmen Club, un groupe de joyeux drilles se réunissant en fin de semaine. Comme dans une auberge espagnole, chacun arrivait avec son équipement en état de marche et son casse-croûte, l’amitié faisait le reste. Bientôt, une dizaine puis une vingtaine de plongeurs se retrouvaient régulièrement. On commençait à parler d’association, puis de créer un club avec les moyens du bord. Plusieurs membres possédant des embarcations semi-rigides les mettaient à disposition pour les sorties. Parmi eux, François, un ancien nageur de combat, avait conservé ses entrées dans la Marine Nationale. En activant ses réseaux, il avait pu récupérer un compresseur mis au rebut. Yvon, grand bricoleur devant l’éternel avait installé l’engin dans une remise au fond du jardin familial. Avec la bénédiction de Plourilec père, il avait investi une partie de l’étable désaffectée pour en faire une salle de réunion-vestiaire. Nettoyée de fond en comble, meublée de bric et de broc, chauffée par les courants d’air, la pièce avait bientôt revêtu des couleurs pimpantes sous les pinceaux des artistes du club. Côté pratique, un lavoir double bac adossé au bâtiment permettait de rincer les combinaisons et les détendeurs. On évoquait souvent, luxe ultime, l’installation de douches chaudes dans un véritable vestiaire, mais les finances de l’association étaient trop maigres. Les Nazado Frogmen et Women vivaient au royaume de la démerde, heureux d’être ensemble tout en nourrissant de cordiales relations avec leurs collègues d’Histoire d’Eau, le club historique d’Erquy ouvert au plus grand nombre et affilié à la FFESSM.
Dans le car silencieux, Molly se penche sur son époux assoupi. La tête appuyée contre la vitre, Yvon dort profondément, son visage crispé traduit ses mauvais rêves autant que sa dure réalité. À l’examen de ces traits maintes fois caressés, un élan de tendresse assaille l’Irlandaise, le passé resurgit. Depuis vingt ans, beaucoup d’eau et de bière ont coulé sous les ponts, il leur a fallu tirer des bords en galère pour en arriver là. Plus que la disparition des parents Plourilec, un autre drame a plombé leur vie commune. La stérilité de leur couple. Leur désir d’enfant les a portés pendant des années ; d’espoir en désillusion, ils ont tout essayé, les postures, les onguents, les marabouts, les prélèvements, les hormones, l’in vitro, l’ex abrupto, les cierges à saint Antoine ou à saint Valentin. En vain. D’échec en échec, le sujet est devenu tabou entre eux. L’adoption ? Molly ne s’y est jamais résolue, convaincue qu’un espoir demeurait. Pourtant, les cris d’un enfant auraient égayé la grande maison de Caroual, ils auraient balayé les fantômes d’Yvon mieux que les aménagements réalisés par Molly. Aujourd’hui, après vingt ans de vie commune, chacun aborde la quarantaine en solitaire. Leur cohabitation se nourrit d’estime réciproque, loin, très loin des débordements amoureux de leurs chaudes années. Si Yvon s’en accommode en se consacrant désormais corps et âme à la mer, il en va autrement de la bouillonnante Molly qui, faute de grive, s’envoie parfois en l’air avec des merles. Son travail de secrétariat l’occupe à mi-temps mais sitôt qu’elle se retrouve chez elle, le manège d’interrogations se met à virevolter sans qu’elle parvienne à attraper la queue d’un Mickey existentiel qui lui apporterait des réponses. Que faire ? Pourquoi existé-je et à quoi sers-je, Serge ? Alors, pour ne pas sombrer dans la déprime, elle jette son énergie dans le club de plongée. Sa générosité et sa force de proposition rassemblent. Molly est la clef de voûte de l’équipe, tour à tour organisatrice, pédagogue, trésorière, intendante ou boute-en-train. Personne au club ne se plaint de ce cumul de mandats. Pendant ce temps, son mari sillonne la baie de Saint-Brieuc à la barre du Mea Maxima. Un nom stupide choisi par Plourilec père, résultat d’un jeu de mots intraduisible en irlandais. Lorsque Molly lui posait la question, son beau-père rétorquait :
— Parce que le Mea Maxima coule pas, Petite. Pour un chalutier, c’est mieux !
