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Lorsqu’une différence est vraiment acceptée, ne disparaît-elle pas, tout simplement ?
Tels des ronds dans l’eau, les vies se touchent, s’interpénètrent, se fondent et se désunissent au gré des turbulences qui agitent l’onde de nos existences... La saga dépeinte avec talent par Marie-Pierre Pruvot sur un scénario de Galia Salimo nous plonge dans les méandres des manipulations familiales dignes des grands auteurs russes. Lorsqu’une différence est vraiment acceptée, ne disparaît-elle pas, tout simplement ?
Grâce à cette saga, plongez dans les méandres des manipulations familiales dignes des grands auteurs russes.
EXTRAIT
Méritait-elle ce reproche parce qu’elle était organisatrice de fêtes, qu’elle se donnait à sa tâche, qu’elle avait étudié les galas et réceptions des temps anciens comme des plus récents : les fastes du comte de Montesquiou, ceux de Boni de Castellane dans son palais de marbre rose ?… Elle avait été sensible à l’accusation d’Alex, mais l’avait rejetée ; ses fêtes, elle les considérait comme des œuvres d’art. Pourquoi cet art-là aurait empêché la profondeur des sentiments et la pénétration des choses ? Dès qu’elle fut dans son salon de repos, elle se débarrassa de son tailleur, s’installa sur le canapé pour une séance de relaxation. Plus de phrase mordante de la part d’Alex, ni de personne, plus de souci. Se vider l’esprit (exercice difficile malgré une longue pratique) et, par une sorte d’abandon maîtrisé, se livrer à une détente totale qui rétablit les traits du visage, leur équilibre, et donne du tonus pour toute une soirée.
À PROPOS DES AUTEURS
Marie-Pierre Pruvot est née en 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres modernes en 1974. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages aux éditions Ex-Aequo :
J’inventais ma vie en trois tomes,
France, ce serait aussi un beau nom et
Marie parce que c’est joli (aux éditions Bonobo).
Née à Marseille d’un père malgache et d’une mère italo-corse,
Galia Salimo est une fille des iles. Après de brèves études de droit à Aix en Provence elle « monte » à Paris où sa rencontre avec Jean-Marie Rivière va changer le cours de sa vie. L’Alcazar, le Carrousel, le Palace puis le Queen (dont elle animera pendant 18 ans les fameuses soirées « Overkitsch » du Dimanche soir)... le Paris qui brille et qui pétille décide d’en faire l’une de ses reines. Aujourd’hui, c’est dans l’ambiance glamour et sophistiquée d’une institution parisienne, ultime sanctuaire d’une nuit civilisée, le Mathi’s Bar, que l’on peut la retrouver.
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Marie-Pierre Pruvot
et
Galia Salimo
Comme autant de ronds dans l’eau...
Roman
Dépôt légal décembre 2013
ISBN : 978-2-35-962-563-9
collection Hors Ligne
ISSN : 2108-629X
©2013 éditions Ex Aequo - Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays. Toute modification interdite.
Éditions Ex Aequo
Mes remerciements à Laurence Schwalm
pour sa collaboration attentive et son amitié.
Sommaire
Comme autant de ronds dans l’eau...
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Les autres livres de Marie-Pierre Pruvot
Dans la même collection
Aigle – Aziz Chouaki – 2010
La Galante – Patricia Lévy – 2010
J’inventais ma vie – Marie-Pierre Pruvot – 2010
Frissons au Carrousel - Marie-Pierre Pruvot - 2013
Du même auteur
J’inventais ma vie – 2010
Frissons au Carrousel - 2013
J’inventais ma vie, Tome 1(réédition) – 2013
Madame Arthur – J’inventais ma vie Tome 2 – 2013
Le Carrousel – J’inventais ma vie Tome 3 – 2013
***
Tout était en place. La nuit tombait sur Paris. La lumière électrique révélait la splendeur de la salle de réception précieusement transformée pour cette soirée exceptionnelle. « MAHARANÉ » était le nouveau parfum que quelques privilégiés allaient découvrir. Les décorateurs, les fleuristes, les tapissiers s’étaient surpassés. L’effet était saisissant. Une vraie superproduction hollywoodienne. Le travail de préparation de toute une année s’offrait enfin à ses yeux. Gersande se sentit mieux que satisfaite du résultat : soulagée du fardeau des difficultés accumulées, des doutes, de l’anxiété, et pour tout dire de l’angoisse de l’échec, voire de la ruine. Elle avait tout choisi, tout imaginé. Tout était conforme à ses vœux. Ses assistants avaient suivi ses directives à la lettre et la réalisation en était irréprochable. Elle pouvait être fière de son équipe, de son agence « Gersande Event ». Elle rencontra ses auxiliaires les plus proches, s’enquit auprès d’eux du bon déroulement des derniers aménagements, voulut rencontrer et encourager les hôtesses d’accueil, vérifia qu’elles semblaient sorties du gynécée d’un palais du Rajasthan, comme elle l’avait souhaité, et voulut voir de ses yeux l’époustouflante attraction : deux éléphants qui arrivaient à grand tapage et qui accueilleraient les invités. Il était temps de faire une pause. Seule, en haut des marches qui surplombent la salle, elle lança un regard circulaire, cherchant sans le trouver un élément qui pourrait révéler une lacune.
« La fête peut commencer ! » se dit-elle.
En rejoignant le petit salon qu’on lui avait aménagé en lieu de repos, elle pensa à une phrase d’Alex. Son ami lui avait dit :
— Je vais finir par croire que vous êtes une femme superficielle.
Méritait-elle ce reproche parce qu’elle était organisatrice de fêtes, qu’elle se donnait à sa tâche, qu’elle avait étudié les galas et réceptions des temps anciens comme des plus récents : les fastes du comte de Montesquiou, ceux de Boni de Castellane dans son palais de marbre rose ?… Elle avait été sensible à l’accusation d’Alex, mais l’avait rejetée ; ses fêtes, elle les considérait comme des œuvres d’art. Pourquoi cet art-là aurait empêché la profondeur des sentiments et la pénétration des choses ? Dès qu’elle fut dans son salon de repos, elle se débarrassa de son tailleur, s’installa sur le canapé pour une séance de relaxation. Plus de phrase mordante de la part d’Alex, ni de personne, plus de souci. Se vider l’esprit (exercice difficile malgré une longue pratique) et, par une sorte d’abandon maîtrisé, se livrer à une détente totale qui rétablit les traits du visage, leur équilibre, et donne du tonus pour toute une soirée. Par deux fois, elle eut l’impression de tomber dans le vide et une réaction nerveuse la ramena hors du sommeil où elle sombrait. Elle se leva enfin, retoucha maquillage et coiffure ; une fois drapée dans son sari de soie turquoise, elle s’observa devant le miroir avec plus qu’un brin de satisfaction. Elle se dirigea vers le grand salon d’apparat où l’on servait déjà l’apéritif. Il était temps pour elle d’apparaître : les personnalités les plus importantes ne tarderaient pas.
