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L’existence paisible de Judith est bouleversée par trois événements majeurs. Tout d’abord, son retrait soudain de l’école à l’âge de seize ans par son père et l’arrivée dans leur ferme de son cousin Valentin, handicapé mental, mais d’une beauté exceptionnelle. Ensuite, lorsqu’elle hérite de l’immense fortune de la comtesse Mathilde, dont elle était la demoiselle de compagnie. Sa vie prend une tournure dramatique, avec des secrets qui s’éveillent et de nouveaux personnages qui entrent en scène, notamment Damien, un avocat parisien, qui va changer le quotidien des deux cousins. Au fil des pages, le destin se joue, laissant planer l’incertitude quant à leur avenir.
À PROPOS DE L’AUTEUR
Après une vie entièrement consacrée à l’enseignement et aux livres, c’est tout naturellement que
Pierre Deroissy est passé, au fil du temps, du statut de lecteur fervent à celui d’auteur. Sur plusieurs décennies, il a écrit des poèmes et des textes divers. Ensuite, il s'est lancé le défi de publier son premier roman, animé par son désir de partager avec les lecteurs.
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Pierre Deroissy
Judith Agnat, la femme qui aimait le mimosa
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre Deroissy
ISBN : 979-10-422-0142-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes enfants, mes petits-enfants, Thierry
On ne peut être heureux quand on ne vit que pour soi, quand on rapporte tout à son propre intérêt. On ne vit vraiment pour soi qu’en vivant pour un autre.
Sénèque, vers 4 av. J.-C
Elle se demandait pourquoi elle n’y avait pas songé plus tôt. Ce n’était pourtant pas faute d’y avoir pensé et repensé, quasiment à tout instant, depuis que ce foutu manège avait commencé. Bien sûr, cela ne l’empêchait pas de vivre sa vie et elle était loin de souffrir le martyre, n’exagérons rien. C’était même l’inverse.
À cette époque, elle savourait comme jamais auparavant, chaque moment de ce que la vie lui offrait. Consciente de faire partie des privilégiés, elle se savait enviée par tous ceux qui la connaissaient – personne, à des kilomètres à la ronde, n’ignorait plus ce qui lui était arrivé – et il eut été malvenu d’en demander davantage.
Elle se considérait largement gâtée par le sort et mesurait à sa juste valeur, la chance qui avait un jour frappé à sa porte. « Je ne cherche personne, qu’on ne vienne pas me chercher des poux dans la tête, c’est tout ce que je demande », ne cessait-elle de se répéter.
Elle voulait tout simplement qu’on lui fiche la paix, un point c’est tout.
Depuis deux ans, elle était si heureuse de mener sa barque à sa guise, avec son lot de satisfactions au quotidien, qu’elle en profiterait encore plus pleinement si elle réussissait à éloigner, une bonne fois pour toutes, les casse-pieds qui la harcelaient.
Pour y mettre un terme, elle avait échafaudé bon nombre de plans, plus farfelus les uns que les autres, sans pour autant en avoir mis un seul en pratique. Ne serait-ce que pour constater s’ils fonctionnaient ou pas. Mais ils étaient tellement alambiqués, tellement extravagants, fruits des méandres tortueux de son imagination, pour le cas trop fertile, au point qu’aucun d’eux n’avait dépassé le stade de l’ébauche. À la longue, tout finissait par s’emmêler et elle n’y comprenait plus rien.
De nature peu sujette à des migraines, il n’était pas rare cependant qu’en fin de journée une crise de névralgie lui mette le cerveau en bouillie. Des semaines durant, elle persista donc dans cette voie, convaincue qu’un plan infaillible ne pouvait obéir qu’à un schéma élaboré, sophistiqué. Ça, c’était du Judith tout craché. Rien de nouveau dans cette façon de faire.
À l’école déjà, elle avait cette fâcheuse tendance à se triturer l’esprit en cherchant le piège, le cheveu dans la soupe, à la question la plus anodine de la maîtresse.
Souvent, elle s’ingéniait à chercher midi à quatorze heures, alors qu’il n’y avait pas lieu. Et lorsque la bonne réponse de simple bon sens, qu’elle connaissait bien évidemment, fusait de la bouche d’autres élèves, elle s’en mordait les doigts, se traitait d’idiote et se promettait qu’on ne l’y reprendrait plus.
