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Après sa rupture avec Sylvain et le décès de son épouse, par amour pour ses deux enfants et épaulé par Georges, son collègue de travail, qui l’aime en silence depuis toujours, Jérôme refait surface. Il finit à son tour par tomber amoureux de Georges. Ils décident de vivre au grand jour leur relation et Jérôme fait son coming out auprès de sa famille. Mais l’avenir radieux, tel qu’ils se l’imaginent, sera-t-il au rendez-vous ? L’intolérance et l’adversité auront-elles raison des deux hommes ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après une vie entièrement consacrée à l’enseignement et aux livres, c’est tout naturellement que
Pierre Deroissy est passé, au fil du temps, du statut de lecteur fervent à celui d’auteur. Sur plusieurs décennies, il a écrit des poèmes et des textes divers. Ensuite, il s’est lancé le défi de publier des romans, animé par son désir de partager avec les lecteurs.
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Pierre Deroissy
Les Hors Races
Tome II
La Vraie Vie Va
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre Deroissy
ISBN : 979-10-422-1626-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Judith Agnat, la femme qui aimait le mimosa, Le Lys Bleu Éditions, 2022
Les Hors Races – Tome I – L’Escalade des Feux Croisés, Le Lys Bleu Éditions, 2023
Pour Thierry
À deux, on peut lutter contre les injustices, y compris la pire, celle qui vous fait croire que vous n’êtes pas comme les autres.
Yves Navarre –Ce sont amis que vent emporte
En quelques années, Jérôme avait successivement perdu ses deux grands amours : Justine, la femme de sa vie, qui était décédée en donnant naissance à leur fille et Sylvain,1 le garçon qu’il avait appris à aimer et qu’il avait lâchement abandonné. Seul l’amour pour ses deux enfants lui avait donné la force de ne pas baisser les bras et le courage nécessaire pour continuer à se maintenir à flot et ne pas faire naufrage. Au cours de cette période douloureuse, l’aide de Nonna avait été inestimable et c’est elle qui avait tenu bon la barre.
Nonna ! Quelle femme et quelle trempe !
Jérôme avait pris un congé sans solde d’un mois au lendemain du décès de sa femme afin de s’organiser et de planifier la nouvelle vie à laquelle il devait faire face.
Au bureau, Georges, son collègue, se montra exemplaire de compréhension, de soutien et d’efficacité. Il prit sa charge de travail, déculpabilisant Jérôme dont le cœur n’était pas toujours à la tâche et l’esprit souvent ailleurs. Les enfants, et Sylvaine en particulier, ne pouvaient souffrir d’aucun temps mort. Il fallait parer à tout, immédiatement, sans remettre à plus tard. Les premiers mois furent des mois où il lui semblait vivre sa vie, dans un état second comme étranger à tout ce qui l’entourait. Il n’avait plus de force, accablé par le chagrin qui le submergeait en continu, mais qu’une rage intérieure lui commandait de s’oublier, de ne pas s’apitoyer sur son sort et de ne penser qu’aux enfants, sa seule priorité désormais. Il leur devait bien ça, il le devait à leur mère Justine, et il se le devait à lui-même.
Et il ne flancha pas.
Nonna le seconda à merveille et lorsqu’il dut reprendre son travail, ce fut l’esprit serein et tranquille. Il pensait à elle, comme si elle était un membre de sa famille. Certes, dans le cœur de ses enfants, elle ne remplaçait ni Justine ni mamie Anne, leur grand-mère paternelle. Jérôme tenait à ce que ses enfants fassent la différence et sachent qui était qui. Cela ne posa jamais de problème ni n’empêcha des sentiments forts et partagés entre Nonna, Léo l’aîné, et sa petite dernière, Sylvaine. Parce qu’il était impossible de ne pas aimer Nonna, Jérôme était tombé sous son charme, dès la première fois où sa femme, de son vivant, la lui avait présentée.
Une rencontre fortuite entre les deux femmes, la semaine où Justine avait eu confirmation de sa deuxième grossesse et l’emménagement de Nonna dans leur immeuble fut à l’origine de cette affaire de famille. Sa gentillesse avait aussitôt fonctionné : la mamma italienne, sicilienne plus précisément, par excellence, avec ses qualités sans les défauts, qui parfois peuvent exaspérer et donner l’impression que ces mammas en font des tonnes. Généreuse, chaleureuse, protectrice, mais jamais envahissante. Elle avait assisté Justine tout au long de sa grossesse, par sa présence discrète. Comme les insulaires de sa Sicile natale, elle affichait cette réserve naturelle, teintée de méfiance, pour les étrangers, à l’image de son peuple qui avait connu des envahisseurs depuis la nuit des temps. Parmi eux, les Normands, qui y avaient vraisemblablement laissé des traces de leur passage, car physiquement Nonna, n’avait rien des Siciliennes, telle qu’on se les représente habituellement.
Un véritable casque de cheveux châtain, très clair qui virait au blond, de beaux yeux bleus, une stature élancée et plus remarquable encore, un port de tête altier de lignée assurément aristocratique, comme la distinction de ses manières semblait l’attester. Ce qui avait fait ironiser Jérôme : « Vraisemblablement une comtesse sicilienne sans château ni fortune, comme il y en a tant, là-bas. »
Justine n’avait pas apprécié son humour.
Lorsque Sylvaine vint au monde, il apparut comme une évidence à Jérôme que seule Nonna pouvait s’occuper du nourrisson et de Léo. Mamie Anne faisait quelquefois le joint, surtout le week-end. Le soir, en semaine Jérôme prenait en charge ses deux enfants, mais il savait que de nuit, en cas de problème, il pouvait faire appel à Nonna, qui habitait à l’étage inférieur.