Elle évoluait dans son élément. Comme une artiste sur scène. Pas comme une tragédienne qui doit, sitôt après la représentation abandonner son personnage, évacuer les sentiments qu’elle a manifestés ou parfois éprouvés, mais plutôt à la manière d’un mannequin qui conserve après le défilé l’éclat de son talent : sa fluidité et l’art de paraître. Elle se disait avec satisfaction : « La fête bat son plein. » Elle commençait à parcourir l’immense salle, rompue qu’elle était à aller de groupe en groupe, se flattant d’être toute à tous, mais dosant ses sourires et ses salutations, les proportionnant à la richesse, la notoriété, la puissance de chacun, ce en quoi elle était incomparable. Ses commanditaires réels ou potentiels ayant ses plus grandes attentions.
Maintenant, elle rejoignait un cercle de personnes à qui elle ne dédaignait pas de faire de petits frais. Des gens de moindre importance qui suivent la mode bien plus qu’ils ne la lancent, heureux de la complimenter, de renouveler leurs relations avec cette femme d’influence, de s’assurer qu’ils font partie du Tout-Paris. C’était son chirurgien esthétique entouré d’amis. Il l’avait liftée efficacement, discrètement : il savait se taire. Nul besoin pour lui de citer ses réussites pour se faire valoir. Sa femme lui servait d’unique référence, même si elle suscitait quelques ricanements : « Il a fait d’elle une petite poupée, disait-on, mais elle a au moins soixante ans ! » Ce n’était rien de plus qu’une de ces méchancetés ordinaires dont on aime à s’amuser, qui soulignait le savoir-faire de l’époux.
Gersande regardait l’épouse dorlotée, jolie, élégante, qui avait quelque chose de suave… Comme elle se serait sentie à l’étroit dans de pareilles dimensions. L’impression d’être une potiche. Gersande se sentait une femme supérieure. Des riens le lui rappelaient. Un exemple : contrairement à la femme du médecin qui s’était inondée de parfum, prestigieux, sans doute, mais immédiatement reconnaissable, elle, le sien ne se trouvait qu’à New York. Elle en avait toute une provision en cas de pénurie ou d’empêchement de voyager. Car de demander qu’on lui en rapporte, d’être obligée d’en révéler le nom, il n’en était pas question. Certains parfums étaient si célèbres, si utilisés, qu’ils en perdaient en originalité. Le sien, au contraire, on était tout aussi troublé de le respirer que si c’était Shalimar, mais on ne parvenait pas à l’identifier. En tout cas, il ne suffisait pas d’aller à la boutique du quartier pour se le procurer.
Elle se tenait debout, au milieu de tous ces gens heureux de participer à l’événement, et qui papotaient, un verre à la main. Elle sentait son corps, son port de tête. Tout en prenant part aux conversations, elle changeait parfois de pied d’appui, exprès pour le plaisir de susciter ses muscles, depuis les mollets jusqu’à la nuque. « Merci la gym ! » se disait-elle dans un sourire. On lui disait qu’elle ressemblait à Fanny Ardent. Elle adorait le compliment sans trop y croire. Qu’importait que son visage n’eût pas tant de joliesse ? Elle ne se plaignait pas de sa structure osseuse, de ce nez un peu busqué qu’elle n’aurait pas la sottise de faire refaire, malgré les conseils vingt fois suggérés du médecin. Ni de sa bouche trop grande pour les canons convenus, avec des lèvres qui n’avaient nul besoin d’être repulpées, des dents qui mordaient, même quand elle riait. Un menton pointu, assez pour avoir du caractère, mais trop peu pour détruire l’ovale… avec une peau partout bien tendue sur tout le visage et le cou « Merci, Docteur ! » Ressembler à tout le monde ? Certes pas ! On ne remarquait pas la couleur de ses yeux, mais leur expression, oui ! Ils pétillaient comme toute sa personne. Sans agitation visible. De l’assurance. Du discernement. De la dissimulation, puisqu’il en fallait. Et surtout l’art d’évaluer l’énergie, la trempe des gens auxquels elle avait affaire. Elle se reconnaissait toutes ces qualités et savourait le plaisir de savoir en jouer.
Elle ne présumait pas trop de son savoir-faire, sans quoi, tant de gens gâtés par la fortune et le talent, les succès, n’auraient pas apprécié sa présence, ne lui auraient pas fait tant de ronds de jambe. Elle aimait cela. Elle se sentait influente, efficace, et à vrai dire, elle n’imaginait pas Paris sans elle. Elle était la plus apte à recevoir toutes sortes de secrets, et à savoir discerner ceux qu’on emmurait et ceux qu’on distillait… Elle semblait tout entière à la conversation de son petit groupe, mais elle n’écoutait qu’à moitié ce qui s’y disait, car elle pensait, comme chacun dans les bavardages ordinaires, à mille choses à la fois. Même si son regard furetait, par intervalles, perçait la foule pour voir plus loin, les gens qui l’entouraient n’auraient pu dire qu’elle n’était pas attentive. La nécessité de ne rien laisser paraître tempérait un vague souci : ni Alex, son amant, ni Maxime, son fils, n’étaient encore arrivés. Elle aurait pourtant bien aimé qu’ils soient déjà là, perçoivent, tout comme elle, la montée de l’intensité de cette réunion dont elle était fière. Une idée lui vint à l’esprit, qu’elle chassa aussitôt : et s’ils ne venaient pas ? Absurde !
L’obligation était de se trouver près de l’entrée à l’arrivée de quelques personnalités marquantes, décoratives, et surtout importantes. Elle s’était libérée de ce souci de les guetter en chargeant un assistant de l’avertir au bon moment. Toute mêlée qu’elle fût à la foule, elle se voyait telle un aigle survolant son vaste territoire à la recherche, sinon d’une proie (mais, pourquoi pas ?) du moins de quelque signe insolite à décrypter, voire d’une incongruité à réparer. Soudain elle aperçut quelque chose ou plutôt quelqu’un qui se signalait par quelque extravagance. Un sourire de connivence lui permit de quitter aisément le groupe d’amis londoniens hyper lookés, irremplaçables ornements de la fête.
Elle venait de repérer, à la faveur du mouvement de quelques personnes, au bas du grand escalier, Diane Lagarrigue entourée d’un escadron de golden boys intrigués ou séduits par la réputation de cette jeune veuve qui avait si bien expédié son riche et vieux mari. La trentaine séduisante, et même quelque chose de plus (de plus que la trentaine) on la disait décidée à se remarier à son goût. Sans se dissimuler ni se faire trop voyante, Gersande s’approchait sans la perdre de vue. Diane semblait s’amuser follement, et riait avec des mouvements d’épaules propres à faire saillir une poitrine opulente qui ne devait rien à la nature… Gersande n’appréciait pas Diane. Exubérante, provocante, presque vulgaire. La présence d’Alex qu’elle découvrait parmi ces hommes qui l’entouraient n’arrangeait rien. Elle ne contestait pourtant pas que Diane fît partie de ce petit noyau parisien qu’il fallait avoir à chaque événement.