En grandissant, elle avait certes appris à ne plus essayer de dénicher systématiquement la petite bête à tout bout de champ, et à appréhender les choses d’une manière plus spontanée.
Ces derniers temps, face au ras le bol grandissant qui l’avait gagnée jour après jour, elle étaitretombée dans son travers d’autrefois. Du temps perdu à tergiverser et son problème restait entier. Or, c’est avec une parade toute simple qu’elle réussit enfin à venir à bout des velléités de ceux qui l’agaçaient.
La bonne idée, la plus appropriée, celle qui allait la débarrasser de son tracas, avait surgi une nuit d’insomnie, comme une évidence, claire, nette, sans bavures. Et cette idée était on ne peut plus simple. Cette fois, on allait voir ce qu’on allait voir, elle était sûre de son coup. Tellement sûre, que jamais nuit ne lui avait semblé aussi longue. Si elle s’était écoutée, elle serait passée à l’acte aussitôt. Mais c’eut été ridicule, il n’y avait pas péril en la demeure, elle pouvait attendre le lendemain matin.
Elle rongea donc son frein en attendant que le jour se lève. Elle se tourna et retourna dans son lit, une bonne partie de la nuit, sans pouvoir prendre sommeil. Aussi, dès les premières lueurs du jour, sans même prendre la peine d’avaler son petit déjeuner, fut-elle à pied d’œuvre.
Et en effet, une planche, un pot de peinture, un pinceau, quatre clous et un marteau lui avaient suffi pour résoudre son problème. Tout juste une petite heure, quelques jurons pour s’être assené par maladresse un coup de maillet sur les doigts – cela n’entama pas sa bonne humeur, elle en avait vu d’autres ! – et le tour fut joué.
Le pinceau encore à la main, affublée d’un bleu de travail qu’elle avait emprunté à l’un des ouvriers du chantier qui, vu l’heure bien matinale, n’était encore pas arrivé sur place, et d’une paire de gants de vaisselle qu’elle avait enfilée pour protéger ses mains, c’est de l’œil d’un maître satisfait de son œuvre qu’elle considérait à présent le résultat de son travail. Pas une seule coulure, pas une seule tâche, du soigné de vraie professionnelle, et les lettres capitales en noir sur fond jaune ne pouvaient qu’attirer l’œil des passants. « Personne n’y échappera », se dit-elle en soupirant d’aise, fière d’avoir concrétisé son projet.
Tout le temps qu’avait duré l’opération, Valentin, collé à ses basques, ne l’avait pas quittée d’une seconde. Par mimétisme, il avait même, sans s’en rendre compte, calqué les moindres gestes de Judith et les reproduisait avec autant d’application dont il était capable. Lorsqu’elle tirait la langue dans un effort presque surhumain pour éviter une coulure de peinture, il tirait lui aussi la langue. Lorsqu’elle reculait de quelques pas et clignait des yeux pour apprécier son travail, il reculait lui aussi de quelques pas, penchait sa tête, un coup à gauche, un coup à droite et clignait des yeux. On avait l’impression d’assister à la représentation d’un pas de deux, harmonieux, chorégraphié, réglé dans ses moindres détails et exécuté avec talent par le maître et son élève. Le spectacle qu’ils offraient était d’autant plus remarquable, qu’on les savait piètres danseurs.
Cependant, Valentin était intrigué et pour tout dire inquiet parce que Judith lui avait tu l’objet de son entreprise et tenu à l’écart. Il n’aimait pas ça. Pas ça du tout. Signe qu’il n’était pas dans son assiette, le filet de bave aux commissures des lèvres avait fait son apparition de façon imperceptible, mais réelle. Pourtant, depuis quelques années, grâce à la persévérance et à la vigilance sans relâche de Judith, il avait fini tant bien que mal par presque maîtriser l’écoulement de salive, qui, à son insu, finissait par perler désagréablement sur son menton, attirant inévitablement le regard de ceux qui le croisaient. Ils semblaient ne remarquer que ça, et quand ils prenaient conscience de leur regard trop appuyé, cela les mettait mal à l’aise tout autant que Judith. Mais pas ce jour-là, le garçon était bien trop préoccupé par les agissements de sa cousine pour se rendre compte de son anomalie et encore moins pour la contrôler.