Quant aux grands-parents de Justine, les liens avec Jérôme s’étaient peu à peu distendus depuis la mort de leur petite fille. Le choc avait été tel pour eux qui avaient tant fait pour Justine après le décès de ses parents2, que Jérôme évita de les solliciter et fonda l’espoir que le temps les aiderait à faire leur deuil. Pour des raisons diverses, mais peut-être pas les bonnes, ils s’éloignèrent les uns des autres. Ils habitaient trop loin, ils devenaient trop âgés pour faire le déplacement, bref Jérôme avait bien d’autres problèmes à résoudre au quotidien pour ne pas s’encombrer avec cela.
Pourtant, il regrettait que les enfants grandissent sans connaître le papy et la mamie de leur mère qui avaient été si proches jusqu’à leur mariage. Leur seule manifestation consistait à envoyer un cadeau aux enfants pour leur anniversaire et à Noël et les vœux pour la nouvelle année à Jérôme. Il avait leur adresse et se promit qu’à la première occasion, il leur ferait la surprise en leur emmenant les enfants. Il estimait qu’il était de son devoir de père de créer l’occasion d’un rapprochement. « Je vais y réfléchir », se disait-il.
Depuis la mort de Justine, la vie de Jérôme ne tournait plus que pour et par ses enfants. Il s’y consacrait jour et nuit, à chaque instant. Les rares fois où le besoin de se retrouver seul s’était manifesté, comme par exemple aller au cinéma ou à un concert, il y avait renoncé. Il se serait senti coupable de ne pas partager chaque minute de son temps libre avec ses deux enfants et fautif de prendre du plaisir sans eux. Ses moments de détente, de plaisirs, c’était toujours avec eux ou pas du tout.
Ce sentiment de culpabilité ne le quittait pas, lors de ses déplacements à Paris, où il se rendait une fois par trimestre pour les travaux des études préalables à l’ouverture du nouveau siège des Archives dans sa ville. Au fil des années, il s’était de plus en plus impliqué dans le projet, même si après sa rupture avec Sylvain, il lui coûtait d’aller dans la capitale. Les souvenirs des quelques jours qu’ils y avaient vécus étaient encore trop imprimés dans son cœur et dans sa chair pour qu’il puisse d’un coup de baguette magique les effacer. Il ne retournait plus dans le même hôtel, mais cela n’y changeait rien et n’était que symbolique. Cependant, petit à petit, ses blessures s’étaient cicatrisées. Du moins, essayait-il de s’en persuader. Lorsqu’il lui arrivait de penser au garçon, c’était de façon de plus en plus sereine, peut-être même avec une pointe de reconnaissance. Sylvain lui avait permis de s’ouvrir à un monde dont il ignorait tout. Il lui avait fait découvrir une partie cachée de lui et la porte pour une meilleure connaissance de soi s’était entrouverte.
La déflagration du sentiment qui avait pris corps en lui était bien plus perturbante que la mise à jour d’une nouvelle forme de sensualité qu’il avait découverte. Après leur rupture, il avait définitivement fermé cette porte. La vie qui avait repris son cours, la grossesse de sa femme, puis la naissance de Sylvaine l’avaient détourné de tout ce qui n’en faisait pas partie et le temps, jour après jour, faisait son œuvre.
La gestation de Justine l’avait accaparé totalement et il avait connu de nouveau les affres et l’impatience de l’attente, avec ses joies et ses inquiétudes, que représente la venue au monde d’un enfant. La maison ne vivait plus qu’au rythme de cette perspective. Jusqu’au jour où tout s’était emballé.
Rien, au cours de la grossesse, n’avait laissé présager une issue fatale. Les visites régulières à la maternité, ajoutées à celles du médecin traitant de la famille, témoignaient mois après mois, de l’excellence de la gestation en cours, pour l’enfant et pour la mère.
Pour l’accouchement de Léo, cela avait été une simple formalité, aucune raison apparente ne laissait supposer qu’il n’en fût pas de même pour le second. Et comme on s’y attendait, l’accouchement en soi s’était remarquablement bien passé, mais le destin en avait décidé autrement : le cœur de Justine avait lâché, sans que rien ne le laissât pressentir. Le professeur Perrin, chef d’équipe en titre de la clinique, diagnostiqua une malformation congénitale du cœur et Justine s’était éteinte peu après la délivrance, en lui laissant une partie d’elle, Sylvaine.
Sylvaine, un rayon de soleil, qui venait adoucir le chagrin de Léo, commandait à son père, le devoir de ne pas se laisser abattre et de continuer à vivre pour ses enfants.
Dans ses grands moments de solitude et de détresse, c’est en eux qu’il puisait son énergie, pour rebondir quand le malheur qui l’avait frappé se faisait par trop pesant. Il avait adapté son existence à leurs besoins. Ainsi le midi, il ne pouvait rester qu’une petite demi-heure à la maison, mais déjeuner en famille était un moment auquel il n’aurait renoncé pour rien au monde. Fini le petit restau où il avait ses habitudes depuis toujours. Arlette, la serveuse, le regrettait et il ne s’y était rendu que deux, trois fois en plus de trois ans.
Grâce à Nonna, il pouvait donc partager ses repas avec la maisonnée ; elle s’occupait aussi du quotidien de toute la famille, et il n’avait, comme elle le lui disait, qu’à mettre les pieds sous la table et elle assurait le service.