Molly se redresse sur son siège, elle secoue sa crinière afin de mieux gommer ses souvenirs. Il faut oublier, regarder devant, elle n’a plus le choix. « Du passé faisons table rase », prétend la chanson, « The show must go on » ajouterait Molière, les absents ont toujours tort et les vivants forcément raison. Son mari refuse de le comprendre, il demeure englué dans son passé. Un spectre. Tant pis pour lui. L’Irlandaise ne peut se résoudre à nier sa propre existence par devoir de mémoire. Ni cynisme ni désamour en cela, mais simplement une priorité essentielle, celle de vivre. Dehors, l’ombre a investi la campagne, le car transperce la nuit, pareil à une étoile filante. Par la fenêtre, Molly ne distingue plus le paysage, ses sombres pensées mêlées à l’éclat des phares l’hypnotisent, sa tête bourdonne. Un besoin compulsif de houblon la prend à la gorge. La belle aux cheveux rouges quitte son siège en prenant garde de ne pas réveiller Yvon, puis se dirige à pas de loup vers l’arrière du car. La glacière de camping occupe le siège libre aux côtés du jeune Lucas qui dort comme un sonneur. Précautionneusement, Molly ouvre l’une des dernières Coreff rescapées de la bataille, puis ayant déposé la glacière dans le couloir, elle s’assoit pour siroter sa bière. À côté d’elle, le gamin dort gentiment. Âgé de 17 ans à peine, il participe à sa première sortie avec le club. À cette occasion, il a obtenu son brevet élémentaire de plongée, son passeport inaugural pour les abysses. Molly observe le garçon, évadé dans un sommeil bienheureux, totalement confiant. La douceur enfantine de ses traits rappelle ceux d’Yvon d’autrefois, celui du fort La Latte. Une même insouciance, un même défi illuminent son visage épanoui.
Le regard de Molly perce la pénombre à la recherche de détails, elle s’approche de Lucas jusqu’à sentir la chaleur de son souffle.
Une folle nostalgie s’empare de l’Irlandaise, sa libido démarre au quart de tour. D’une main, elle pose sa bière et de l’autre, débraguette le garçon pour lui faire découvrir les merveilles d’un nouveau monde. Sa besogne accomplie, Molly regagne sa place en silence. Pendant qu’elle s’installe, Yvon la dévisage, l’œil endormi.
— Où étais-tu ?
— À l’arrière, j’ai été m’hydrater.
— À la bière ?
— Et alors ?
— Alors rien. Tu ferais mieux de dormir comme tout le monde, Molly O’Dick, au lieu de…
— Au lieu de quoi, Darling ?
— Rien. Laisse tomber et pionce.
Molly hausse les épaules. Sa montre indique trois heures dix. Ils atteindront Erquy vers cinq heures. Elle doit dormir un minimum.
— Tu t’es occupée des chèvres, Solen ?
— Non. Je prépare le gâteau de Castor et Pollux.
— Le gâteau ?
— Oui, ils ont sept ans aujourd’hui, tu as oublié ?
— Tu sais, moi, les anniversaires, c’est pas mon truc. D’accord, fais ton gâteau, je me charge des biquettes.