Il ne comprenait pas à quoi cette séance de peinture rimait, pourquoi tous ces mystères. Cela ne ressemblait pas à Judith qui partageait avec lui les choses importantes comme les plus banales. De se sentir exclu, le rendait triste et malheureux. Malgré la curiosité qui le taraudait, il s’était gardé de la questionner pendant qu’elle s’affairait à sa tâche. De toute façon, se disait-il, tôt ou tard, elle finira par me mettre au courant. Et si elle ne le faisait pas, il en parlerait à Damien, le seul capable de l’éclairer sur ce qu’il se passait, même s’il n’était pas sur place.
Damien, il le portait dans son cœur et il l’aimait autant que Judith. « Heureusement qu’il existe », se dit-il, il ferma les yeux, sourit et un frisson parcourut son corps, rien qu’à cette pensée.
Ces derniers temps, il l’avait sentie plutôt sur les nerfs. Intuitivement, il avait compris que quelque chose ne tournait pas rond et que cela la tracassait.
À l’origine, il avait mis cela sur le compte du chamboulement qu’avaient entraîné les travaux de la maison, du désordre permanent dans lequel ils vivaient, des va-et-vient incessants des ouvriers, qui depuis près de deux mois s’éparpillaient un peu partout, dans la maison et dans le jardin, en créant un foutoir pas possible. Mais il n’y croyait pas vraiment.
Tous ces nouveaux aménagements, c’est elle qui les avait souhaités et à en juger par les résultats, c’est plutôt à une Judith satisfaite et heureuse, qu’il avait affaire au quotidien.
Elle s’était montrée aussi excitée et impatiente que lui, entre le moment où le projet avait été finalisé avec les différents corps de métiers et le début des travaux. Elle avait compté les jours, trouvant que le temps ne s’écoulait pas assez vite.
Il percevait donc, instinctivement, que l’explication à la nervosité de Judith, c’est ailleurs qu’il fallait la rechercher. Il avait eu beau scruter en catimini son regard, soupeser ses changements d’humeur, guetter ses mouvements, pas le moindre indice qui le mette sur la voie. Il comprit que l’écriteau que Judith venait d’apposer sur le portail de la maison allait lui livrer la clé de cette énigme. Qui, après tout, n’en était peut-être pas une.
Consciencieusement, à voix basse, parce que c’était pour lui le seul moyen de comprendre ce qu’il lisait, il déchiffra ce que Judith venait de peindre :
CETTE MAISON N’EST PAS À VENDRE, N’EST PASÀ VENDRE souligné d’un double trait, franc, appuyé et énergique.
En fronçant ses sourcils, son regard bascula à plusieurs reprises du panneau à Judith, puis de Judith au panneau, pour se convaincre qu’il avait bien compris ce qu’il avait lu, hésita un court instant puis il respira profondément comme s’il allait se jeter à l’eau, enfonça ses mains dans les poches de son pantalon et il lança :
— Alors, on vend plus notre maison, c’est ça que ça veut dire ?
— Oui, c’est ça que ça veut dire, mais il n’a jamais été question de la vendre, Valentin, je te l’ai déjà dit.
— Jamais, jamais ?
— Jamais, jamais, le singea-t-elle, en contrefaisant sa voix avec malice. Enregistre ça une bonne fois pour toutes, tu comprends ? Jamais ! Jamais ! Jamais ! et elle esquissa un sourire comme pour appuyer ses dires.
Valentin lui rendit son sourire, soulagé et rassuré.
— Ah ! oui, comme ça on aura deux maisons, celle de Paris et celle-ci.
— Exactement.
— Mais, on habitera dans laquelle, tous les jours ? insista Valentin.
— Dans notre maison parisienne, mais on reviendra ici chaque fois qu’on en aura envie.
— J’aurais pu t’aider, je sais peindre moi aussi, c’est toi qui m’as appris, ajouta-t-il. Sa façon à lui de lui glisser qu’elle aurait pu lui en parler.
Elle fit la sourde oreille et laissa sa question en suspens pour lui signifier que le chapitre était clos, elle fit mine de vouloir lui peinturlurer le visage, signe qu’ils étaient malgré leurs âges, encore des enfants capables de se lancer dans une course-poursuite comme au temps de leur adolescence.