C’est sur les conseils de Nonna qu’il avait inscrit Sylvaine en première année de maternelle. Elle se socialiserait plus vite en compagnie des autres enfants, n’avait-elle cessé de répéter. Mais n’ayant pas l’âge requis, l’enfant n’avait pas pu intégrer l’école en septembre, à un ou deux mois près, faute de places disponibles. Jérôme s’était bien gardé de dire qu’il s’en trouvait soulagé, la simple idée de confier pour la première fois sa fille à des inconnus, lui avait posé un problème de conscience.
Et en avril 1979, au retour des vacances de Pâques, la directrice l’avait informé qu’elle était prête à accepter Sylvaine pour le dernier trimestre, cela l’aurait familiarisée avec l’école où sa place était déjà retenue pour la rentrée de septembre. Léo, qui était en cours élémentaire, avait explosé de joie en apprenant la nouvelle. Les bâtiments réservés aux sections du primaire étaient dans le même périmètre. Il pourrait, disait-il, surveiller sa petite sœur, sans problème. Dès la première semaine, l’expérience s’avéra concluante au point que Sylvaine voulait aller à l’école même le dimanche.
Par la suite, les enfants restèrent à la cantine pour le déjeuner et Jérôme reprit ses anciennes habitudes : il prenait ses repas sur place pour la plus grande joie d’Arlette qui visiblement en pinçait pour lui. Les regards et les égards qu’elle manifestait à son encontre étaient éloquents. Même si la plage horaire entre midi et deux heures lui semblait un peu longue, il était libéré des problèmes de circulation auxquels il avait été confronté au cours des dernières années.
Georges, son binôme professionnel, n’avait apporté, quant à lui, aucun changement à ses habitudes : son entraînement sportif était sacré et il y consacrait la pause du déjeuner. Rien n’aurait réussi à l’en dissuader. Cependant, les premiers temps, après la mort de Justine, encore sous le coup du choc, Jérôme se traînait parfois lamentablement sur son lieu de travail et Georges par sympathie et afin de ne pas le laisser s’enfoncer davantage dans la dépression, prétextait à son tour, une fatigue imaginaire, un rhume invisible, une migraine imperceptible, annulait ses séances de gymnastique et lui tenait compagnie. Jérôme savait qu’il n’en était rien et que c’était sa façon à lui de se montrer solidaire et de partager de cette manière, les jours où son fardeau était plus difficile à supporter qu’à d’autres. Jérôme n’oublierait jamais, le réconfort, sans effusions théâtrales ni propos larmoyants, que Georges lui avait prodigué pendant toute cette période. Un mot, un regard, une poignée de main un peu plus appuyée et tout était dit.
Au fil des semaines, leurs rapports habituellement plutôt distants, ils ne sortaient jamais du cadre strictement professionnel, prenaient, depuis la disparition de Justine, une tournure plus bienveillante, voire amicale. Jérôme se plaisait à penser qu’ils finiraient par devenir plus que des collègues de travail, qui s’entendaient bien, mais de véritables amis. Il s’engagea à le voir de temps à autre, en dehors du bureau, mais son impatience en fin de journée de rentrer retrouver ses enfants, l’emportait toujours.
Et puis un jour, l’idée de se mettre au sport, l’avait de nouveau effleuré, comme cela lui était déjà arrivé plusieurs fois sans qu’il y ait donné suite. Il s’informa auprès de Georges, alors qu’ils étaient accoudés au comptoir du bar en train de boire un café :
— Quelle tenue faut-il pour venir faire du sport dans ta salle de gym ?
Georges lui avait répondu par une question :
— Simple curiosité ou intention sérieuse ?
— J’en ai vraiment envie, je crois. C’est bien toi qui ne cesses de répéter : mens sana in corpore sano, n’est-ce pas ?
— Exact.
Et après avoir toussoté, comme pour lui signifier qu’il restait sceptique, Georges annonça :
— Regarde : toute ma tenue tient dans le plus petit sac de sport qui puisse exister. Un maillot cycliste en lycra d’une seule pièce, une paire de baskets et une serviette pour la douche. Sur place, ils fournissent savon et shampoing. Voilà, c’est tout.
— Ah ! en effet, il n’y en a pas lourd.
— J’oubliais : au passage, je prends à l’épicerie du coin, une bouteille d’eau minérale, que je bois au cours de la séance. C’est très important, on sue beaucoup et il faut s’hydrater.
— Je te remercie pour toutes ces informations. Ce week-end, j’achète le nécessaire et je commence dès lundi.
— Je te servirai de coach, si tu veux, du moins au début pour t’empêcher de faire les erreurs que l’on fait tous, au début. Cela t’évitera des courbatures et élongations inutiles. Tu verras que tu en auras bien assez comme cela après chaque séance, en suivant le programme, pour t’en rajouter, ce qui aurait pour conséquence de te faire arrêter avant même d’avoir fait tes preuves.
Georges accompagna sa dernière remarque, d’un sourire qui en disait long, sur la détermination supposée de son collègue, quant à vouloir sérieusement mettre en pratique sa décision de faire du sport.
— J’accepte ta proposition de devenir mon entraîneur, avec plaisir.
Et Jérôme tint parole. Il alla faire ses achats le samedi et il s’équipa en suivant à la lettre les conseils de son collègue. Lorsque le lundi matin, Georges le vit arriver au bureau son sac de sport en bandoulière, il l’accueillit avec un :
— Bienvenu au club.
— Merci.
