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Jérôme et Georges forment un couple et vivent ensemble depuis plus de vingt ans. Pour la troisième fois, ils se rendent à San Francisco où leurs enfants se sont installés. Enfin, à leur grande surprise, un éditeur américain accepte de publier le premier roman de Georges. Cette opportunité les entraîne dans une aventure éditoriale qui ne manquera pas d’ébranler leur sérénité.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après une vie entièrement consacrée à l’enseignement et aux livres, c’est tout naturellement que
Pierre Deroissy est passé, au fil du temps, du statut de lecteur fervent à celui d’auteur. Sur plusieurs décennies, il a écrit des poèmes et des textes divers. Ensuite, il s’est lancé le défi de publier des romans, animé par son désir de partager avec les lecteurs.
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Pierre Deroissy
Les Hors Races
Tome III
De L’Autre Côté
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre Deroissy
ISBN : 979-10-422-1848-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Judith Agnat, la femme qui aimait le mimosa, 2023 ;
Les Hors Races – Tome I – L’Escalade des Feux Croisés, 2023 ;
Les Hors Races – Tome II – La Vraie Vie Va, 2023.
À tous ceux que j’aime
Le monde est à qui naît pour le conquérir, et non pas pour qui rêve, fut-ce au bon endroit, qu’il peut le conquérir.
Fernando Pessoa
L’aéroport Charles de Gaulle avait bien changé en vingt ans. Double aérogare, trois terminaux supplémentaires, une dizaine de parkings extérieurs et souterrains, mais sur place, ce qui n’avait pas pris une ride, dans ce microcosme de la mondialisation, toujours son éternel tohu-bohu, malgré l’heure tardive.
Autre architecture aussi, toujours plus innovante et hétéroclite, où béton, verre, décorations de toutes sortes cohabitent tels des diplodocus vivant au milieu d’une petite faune, comme des éléphants dans un monde de puces.
Autre gigantisme enfin, mais pas forcément autre mœurs, parce que dans l’ADN de chaque voyageur, même le plus rompu aux voyages et blasé, subsiste toujours l’appréhension de ne pas trouver la bonne porte d’embarquement, d’avoir oublié chez soi un document indispensable à présenter, la crainte de rater son vol. Et la bousculade est incessante qui transforme en tsunami, le flot continu des passagers, de ceux qui partent et de ceux qui arrivent, qui se croisent et qui s’ignorent.
En cela, Jérôme et Georges n’étaient pas différents de tous les autres voyageurs. Mais ils étaient de ceux qui savaient s’organiser, du moins faisaient-ils tout leur possible pour éviter les impondérables et des surprises désagréables.
À la maison, ils avaient fixé sur la porte du réfrigérateur, le pense-bête sur lequel ils avaient listé, plusieurs jours avant le départ, toutes les pièces indispensables à leur voyage et tout ce dont ils auraient besoin sur place, pendant le séjour. Il avait été complété, vérifié et coché d’une croix, au fur et à mesure, qu’un aspect du périple envisagé était réglé, ce qui leur permettait, en général, de ne pas faire d’impairs et cela semblait leur réussir.
À l’approche du jour J, l’anxiété avait décuplé. Venait s’ajouter une excitation, tout aussi compréhensible, car au bout de leur voyage, ce sont Sylvaine, Brian, son époux et leur petite fille Justine qui les attendaient. Au bout de leur voyage, c’est Léo, l’aîné de la fratrie, qui serait là aussi pour les accueillir. Et enfin, de l’autre côté de l’Océan, c’est la Californie qui les attendait, plus exactement San Francisco, où le frère d’abord, la sœur ensuite, s’étaient expatriés depuis de nombreuses années. À peine, si les deux hommes avaient vu le temps passer.
Le départ des enfants pour l’Amérique, pendant toute cette longue période, avait alimenté les soirées des deux hommes. En leur absence, ils s’étaient retrouvés soudain démunis et nus.
San Francisco ! Celle que l’on avait surnommée The City by the Bay1et qui a tant fait rêver toutes générations confondues, mais surtout les jeunes. Et parmi eux, Léo et Sylvaine, parce qu’à leurs yeux, cette ville était porteuse de tous les espoirs, de tous les possibles. Ils l’avaient certainement idéalisée, mais leur rêve était devenu réalité. Après leur installation, rapidement cette métropole américaine avait fini par devenir leur seconde patrie et ils ne l’auraient quittée pour rien au monde.