Mais elle y renonça, ce n’était pas le moment, il restait encore tant à faire. Elle s’empara du pot de peinture et s’en alla le jeter ainsi que le pinceau dans la benne à gravats, laissant derrière elle Valentin toujours son regard braqué sur l’écriteau comme s’il voulait, en s’en empreignant, chasser définitivement la crainte qu’il avait ressentie chaque fois que le téléphone avait retenti à l’appel d’un acquéreur.
Ces derniers jours, en effet le téléphone n’avait cessé de sonner du matin très tôt jusqu’à tard dans la soirée. À croire qu’à des kilomètres à la ronde, les paysans s’étaient passé le mot pour venir faire à la jeune femme, les uns après les autres, leur offre d’achat.
À les écouter, celle de l’acheteur potentiel qu’elle avait au bout du fil était dix fois plus alléchante que celle d’un autre. Comme si pour la supposée vendeuse, c’était l’opportunité du siècle à ne pas rater. Excédée, Judith avait fini par placarder l’annonce, aussi grande que possible, pour qu’on puisse la lire de loin. Elle espérait ainsi se débarrasser de tous ces intrus envahissants.
La maison et le terrain attenant n’avaient pourtant jamais été mis en vente, mais les travaux de restauration entrepris par la jeune femme avaient suscité curiosité et spéculations de toutes sortes. Ils venaient à peine d’être achevés et les entreprises n’avaient encore pas tout à fait déblayé la cour, des gravats, qu’elles y avaient accumulés, que le faux bruit s’était répandu comme une traînée de poudre dans le village et au-delà.
Les commentaires allaient bon train :
— La Judith part s’installer ailleurs, elle quitte définitivement la région. Pourquoi donc elle a fait autant de travaux dans cette vieille baraque, si c’est pas pour la revendre à un meilleur prix ? Pourquoi donc elle l’aurait fait, si c’était pas pour ça, hein, je vous l’demande. C’est pourtant pas l’argent qui y manque maintenant, à la petiote.
Certains d’entre eux, se prévalaient même de tenir l’information de la Judith en personne.
— Eh ben oui ! c’est comme j’vous l’dis, c’est pas plus tard qu’hier qu’elle m’en a touché deux mots, ho ! pas clairement, mais c’était tout comme.
Chacun brodait à sa manière, ajoutant ici une précision, sous-entendant là, un aspect inédit de l’affaire, de sorte que, depuis l’achèvement des travaux, pas un jour où l’un ou l’autre, de ceux qui voyaient là l’occasion de faire une bonne affaire, en se déclarant preneur, puisqu’il y avait vente ou tout simplement aiguillonné par une curiosité toute naturelle, ne venait aux nouvelles. La jeune femme coupait court à toute discussion et martelait d’une voix tonitruante, toujours la même réponse :
— Je ne vends pas et je ne vendrai jamais !
Après la mise en place de l’écriteau, les appels se raréfièrent, pour ensuite disparaître totalement. Sa stratégie avait porté ses fruits et les vases communicants avaient fonctionné dans le bon sens, cette fois-ci. Enfin tranquille, aidée de Valentin, Judith mit les derniers coups de patte à l’agencement définitif de la demeure. Ils redoublèrent d’ardeur et terminèrent plus tôt que prévu.
Le jour où tout fut achevé et mis en ordre, elle put enfin, fermer à double tour la maison où elle n’habiterait jamais plus, du moins en permanence. Désormais, sa seule vraie maison n’était plus celle-ci, mais celle de Paris. Elle y reviendrait de temps en temps, parce qu’elle l’avait promis à Valentin, mais aussi parce que c’est ici que la plus grande partie de sa propre vie s’était écoulée et que tous ses souvenirs s’y trouvaient enfermés. De cela, elle en était certaine.