Le sujet ne fut plus abordé de la matinée. Tout d’abord parce que le travail ne leur manquait pas et surtout, parce qu’il n’y avait rien à dire.
Lorsqu’il fut midi, Georges lui proposa de profiter de sa voiture en ajoutant :
— En tant que sportifs, c’est à pied que nous devrions faire le trajet, ça nous servirait d’échauffement, mais on y mettrait trop de temps et ce temps, il vaut mieux le réserver à la séance. Jérôme proposa de prendre leur voiture à tour de rôle. Georges se contenta de lui répondre :
— On verra ça plus tard.
Jérôme n’insista pas et opina du chef.
Alain, le gérant de la salle, qui était aussi le professeur et l’entraîneur, lui remit sa carte d’inscription pour un trimestre et une clé de casier du vestiaire pour ses effets personnels. Georges lui avait déconseillé de prendre la carte annuelle, au cas où il changerait d’idée.
Alain, un mastodonte, affable, à la masse musculaire invraisemblable surnommé, le gladiateur, lui demanda d’aller le voir une fois qu’il se serait mis en tenue, pour qu’il lui présente le tableau des exercices adaptés aux débutants et établir avec lui un programme équilibré. Mais Georges l’informa qu’il s’en occuperait personnellement et l’affaire fut entendue.
La salle était vaste, propre, très bien équipée et Georges avait raison de dire qu’il y avait peu de monde à l’heure à laquelle ils y allaient. À part Alain et eux, il n’y avait que trois autres personnes : un jeune étudiant, un homme de leur âge, et un type d’une quarantaine d’années qui avait subi une grave opération chirurgicale. Sa cicatrice partait du nombril jusqu’à la gorge. Jérôme apprendra plus tard, que des exercices appropriés devaient ralentir la tendance qu’avait sa poitrine, à se creuser et que si on ne prenait pas les précautions nécessaires, son torse risquerait de se plier complètement à l’horizontale. Alain s’en occupait personnellement comme Georges s’occuperait de Jérôme.
La première semaine de sport, ce qui frappa Jérôme ce furent les courbatures qui ne l’abandonnèrent pas une minute ni le jour ni la nuit. Au cours de la deuxième séance, il eut droit à un claquage à la cuisse gauche. Il prit sur lui pour ne pas abandonner. Mais Georges lui conseilla une pommade et quelques gestes élémentaires pour l’appliquer et les jours suivants, il ne lui fit travailler que les bras et le torse. Jérôme n’aurait pu rêver de meilleur professeur que Georges qui se montra très pédagogue et patient.
Ce qui l’étonna en second lieu, fut la révélation du corps de son collègue que les habits lui avaient jusqu’à présent dissimulé. On devinait que même vêtu, son collègue n’était pas un gringalet, mais Jérôme n’aurait jamais imaginé qu’il fût aussi musclé et si bien bâti. Aucun rapport avec les silhouettes des culturistes que l’obsession de la gonflette finit par rendre difformes. Tout chez lui était harmonieux et équilibré : des muscles secs, longilignes, un torse en V, des abdominaux en tablette de chocolat, un fessier galbé, juste ce qu’il fallait.
Quant au maillot cycliste une pièce, Jérôme soupçonnait Georges de l’avoir choisi à dessein : il mettait encore plus en valeur toutes les parties de ce corps qui semblait avoir été sculpté à la main. Il n’avait jamais vraiment eu l’occasion de voir d’autres hommes nus, sauf Sylvain bien entendu.
Jérôme, qui ne s’était jamais adonné à aucun sport, avait été gâté par la nature. Il était, « naturellement bien dessiné », lui avait fait remarquer Georges. Les douches étant communes, chacun des deux hommes, tout en se douchant, continuait à parler sport. Georges commentait les performances ou les erreurs de Jérôme, et ce dernier demandait des précisions sur tel ou tel exercice. Malgré les efforts pour regarder son collègue droit dans les yeux, tandis qu’ils discutaient, Jérôme avait noté deux choses chez lui. Tout d’abord ses fesses : magnifiques, rebondies et certainement très fermes. Pour le savoir, aurait-il fallu qu’il les touchât ! Ensuite, un corps totalement recouvert d’un poil brun ras sur le torse, plus dense sur les autres parties. Seule exception, son pubis et ses testicules étaient comme passés à la pierre ponce. Le contraste était saisissant, flatteur au regard et mettait en valeur ses attributs.
Lui-même était imberbe, si ce n’est le duvet, plutôt que véritablement des poils, qui recouvraient légèrement ses jambes et ses avant-bras. Comparé à Sylvain, très généreusement doté et lui-même beaucoup plus modestement, Georges n’avait rien à envier à quiconque et avait été, lui aussi, favorisé par la nature. Un beau mâle viril, en somme.
Passés les débuts assez durs, en raison des courbatures, Jérôme prit vite goût à ces séances quotidiennes. Même ses nuits lui furent plus bénéfiques. Progressivement, il diminua les somnifères qu’il prenait par intermittence depuis la mort de sa femme, jusqu’à en éliminer l’usage définitivement au bout de deux mois.
Dès le matin en préparant ses affaires, la perspective des exercices physiques le mettait de bonne humeur. Georges avait fini par accepter le principe du roulement de leurs voitures respectives, pour se rendre en salle de gymnastique et il en fut satisfait.
Leurs rapports, avaient gagné un plus et n’étaient plus uniquement réservés à des échanges professionnels. L’un et l’autre étant plutôt peu démonstratifs d’ordinaire, il était rare de les entendre plaisanter. Or, depuis les débuts sportifs de Jérôme, il leur arrivait souvent de se taquiner et de se raconter des blagues.