Les deux hommes eux aussi avaient succombé à son charme à leur tour, et fini par beaucoup aimer cette ville américaine, pour s’y être déjà rendus deux fois auparavant. Entre autres, parce qu’elle avait su garder des dimensions humaines. Son indéniable séduction venait certainement de là, car elle avait su échapper à la démesure de tant d’autres grandes métropoles étasuniennes comme New York et Los Angeles.
À l’image des autres grandes villes de la côte californienne, San Francisco a longtemps joué le rôle d’aimant, d’abord lors de la ruée vers l’or et plus près de nous, pour tous ceux qui se réclamaient de l’idéologie des hippies, mélange de rêve, d’un Eden terrestre utopique et promesse de conquête d’un monde meilleur, un Eldorado d’amour. Le mouvement qui invitait les jeunes du monde entier à faire l’amour et pas la guerre, trouva en elle la ville idéale, pour son rayonnement et deviendra par la suite le pôle américain des technologies de pointe. Malgré cela, elle ne cédera pas au virus du gigantisme.
Hélas, parallèlement à cette vitrine de réussite et d’équilibre, elle est aussi le terminus, la dernière étape, le bout du monde pour une masse de déclassés, condamnés à une vie précaire, des délaissés de la société américaine, pourtant championne de l’abondance. Lorsque l’on s’y promène, il n’est pas rare de rencontrer deux mondes qui se côtoient, se croisent et ne se mélangent pas : celui des nantis à qui tout sourit et celui des déclassés qui survivent à peine.
Jérôme et Georges avaient fait le choix de prendre le dernier vol de la journée et ainsi, pouvoir voyager une partie de la nuit, heure française. Après avoir subi tous les contrôles de sécurité et présenter les documents pour être admis à poser pied en toute légalité sur le sol américain, franchi les différentes étapes avant d’embarquer, ils poussèrent un ouf de soulagement en prenant place, côte à côte, sur l’avion.
Une fois installés, chacun dans son siège, engoncés dans leur ceinture de sécurité et tandis que l’avion, en bout de piste, mettait les gaz à fond, prenait de la vitesse et s’apprêtait à prendre son envol, c’est Jérôme qui prit la parole, comme pour couvrir de sa voix, le fracassant vrombissement des moteurs, conjurer le sort en parlant, juste pour parler, et détourner ses pensées du décollage, car en janvier de la même année, cela faisait à peine cinq mois, le vol 261 d’Alaska Airlines s’était écrasé. Tous les voyageurs et membres d’équipage avaient péri. Les médias en avaient beaucoup parlé et eux aussi à l’approche de leur voyage. Pour échapper à ces idées noires et faire diversion, Jérôme questionna son compagnon :
— Ça ne te rappelle rien ?
— Comme si c’était hier, et à voix basse, Georges entama Laisse les gondoles à Venise,2 lalalala lalalala… sans aller au-delà, ne connaissant que ces paroles de la chanson.
— Sauf que cette fois, c’est La route de San Francisco qu’on devrait chanter, où nous attendent nos deux petites bonnes femmes.
— Oui, nos deux petites bonnes femmes, comme tu dis !
— Sans oublier, l’autre homme de la famille, et pas des moindres, Léo qui lui, y a pris racine depuis déjà si longtemps que parfois je me demande, s’il nous appartient toujours.
C’est à ce moment-là que l’hôtesse de l’air s’approcha tout sourire, pour prodiguer les consignes de sécurité aux voyageurs, et les deux hommes se turent. L’intermède dispensa Georges de répondre à son compagnon. Après toutes ces années, Jérôme était toujours en manque de son fils et, depuis qu’elle les avait quittés, de sa fille aussi. Quand, leur absence devenait trop lourde, Georges était là pour lui remonter le moral et lui prêter main-forte comme au premier jour de leur union. Le couple avait traversé quelques turbulences depuis qu’ils vivaient ensemble, mais leur amour avait toujours tenu bon la barre et il en était sorti toujours plus solide.
Depuis le début de leur relation, ils s’étaient tenus à l’écart de tout ce qui aurait pu mettre leur couple en danger. Par nature et par prudence. Au cours de ces années, le sida frappait et continuait de frapper durement cette frange de la population qui restait exposée plus qu’une autre, par ignorance ou inconscience, et parfois aussi en adoptant un comportement aux conséquences souvent irréversibles.Le temps passant, plus personne ne semblait être à l’abri de la calamité que représentait ce fléau. Et puis le moral était de retour, la vie reprenait ses droits parce que c’est ainsi que la vraie vie va, lui avait dit un jour Jérôme.