— Diane ! Vous êtes éblouissante ! Je suis sûre que Maharané a été créé pour vous !
— Gersande, vous ne le trouvez pas un peu capiteux pour moi ? Je ne crois pas que ce soit un parfum pour blonde.
« — Mais vous n’êtes pas blonde… Vous êtes platine !... » Voilà ce que Gersande se retint de lui dire, car son humour aurait été pris pour de la malveillance ou… de la jalousie !
Le spectacle d’Alex se fondant dans la cour de Diane et faisant le joli coeur remplissait Gersande d’impatience. Dans un large sourire qu’elle ne prit pas soin d’adoucir, elle dit :
— Je vous enlève Alex pour quelques secondes. Je l’entraîne vers les Solignac qui le réclament avec insistance !
Tout en emmenant Alex, Gersande eut l’impression qu’en agissant de façon un peu… cavalière, elle avait, dans une hypothèse de rivalité, laissé à Diane le beau rôle.
Alex était superbe dans son smoking noir. Il avait l’allure insolente de ces néo dandys, fils imaginaires de Serge Gainsbourg et de Jacky Kennedy. Le couple qu’il formait avec Gersande depuis quelque quinze ans était digne des pages glacées de Madame Figaro, Gala, ou L’œil de Vogue, où ils apparaissaient régulièrement. Gersande lui lâcha le bras qu’elle avait trop tenu et ils avançaient tous deux au milieu de la cohue, se frayant un chemin, lui, se refusant à ouvrir la voie autrement qu’en tendant un bras devant elle tandis que de l’autre il la pressait doucement à la taille. Et cette femme de pouvoir, d’autorité, s’abandonnait quelques instants au bonheur de se laisser mener par celui que — oui, assurément — elle aimait toujours autant. Elle avait souffert, au début de leur relation, de ces dix années qu’elle avait de plus que lui. Avec fougue, des marques évidentes d’amour, il avait su lui faire accepter cet inconvénient, disant qu’elle éprouvait un « préjugé d’un autre siècle ». Longtemps, il lui avait proposé de l’épouser, elle s’y était toujours refusée.
Pendant cette sorte de traversée qui les conduisait auprès des Solignac, il avait une première fois murmuré à son oreille :
— Je t’aime.
Elle lui avait fait son beau sourire. Il lui avait répété le mot doux, elle n’en avait pas dit davantage. Avait-il quelque chose à se reprocher ? La troisième fois, il avait été plus précis :
— Si tu ne m’aimes pas, je t’aime !
Alors, comme par automatisme, elle avait répondu :
— Et si je t’aime, prends garde à toi !
Il avait éclaté de rire, heureusement, car elle se disait : « C’est idiot, j’ai eu un mot malheureux : l’expression classique de la jalousie. »
Il ne fallait plus y penser. Les Solignac étaient là. On se réjouissait, on se congratulait, c’était le règne des phrases toutes faites et des compliments convenus. Et c’était bien ainsi : on n’était pas au Collège de France. Sous les mots les plus creux toutefois, se glissaient des intentions, des estimations, et quelque chose comme de la séduction qui ne disait pas son nom, car enfin, Gersande ne pouvait pas dire de but en blanc : « J’aimerais faire de votre fille Cécile ma bru. » ! Encore moins : « J’aimerais que mon fils devienne votre gendre et que vous lui assuriez un avenir confortable. » Non ! Il y fallait des formes, des travaux d’approche, des faux-semblants. Elle se savait aimable, insinuante, mais elle ne pouvait pas tout toute seule. Au milieu des effusions sincères ou machinales, Gersande se disait : « Si Maxime était là, à savoir se faire aimer de Cécile, comme je me sentirais plus libre, plus conquérante même ! Pourquoi faut-il que quelque chose vienne toujours me contrarier ? »
Mais monsieur Solignac lui dit à son grand soulagement :
— Cécile nous a dit que Maxime a rapporté de son voyage en Extrême-Orient quelques beaux contrats. C’est bien. Il prend de l’assurance. J’espère qu’il ne va pas tarder à nous rejoindre. Peut-être est-il encore fatigué…
Tout allait bien. Maxime ne tarderait plus.
Gersande n’avait pas cessé d’être vigilante et observatrice. Son regard fureteur venait de découvrir non loin de là le PDG de la société Swiss Cosmetics qu’elle ne connaissait pas encore personnellement et qu’elle se promettait de compter bientôt parmi ses clients.
— Je vous laisse un instant avec Alex, dit-elle, un petit problème à régler.
Madame Solignac s’extasia :
— Je ne sais pas comment vous parvenez à répondre à toutes ces sollicitations !
Gersande inonda le clan Solignac de son sourire charmeur et visa sa cible. Elle s’éloigna souplement en se gaussant intérieurement de prendre ce qu’elle appelait son regard de peintre paysagiste et son sourire figé collé sur les lèvres carminées, attitude qui lui évitait qu’on ne la salue, ne la force à un arrêt, ne la retarde. Elle était près d’atteindre au but lorsqu’un grand escogriffe s’interposa :
— Madame Dufresnoy, puis-je me permettre de vous importuner un instant ?
Elle crut ne rien laisser paraître de son agacement, mais le minuscule rictus qui altéra son sourire fut immédiatement décelé par l’importun qui s’empressa de se présenter :
— Arturo Bartolucci, fondateur de l’agence Viva International. Je voulais vous dire à quel point j’étais honoré de participer, grâce à mes mannequins, à l’événement le plus réussi de la saison.
Il est vrai qu’Arturo Bartolucci et son équipe contribuaient à donner à la fête cet air léger et sophistiqué auquel tenait tant Gersande.
— Oui, bien sûr, c’est vous ! dit-elle.
Et, au moment de rajouter un mot, il lui en vint un, du fond des âges, qu’elle fut bien obligée de détacher comme par badinage :
— Je ne vous avais pas remis.
Elle reprit sa marche interrompue, lui toujours près d’elle. Elle maugréait intérieurement, prête à lui lâcher une réflexion venimeuse comme elle savait si bien faire, mais avant qu’elle en ait sorti le premier mot, le nom d’Arturo, crié d’une voix vigoureuse, enraya sa colère, ou plutôt la transforma, car elle assista à une scène qui la mit d’abord mal à l’aise : les deux solides bras du PDG de Swiss Cosmetics enlaçaient ce pauvre Arturo qui n’en pouvait mais et qui se laissa aller à ces joyeuses congratulations de retrouvailles. Cela finit par un bon grand rire qu’ils partagèrent sous le regard médusé de Gersande. Elle avait horreur de faire de la figuration et trouvait ces manifestations déplacées, qui la condamnaient au rôle de spectatrice. Hans Stoeller, Suisse allemand, avait le type physique du président Clinton, alors qu’Arturo, ancien mannequin de chez Valentino avait conservé la ligne de ses vingt ans. Il était brun, délicat, connu pour être gay. Elle se demandait comment deux hommes tellement différents avaient pu lier une amitié si manifeste. Le PDG suisse accompagnait ses accolades de familiarités dites en italien qui rappelaient à Gersande ses jeunes escapades romaines, sans cesser de l’impatienter.