Jean-François attache ses cheveux en queue-de-cheval, puis sort traire ses bêtes. À la ferme de La Couture, la vie se déroule au rythme du soleil. On s’y chauffe au feu de bois et s’y éclaire à l’électricité éolienne. Depuis cinq ans qu’ils se connaissent, Jef Baradian et Solen Labbé y vivent en quasi-autarcie. Apôtres du vivre-juste et objecteurs de croissance, ils élèvent leurs enfants au plus près de la nature, raison pour laquelle ils ont abandonné l’ancien corps de ferme aux animaux. Eux-mêmes logent sous un tipi, un immense chapiteau suffisamment vaste pour accueillir les six membres de la famille, Pénélope, la fille de Jef, âgée de treize ans, Castor et Pollux, les jumeaux de Solen, et leur petite dernière, Circé, la magicienne, trois ans, le fruit de leur union. Seules concessions au confort, une salle de bain construite par Jef dans l’ancienne étable et la borne Wi-Fi lui permettant de communiquer avec les membres de l’association “Algues à l’Âme” qu’il a créée. Pour le reste, la tribu se nourrit de ses productions, pommes biologiques, tomme de chèvre, œufs du poulailler et légumes du potager. La vente des fromages, le samedi sur le marché d’Erquy, leur rapporte l’argent nécessaire à couvrir leurs dépenses. À cela s’ajoute un RMI pour Solen et une maigre pension d’invalidité pour Jef qui a jadis laissé deux doigts dans une machine agricole. Les petits ne vont pas à l’école, leurs parents assurent leur éducation sur le terrain. Pour Solen et Jef, savoir traire une chèvre ou pêcher un maquereau passe avant la réciproque du théorème de Thalès. Bien que ces choix de vie ne soient pas de tout repos, les parents les assument avec sérénité, militant activement contre toute forme de gaspillage. Une joie conviviale baigne le campement où la tribu vit en paix avec elle-même.
En dehors, c’est une autre affaire, Baradian est capable de péter les plombs sitôt qu’on parle d’écologie. Ses talents d’orateur et de polémiste dépassent le département. Les productivistes craignent autant ses coups de gueule que ses coups de poing car Jef a le sang chaud. Avec son association, il combat sans répit les utilisateurs de pesticides, les tenants des OGM, et plus récemment, les éleveurs de porcs qui participent, eux aussi, aux marées vertes asphyxiant la baie de Saint-Brieuc.
Le fléau se développe depuis les années 70 dans le fond de la baie où la prolifération de laitue de mer s’explique par l’absence de courants, l’ensoleillement et la profusion de nutriments. L’ulve se nourrit principalement de phosphore et d’azote. Les fonds sableux lui apportent quantité de phosphore à laquelle s’ajoute la contribution des rejets urbains et agricoles. L’apport massif d’azote quant à lui provient majoritairement de la surfertilisation des sols.
Depuis trois ans, Jef mène une croisade contre tout ce qui participe au déploiement de cette peste verte. Pire que les Huns. Là où elle s’installe, l’écosystème ne repousse plus, avec des conséquences sur la flore et la faune de l’estran mais aussi sur la pêche côtière et le tourisme. L’été, en séchant au soleil, les ulves dégagent des gaz toxiques. Bienvenue au pays de l’hydrogène sulfuré ! Puanteur d’œufs pourris garantie ! La mort de deux chiens et d’un cheval à Saint-Michel-en-Grève ajoutée aux malaises de promeneurs et à un décès suspicieux ont fait les choux gras des journaux. Selon Algues à l’Âme, il est temps d’arrêter les conneries, de ramener la production agricole et l’usage des détergents à des proportions acceptables pour la planète.
Le gouvernement semble avoir pris conscience de l’ampleur du problème ; à grand renfort de Grenelle et d’effets de manche, les pouvoirs publics doivent proposer des solutions. Pour l’instant, on attend toujours les mesures concrètes et leur financement. Une réunion publique est prévue la semaine prochaine à Saint-Brieuc. Jef y sera !
Depuis le temps qu’il attend une tribune, il ne va pas rater cette occasion.
Jean-François en a terminé avec la traite, le lait repose désormais dans la cuve inox. Il l’a ensemencée de petit-lait et s’apprête à y incorporer la présure. Cela accompli, il reprend le lait caillé de la veille puis, à l’aide d’une louche, remplit les faisselles qu’il égoutte avant l’affinage.
Il referme la porte de l’appentis et songe à l’anniversaire des jumeaux qu’il aime comme ses propres fils. Sept ans, l’âge de raison, prétend-on. En dépit de son aversion pour les célébrations et les médailles, il cherche une idée de surprise pour les garçons.
Puisant dans ses propres souvenirs, il se demande à quoi rêvait le petit citadin de La Rochelle le jour de ses sept ans ?
Peut-être à un avion en balsa ou à un cerf-volant ? Voilà une idée, des cerfs-volants ! En s’y attelant maintenant, il dispose de deux heures avant le dîner pour bricoler les engins avec la vieille bâche de la grange. Avec ça, les gars seront ravis.