Connaissant par cœur le fonctionnement mental de son compagnon, Georges savait qu’avant même d’être arrivés à destination, pour Jérôme avait déjà commencé dans son esprit, le compte à rebours qui les séparait du moment de devoir quitter leurs enfants.
— Ne pense pas déjà au retour et à la séparation, réjouis-toi plutôt des trois semaines que nous allons vivre à leurs côtés, lui conseilla alors Georges.
En décidant de s’installer définitivement à San Francisco, il y a de cela une décennie à présent, Léo avait quelques années après, entraîné dans son sillage sa sœur, Sylvaine, qui elle aussi y était allée dans le but de parfaire son anglais et poursuivre ses études. Quatre ans plus tard, elle convolait avec Brian, un jeune américain rencontré sur les bancs de l’Université de Berkeley et elle venait, il y a tout juste un mois, de mettre au monde une petite fille : Justine.
Depuis, Jérôme et Georges qui avaient, à quatre, vécu les uns sur les autres, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant un temps si long, s’étaient soudainement retrouvés comme des orphelins.
— Par moments, j’ai l’impression de les avoir un peu perdus, se plaignait ces derniers temps Jérôme.
— Je comprends, c’est pareil pour moi, mais s’ils sont heureux, c’est ce qui compte, le consolait Geo. Patiente, dans un peu plus d’un an tu seras toi aussi à la retraite et on pourra y aller plus souvent.
— Je l’espère, comme j’espère qu’ils feront eux aussi le voyage en sens inverse, de temps en temps. Brian, dont la mère est petite fille d’émigrants siciliens ne connaît pas l’Europe, ni sa mère, ni son lointain pays d’origine. Tu te rends compte ? Il ne faudrait pas que mes propres enfants en devenant Américains en oublient la France. Puis après un soupir, il ajouta :
— Mais bon, comme tu dis, il faudra patienter. Attendons tout de même que Justine grandisse, elle est bien trop petite encore pour faire un si long voyage, il ne s’agit pas de mettre la charrue avant les bœufs.
Georges, sourit et narquois, asticota son ami en pianotant d’un doigt sur sa poitrine :
— Oui papy, tu as raison papy, soyons prudents, papy.
— Te moque pas de moi, parce que si moi je suis papy, tu l’es aussi plus que moi. Je te fais remarquer que je ne suis pas encore à la retraite, moi, en raison de mon jeune âge, alors que toi, ça fait déjà presque un an que tu as intégré le club des séniors du troisième âge.
Georges, d’un an plus vieux que Jérôme, avait en effet fait valoir ses droits à la retraite dès sa cinquante-cinquième année et depuis presque un an, jouissait pleinement de tous les avantages que cela lui donnait.
Puis, changeant de sujet, curieux, Jérôme alla à la pêche aux nouvelles qui l’intéressaient :
Et Georges comme s’il grondait un enfant, une moue grimaçante aux lèvres, lui pinçant la joue :
— Ah ! Ah ! Ah ! cette question, je l’attends depuis longtemps, grand curieux ! Tu aimerais bien savoir ce qu’il en est, hein, c’est bien ça ? Alors, écoute, je tiens le bon bout, enfin façon de parler, disons que je tiens plutôt le bout, parce que je ne sais pas s’il sera bon. Mais ne t’inquiète pas, tu seras le premier informé quand j’aurai mis le point final, à notre projet. Puis étendant ses longues jambes sous le siège avant, comme pour lui signifier que le débat était clos, il simula un bâillement et ferma les yeux :
— Et maintenant, je vais essayer de dormir un peu, les douze heures de vol passeront plus vite. Tu devrais en faire autant, toi aussi.
— En clair, ça veut dire, ferme-la, c’est bien ça ?
— Bien sûr que non, mais je dois réfléchir à comment boucler le travail en question, que tu m’as confié et sur lequel je trime depuis des mois, parce que si je ne le fais pas, il ne se fera pas tout seul.
— Dans ce cas, réfléchis parce que moi je sais que je ne pourrai pas dormir, alors je vais réviser mon vocabulaire anglais, on en aura besoin.