En un rien de temps, Arturo renversa la situation. Les familiarités de Hans Stoeller furent effacées par des présentations dûment faites. Gersande, placée sur un piédestal, s’illumina au regard du PDG soudain intimidé. Elle savoura le pouvoir de ses charmes, mit en œuvre toutes sortes de séductions, et fut certaine qu’avec sa prestance, sa réputation, son fluide même, elle avait placé monsieur Stoeller sous son influence. Elle pressentit, ce que l’avenir ne contredirait pas, que les deux hommes qui se trouvaient devant elle allaient donner plus d’intensité à sa vie. Dans un élan de joie, elle se dit : « Mais quelle belle soirée ! Et dire que j’étais inquiète ! Je trouve que j’ai une chance de c… » Le dernier mot, elle le chassa de toutes ses forces : « Ah ! Non ! Pas ça ! »
***
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« Non ! Pas ça ! » se répétait-elle encore quelques heures plus tard. Mais elle se le disait sur un ton différent. La première fois, elle avait écarté le mot comme on évite un accident, comme on conjure le sort. Elle se parlait maintenant sur un ton rassuré. Alex était près d’elle, il venait de s’endormir. À la fin de la soirée, empressé, il avait voulu la raccompagner, rester auprès d’elle. Il avait été amoureux comme aux plus belles nuits. Elle s’extasiait qu’après quinze années, elle soit restée la seule femme de ses désirs. Il était là, près d’elle, et même sur elle puisque son bras et sa cuisse la recouvraient... Elle n’avait pas à s’inquiéter. Elle voyait clair en elle. Elle s’avouait maintenant qu’elle avait eu un mouvement de doute, un mauvais réflexe à la vue d’Alex au beau milieu de la cour de Diane, sensible à ses artifices, pourtant grossiers. Elle avait dû lutter pour ne pas se montrer jalouse ! « Donc, lorsque je me disais que notre liaison avait quelque chose d’usé, et que même si je n’avais pas le courage de le quitter, je ne verrais pas d’un mauvais œil qu’il prenne, lui, l’initiative de la rupture, que ce serait me rendre un service, je n’étais pas tout à fait sincère ! » Elle s’en amusait. Elle se sentait amoureuse. Elle posa doucement un baiser sur l’épaule d’Alex qu’elle avait près de sa bouche, entreprit de se dégager sans le réveiller, d’abord du bras, de la jambe ensuite, et c’était bien.
Gersande faisait une différence entre « se relaxer » qui consistait à chasser toute idée de son esprit pour parvenir à une détente totale, et « décompresser » qui consistait à laisser vaquer ses pensées après une journée harassante ; vouloir s’endormir encore tout habitée par les impressions de la journée lui était impossible. Il était nécessaire que s’assagissent les éléments effervescents qui l’avaient tenue en haleine. À pas feutrés, elle se rendit à la cuisine. À proximité de la fenêtre, elle fut happée par la splendeur de la nuit, et resta là, figée comme le temps. Toutes les fatigues, les agacements ou les satisfactions accumulés, soudain évaporés, la laissaient paisible, disponible, presque vaporeuse, fondue dans l’univers. Elle avait à peine assez de conscience pour jouir de ce ravissement indépendant de sa richesse et de ses succès. Le bonheur élémentaire que donne la vie. Impuissante à cultiver ces instants, elle tenta de les prolonger par l’immobilité de son corps et la vacuité de son esprit. Au bout de combien de temps le bruit lointain d’une sirène d’ambulance vint-il y mettre un terme ? Pourquoi ce signal, habituellement si rassurant, puisqu’il offre aux gens en détresse le secours, l’espoir… lui inspira-t-il subitement de l’inquiétude ?
Il avait été un temps où c’était le moment de la meilleure cigarette. Gersande s’était imposé une nouvelle hygiène : elle ne fumait plus. Elle s’était persuadée qu’un grand verre d’eau chaude l’apaisait tout autant. Elle se trouvait seule dans sa cuisine. Elle n’avait pas allumé. La lumière des réverbères montait suffisamment pour diffuser une douce clarté. En bas, des prostituées stationnaient encore. C’était une tradition, près du Bois. Seuls les abords de l’ambassade de Russie étaient épargnés. En vraie bourgeoise, Gersande détestait que ces femmes aient envahi les lieux, mais en femme qui rentrait souvent seule la nuit chez elle, elle se sentait rassurée : ces drôles de voisines avec qui elle échangeait des saluts lui auraient porté secours en cas d’agression. Cette nuit, Alex était rentré avec elle !
Assise, son verre d’eau à la main, Gersande buvait à petites gorgées. Elle revoyait une scène qui l’avait exaspérée : la vieille gloire encore en vogue qu’elle avait invitée pour être l’image de Maharané… s’était mal comportée. Elle était connue pour rechercher le scandale et dilater sa célébrité. Gersande n’avait pas craint qu’elle joue les trouble-fêtes puisqu’elle faisait d’elle un point de mire. Hélas ! La sotte créature avait trop bu, avait trouvé l’occasion de vociférer contre son compagnon et de lui asséner une bonne gifle pour se calmer les nerfs. Le pauvre garçon était resté figé, fidèle auprès d’elle, croyant qu’elle pourrait être le tremplin dont il avait besoin. Il lui avait dit d’un air froid :
— Tu as trop bu.
À quoi elle avait répondu avec arrogance :
— Eh alors, in vito very nice ! persuadée de citer le proverbe latin.
Le comble fut que personne, parmi les gens qui avaient entendu, n’avait osé rire. Le compagnon n’avait pas tardé à reprendre son rôle comme si de rien n’avait été. Comme s’il avait été payé pour ça. Et Gersande de s’amuser à l’idée que la star payait un galant pour l’accompagner. Elle riait toute seule en imaginant que, se rebiffant, il aurait pu la maltraiter, la jeter à terre, lui donner un bon coup de pied : tout ce qu’elle-même rêvait de faire.
Franchement, s’il n’avait tenu qu’à elle, tous ces people du show biseness n’auraient jamais été invités dans ses soirées. Combien de gens sans éducation mêlés au meilleur monde, et qui faisaient tache, à la merci desquels on se trouvait parce qu’ils ignoraient les usages, souvent s’en vantaient. On appelle ça la démocratie ! À vous donner des haut-le-cœur… « Mais qu’est-ce qui me prend ? Voilà que je parle comme ma mère ! »
Alors, il fallut qu’elle fasse le chemin en sens inverse et elle se récita son prêt à penser : les codes avaient changé. Les milieux sociaux étaient plus perméables, la modernité était synonyme de métissage, de mixité, de mondialisation… et la télévision était l’agora où il fallait paraître pour exister. Exister aux yeux de tous. Seul le Dieu argent avait gardé pouvoir et prestige. Avec ou sans réticences, Gersande acceptait tout cela.