Judith, qui avait toujours pensé que c’est dans cette maison qu’elle mourrait un jour, comme ses parents avant elle, et comme avant eux, ses grands-parents, parce que c’était dans l’ordre logique des choses et parce qu’ici rien ne changeait vraiment avec le temps, voulait tirer un trait sur son passé en la quittant. Pour autant, à aucun moment, elle n’avait envisagé de s’en séparer. S’en séparer équivalait à abandonner un morceau de sa chair, à jeter aux orties l’un de ses membres, à laisser le temps implacable continuer son œuvre de putréfaction sur tous ceux qu’elle avait abrités. Et à commencer par elle-même. Elle garderait donc cette maison, même si elle n’y mourrait probablement pas, car le destin en avait décidé autrement. Il avait frappé à sa porte au moment où elle s’y attendait le moins, sa vie avait basculé et pris une direction qui l’éloignait, sans espoir de retour, du lieu qui l’avait vu naître et grandir.
En cette fin d’après-midi, elle ne s’attarda pas davantage dans ses anciens murs, vérifia une dernière fois que toutes les prises électriques avaient été débranchées, les issues fermées, un dernier coup d’œil en guise d’au revoir, à la bâtisse désormais toute rutilante et au jardin éclatant de mille couleurs avec en son centre un mimosa encore plus majestueux que d’habitude, puis elle s’engouffra dans sa voiture, où l’attendait Valentin, confortablement installé sur le siège côté passager, et elle démarra.
Les passants qui les croisaient dans les rues, en apercevant son Austin Mini Cooper traverser le village, sauraient désormais que Judith partait pour toujours et colporteraient aussitôt la nouvelle à qui voulait l’entendre. Elle s’offrit même le luxe, de faire un arrêt au seul café du village qui tenait un coin presse, le temps d’acheter le dernier numéro du magazine Auto-Moto pour Valentin, ça l’occuperait pendant le trajet, et elle quitta le lieu sur un Adieu ! lancé à la cantonade. À bon entendeur, salut !
À présent, elle n’avait plus qu’une seule hâte, parcourir au plus vite la distance qui la séparait de son habitation parisienne, et arriver à temps pour que Damien, qu’elle avait invité à dîner, ne trouve pas porte close. Elle laissait derrière elle ce monde qui l’avait bercée depuis toujours, pour s’immerger totalement dans celui qui, depuis deux ans à présent, était devenu le sien.
À peine furent-ils sortis du village, qu’un vent léger se mit soudain à souffler. Il chassa les nuages gris qui depuis le matin, menaçaient, dégageant petit à petit un ciel céruléen de fin de journée qui se confondait avec l’horizon. Les journées commençaient à rallonger, prémices d’un printemps annoncé qui s’invitait avant l’heure. De part et d’autre de la route, les champs et les bourgeons des arbres semblaient s’ébrouer, tels des poussins impatients de se débarrasser de leur coquille pour naître à la vie. La nature se hâtait d’abandonner ses habits d’hiver. Et l’hiver avait été particulièrement rigoureux cette année-là. Il n’avait jamais autant neigé, depuis que des spécialistes en tous genres nous rebattaient quotidiennement les oreilles avec le réchauffement de la planète et des catastrophes qui nous menaçaient. Mais en attendant que tout s’effondre, le printemps montrait le bout de son nez et l’air embaumait prématurément de senteurs indéfinissables, mais prometteuses. On allait vers les beaux jours, la soirée qui s’annonçait, serait belle.
Et la saison aussi, pensa Judith, tandis qu’elle engageait son véhicule sur l’autoroute en direction de la capitale. Elle respira à pleins poumons et se laissa griser, le cœur en joie, confiante en l’avenir qui s’ouvrait devant elle.
C’est le moment que choisit Valentin pour introduire dans le lecteur de Cd, le dernier succès à la mode : Voyage Voyage. La reprise d’un tube des années quatre-vingt, remis au goût du jour.
À tue-tête, toutes vitres baissées, les deux cousins hurlaient en boucle la chanson qu’ils connaissaient si bien, mais qu’ils chantaient si mal, tandis que leur voiture glissait sur l’asphalte. Aucun des deux n’avait un don particulier pour le chant, mais ils adoraient ça et ne se privaient jamais de s’y adonner dans la joie et la bonne humeur. Les fausses notes aiguës de l’une, plus graves de l’autre, formaient une cacophonie telle, qu’elle aurait fait fuir l’auditeur le mieux disposé. Leur jubilation était une raison suffisante pour ne pas s’en préoccuper. Chanter les isolait du reste du monde, et ils n’hésitaient jamais à pousser la chansonnette en toute occasion.