Jérôme savait qu’il ne dormirait pas durant le vol, jamais il n’y était parvenu. Et aujourd’hui encore moins qu’au cours de leurs précédents voyages. Sur ce, il sortit de la petite mallette qu’il avait gardée à bord, son manuel de la langue anglaise, chaussa ses lunettes de vue et entreprit le plus sérieusement du monde de réviser son vocabulaire. Mais auparavant, il laissa vagabonder son esprit qui s’envola vers tout ce qui représentait le centre de sa vie.
Le bonheur qui remplissait chaque pore de sa peau, chaque alvéole de son cœur, chaque goutte de son sang, était incommensurable : il allait dans quelques heures, enfin serrer dans ses bras, ses enfants. Il n’y avait rien d’autre au monde qui méritait d’être vécu, que des instants comme ceux-là.
Sylvaine, son bonbon sucré, comme il continuait de l’appeler quand il parlait d’elle à Georges, était à son tour maman. « Maman ! Maman ! s’étonnait-il, mais comment est-ce possible ? Je n’ai rien vu venir. » Par moments, cela lui semblait si peu croyable, qu’il devait se pincer pour s’en convaincre. Son bébé à lui, lui avait fait un bébé et l’avait métamorphosé lui-même, de père en grand-père. Il ne s’était encore pas habitué à cette idée. Non pas, par coquetterie ou par refus de se faire appeler papy, encore moins parce que ça le vieillissait, mais parce ce que sa Sylvaine était encore à ses yeux de père, elle-même une enfant. Et pas n’importe quelle enfant. Oui, une enfant que la vie avait violemment cognée, dès la seconde où elle était venue au monde, en la privant de sa mère et de son amour. Une enfant sur qui le sort s’était ensuite acharné, en la condamnant, suite à son accident de voiture3, à une absence, momentanée peut-être, mais absence réelle tout de même, du monde des vivants. Absence due à un coma de près d’un mois, mais dont elle était revenue, quand tout semblait perdu. Et aujourd’hui, c’est elle qui avait, à son tour, donné la vie et endossait les habits de mère.
Lorsqu’elle avait annoncé à son père qu’elle avait prénommé sa fille Justine, comme sa propre mère, qu’elle n’avait jamais connue, Jérôme en avait pleuré. L’appel du sang était-il plus fort que tout ? Il esquissa un sourire qui en disait long.
Du même coup, dans cet avion qui le rapprochait de minute en minute de ses enfants, Jérôme qui s’inquiétait parfois, pour peu de choses, eut une pensée attendrie pour ses parents, qu’il quittait toujours avec un sentiment de culpabilité, car ils étaient très âgés à présent et c’est souvent durant une absence que les problèmes de tous ordres surgissent. Mais tous deux jouissaient d’une bonne santé, comme on peut en jouir à leurs âges.
Jacques, son père s’était formidablement bien remis de son infarctus et tout ça était si loin, que le souvenir s’en était effacé. Depuis, il coulait une vie raisonnable et même enviable.
Quant à Anne sa mère, on n’aurait jamais cru qu’elle ait pu traverser tant d’épreuves dans sa vie et restée malgré cela, toujours égale à elle-même, c’est-à-dire, comme le roseau de la fable, qui plie et ne rompt pas. Le temps n’avait pas l’air d’avoir prise sur elle. On ne l’avait jamais entendue se plaindre. « Je n’ai aucune raison de le faire », disait-elle. Tout allait toujours très bien.Deux fois par semaine, une aide-ménagère venait s’occuper de leur intérieur et c’est avec elle, quand ses enfants, Jérôme et Thomas n’étaient pas libres, qu’elle allait faire son ravitaillement pour la semaine. La seule pièce qu’elle ne cédait à personne était la cuisine, domaine dont elle se considérait la propriétaire exclusive. Surtout quand elle y concoctait pour ses garçons : son mari, et ses trois enfants, Thomas, Jérôme et Georges qui avait définitivement été adopté comme tel, les plats qu’ils appréciaient le plus. Elle les invitait presque tous les dimanches, un rêve devenu enfin réalité à présent.
La seule contrariété résidait dans l’éloignement de leurs deux petits-enfants. Les liens entre Léo et Sylvaine et leurs grands-parents avaient toujours été très forts et leur séparation pesait autant d’un côté que de l’autre.