Elle se serait bien passée de l’invitée scandaleuse, ou plutôt de son écart de conduite, car en d’autres temps, elle avait apprécié sa beauté, sa notoriété et même son esbroufe. Elle revoyait les danseuses indiennes qu’elle avait engagées pour la circonstance, si sages d’apparence et pourtant si lascives, si inattendues lorsqu’elles avaient fait irruption au dessert. L’attraction tellement en harmonie avec l’exotisme supposé du parfum avait fait merveille. Si le ministre de l’Industrie et du Commerce s’était fait représenter, l’incomparable ministre de la Culture avait rempli son rôle, distribuant alentour des mots et des sourires d’un air d’oublier toute la distance qu’il mettait entre les mortels et lui. Les photographes s’en étaient donné à cœur joie, et les photographiés y avaient vu la preuve de leur notoriété. Gersande s’y était prêtée avec complaisance. Elle s’était arrêtée à toutes les tables, s’y était assise pour faire l’aimable, ce qui ne lui avait pas coûté. Et les flashes l’avaient mitraillée.
Une petite griffure intérieure venait de la faire souffrir. Un souvenir, ou plutôt le souvenir d’une impression qu’elle avait subrepticement éprouvée à une table où elle n’avait réuni que des célibataires dont Arturo, et Chiara, le joli mannequin qu’il voulait lancer, elle y avait mis aussi Maxime son fils, et Cécile Solignac, d’autres encore. Elle avait suffisamment chapitré Maxime sur la nécessité de se faire aimer de Cécile, sa promise, pour se croire en droit d’exiger qu’il soit plus attentionné et prévenant. Or, il lui avait semblé — ce n’était qu’une impression, mais vivement ressentie sur le moment, et qui lui revenait maintenant — que son fils avait été désinvolte, et pour tout dire plus empressé auprès du joli mannequin qu’auprès de la charmante fille de famille. Maintenant Gersande avait un mouvement de colère… qui ne dura que quelques secondes : elle avait décompressé, elle se trouvait dans une phase euphorique.
Elle se glissa dans son lit en prenant soin de ne pas réveiller Alex. Mais le mouvement qu’elle imprima au matelas, aux draps, le fit venir au bord de la conscience et, tout ensommeillé, il reprit sa pose : un bras et une cuisse sur elle. Elle sentit l’excitation de son sexe et ne sut si elle devait s’en réjouir, car elle voyait dans son érection un baromètre de leur amour, ou s’en plaindre, car elle se sentait succomber au sommeil. Mais elle n’eut pas à décider, parce que Alex se rétracta en se rendormant. Elle se demanda si elle ne venait pas de connaître une victoire suivie d’un échec. Fut-ce un effet de compensation ? Elle revit les regards intéressés de Hans sur elle. Elle y avait perçu du désir. Il y avait eu un échange, une seconde de complicité. Arturo bientôt leur organiserait un déjeuner d’affaires… Un dîner ?... Elle s’endormit sur une promesse.
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La sonnerie de l’un des nombreux mobiles présents sur le bureau tarit subitement le flot vibrant des reproches d’Arturo. D’instant en instant, Chiara avait attendu le moment qui la délivrerait des réprimandes, voire des intimidations : il ne lui avait jamais montré à si haute voix, à gestes si fébriles, et pour tout dire à comportement si peu maîtrisé qu’il était le patron. Au ton, le pauvre « Chéri » avait reconnu la tempête, et, en Labrador pacifique, avait agi comme un chameau dans un vent de sable. Il s’était plaqué au sol, confondu avec le beige de la moquette, confiant dans le mimétisme. Il attendait le retour au calme. La sonnerie du téléphone en donna le signal. Chéri releva d’abord la truffe, huma l’air ambiant, vint se coucher au pied de son maître qui par habitude, lui caressa l’échine.
Chiara eût aimé en faire autant : une câlinerie et tout rentrait dans l’ordre. Le téléphone n’avait fait qu’interrompre la diatribe d’Arturo, entrecoupée de remarques faites dans son patois natal, mélange de napolitain et de calabrais, qu’elle saisissait assez bien, elle, Italienne de Florence, pour en percevoir les menaces. Maintenant, au téléphone, il s’exprimait en anglais, dont elle ne comprenait que des bribes, mais elle percevait la suavité voulue qu’il y mettait. Peut-être la violence qui avait précédé était-elle feinte… faite pour l’impressionner ?
D’ailleurs, tout, dans ce vaste bureau qui l’avait tant séduite n’était-il pas agencé pour en imposer ? Elle détestait maintenant cette grande table de travail en laque de chine noire dans ce décor si clair, si blanc. Comme il se montrait important, Arturo, assis là, en majesté ! Ce qu’il y avait de plus gênant peut-être, elle ne s’en rendait compte qu’aujourd’hui, c’était les photos des mannequins vedettes qui ornaient les murs. Elle avait rêvé de prendre place parmi elles. Elle n’avait plus attendu que ce triomphe. On le lui avait fait miroiter. Las ! Ces filles exposées n’étaient que des trophées arrachés à la jungle du milieu de la mode. La dépouille d’un lion qu’on se flatte d’avoir soi-même abattu et qu’on installe dans son salon pour mieux se faire admirer.
Un piège ! Voilà ! Elle y était prise ! Perdue dans ce trop grand fauteuil où il l’avait fait asseoir pour lui asséner ses griefs, elle s’en défendait sans rien dire, se répétant qu’elle n’avait jamais rien demandé : c’est Frank, fou d’amour pour elle, qui avait passé des journées à la photographier et lui avait composé un book qui ferait pâmer, disait-il, Arturo d’admiration. Il était venu les présenter lui-même au patron de Viva International. Arturo s’était entiché d’elle avant de la connaître, au risque d’être déçu par la personne réelle. Mais, dès qu’il l’avait vue, il avait évalué le parti qu’on pouvait tirer de cette grâce sans mièvrerie, de cette vivacité toute féline, de cette esthétique d’un type nouveau. Ces mots-là, Arturo les avait prononcés, et il avait même ajouté qu’il ferait d’elle un vrai top-modèle. Voilà ce qu’il avait promis. Mais, elle, n’avait rien demandé !