Au même moment, tandis que les deux jeunes gens faisaient route, Damien répondait aux questions des journalistes dans les couloirs du Palais de Justice. Ils s’étaient déplacés en nombre, ceux de la presse écrite pendant les trois semaines qu’avait duré le procès et aujourd’hui, jour du jugement, les radios et les chaînes de télévision françaises et plusieurs étrangères. Ils avaient pris d’assaut le tribunal, s’arrachaient Damien pour décrocher l’exclusivité de ses déclarations.
Oui, la partie avait été serrée, évidemment qu’il était satisfait du jugement rendu, pour ses clients tout d’abord, et aussi parce que pour la première fois des actionnaires, des petits actionnaires pour la plupart, avaient obtenu gain de cause face à une multinationale réputée irréductible. Certes, il y aurait appel, mais il faisait toute confiance au parquet et à la justice française, non il ne craignait pas les pressions politiques… etc.
Le ton de vieux routier et l’aisance avec laquelle Damien répondait aux questions, donnaient de lui l’image d’un avocat aguerri à cette pratique de l’interview depuis longtemps. Mais il n’en était rien. Il avait en six, sept ans de carrière, quelques procès conséquents à son actif, mais quand bien même la presse s’en faisait l’écho et que son nom était mentionné, les retombées médiatiques touchaient davantage le cabinet d’avocats dans lequel il travaillait, que lui à titre personnel. Or, il avait assez d’expérience dans le métier pour mesurer que l’envergure d’un procès comme celui-ci, par les sommes qu’il mettait en jeu, et surtout par le scandale qui éclaboussait une des multinationales parmi les plus puissantes, pouvait lancer sa carrière sur une autre échelle et lui offrir, enfin, l’opportunité de faire cavalier seul.
Cela semblait aller à contre-courant de la tendance de l’époque qui voulait que les avocats se regroupent plutôt au sein d’un même cabinet. En se partageant à plusieurs les frais inhérents à la location des locaux, compte tenu des loyers toujours plus exorbitants, ils pouvaient par conséquent, installer leurs cabinets dans les quartiers les plus huppés de la capitale, faire des économies et augmenter ainsi de manière conséquente leurs revenus. Mais la promiscuité avec ses confrères commençait à peser à Damien et il voulait ne plus avoir de compte à rendre à personne dans sa vie professionnelle comme il n’en donnait plus à quiconque dans sa vie privée.
Lorsqu’il jugea qu’il avait dit l’essentiel de ce que l’on pouvait attendre de lui, il mit fin à l’interview et réussit enfin, tant bien que mal, à se soustraire de la cohue et regagna les vestiaires pour se débarrasser de sa robe. Il essuya quelques plaisanteries de certains de ses confrères, quelques félicitations sincères de la part de certains autres et une indifférence silencieuse d’une bonne majorité d’entre eux.
Il appela de son portable ses collaborateurs pour leur annoncer la bonne nouvelle – mais elle avait déjà filtré – et les informa qu’il ne repasserait pas au cabinet, comme il avait l’habitude de le faire après un procès.
— Bonne soirée, Damien, lui souhaita Éric, son assistant, et pas trop de folies, promis ?
— C’est cela même, c’est cela même, lui lança-t-il et il raccrocha.
Ce procès était le procès, sinon celui de sa vie, en tout cas, celui que tout avocat porté par l’ambition espérait décrocher un jour, pour les enjeux en présence et par son retentissement.
Pour exercer dans un grand cabinet organisé à l’américaine, où derrière un avocat c’est souvent le travail de toute une équipe qui récoltait ou pas les fruits à l’issue de l’un d’eux, il n’en restait pas moins vrai que c’est lui qui avait été choisi au sein d’une escouade de jeunes et moins jeunes loups du barreau pour défendre les intérêts de la partie civile, que c’est lui qui avait battu le fer avec la partie adverse, et que c’est son nom qui allait jaillir au grand jour de la masse de ses confrères, que seul le microcosme juridico-parisien connaissait.
Il en soupirait d’aise. Une vengeance aussi sur la vie.
Après l’ambiance survoltée de l’interprétation inédite de Voyage Voyage, le silence. Valentin, le nez plongé dans la revue Auto-Moto recouvrait peu à peu son calme, Judith agrippée à son volant, son souffle.