Ce qui était venu rendre la situation plus supportable, ils le devaient à leur fils Thomas qui, depuis quelques années, avait quitté, une fois à la retraite, les Antilles pour rejoindre la métropole. Ses propres enfants, les deux garçons, Gaspard et Thimotée et Angélique, la benjamine du même âge que Sylvaine, s’y étaient déjà installés bien avant leurs parents et menaient leur vie de leur côté. En revanche, eux n’avaient pas su créer avec leurs grands-parents, des liens aussi forts que ceux avec Sylvaine et Léo. Au sein de cette famille unie, ils faisaient un peu bande à part, se comportaient en étrangers. À leur décharge, ils étaient nés et avaient grandi outremer et selon l’adage, ils avaient été loin des yeux et par conséquent ils restaient loin du cœur. De mémoire, Jérôme n’avait jamais entendu ses propres enfants demander des nouvelles de leurs cousins et réciproquement.
Mais Thomas, son frère, avait acheté une maison pas loin de celle de leurs parents et sa femme Aline, douce et charmante, s’était attachée aussitôt à toute la famille qui le lui rendait bien en retour. D’ailleurs, Jérôme avait appris à la connaître depuis leur installation en France.
C’était une femme généreuse et très famille. Il l’avait déjà constaté, lorsqu’enfin, après tant d’années de séparation, les deux frères avaient fini par se rejoindre et à quatre, avaient passé trois semaines de vacances aux Antilles. Thomas avait voulu absolument que toute sa petite famille loge chez eux. Et en effet l’harmonie avait été totale pendant le séjour pour ses enfants et pour son couple.Georges, accueilli comme un membre de la famille à part entière, agrandissait ainsi son cercle familial. Ne plaisantait-il pas quelques fois en affirmant à Jérôme :
— Je suis père de deux enfants que je n’ai pas engendrés et j’ai un beau-frère et une belle-sœur, sans m’être marié, n’est-ce pas miraculeux ?
Et en effet, cela tenait du miracle.
Les deux frères, sur le tard, avaient fini par habiter à proximité l’un de l’autre et étaient devenus inséparables. Depuis, toutes les occasions étaient bonnes pour se retrouver tous ensemble.
Jérôme chassa l’angoisse qui l’avait saisi une minute en pensant à ses parents, car en cas de besoin, Thomas et sa femme sauraient prendre les initiatives nécessaires.
Dans l’avion qui transportait le couple, Georges assis à ses côtés, avait lui aussi du mal à s’endormir, il se contentait de somnoler. Il ressassait la question que venait de lui poser son compagnon, avec un sourire à peine esquissé sur les lèvres. Depuis le temps qu’il l’attendait ! Il lui avait menti, mais il n’en avait pas mauvaise conscience. Ce sur quoi il travaillait sans relâche depuis près de neuf mois était bel et bien terminé depuis plusieurs semaines.
À ce travail, il s’y était mis dès sa prise de fonction de retraité de fraîche date. Jérôme, qui de son côté ne faisait jamais les choses à moitié, lui avait offert pour fêter cet événement unique dans une vie, un ordinateur. Cadeau royal, avait apprécié Georges qui depuis une vingtaine d’années menait ses travaux d’écriture sur leur inséparable Olivetti, un modèle certes dépassé, mais toujours aussi performant, qui ne les avait jamais déçus. Après ce présent souverain, il ne pouvait plus continuer à faire la sourde oreille et reculer. Et il s’attela à ce qui allait devenir le roman de leur vie. Il n’avait pas de titre, et lorsqu’ils en parlaient il s’agissait du Roman, point. D’un commun accord, ils étaient convenus qu’ils choisiraient un titre ensemble le moment venu. En attendant, chacun y réfléchissait de son côté.
Puisque c’est Georges qui allait être le porte-parole de leur histoire, Jérôme lui avait proposé, quelque temps auparavant, qu’ils se rendissent sur les lieux de sa rencontre avec Sylvain4, pour qu’il s’imprègne du cadre, des parfums, de l’ambiance de ce qui avait été pour lui, le point de départ du plus grand chamboulement de sa vie, sans lequel, elle n’aurait pas pris le cours qu’elle suivait depuis. Et c’est ainsi qu’ils étaient allés passer une semaine au bord de la mer où tout avait commencé.