Enfin autre profit, Jérôme commençait et cela devenait visible, à prendre du muscle. Lui qui n’avait jamais été du genre à demander à tout moment au miroir s’il était le plus beau, se surprit assez souvent, dans l’intimité de sa salle de bain, en train d’inspecter en détail son corps. Il faisait gonfler ses muscles, prenait des poses comme s’il se préparait à disputer un concours de culturisme et pour mettre fin à son exhibition, il se donnait une pichenette sur la joue et se traitait de p’tit con.
Mais la chose dont il prit conscience, c’est que parmi toutes les parties de son corps qu’il évaluait, c’était les fesses sur lesquelles il s’attardait le plus longuement. Il s’avoua que celles de Georges l’avaient tellement ébloui, qu’il se lança le défi, sinon de les surpasser, du moins de s’en approcher.
Les jours et les semaines passant, le regard qu’il avait toujours porté sur son collègue changea lui aussi. À dire vrai, il ne s’était jamais réellement attardé sur lui. Mais le fait de le côtoyer en tenue d’Adam sous la douche, ou moulé dans sa combinaison de cycliste au cours des exercices, lui donnait l’impression de découvrir une personne différente de celle qu’il connaissait. Il dut admettre que son visage ne manquait pas de charme. Des traits réguliers, un nez droit dont la taille s’harmonisait parfaitement avec l’ovale de son visage et collait à la charpente de son corps. Selon Jérôme, l’atout majeur de ce visage, étaient ses yeux verts, en amende. Les cheveux châtain foncé, presque noirs, coupés très court, contrairement à la mode de l’époque, le rendaient même très avenant. Cependant, Jérôme chassait immédiatement de ses pensées, toute image à caractère sensuel ayant un rapport avec Georges, lorsqu’elle se présentait à son esprit.
Sylvain avait été le seul homme dans sa vie, avec lequel il avait entretenu une relation particulière et il l’avait rencontré dans des conditions tout à fait exceptionnelles. L’expérience, elle aussi avait été hors normes et elle l’avait ébranlé à un point tel, qu’elle ne pouvait ni ne devait se renouveler. Leur rupture l’avait laissé dans un état si lamentable trop longtemps, qu’il avait eu du mal à refaire surface. Puis la grossesse de Justine, son décès, et la venue au monde de sa fille Sylvaine avaient tout occulté en lui, y compris ce qui avait trait à sa sexualité.
Depuis son veuvage, son abstinence avait été totale et il n’en avait pas souffert du tout. Lorsqu’il évoquait sa femme, ce n’était pas sur ce terrain que ses pensées s’attardaient. Il mesurait surtout la place qu’elle avait tenue dans sa vie et le vide qu’elle y avait laissé. Les fois où c’est Sylvain qui devenait de manière lancinante l’objet de ses méditations, ce qui primait ce n’était pas forcément leurs performances sexuelles, mais bien le sentiment profond qui les avait liés. Il avait assumé sans difficulté ni états d’âme particuliers, le fait d’avoir découvert l’amour charnel avec un homme.
Plus forte était en revanche, la réalité de l’amour qu’il avait éprouvé pour le jeune homme. Il repensait au couple qu’ils avaient formé pendant les sept mois qu’avait duré leur aventure. À distance certes, mais il s’était considéré bel et bien le mari de Sylvain, désormais le terme ne le dérangeait plus, comme il avait été celui de Justine et le garçon avait été son homme, au même titre qu’il avait été lui-même celui de Justine. Cette association ne le scandalisait nullement, et si douleur il y avait, c’était celle d’avoir laissé s’échapper un être, indépendamment de son genre, qu’il aurait pu aimer pour la vie.
Dans ses rêves ou dans ses cauchemars, ce qui revenait sans cesse, c’étaient des scènes ordinaires du couple qu’il avait constitué avec Sylvain et dont les rapports étaient d’une banalité telle, qu’il ne percevait pas de différence notoire avec celui qu’un homme formait avec une femme, n’était-ce uniquement le fait que Sylvain en fût un. Point.
Petit à petit, avait commencé à germer en lui, l’idée que s’il avait une autre aventure avec un autre homme, il serait guéri de Sylvain définitivement. Tout comme il s’était figuré qu’en brûlant les lettres et les photos de son ex-amant, il s’en serait libéré plus facilement. Mais rien n’y faisait, l’image le hantait encore trop souvent.
Il n’était pas rare qu’en présence d’un homme, il ne se testât pour savoir s’il se sentait capable d’avoir des rapports physiques avec lui. Psychologiquement, la réponse était négative. Et physiquement, l’idée même de toucher ou d’embrasser une personne de son propre sexe le révulsait. Il est vrai aussi que l’expérience, il ne l’avait jamais concrétisée et elle n’était restée qu’exclusivement mentale. Voulait-il que Sylvain demeurât l’exception qui confirmait la règle ? Sinon quoi d’autre ?
Cependant, au cours des vacances scolaires de Pâques, avec ses deux enfants, il était retourné dans la ville où il avait connu Sylvain. D’ailleurs, c’est à cette occasion qu’il avait revu Maxime 3 à la plage et c’est lui qui l’avait informé du départ de Sylvain au Canada. Sur place, le fantôme du garçon, qui s’était un temps estompé, recommença à le hanter. L’idée que le jeune homme avait pu, à cause de lui, suivre par désespoir, le premier venu pour s’exiler si loin, l’avait tourmenté. Il se sentait fautif. Fautif et lâche.