* * *
Assise en cercle à même le sol sur des peaux de chèvre, la tribu Labbé-Baradian termine son brouet de légumes et de céréales. Chacun tient son bol d’une main et sa cuillère de l’autre. La lumière vacillante des lampes à pétrole projette des ombres dansantes sur les parois du tipi. Les jumeaux ne tiennent pas en place. L’air de rien, Jef ramasse les bols et sort sous leurs regards brillant d’excitation, il réapparaît bientôt avec une jatte de fromage frais aux herbes. Castor et Pollux en sont pour leurs frais, ils devront s’armer de patience. Solen leur a promis une surprise mais les fait mitonner encore quelques minutes. En éternelle pédagogue, elle essaie de leur faire admettre que les plaisirs ultimes se forgent dans le désir. Les gamins s’en foutent complètement. Seuls le gâteau et les cadeaux les intéressent. Mettant un terme à leur supplice, la maman s’éclipse pour revenir aussitôt, les bras chargés d’une gigantesque tarte aux pommes. L’apparition du gâteau dans son halo de lumière soulève des cris enthousiastes. Sans attendre, les jumeaux soufflent les quatorze bougies comme un seul homme.
— Et maintenant vos cadeaux, annonce Solen en déposant cérémonieusement sur le sol deux paquets enrobés de papier crépon.
Les emballages ne résistent pas longtemps, mais la fièvre des jumeaux cède vite à la déception lorsqu’ils découvrent les deux gros chandails tricotés par leur mère.
— C’est de la laine de nos chèvres, fabrication maison. Avec ça, vous aurez bien chaud cet hiver, positive maman Solen.
Devant la mine déconfite des jumeaux, Jef annonce qu’il leur a également préparé une surprise. Il sort, dehors une lune rousse illumine les arbres. Le silence enveloppe la nuit de septembre à peine troublé par le lointain bêlement des chèvres. Parvenu à la grange, Jef prend un cerf-volant sous chaque bras, puis s’en retourne vers la tente d’où sourd le rire des enfants. Chemin faisant, une agitation inhabituelle attire son attention dans l’enclos, les ânes, d’ordinaire si calmes, se livrent ce soir à un remue-ménage insolite marqué de braiments agités. En s’approchant, Jef distingue furtivement le pinceau lumineux d’une lampe électrique parmi les bêtes et bientôt, il repère trois hommes occupés à franchir la clôture. En tête du groupe, le plus grand tient un gourdin de taille respectable avec lequel il frappe sa main gauche pour donner un tempo à ses acolytes, deux hommes lourdement chargés de jerrycans. Jef les observe, inquiet. A priori, ces visiteurs du soir n’ont rien d’amical. Sauf erreur, ils ne sont pas venus fêter l’anniversaire des jumeaux. Baradian en a la démonstration lorsque le grand lui colle le faisceau de sa lampe-torche en plein visage. Ébloui, il lâche ses cerfs-volants pour se protéger les yeux. Le temps de récupérer ses sensations, Jef réalise qu’il n’a rien sous la main pour riposter, pas un bout de bois ni le moindre outil de jardin. Ce n’est pas avec son Opinel qu’il va les impressionner. Qu’à cela ne tienne, il fait front et avance vers les trois hommes. Son grand-père lui répétait qu’en toute circonstance, il fallait « assumer, quitte à se faire assommer ». Jef décide donc d’affronter la situation en solo, le plus discrètement possible, afin de ne pas attirer l’attention de la tribu. Tant qu’ils restent sous la tente, ils seront en sécurité.
— Salut les gars, lance Jef. Vous avez votre carton d’invitation ? C’est quoi cette embrouille ?
— Arrête de faire le mariole, aboie le grand de sa voix caverneuse. C’est moi qui cause. Toi, tu fermes ta gueule ou alors, je te l’arrange à coups de manche de pioche.
— OK, et après ?
— La ferme, connard ! Ça fait un moment que tu nous les brises. C’est notre dernier avertissement. Il n’y aura pas de prochaine fois. Compris ?
— Pourquoi ?
— Tu le sais très bien, connard ! Les tags sur les porcheries, par exemple… Et tes discours écolo-foireux sur le marché. Tu nous emmerdes, Jef, et puisque tu nous emmerdes, on a décidé de t’emmerder, nous aussi.