Tout en roulant vers la capitale, Judith ne pouvait s’empêcher de lancer régulièrement des regards attendris sur ce gaillard costaud à côté d’elle, son magazine sur les genoux et qui avait fini par s’assoupir, bercé par les secousses de la voiture.
C’était à présent un homme ! Plus de dix ans avaient passé depuis son arrivée dans sa famille. Elle pouvait mesurer les progrès accomplis. Ils étaient inimaginables. Aujourd’hui, l’homme assis à ses côtés savait lire, était capable d’écrire, de tenir une conversation. Et le comble, capable d’ironiser et de faire de l’humour. Elle ne s’en attribuait pas tout le mérite, mais sans elle, Valentin en serait-il à ce stade ?
Cela faisait déjà près d’une heure et demie que les deux cousins roulaient. Au volant de sa voiture, sur le bitume de l’autoroute qui les conduisait elle et son passager dans leur résidence parisienne, le film de leur vie d’hier lui revenait à l’esprit, au rythme du paysage qui défilait sous ses yeux.
Ces derniers mois, les occupations n’avaient pas manqué et le soir, c’est exténuée que Judith allait au lit. Elle s’endormait aussitôt d’un sommeil vide de rêves qui la menait jusqu’au matin. Ce qui ne lui avait pas laissé beaucoup de temps pour penser à sa vie d’avant. Celle d’aujourd’hui était bien remplie, et elle la vivait au jour le jour.
La petite paysanne d’hier paraissait à des années-lumière de la toute nouvelle Parisienne qu’elle était devenue. Mais en apparence seulement. La conduite sportive de sa voiture, l’aisance acquise dans ses moindres gestes, l’élégance vestimentaire qu’elle affichait, pouvaient faire illusion, mais ne la trompaient pas, elle. Trop de souvenirs, liés à son existence de petite campagnarde qu’elle avait toujours été, affluaient dans son esprit au moment où justement, elle croyait tourner définitivement cette page, en s’éloignant de cette maison qu’elle laissait derrière elle et qui l’avait vu naître.
La circulation plus dense, les ralentissements plus fréquents des voitures, les premières lumières au loin, annonçaient qu’ils s’approchaient de la capitale. Si cela ne bouchonnait pas trop aux abords de Paris intra-muros, dans moins d’une demi-heure, ils seraient arrivés à destination. Et au bout de leur course, Damien les attendait, elle et Valentin. Mais, ce n’était pas le cas aujourd’hui. Il était déjà vingt heures et ils auraient dû être arrivés à destination au minimum depuis une bonne heure. À proximité de l’église du Sacré-Cœur de Gentilly, alors qu’elle n’était qu’à quelques encablures de la Porte d’Orléans, la circulation s’arrêta brutalement. Probablement un carambolage. C’est ce qu’elle pouvait en déduire de là où ils se trouvaient bloqués.
La nuit commençait à tomber, les gyrophares zébraient le ciel, les hurlements des sirènes faisaient un boucan de tous les diables et les véhicules des pompiers et de police secours, se frayaient tant bien que mal un passage, entraînant dans leur sillage les conducteurs les plus frondeurs, qui profitaient de l’aubaine, quitte à ajouter encore plus à la confusion. Il n’y avait rien à faire qu’à s’armer de patience et attendre.
Valentin était en pleine forme. Son petit somme l’avait requinqué et il savait que lorsqu’apparaissait sur leur gauche l’église qu’il avait baptisée l’église des Anges, ils étaient pratiquement arrivés à destination. Sauf imprévu comme ce soir, évidemment.
— Damien mange à la maison ce soir ? s’enquit-il.
— Oui, et il doit nous attendre depuis déjà un bon moment, confirma Judith.
— J’espère qu’il va pas s’en aller.
— Je pense pas.
— Je pense pas moi non plus, surenchérit-il comme pour conjurer le sort d’un contre temps possible de Damien.
— Et moi demain, je m’achète un téléphone portable. C’est décidé.
— Comme ça tu pourras l’appeler quand on est en retard.
— Exact, tu as tout compris, admit Judith, un sourire aux lèvres. Puis elle enchaîna :
— Dis-moi Valentin, tu aimes beaucoup Damien, pas vrai ?
— Ah ! Ah ! oui, celui-là je l’aime, je l’aime comme un frère, répondit-il d’un ton explosif, pas toi ?