Son séjour avait duré une semaine et s’était révélé être, une véritable torture. Pas une seule promenade, pas un seul moment passé au bord de la mer avec ses enfants, ne s’étaient déroulés, sans que l’espoir de croiser Sylvain au hasard ne l’abandonnât, alors même qu’il le savait à plus de cinq mille kilomètres !
Nonna avait profité du voyage de Jérôme dans le Sud, pour aller embrasser sa fille mariée qui habitait à Gênes en Italie. Ils avaient décidé qu’au retour, elle viendrait rejoindre Jérôme et les enfants les deux derniers jours pour remonter dans le Nord, ensemble.
Léo et Sylvaine, avaient hâte de revoir Nonna et trépignaient d’impatience. Jérôme en plaisantant, leur reprochait de la préférer à papa et affichant un air pitoyable, il faisait semblant de pleurer, malheureux. Le prétexte pour les enfants de lui sauter au cou, de le pressurer et de le couvrir de gros bisous bien bruyants, parce que davantage chargés d’amour. Léo qui n’était pas dupe, jouait le jeu, mais la petite Sylvaine, ne comprenait pas toujours ce qu’il se passait, prenait ce qu’avait dit son père à la lettre et finissait par fondre en larmes. C’était le moment de changer de divertissement.
La date anniversaire de la naissance de Sylvaine correspondait, hélas, à la date du décès de Justine. Déchirement pour Jérôme, mais il n’en laissait rien paraître. Ce jour-là, on fêtait une venue au monde, pas une disparition. Léo avait, pendant ses premières années, bénéficié à satiété de tout l’amour dont une maman est capable et avec Justine, l’enfant n’en avait pas manqué. Il n’en allait pas de même pour Sylvaine. Elle parlait de sa maman parce que Jérôme en entretenait le souvenir, mais cela ne pouvait demeurer qu’un amour virtuel et sans consistance. Son prénom était toujours évoqué par d’autres qu’elle. Dès que sa fille fut plus avancée en âge, Sylvain accepta qu’ils couchent à trois dans son grand lit. Un cadeau de bonheur absolu. Souvent au réveil, le samedi et le dimanche devenaient jours de fête pour le trio.
La veille de l’arrivée de Nonna, ce fut le cas, les enfants désertèrent les petits lits respectifs de la chambre d’hôtel, pour investir celui du père.
Jamais réveil ne fut plus joyeux que celui du lendemain.
Dès le premier soir de l’arrivée de Nonna, une fois les enfants mis au lit, Jérôme se libéra et alla se promener. Il fut tenté d’aller rendre visite à Maxime comme il le lui avait promis, mais il y renonça. Il redoutait d’apprendre ce qu’il se refusait de savoir. Les propos que Maxime lui avait tenus l’avaient affecté. L’impression d’avoir été jeté en pâture par Sylvain, qui avait rendu publiques ses lettres, mêlée au sentiment de culpabilité pour avoir, à son tour, laissé le jeune garçon s’embarquer dans une aventure hasardeuse avec le premier venu, n’avaient fait que précipiter la remontée en surface de tout ce qui, depuis son arrivée dans la ville, était resté endormi, même si de façon larvée. C’était la grande confusion dans sa tête. Il devenait urgent qu’il sache à quoi s’en tenir et que les fluctuations, dans lesquelles il naviguait dangereusement, cessent définitivement.
Sa première idée fut de se rendre au fameux café où se retrouvaient les homosexuels de la ville. Sylvain y avait fait souvent allusion. Il était situé pas très loin du port. Il n’eut aucun mal à le repérer. Les clients n’y pénétraient qu’après avoir sonné à la porte et que, par un judas, on eût jugé qu’ils faisaient bien partie de leur communauté. Partout, le même principe était de rigueur dans tous les locaux spécifiques à la confrérie. On les condamnait à vivre en parias, il fallait qu’ils se protègent des indésirables et autres casseurs.
Jérôme, avant sa rencontre avec Sylvain, connaissait quelques bribes de l’histoire des homosexuels, mais il en ignorait les us et coutumes de leur quotidien. Le sujet était encore tabou, même si les choses commençaient à bouger et il se promettait de se pencher sérieusement sur la question.
Adoptant l’attitude la plus neutre possible, Jérôme s’attarda un moment pour observer qui entrait et qui sortait. Toutefois, il n’eut pas l’audace nécessaire pour oser franchir le pas, déclara forfait et rebroussa chemin.
Au mois d’avril, si en journée le centre-ville et les plages connaissaient une certaine effervescence, ce n’était pas le cas, passé minuit. Seule la haute saison pouvait se targuer d’offrir une vie trépidante. Il finit par rentrer dans le premier café venu, but un cognac puis s’achemina en longeant le bord de mer, jusqu’à la plage dont il était un habitué depuis des années. « Un habitué de jour, jamais de nuit, jusqu’à présent », se dit-il.
Rien n’avait changé : toujours le même garde-corps sur lequel il avait posé son pied tant de fois, le même jardin de l’autre côté de la chaussée, le même banc témoin silencieux de ses échanges avec Sylvain. Ceux du premier jour, ceux dont il avait rêvé, ceux de son séjour qui avait abouti à leur rupture. Et c’est tout naturellement sur ce même banc qu’il alla s’asseoir.
Tout en fumant sa cigarette, lui revint en mémoire une des dernières scènes qu’il avait eues avec Sylvain. Scène, dont il n’était pas fier avec le recul. Il n’en était pas fier, parce qu’il avait peut-être monté en épingle, ce qui de la part du jeune garçon n’avait été qu’une confidence, pour lui expliquer comment il avait trouvé le courage de l’aborder en vue de le séduire.