Elle ressassait cette idée pour s’assurer qu’elle n’avait de dette envers personne, qu’on l’avait détournée d’une voie qu’elle aimait pour faire d’elle un mannequin et que, si l’on tenait à elle, loin de la houspiller comme on avait fait, on devait lui prodiguer des encouragements. Elle pansait ses blessures d’amour-propre comme elle le pouvait. Elle n’était pas tout à fait sincère : elle avait rejoint le cheptel de Viva International avec enthousiasme. Son narcissisme proliférant s’était délecté, sans jamais se rassasier, à exhiber son corps, son visage, à les voir exposés, admirés. Arturo l’avait envoyée se présenter à un casting pour une collection de lingerie. Chiara avait fait faux bond. Ce n’était pas la première fois. C’est pourquoi le patron s’était écrié, frappant son bureau d’un dossier :
— Di me perche… perche non siete andata !...
Et elle, on ne pouvait plus sotte réponse, avait murmuré :
— Par pudeur !
C’est ce qui avait porté Arturo au comble de l’exaspération : sa tête avait paru plus fine, plus anguleuse encore, son regard plus vif. Son débit trop rapide, chargé de colère et d’ironie avait empêché Chiara d’interrompre le flot. Elle avait décidé de ne plus prononcer une seule parole. Le moment attendu et redouté où Arturo poserait le téléphone arrivait. L’expectative étreignait la pauvre Chiara qui avait hâte de quitter les lieux. Arturo posa le portable. Il semblait avoir retrouvé tout son calme. Il la regarda en silence, lui sourit, comme pour lui dire :
— Allez ! C’est terminé.
Elle essaya d’y répondre au mieux. C’est alors qu’il lâcha, d’un ton ferme, calme, et presque aimable, mais plus menaçant encore :
— Chiara, écoute-moi bien. Ta pudeur, tu sais ce que j’en pense. Tu m’as permis de prendre ta carrière en main. Mais je veux être obéi. Tu ne peux pas en faire qu’à ta tête ! C’est un métier très dur. Tu as déjà brûlé plusieurs étapes. Il y a des passages obligés. La rigueur, la discipline sont indispensables. Je ne t’enverrai jamais faire des photos de charme,ce n’est pas le genre de la maison, mais je te souhaite un jour de pouvoir faire le défilé le plus prestigieux, celui de Victoria’s secret (pour ta gouverne la célèbre marque de dessous féminins), ou même, le calendrier de Pirelli qui, comme tu ne le sais peut-être pas, est la Légion d’Honneur de tous les top-modèles. Crois-tu qu’une telle opportunité puisse se refuser ?
Chiara eut de la tête et des épaules un geste de dénégation tout rempli d’amertume et qui semblait exprimer :
— Non, voyons, qu’est-ce que tu vas imaginer.
Alors qu’Arturo expliquait qu’il allait s’ouvrir de toute cette affaire à Franck, Chiara, assaillie par une multitude de souvenirs, eut l’impression de se retrouver à nouveau dans un de ces grands moments de rupture qui font prendre à la vie des tournants qui la réorientent. Elle avait quatorze ans lorsque sa manière d’être, déjà, avait exaspéré son père et son frère aîné, tandis que sa mère, qui la sentait menacée, avait rompu avec eux et s’était réfugiée à Grasse, chez sa propre mère pour que Chiara s’y développe sans entrave. Il avait fallu trois ans à peine pour que la mère à son tour conteste à Chiara les voies qu’elle empruntait. Pendant quatre années, la mère avait fait obstruction aux façons de vivre de Chiara qui avait résisté, s’était imposée, jusqu’à l’éclatement des liens familiaux et le départ pour Paris malgré la violente réprobation maternelle, mais sous la protection de Franck. Maintenant Arturo voulait se plaindre à Franck du nouveau faux bond qu’elle avait fait au casting ? Franck savait tous les dessous de l’affaire, il trouverait une explication. Chiara se sentait brutalement incarcérée dans les contradictions de sa vie qu’elle avait cru jusque-là mener hardiment, même si c’était au prix d’une brouille définitive avec ses parents. Il lui fallait encore frapper un grand coup. Dans un moment de faiblesse et de lassitude, elle avait failli faire à Arturo des révélations sur sa vie. Quelle aurait été sa réaction ? Et surtout, qu’aurait dit Frank, à qui elle avait fait autant de serments d’amour que de promesses de se taire ?
Au moment où elle s’y attendait le moins, Arturo, peut-être par association d’idées, parce qu’il voyait arriver l’heure de son rendez-vous avec Gersande, aborda un sujet embarrassant.
— Dis-moi, c’est quoi cette histoire avec Maxime ? Oui, Maxime ! Ne fais pas la sotte ! Maxime Dufresnoy ! Ça fait plusieurs fois qu’on me dit qu’on t’a vue avec lui. Tu sais pourtant bien qu’il est fiancé avec Cécile Solignac, que Gersande, sa mère, tient plus que tout à cette union. Gersande, qui est non seulement ma cliente, mais une femme que j’admire… qu’en aucun cas je ne voudrais perdre… à cause d’une… relation… adultérine… Qu’en pense Franck ?
Cette interrogation fit frémir Chiara. Non qu’elle craignît l’intervention d’Arturo dans son couple — malgré tout le dédain qu’elle lui avait opposé au long de cette interminable scène, elle lui reconnaissait cette qualité : il était intègre — mais elle se rendait compte que ses sorties avec Maxime étaient moins anodines qu’elle s’était dit, et que de partout, dans tous les recoins de sa vie, si des solutions n’étaient inventées, elle sombrerait dans le désespoir. Urgent. Il était urgent qu’elle ait une explication à cœur ouvert avec Franck. Fuir, voilà ce qu’elle avait à l’esprit. Se fuir elle-même… Deus ex machina, le téléphone sonna. Le fixe. Celui qui était à main gauche d’Arturo.
— Faites entrer.
C’était Gersande, enfin ! Arturo oublia Chiara, porta un œil scrutateur à son reflet dans le cadre d’une photo et se précipita vers la porte pour l’accueillir avec son beau sourire, plus chargé de plaisir que de séduction. Il l’enveloppa de son regard admiratif. Elle était superbe dans sa panoplie de parfaite Parisienne : un tailleur Chanel issu de la dernière collection, et qui semblait lui appartenir depuis toujours, son sac Birkin de couleur taupe, de chez Hermès, ses lunettes masque en écaille de Tom Ford, enfin les chaussures Louboutin. Tout l’insérait dans la caste « Auteuil-Neuilly-Passy », et au suprême degré ! Voilà ce qu’adorait Arturo. Mais pas seulement : une distinction naturelle et un art de plaire incomparable.