Georges se familiarisa successivement avec la plage, qu’en vacances, Jérôme avait fréquenté avec sa femme, Justine et son fils Léo et qui avait été le témoin de la rencontre entre Jérôme et Sylvain, le fameux petit square arboré du front de mer et le banc. Il parcourut le même trajet qui les mena jusqu’au jardin haut perché avec son église et son musée, la remise à outils qui avait abrité quelques instants les deux garçons, la vieille ville historique et le restaurant de Maxime, toujours au même endroit, mais qui avait changé de nom et de décor. Jérôme n’avait pas été avare en détails et précisions et Georges de questions. Pendant leur séjour, pas l’ombre de Maxime ni à la plage, ni en ville. Peut-être son projet de rejoindre Paris avait-il fini par aboutir ? Il se posa la question de savoir, s’il aurait aimé lui présenter Georges et ne sut y répondre franchement. Ne valait-il pas mieux ne pas réveiller les fantômes du passé ; et il y renonça.
Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis, mais cela n’empêcha pas, une fois sur place, Jérôme d’être ému, car le souvenir de Sylvain, même lointain, avait fait un retour en force dans sa mémoire.
— C’est à lui que nous devons, indirectement, de nous être rejoints, de m’avoir permis d’être ce que je suis aujourd’hui et de vivre ce que nous vivons. Je lui garde un fond de tendresse que je ne saurais nier, avait-il confié à Georges à plusieurs reprises. Et son compagnon le comprenait parfaitement.
Au rythme de dix heures d’écriture quotidiennes, Georges s’était appliqué depuis des mois, à la rédaction du Roman. La nuit aussi, éveillé ou dans son sommeil, il continuait à écrire, biffer, raturer, mentalement. Il ne voulait pas décevoir Jérôme qui croyait tant à son talent et qui était à l’origine de leur projet.Ne lui disait-il pas souvent qu’il ne suffisait pas de rêver de conquérir le monde, fut-ce celui des Lettres, mais qu’il fallait vraiment le faire, et dans son cas, en écrivant ? Son âge ne devait pas être un frein. Certes, il lui arrivait souvent de se poser aussi la question de savoir, s’il souhaitait réellement conquérir le monde des Lettres ou si ce n’était pas plutôt Jérôme qui faisait un transfert sur lui. Mais ils étaient deux, c’est-à-dire, un, et depuis si longtemps, que l’un était devenu l’autre et inversementet le projet était commun, ce qui en ressortirait, serait le fruit de leurs efforts conjugués quand bien même c’est lui, Georges, qui noircissait les feuilles blanches.
Jérôme était son soutien au quotidien, par son insistance, et les idées qu’il lançait de temps en temps par retour de mémoire, un simple détail la plupart du temps, de peu d’importance en apparence, peut-être, mais qui pouvait contribuer aussi à appréhender au plus près la réalité ou bien au contraire, donner libre cours à l’imagination et s’en éloigner. C’est encore Jérôme qui, lorsqu’il se sentait dépassé par la tâche, lorsqu’il était pris de doute, venait par ses encouragements, à son secours, et lui permettait de relancer la machine. C’était sa manière à lui de participer à l’écriture de ce roman qui narrait leur rencontre, le passé et leur présent, bref c’était le roman de leur vie. Et à Georges de s’avouer, d’y avoir pris un plaisir d’une dimension jusque-là jamais atteinte.
Il était coutumier de l’écriture depuis sa plus tendre enfance, il n’avait jamais cessé au cours des dernières vingt années de vie commune avec Jérôme d’écrire des poèmes et des textes mettant en scène son amour pour son compagnon, ce qui les liait. Mais cette fois, il s’agissait d’un retour vers le passé et refaisaient surface tous leurs souvenirs communs ou pas, qu’il revivait pour la seconde fois. Quel bonheur ! se disait-il, en les posant avec des mots sur une feuille blanche.
L’idée de ce roman remontait à près de vingt ans. Georges se souvient des enfants encore petits, Léo avait à l’époque huit ans et Sylvaine, pas encore quatre. Aujourd’hui, devenus des adultes, ils volaient de leurs propres ailes depuis déjà un bon moment. C’est dire, si le temps avait passé ! Georges avait toujours prétexté que ce travail de si longue haleine était au-dessus de ses forces et qu’il ne se sentait pas de taille à l’affronter. Entre aimer écrire et s’atteler à un ouvrage d’importance, tel que celui envisagé, il y avait un fossé, mieux, un abîme infranchissable qu’il n’estimait pas à sa portée. Et ce n’étaient pas les exhortations, leitmotiv insistant, parfois au-delà du supportable, de son compagnon qui y changerait quelque chose.