Le fameux souterrain où, entre autres, les hommes mariés, qui selon Sylvain, allaient à la recherche de sensations interdites, mais il avait encore du mal à y croire. Cela avait été l’objet de l’une des rares disputes avec Sylvain, qu’il avait accusé de l’avoir acheté comme on achète une denrée sur un étal de marché. La grille qui permettait d’accéder aux toilettes où, paraît-il, toujours selon les dires du jeune homme, il s’en passait des croustillantes, était fermée à cette heure-ci. Mais pas les toilettes. Alors que tous ses souvenirs affleuraient à sa mémoire, Jérôme nota en effet que régulièrement une voiture s’arrêtait le long du trottoir. Il en descendait toujours un homme qui s’y dirigeait et disparaissait comme aspiré par une force irrésistible. Les regards furtifs que les uns et les autres lançaient tout autour avant de s’y engager traduisaient la méfiance constante qui était le lot de toute la communauté, en pareille circonstance.
Soudain pris de vertige, il reprit la direction de l’hôtel et il rentra.
En apparence, au cours des semaines et des mois qui suivirent, ce que Jérôme avait pris l’habitude d’appeler la visite des toilettes et la curiosité qui l’avait poussé à s’y rendre puis à faire demi-tour, rien n’avait changé, autant à son travail, qu’en salle de sport et au sein de sa famille. En réalité, il en allait tout autrement. À peine, le souvenir de ce qui n’avait pas eu lieu l’effleurait-il, qu’il le rejetait au fond de sa conscience.
Au bureau, il s’acquittait de façon toujours aussi sérieuse et professionnelle, des dossiers qui lui étaient confiés, mais sans enthousiasme excessif, voire sans enthousiasme du tout. Ses relations avec Georges restaient ce qu’elles avaient toujours été. Dans la journée, ils ne s’adressaient la parole, que lorsque leur travail l’exigeait. Ce n’est qu’en allant boire un café et pendant le trajet les séparant de la salle de gymnastique, que Jérôme et Georges parlaient un peu, mais toujours de sujets futiles. En fait, le seul sujet de conversation qu’ils avaient en commun était le sport. Rien de plus. Si Georges s’était, tant soit peu aperçu d’un quelconque changement survenu chez Jérôme, il n’en laissait rien paraître. Il demeurait toujours égal à lui-même avec la discrétion, ou l’indifférence, qui le caractérisait.
La joie de retrouver ses enfants le soir, elle, en revanche, était bien réelle et à partir de seize heures, il ne pouvait se retenir de regarder sa montre comme si le temps ne s’écoulait pas assez vite. Nonna continuait à s’occuper de la maison et de toutes les tâches domestiques, ainsi que des enfants jusqu’à son retour. Ensuite, elle s’éclipsait et Jérôme entrait en scène.
Tout était réglé au quart d’heure près. Un premier rituel était le compte-rendu respectif de la journée que Léo et Sylvaine faisaient à leur père. Tout le monde s’accordait cette récréation qui renouait le lien qui les unissait et entretenait la flamme de leur intimité.
Allongé sur le tapis du salon, son fils la tête sur une épaule, sa fille la sienne sur l’autre, le trio se racontait. C’était un moment de grâce, qui apaisait le père autant que ses enfants. En pensée, Justine n’était jamais loin d’eux et Jérôme entretenait l’image que Léo avait gardée de sa mère, en se remémorant les souvenirs que tous trois avaient partagés. Il y associait Sylvaine qui ne la connaissait que par le biais des photos, dont les albums étaient volontairement empilés sur la table du salon, pour que chacun puisse à loisir, les consulter.
Cela durait jusqu’au moment où, Jérôme leur donnait le bain. Alors que le frère et la sœur continuaient à patauger dans la baignoire, Jérôme n’avait pas à dresser la table ni à cuisiner, car Nonna s’en était chargé. Pendant le repas, que Jérôme n’avait qu’à réchauffer, les discussions allaient bon train. Le père leur rendait compte de sa propre journée en s’attardant essentiellement sur des anecdotes qu’il étoffait à sa guise, en y ajoutant quelques détails de son cru, pour les rendre plus drôles, et sur ses performances sportives. Il leur faisait grâce de tout ce qui les aurait dépassés et royalement barbés.
Tandis qu’il faisait la vaisselle, Léo et Sylvaine s’amusaient ensemble, et en général lorsque cela commençait à dégénérer, Jérôme les rejoignait. Pas question de rater la diffusion de leur émission préférée, Nicolas et Pimprenelle, qu’ils regardaient à trois, Jérôme, coincé entre le frère et la sœur, et, lorsque le marchand de sable et Gros Nounours leur souhaitaient bonne nuit les enfants, à demain, ils filaient dans leur chambre.
Commençait alors la séance, bagarre-câlins, au cours de laquelle Jérôme perdait toujours et devait exécuter les gages que Léo, jamais à court d’imagination, avait mis au point : soit la traversée de l’appartement à quatre pattes, ses deux enfants sur le dos, ou à cloche-pied, soit quelques tours de table, avec un dictionnaire en équilibre sur sa tête et quelques autres inventions. Pour les calmer, il leur lisait ou leur racontait ensuite deux histoires. La plupart du temps, Sylvaine s’endormait dans ses bras et il allait la mettre au lit, pour ensuite s’attarder un long moment auprès de Léo qui, lui, avait toujours des questions à poser, très très importantes, qui ne pouvaient absolument pas attendre, sur des sujets divers et variés allant des planètes aux insectes en passant par les fantômes. Il réclamait ensuite un supplément de câlins jusqu’à ce qu’à son tour, il sombre dans le sommeil. C’étaient tous ces instants de bonheur auprès de ses enfants, qu’il attendait comme une terre promise, tous les après-midi.
