Le Carrousel - Marie-Pierre Pruvot - E-Book

Le Carrousel E-Book

Marie-Pierre Pruvot

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Beschreibung

Toujours en quête de son « moi », Bambi aura-t-elle finalement la force et le courage de retrouver et de cultiver sa personnalité ?

Le Carrousel prend la suite immédiate du roman Madame Arthur. Bambi fait ses débuts dans le prestigieux cabaret. Auréolée de succès, elle reste insensible à cette ombre de prestige. Son intérêt, elle le porte à l’obsédante Coccinelle qui devient son amie, mais surtout son modèle. Toujours en quête de son « moi », Bambi aura-t-elle finalement la force et le courage de retrouver et de cultiver sa personnalité ? Son amour à rebondissements pour Serge est mis à rude épreuve : la guerre d’Algérie rend leur relation clandestine. Très vite, Bambi est tiraillée par une dualité sentimentale qui s’achèvera par un choix crucial...
À travers ce roman, Marie-Pierre Pruvot poursuit sa quête identitaire. Ses amours, ses amitiés, mais également ses désillusions continuent leur œuvre. Se dessine alors le chemin d’une destinée hors du commun. À travers ce roman, elle continue d’emporter le lecteur dans ce Paris lointain, haut en couleurs et plein de frivolités. Le cabaret Le Carrousel et ses artistes revivent dans ce récit, presque assimilé à des mémoires... Un vent de scandale, de déception mais aussi d’espoir continue de flotter dans ce roman inspiré de la vie de Marie-Pierre Pruvot.

Découvrez la suite du roman Madame Arthur, et plongez dans l'univers du cabaret Le Carrousel, haut en couleurs, plein de frivolités et où souffle un vent de scandale, de désespoir et d'espoir.

EXTRAIT

Ma montée au Carrousel ! J’avais tant rêvé de ce jour, que j’avais d’abord douté qu’un si grand bonheur soit à ma portée. Ce qui avait fait ma force avant de quitter Paris, c’était d’avoir produit plus qu’on attendait : « Pour une débutante… » et, après cette restriction, on me donnait des éloges. Maintenant si, par la beauté de mes costumes, le rendu de mes numéros, je me présentais déjà comme aboutie et confirmée par des mois de tournée, plus d’indulgence : je serais jugée en rivale. Voilà ce qui me gênait. Car non seulement Cléo avait dit partout que j’étais celle qui culbuterait les autres et que cela risquait de faire rire de moi, mais le patron lui-même m’avait expliqué qu’il voulait amplifier et rajeunir la troupe et qu’il attendait de moi que je me hisse au rang de vedette. J’espérais qu’au moins il n’en avait parlé à personne chez Peggy la bavarde, encore moins ici, dans la loge !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets « Chez Madame Arthur » et « Le Carrousel », Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres modernes en 1974. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : J’inventais ma vie, France, ce serait aussi un beau nom, Madame Arthur (aux éditions Ex-Aequo) et Marie parce que c’est joli (aux éditions Bonobo).

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Marie-Pierre Pruvot

Le Carrousel

J’inventais ma vie – tome 3

Roman

Dépôt légal octobre 2013

ISBN : 978-2-35-962-451-9

collection Hors Ligne

ISSN : 2108-629X

©2013 éditions Ex Aequo - Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Éditions Ex Aequo

6 rue des Sybilles — 88 370 Plombières les bains

www.editions-exaequo.fr

www.exaequoblog.fr

©crédit photos, tous droits réservés : Cadinot ;Chevert ;Costa ;Créatec-igolen ;Frasnay ;Koruna ;Lipnitski ;Mac James ;Marti ;MaxCoot ;Nisac ;SergeJacques ;Tony ;Zacher...Etquelques photosprivées.

Avertissementdel'auteur.

J'inventaismavieestunromanenplusieursvolumes.Iltientdel'autofictionet duromanhistorique.

Certainescirconstancessonthistoriques(exemple: attentatcontrede Gaulle), d'autressontrecréées pardeséquivalents quinedivulguentnilesfaitsniles personnages.