Il pensait parfois avec émotion à l’expérience du recueil de poésies collectif à laquelle il avait participé, avec d’autres talents en herbe, comme on les avait qualifiés, à l’époque. L’initiative, c’est encore une fois de Jérôme qu’elle était venue. Elle remontait elle aussi à cette période et n’avait jamais eu de suite. Le recueil s’était écoulé à quelques centaines d’exemplaires et par la suite, les quelques textes qu’il avait envoyés à la maison d’édition étaient restés sans suite et n’avaient rien donné. Mais il fallait s’appeler Jérôme qui finissait par user son monde à force de remettre toujours et toujours sur le tapis ce à quoi il croyait envers et contre tout, et Georges avait cédé.
Certes, il avait résisté pendant tout ce temps, ce qui de sa part était aussi une prouesse. Mais Jérôme, toujours aussi battant pour les petites comme pour les grandes causes, ne s’était jamais déclaré vaincu. Il l’y avait poussé et il avait gagné cette première manche. À Georges à présent, de réussir à son tour, le défi, en gagnant la seconde.
Depuis le début de leur relation, il n’avait pas cessé d’écrire, au contraire, et Jérôme le savait parce que c’est lui qui faisait le tri, classait, rangeait ses notes.
— Je suis ton agent littéraire, lui disait-il, en plaisantant, je dois avoir accès à tout ce que tu écris et je juge ce que l’on garde et ce que l’on jette.
Et en réalité, il ne jetait jamais rien et gardait tout jalousement :
Seul le Carnet de bord lui restait interdit d’accès, car secret. Georges y consignait tout ce qui traversait son esprit, ses désirs, ses humeurs. La rédaction n’avait pas été continue. Il l’arrêtait sur plusieurs semaines puis y revenait, mais il ne l’avait jamais abandonnée.
Il avait commencé la rédaction de ce carnet dès le début de leur vie commune et plus précisément au lendemain de leur premier week-end en tant que couple. Et il s’y était tenu. Jérôme savait qu’il lui était destiné, mais quand Georges l’aurait décidé.
Lorsqu’il y a quelques semaines, Georges avait finalement écrit le mot«fin » au bas de la dernière page, sans préjuger de la valeur de ce qu’il avait rédigé, un sentiment de soulagement s’était emparé de lui.
Le doute et le vide, aussi.
D’avoir mis noir sur blanc, une partie de leur vie sur pas moins de sept cents feuillets, lui avait rempli l’âme et le cœur autant que ses journées. L’approche de leur voyage pour San Francisco l’avait très heureusement occupé et il n’avait pas tourné en rond, comme il l’avait redouté. Il renvoyait à leur retour, le moment où il livrerait le résultat de son travail au jugement de Jérôme.
En attendant, son compagnon pouvait patienter encore quelques semaines après avoir attendu toutes ces années.
Pour Jérôme, le moment le plus long du voyage fut celui entre l’annonce de l’hôtesse de l’air informant les passagers que l’avion entamait sa descente vers San Francisco et celui où enfin, après les contrôles de toute nature, douane et bureau de l’immigration en particulier, comme seuls les États-Unis savent les mette en place – sécurité oblige – il aperçut, enfin, à travers la baie vitrée sa petite armée composée de Léo et Sylvaine, frère et sœur collés serrés, agrippés l’un à l’autre par la taille et qui gesticulaient à qui mieux mieux, pour attirer leur attention. Les accompagnait Brian, équipé d’un harnais et portant contre sa poitrine la petite Justine dont on ne distinguait rien.
L’attrait de l’aéroport avec sa démesure et ses fonctionnalités, dans tout ce que l’Amérique pouvait offrir en la matière, s’était émoussé pour les deux Français, sans pour autant vouloir jouer aux blasés. En moins de dix ans, ils en étaient à leur troisième voyage à San Francisco : une première fois l’année des seize ans de Sylvaine, son frère avait tenu à lui offrir le voyage pour fêter sur place son Sweet SixteenBirth Day5 à l’américaine et Jérôme et Georges l’avaient accompagnée. Une deuxième fois, pour le mariage de sa Sylvaine justement, et maintenant, pour la naissance de sa petite-fille.