En revanche, une fois les enfants endormis et que le silence enveloppait l’appartement, il n’était jamais que vingt et une heures et c’était le moment que Jérôme redoutait le plus. Il ne se passait pas de semaine où il n’achetait pas un livre, mais il allait régulièrement rejoindre les autres dans la bibliothèque, après en avoir lu quelques pages, dont il ne gardait aucun souvenir. Lui qui avait toujours été un lecteur assidu, était devenu quelqu’un incapable de reprendre le rythme qui avait toujours été le sien. N’ayant jamais été un passionné de télévision, ce n’est pas la petite lucarne qui allait meubler les heures qui le séparaient de son sommeil. De temps en temps, il avait réussi à trouver quelque intérêt à un film, mais cela restait exceptionnel. Il n’y a que la lecture du quotidien qui parvenait à l’occuper une bonne heure. Le restant du temps, il se morfondait. Il avait doublé sa consommation de cigarettes et il n’était pas rare qu’il ne vienne à bout du paquet acheté le matin, qu’il fumait en grande partie dans la soirée.
Georges lui avait dit que s’il prenait goût au sport, il se pourrait qu’il élimine complètement la cigarette. Il avait pris goût en effet à la gymnastique, qu’il continuait à pratiquer de manière régulière, mais le pronostic de Georges ne s’était pas confirmé, quant à la quantité de tabac dont il avait besoin, au quotidien.
Ce n’est qu’après avoir pris un bain et s’être prélassé, pendant une bonne demi-heure, dans une eau très chaude, voire brûlante, et à la limite du supportable, que le sommeil le gagnait et il allait se coucher.
Son corps commençait véritablement à se sculpter. Son torse et ses biceps en particulier. Il n’avait jamais eu de ventre, mais les résultats des séances d’abdominaux n’étaient encore pas probants. Georges le lui avait pronostiqué dès le début.
— C’est comme les mollets, il faut vraiment s’y atteler avant de voir des transformations, c’est ce qui prend le plus de temps.
Mais ce dont il était le plus fier, c’était le développé de ses fesses. Non seulement elles avaient durci, mais elles prenaient un galbe certain, qui sans être celui de celles de Georges, flattait ses yeux, lorsque nu devant son miroir et de profil, il se contorsionnait pour en évaluer les progrès. Il prenait plaisir à se toucher et c’est à ce moment-là que de façon fugace, mais persistante, lui revenait à l’esprit les images de ce qu’il avait vécu avec Sylvain, mais il abrégeait sa propre contemplation, en partant au lit, assommé par son bain. Parfois, un somnifère l’aidait alors, à s’endormir.
Il ne rêvait plus ou presque et il en était satisfait, comme s’il craignait sans se l’avouer, qu’il ne pût faire que des cauchemars ou des rêves désagréables.
Un an s’était écoulé depuis son retour sur les lieux où il avait connu Sylvain, lorsqu’une nuit un rêve et non pas un cauchemar, vint déstabiliser l’équilibre, ou du moins le semblant d’équilibre dont il se contentait d’ailleurs, et qui s’était peu à peu installé dans sa vie.
Cette nuit-là, il rêva tout simplement qu’il prenait, à même le bureau, Georges. Son collègue s’offrait à lui et lui, Jérôme le chevauchait gaillardement. Il n’aurait pas pu dire combien de temps avait duré l’accouplement, quelques secondes ou quelques minutes, mais il n’eut pas besoin d’allumer sa chambre pour en sentir les effets. Et c’est ainsi que le soupçon de son désir pour Georges devint certitude. Il n’y avait rien à ajouter. Au bout d’un bon quart d’heure, il alla dans la salle d’eau s’asperger le visage et s’endormit, jusqu’à ce que la sonnerie de son réveil vienne le sortir de son sommeil.
Le lendemain, c’est un Jérôme ragaillardi qui entama sa journée. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi en paix avec lui-même. Et en paix avec son entourage, dont Georges évidemment. L’envie de tirer un trait sur son passé, de penser à un avenir plus prometteur le pressait de toutes parts. Il se sentait jeune, et il l’était, quoi de plus normal de vouloir vivre aussi pour soi ? Jérôme était d’une excellente humeur et cela n’échappa guère à Georges qui le lui fit remarquer. Il confirma qu’en effet il se sentait bien dans sa peau et le gratifia d’un sourire, sans lui en donner bien évidemment la raison. C’était un état d’âme lié au rêve, avec quelque chose en plus, qu’il ne pouvait ni identifier ni qualifier et qui le dépassait. Comme lorsque l’on revoit après une trop longue absence, un être cher dont on a perdu la trace et qui réapparaît en chair et en os, à l’improviste. Jérôme s’était retrouvé après s’être perdu de vue. Il ne cherchait pas à analyser l’état d’exaltation dans lequel il était plongé, il ne se contentait que d’être bien, sans se poser de questions. Mais s’il voulait être honnête avec lui-même, il aurait aussi à confesser à son collègue que lui, Georges, y était aussi pour quelque chose dans cette forme d’euphorie. Qu’ils avaient passé une partie de la nuit ensemble… et que… et que… mais il n’alla pas au bout de ses pensées.