— Bien sûr que si, et tu le sais bien. Mais tu as déjà deux frères, il t’en faut un troisième ?
— Oui, mais à quoi ça sert d’avoir deux frères si on ne se voit jamais, hein ? Il marqua un temps puis ajouta : depuis le temps, j’ai même presque oublié la tête qu’ils ont. Ils ont dû m’oublier eux aussi.
Judith ne sut quoi lui répondre et pour faire diversion, elle s’inquiéta :
— Tu es fatigué ?
Valentin se redressa sur son siège, comme pour la rassurer qu’il n’en était rien et se défendit :
— Pas du tout, pas du tout.
Au bout d’une bonne vingtaine de minutes de surplace, la circulation reprit ses droits, au début au compte-gouttes puis plus normalement. Lorsqu’ils débouchèrent sur l’axe qui longe la porte d’Orléans pour bifurquer à droite et accéder enfin au Square Montsouris où ils habitaient, Valentin manifesta sa joie d’un hourra de victoire.
À présent il faisait nuit, l’occasion pour le jeune homme de décliner le nom des enseignes lumineuses des tours que l’on voyait de loin : Etap Hôtel, Novotel, STMICROelectronics, Pfizer,Sanofi Aventis.
Judith entretenait toujours chez lui sa capacité à déchiffrer à haute voix tous les panneaux qu’ils rencontraient sur leur chemin.
Pendant que Valentin s’appliquait à lire consciencieusement ce qui défilait sous ses yeux, Judith pensait à Damien qu’elle avait invité à dîner ce soir et qui était certainement en train de les attendre. Ce n’était pas la meilleure idée qu’elle ait eue et elle regrettait sa réticence à s’équiper d’un téléphone portable. Elle se promit de faire le nécessaire dès le lendemain. Depuis le temps que Damien l’y encourageait ! Là au moins, il serait content ! Jusque-là, elle n’avait pas cédé, pas par caprice, mais parce qu’elle n’en voyait pas l’utilité. Longtemps elle avait vécu dans une famille qui ne possédait même pas un fixe. Les années où elle avait travaillé à l’extérieur l’avaient familiarisée avec l’appareil et elle avait fini par lui reconnaître quelques vertus. Finalement, elle en avait fait installer un, après la mort de sa mère. Elle se sourit à elle-même, en se disant qu’avec l’acquisition d’un portable, elle franchirait le dernier seuil qui ferait d’elle définitivement, une jeune fille bien de son époque. En moins de deux ans, elle en avait fait du chemin et que de choses avaient déjà changé dans sa vie !
Et elle eut une pensée attendrie pour la Comtesse.
Damien, qui les attendait au pied de chez elle avait une mine trop réjouie pour lui en vouloir.
— Excusez-nous, Damien pour ce retard, mais gros problème de circulation, lui dit-elle en le voyant faire les cent pas devant sa porte, un bouquet de roses rouges dans une main, une bouteille de champagne dans l’autre et un exemplaire d’Auto-Moto coincé sous son bras.
Il l’embrassa, serra longuement la main de Valentin et le trio pénétra à l’intérieur de la demeure de Judith.
Damien se contenta de sourire.
Valentin, ne releva pas la remarque de sa cousine et tandis qu’il se précipitait vers le téléviseur qu’il s’empressa d’allumer, Damien lui tendit le magazine et emboîta le pas à Judith jusqu’à la cuisine où il se débarrassa des fleurs et de la bouteille.
— Merci pour les fleurs, elles sont magnifiques, mais que fêtons-nous au juste, demanda Judith ?
La réponse à sa question c’est Valentin qui la vociféra du salon :
Le couple alla rejoindre le garçon qui continuait de psalmodier, incrédule :
Le trio resta scotché devant le téléviseur pendant les quelques secondes que dura le reportage : Damien, impassible ou feignant de l’être, Judith, à la fois intéressée et intriguée, Valentin, bouche bée, incrédule. La fin du reportage coïncida avec un appel téléphonique sur son portable. C’est son père que Damien eut en ligne.
— Félicitations ! Je viens de te voir au Journal Télévisé, je te passe ta mère. Encore bravo, je t’embrasse.
L’affaire fut vite expédiée, venant de son père, Damien n’en fut pas surpris.