Le grand se retourne. D’un signe de tête, il enjoint à ses complices de passer à l’acte. À mesure que les deux hommes s’avancent, les bidons en main, Jef découvre que leurs visages sont dissimulés derrière des masques de petits cochons, modèle Disney.
— Tu ne bouges pas, enchérit le grand. Tu les laisses faire, sinon je t’administre un anesthésiant, déclare-t-il en caressant son gourdin. Allez-y, Naf-Naf et Nif-Nif. Au boulot !
L’homme éclaire alors son propre visage, masqué lui aussi, puis braque le faisceau sur Jef.
— Moi, c’est Nouf-Nouf, rigole-t-il. Allez, les gars !
Jef craint le pire, il n’exclut pas une exécution par le feu, genre Ku Klux Klan. Si ces mecs sont assez cinglés pour venir masqués avec des bidons d’essence en pleine nuit, c’est que leurs intentions sont franchement hostiles. Le plus trapu des agresseurs s’est placé derrière lui, il lui a saisi les bras et les maintient dans son dos. Ses mains l’enserrent comme un étau. Jef se trouve à la merci du comparse resté face à lui qui, sans se presser, dévisse le bouchon du jerrycan et commence à l’asperger. Dans un réflexe de survie, Jef détourne la tête et bientôt une odeur fétide se répand. À son grand soulagement, le liquide imprégnant ses vêtements n’est pas de l’essence. Soulagé, Baradian tente un baroud d’honneur, il se démène pour éviter l’humiliation, mais l’autre le maintient de sa poigne de fer, lui tord le bras pour le forcer s’agenouiller. Jef refuse de céder, il résiste, se donne du courage en invoquant les mânes de Manouchian. Pour autant, il évite de hurler, soucieux de laisser la tribu hors du coup. Réalisant la vanité du combat, il fléchit un genou en terre. Sans attendre, le deuxième jerrycan lui est déversé sur la tête, Jef est aveuglé, gelé, submergé de purée nauséabonde.
— Du lisier ! tempête-t-il en se débattant. Bande de salauds, c’est facile à trois contre un !
— C’est la vengeance des trois petits cochons, connard. Estime-toi heureux de ne pas avoir eu le grand méchant loup ce soir. J’espère que tu as compris. Allez, les gars, on met les voiles !
À travers la bouillie infecte qui lui obstrue les yeux, Jef aperçoit les trois hommes s’éloigner vers le pré aux chèvres. La dégaine du grand lui évoque une vieille connaissance, un éleveur de porcs avec qui il s’est souvent pris le bec et dont il tague régulièrement les silos de slogans anti-productivistes. Ce goret de René-Jean ne perd rien pour attendre, cependant, les priorités de Jef sont ailleurs. Se laver, se changer et retrouver les siens pour l’anniversaire. Un arrêt au lavoir lui permet de dégrossir le travail. À poil de la tête au pied, il s’accroupit dans le bac où il se rince à l’eau glacée. La position est inconfortable, la fraîcheur de la nuit accentue la sensation de froid sibérien. Le goulag ne doit pas être beaucoup plus attrayant… Jef frotte de toute son énergie pour combattre sa chair de poule et se débarrasser de cette merde visqueuse. Peu à peu, la couche diminue jusqu’à disparaître. Il laisse ses fringues à tremper dans le deuxième bac et, toujours nu comme un vers, traverse la cour au pas de course. Dans la salle de bains, une douche chaude au savon de Marseille vient à bout des derniers remugles de lisier. Il se refait une beauté en vitesse, puis le corps enroulé dans un drap qui séchait au vent, il cavale vers les siens. Solen l’attend devant l’entrée, tracassée. Sa silhouette un peu lourde se découpe sur la paroi éclairée du tipi.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu t’es déguisé en empereur romain ? C’est ça ta surprise ? Les jumeaux n’en peuvent plus ! Pour les tenir, j’ai dû leur raconter des histoires à dormir debout.
— Ttt… Y’a eu un os. Rien de grave pour l’instant. La seule priorité c’est l’anniversaire. On fonce.