Entre l’atterrissage et la récupération des bagages sur le tapis roulant, pas loin de deux heures s’étaient écoulées, aussi, lorsque tout ce petit monde finit par se rejoindre, les embrassades de leurs retrouvailles, furent-elles proportionnelles à la patience dont ils avaient fait preuve, de part et d’autre. Lorsqu’ils cessèrent de se léchouiller les uns les autres, Jérôme fit la connaissance de sa petite-fille : le portrait craché de Justine, sa grand-mère et avant qu’il ne le fasse remarquer, Sylvaine lui dit :
— À la maison, je vous montrerai une photo de maman à son âge, et qui était dans l’enveloppe que sa mamie nous avait remise lorsque nous sommes allés en vacances près de Biarritz, on dirait qu’elles sont jumelles.
— C’est ce que j’allais te dire ma chérie, alors je peux t’assurer qu’en grandissant, comme elle a l’air de tenir de ta mère, ce sera une beauté sans pareille !
— Juste partage des choses : Léo, la copie conforme de son père, plus blonds que vous on meurt, Sylvaine et Justine, dignes héritières de la beauté toute brune de leur mère et grand-mère, si j’en juge par les photos que j’ai vues, commenta Geo.
— Que veux-tu, chez nous c’est héréditaire, nous sommes, belles et beaux, de père en fille et de mère en fils et petite-fille. Vous suivez ? Pas trop dur pour vous ? les interrogea Léo.
Au fur et à mesure, Sylvaine traduisait en américain à Brian, son mari, ce qu’il se disait.
— Alors, Sylvaine, tu nous avais dit que tu allais lui enseigner le français, il n’accroche pas à notre si belle langue ?
— Pas du tout, pas du tout, bien au contraire, vous verrez tout ce qu’il sait dire déjà, vous n’en reviendrez pas et si vous ne parlez pas avec un lance-pierre, il comprendra pas mal de choses.
S’adressant à son père, Léo s’enquit :
— Did you have a good trip? 6
— On ne nous a pas servi des tripes, ni de Caen ni d’ailleurs pendant le vol, si c’est ce que tu veux savoir.
Une manière élégante d’un père à son fils de lui faire comprendre qu’entre eux il était préférable d’utiliser la langue de Molière. Comme lors de leur dernier voyage, il fallait un moment avant que les enfants reprennent les automatismes de leur langue maternelle lorsqu’ils s’adressaient à Jérôme et Geo.
— Désolé, papa, l’habitude tu comprends…
— Je plaisantais, si, si, le voyage a été excellent même si Geo, n’a pas arrêté de ronfler !
— Je préfère me taire, le silence est d’or, à ce qu’il paraît, se défendit Geo.
Dès les premiers échanges, le ton était donné et la complicité, qui avait toujours été celle des deux hommes et des deux enfants, refit surface sans avoir pris une seule ride.
Entre-temps, Brian organisa le repli vers leur véhicule. Le quatuor, bras dessus bras dessous, comme un seul homme, lui emboîta le pas en direction des parkings où était garée leur voiture. L’aéroport de San Francisco se trouvait à environ vingt kilomètres du centre-ville dans le Comté de San Mateo plus exactement.
C’est Brian qui se mit au volant avec à ses côtés Léo. Sylvaine avait entre-temps récupéré sa fille et s’était installée à l’arrière entre son père et Geo.
Tout le temps du voyage, Jérôme ne cessa de caresser d’un doigt la tête du nourrisson, et de donner des baisers à sa fille, qui les lui rendait aussitôt, puis posait sa tête sur l’épaule de son père. Le même manège recommençait, mais cette fois, en direction de Geo avec le même traitement plein d’affection à son égard. Un amour réciproque et partagé.
— Pendant que vous vous faites des mamours, intervint Léo, je vais vous donner le programme des prochaines quarante-huit heures. Nous sommes en direction de votre hôtel dont vous devenez des habitués maintenant. Prenez du repos après toutes ces heures de vol, vous l’aurez mérité. Sylvaine, Brian et la petite réintègrent leur maison et moi, la mienne. Demain, c’est moi qui passerai vous chercher vers seize heures, soyez prêts, moi je serai ponctuel, vous pouvez me faire confiance, puis nous irons rejoindre Sylvaine chez eux.
En même temps, comme s’ils s’étaient consultés, fusèrent de la part de Jérôme et son compagnon :
— Bien capitaine !