Chiara s’était levée. Elle attendait. Allait-on lui parler de ses échappées avec Maxime ?... Savait-on déjà qu’il lui disait des mots d’amour, et que, même si elle était plus réservée, elle se gardait de lui ôter tout espoir ? Elle craignit d’être mise en accusation. Sur un geste d’Arturo, elle cessa de se sentir coupable. Lorsqu’elle s’approcha pour être présentée, elle respira le parfum que Gersande portait lors de la soirée Maharané, et qu’elle n’avait pu reconnaître avec certitude à cause de mille interférences olfactives. Maintenant, tout en saluant modestement, elle qui n’avait porté aucune attention à la tenue de Gersande, éprouvait la satisfaction, presque l’orgueil d’identifier ces fragrances rares, mélange savant… gardénia… velouté crémeux des pétales…
— Je vous reconnais ! dit Gersande qui revoyait cette silhouette longue et fine, ce teint si blanc tranchant sur des cheveux noirs et ces grands yeux gris sombre où elle découvrit sous l’expression alanguie quelque chose d’insoumis. Il lui revint à l’esprit l’impression désagréable de son fils plus touché par cet intrigant personnage que par la grâce de Cécile Solignac. Elle aurait aimé échanger quelques mots avec cette Chiara, mais Arturo déjà la congédiait :
— Sauve-toi vite, et réfléchis à ce que je t’ai dit. Passe d’abord voir ta bookeuse, et n’oublie pas de dire à Franck de m’appeler !
— Justement, je vais le rejoindre, répondit-elle avec une sorte d’air obéissant, alors qu’elle étouffait du besoin de s’expliquer.
Elle sortit.
Arturo confia le labrador à la secrétaire et entraîna rapidement Gersande hors des bureaux de l’agence. Avenue Montaigne, ils ralentirent le pas. L’automne était beau, la journée calme et chaude. À leur allure, à leurs airs de connivence, on aurait cru voir deux amoureux qui se promenaient plutôt que deux partenaires qui se rendaient à un déjeuner d’affaires. Ils allaient à « L’Avenue », restaurant mondain qu’Arturo aimait appeler « ma cantine », même s’il épargna le cliché à son invitée.
Leurs propos étaient d’une banalité de bon aloi, mais joyeux, comme le temps y incitait, et n’estompaient qu’à peine la quantité de pensées qu’ils étaient sur le point de s’exposer l’un l’autre pendant le repas, car, si Arturo avait fait savoir à Gersande qu’il sollicitait ses compétences, sa renommée, etc. (il se refrénerait à peine sur les compliments), la négociation n’était pas véritablement engagée, même les premières évaluations n’étaient pas faites. Mais qu’importait ? Pour Arturo, tout était possible. Par-dessus tout, ce qui le rendait joyeux, c’est qu’il avait préparé une surprise : Hans Stoeller, son copain suisse allemand, avait émis le souhait de revoir Gersande. Il entrerait par hasard, viendrait les saluer à l’heure du café. On le prierait de s’asseoir, en espérant que Gersande serait tout aussi sensible à son potentiel professionnel qu’à l’intensité de ses regards.
Si Arturo s’était demandé ce qui sous l’insignifiance des paroles pouvait trotter dans l’esprit de Gersande, il n’aurait pu deviner quoi. Aussi fut-il comme saisi par la question :
— Mais alors, cette jolie Chiara est bien le mannequin que vous aviez choisi pour vous accompagner à la soirée Maharané ?
Elle avait prononcé cette phrase comme si elle s’était naturellement insérée dans leurs propos alors qu’elle y était étrangère. Par intuition, Arturo crut saisir la situation : Gersande avait appris les rencontres de Maxime et Chiara, et elle y attachait suffisamment d’importance pour s’y opposer autant qu’elle le pourrait. Était-il prêt à l’aider ? On verrait cela le moment venu. Le plus urgent était de la rassurer.
Il se trompait. Gersande ignorait que son fils voyait le mannequin. Un moment auparavant, pourtant, le regard de Chiara lui avait rappelé le souvenir d’un Maxime trop empressé auprès d’elle et une sorte d’inquiétude avait cheminé dans son esprit. Le sens de l’interrogation était bien celui qu’avait décodé Arturo :
— N’auriez-vous pas entendu quelque bruit inquiétant concernant les fréquentations de mon fils ?
Il se décida à ne rien dire pour l’instant de ce qu’il savait de naissant : il valait peut-être mieux ne pas contrarier cette attirance pour ne pas la renforcer.
La réponse fut un bref historique de ce qui avait amené Chiara à Viva International : Franck l’avait mitraillée de son objectif, avait sélectionné les plus beaux clichés, l’avait convaincue de tenter la carrière de mannequin.
— J’ai tout d’abord été enthousiaste, dit Arturo, mais je crois que j’ai fait une erreur. C’est une fille qui souffre d’une vocation contrariée. Elle a fait l’École de Parfum de Grasse et regrette de ne pas exercer ses talents de « nez ». Elle ne fait des photos que par amour pour Franck — Ces deux-là, c’est un bonheur à voir ce qu’ils sont assortis —, mais je n’aime pas beaucoup qu’on mélange travail et sentiments.
Arturo s’était mis sur un ton badin pour entraîner Gersande dans un sillage de légèreté, et il finit par un vrai gag.
— Savez-vous où la mène son attachement à son ami ? Je vous en donne un échantillon : elle a refusé de présenter de la lingerie « par pudeur ! »
Ils en riaient en entrant à L’Avenue, où ils aimaient, l’un et l’autre, à se montrer.
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Le chagrin et la colère se partageaient l’âme de Chiara. Elle avait le cœur lourd, mais lourd à y porter la main. Elle aurait aimé pleurer, bien plus encore crier, se libérer par un geste violent de cet étouffement insupportable. Elle avait hâte d’arriver chez elle, et avançait d’un bon pas malgré ses hauts talons, sans perdre la conscience de son allure fière et fluide que Franck encourageait et qu’Arturo avait tant flattée :
— Tu feras un jour la couverture de Vogue ! lui avait-il dit.
Elle n’avait pas dit non. Tout sombrait maintenant dans la dérision. Quelque chose de désespérant qui l’opprimait. Cela tenait dans la réflexion d’Arturo :
— Ta pudeur, tu sais ce que j’en pense !
Mais comment ne se serait-il pas mis en colère en entendant le mot pudeur ? Comment aurait-il pu soupçonner le sens que Chiara donnait à ce mot ? Malgré toute sa finesse, Arturo était impuissant à percer le secret des secrets. Alors, comment aurait-il compris ce que c’était que la pudeur de Chiara ?
Le motif de ses dissensions avec Arturo les mènerait sans doute à la rupture : elle se ferait évincer comme une incapable, une dilettante, et pour tout dire une non-professionnelle. Alors qu’au contraire, depuis le peu de semaines qu’elle était à Viva International, et même depuis qu’elle avait admis qu’elle s’engageait sur cette voie, tout lui avait été bon pour se former : elle s’était étudiée sur ses photos, dans les miroirs, en posant sous les critiques de Franck d’abord, de bien d’autres ensuite… Et beaucoup de compliments aussi, excessifs peut-être… Elle avait appris à placer un pied, deux pieds, car tout est langage, les bras, les mains, les yeux… Comment sourire, comment ne pas sourire, prendre un air distant qui ne soit pas revêche, avenant qui ne soit pas trivial. Tout ce travail sur soi, non pour se créer un personnage nouveau, mais pour être pleinement soi-même épanouie. Se pouvait-il que toute cette application aboutisse à se faire remercier, virer, foutre à la porte… elle aurait aimé trouver un mot plus grossier, ordurier, de ceux qu’ordinairement elle s’interdisait, car Franck l’avait convaincue qu’ils avaient quelque chose de dégradant pour une femme qui les prononçait, n’empêche, une bonne obscénité l’aurait placée matériellement au niveau où elle se voyait tombée.
Après s’être fait vertement tancer et être sortie dignement de Viva International, elle s’était comme enfuie par la rue de Marignan vers les Champs Élysées où elle avait tant aimé à se noyer les premiers temps qu’elle habitait à Paris. Elle traversa l’avenue à hauteur de la rue du Colisée. Au soleil, elle ralentit le pas. Le mouvement de ses pensées l’éloignait de son ressentiment contre Arturo. En cherchant dans le passé, elle identifia le véritable coupable : Franck l’avait intoxiquée de son amour. Quelle amertume ! Arrivée devant la terrasse où elle avait coutume de s’arrêter et grignoter, elle passa. Au lieu de gagner aussitôt son chez elle, elle poussa jusque chez Séphora. Il y avait un temps où elle avait pensé : « Avec ma formation, je suis sûre de trouver ici un emploi. » Et même si Franck l’avait arrachée à ce projet, elle ne pouvait s’empêcher, déambulant dans ce labyrinthe rempli de parfums, de milliers de produits de beauté, d’éprouver le plaisir d’être un peu chez elle et le regret de ne pas y avoir fait lentement ses débuts à Paris.
L’étape suivante eût été un poste chez Guerlain. Elle se disait cela sans le croire vraiment : son rêve avait été de s’introduire dans cette illustre maison et de devenir créatrice de parfums. Elle revint sur ses pas et entra dans la célèbre boutique, temple du luxe et de la volupté. Elle eut un regard circulaire, courtois, se rendit au premier étage, enivrée de la magie des fragrances. Elle rêvait tout éveillée. Elle s’amusa, devant le manège à parfums, à reconnaître chacun de ces noms vedettes qui lui étaient familiers et elle susurrait quelques précisions qui lui venaient à l’esprit. « Vol de Nuit »… 1931… Saint-Exupéry… Air France… Et des noms de femmes célèbres qui en avaient chanté les louanges. Arletti. Sabine Azéma. Inès de la Fressange… « Shalimar », « Temple de l’amour », elle articula doucement « Taj Mahal » et songea presque tristement que le triomphe de ce parfum avait été fait dans les années 20 par les Américaines alors que les Françaises l’avaient un temps boudé. Elle fit un sort à chaque nom : « Mitsouko », « Nahéma », « L’Heure bleue », tous. Celui qui l’émut le plus fut peut-être « Jicky ». Voilà un centenaire qui se porte bien ! Et cette idée réjouissante fut aussitôt assombrie : elle avait appris qu’en 1989 on ne lui avait pas souhaité ses cent ans. Il aurait pourtant mérité une petite place dans le brouhaha de la célébration du bicentenaire !
Encore dans ses songes, elle redescendit les marches en bois précieux incrusté de mosaïque or. Sur l’avenue, la réalité reprit de la consistance : le roulis des incertitudes lui souleva le cœur. Elle fut soudain pressée de rentrer. Elle traversa le passage du Lido. Rue de Ponthieu, elle était chez elle. Elle vivait des instants de désespoir qui s’effaçaient dans la perspective d’un renouvellement de sa vie. Elle ne repoussait pas l’idée qu’Arturo sache tout sur elle. Ce à quoi elle se refusait, c’était de prononcer les mots qui révéleraient ce qu’elle niait. Elle imaginait plutôt Franck se dévouant, levant, pour Arturo seul, le voile du mystère, et l’amenant à la comprendre, à l’accepter : après tout, il semblait tenir à elle. Il y avait encore une autre hypothèse libératrice : celle d’un retour à sa première aspiration, et un nouveau départ grâce à ses années d’études. Mais ces portes entrouvertes claquaient en se refermant et Chiara se sentait perdue. Chez elle, elle échoua à se distraire. Ni télévision, ni musique, ni livre familier, encore moins ses propres photos, rien ne l’arrachait à son malaise. Le mal venait d’ailleurs. Il n’était pas incurable. Elle se sentait incapable de réfléchir, d’agir, elle n’était plus qu’une poupée de chiffon. Elle se mit au lit.
Elle fut réveillée par l’ouverture intempestive de la porte de la chambre. La main encore sur la poignée, Franck fit une pause. Il se montra sans la voir. Exprès. Il fit un tour, exhibant son exaspération, ouvrit la penderie où il n’avait rien à chercher, et ressortit, sans un mot, sans un regard. Ce n’était pas sa façon ordinaire : il n’aimait rien tant que de la trouver au lit et de la mettre en éveil. Elle fut blessée de cet air glacial. Elle l’aurait bien traité par le mépris, mais elle s’adorait en consolatrice. Elle le suivit dans la cuisine :
— Chabichou est de mauvais poil ? lui dit-elle, mi-câline, mi-ironique.
Elle savait toutefois qu’elle l’agacerait, que c’était presque une provocation, car il la voulait avec un langage choisi, des manières délicates, de la distinction, des raffinements. C’était ainsi qu’il voyait la féminité. Elle s’y pliait avec délices. Elle aimait en lui tout le contraire. Quelque chose de maladroit, de rude dans le langage et les manières, de la désinvolture toute virile dans les actes de la vie, sauf en amour où il n’était que dévotion. L’un comme l’autre avait besoin de cette différenciation des sexes pour se sentir accompli.
— Arrête de m’appeler de ce surnom ridicule, lui dit-il, contenant sa colère, c’est grotesque ! Si tu recommences, je te donnerai, moi aussi, un nom de fromage !
— Et lequel, s’il te plaît ?
— Roquefort !
Chiara faillit hurler de rire. Elle se rattrapa de justesse et lui dit, avec une préciosité outrée qui signifiait qu’elle était encore dans le registre du jeu :
— Hmm ! Ce n’est pas très féminin, comme nom, et puis, c’est un peu salé… Quant à l’odeur… Tu crois que ça te plairait ?
— Je ne sais pas. En tout cas, ça ne me plairait pas moins que ce que j’ai entendu de la bouche d’Arturo.
— Arturo ?
— Oui, il m’a appelé. Il voulait me parler de toi. Il m’a reçu aussitôt. Tu as agi comme une irresponsable. Peux-tu me dire pourquoi tu te permets de ne pas aller à un casting ? Il est furieux, et moi, encore plus que lui. Tu n’as fait que quelques malheureuses campagnes publicitaires comme n’importe quel boudin, et tu te prends déjà pour Gisèle Bündchen. Redescends sur terre, Chiara. Tu prends la grosse tête. Il va falloir te calmer.