Lespersonnagesmasculinssontfictifsettouteressemblance avecdes personnagesayantexistédoitêtre attribuéeauhasard.

CertainspersonnagessontréelscommeCoccinelle,Maslowa,Zambella,Everest, Bambi,etc. cequinesignifiepasquetoutcequileurestattribuésoitexact.

D'autrespersonnages,entièrementfictifs,ont pourtantleurphotoenfinde volume. C'estquemes camaradesdetoujours m'ontautoriséeàpublierleurs photospourincarnerdescaractèresinventés.Ainsi enest-ildeFéticheincarnant Félie-Reine,oudeGaëtaneincarnantLédaLabel,etc.

Merciàtoutesmes camaradesquiont acceptédeseprêteràmafiction.

Merci à Laurence (mon éditeur), et merci à Ute Wahl et Joseph Grimmer pour leur soutien et leur participation.

J’inventais ma vie - tome 3

Le Carrousel

Au retour de tournée, j’entre discrètement au Carrousel. La loge. Mes liens étroits avec Coccinelle, notre vie commune. Retour de Serge, sa vie clandestine, son amour pour moi. Il est dangereux. Ma mère avec moi à Paris. Retour de Cyrille. Mort de Serge, abattu par la police. Je vais vivre avec Cyrille. J’apprends que je fais fausse route…

Sommaire

Le Carrousel

Avertissementdel'auteur.

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 1

Je m’en voulais de mon anxiété comme d’une faiblesse ou d’une lâcheté. Pour mieux me rassembler, j’essayais de minimiser les raisons qui m’enfiévraient. Où étaient ces circonstances si alarmantes ? Entendre, après une annonce flatteuse, l’animateur lancer mon nom avec emphase, l’orchestre attaquer aussitôt une ronflante introduction ; voir, sentir presque le spot suiveur fouiller le noir pour me happer, m’exhiber, me conduire jusqu’au micro n’était pas une expérience nouvelle. Cent fois, cinq cent fois depuis quinze mois que je travaillais, j’en avais pris l’habitude… bien sûr, cela n’excluait pas la persistance du trac qui excite et qui fige, coupe la voix et les jambes, assidu chaque soir, toujours actif, et qu’il faut s’ingénier à domestiquer. Avec la routine, j’avais cru peu à peu l’atténuer.

Mais ce soir-là, avec une violence nouvelle, la bête me saisissait tout entière et me tenait dans sa griffe. Quelque chose en moi palpitait. J’avais du mal à me dominer pour reprendre mon souffle. J’en sentais l’humiliation. Je voulais ouvrir grand l’éventail des agents perturbateurs et les réduire un à un pour me libérer. Quel événement capital pouvait ainsi me jeter dans les transes et provoquer en moi le tintamarre muet des secondes qui s’interrompent - vide et vertige - et reprennent leur course en se bousculant ? Était-ce l’angoisse d’avoir quitté mon pays à feu et à sang ? Le remords d’y avoir, le cœur léger, laissé ma mère en danger de mort et dans un quasi-dénuement en me berçant de l’idée qu’un jour je la prendrais près de moi ? Hélas ! Tout cela était en moi et constituait un fond de tristesse et d’inquiétude, mais ce n’était qu’un fond. La seule affaire qui m’accaparait était mes débuts au Carrousel.

Ma montée au Carrousel ! J’avais tant rêvé de ce jour, que j’avais d’abord douté qu’un si grand bonheur soit à ma portée. Ce qui avait fait ma force avant de quitter Paris, c’était d’avoir produit plus qu’on attendait : « Pour une débutante… » et, après cette restriction, on me donnait des éloges. Maintenant si, par la beauté de mes costumes, le rendu de mes numéros, je me présentais déjà comme aboutie et confirmée par des mois de tournée, plus d’indulgence : je serais jugée en rivale. Voilà ce qui me gênait. Car non seulement Cléo avait dit partout que j’étais celle qui culbuterait les autres et que cela risquait de faire rire de moi, mais le patron lui-même m’avait expliqué qu’il voulait amplifier et rajeunir la troupe et qu’il attendait de moi que je me hisse au rang de vedette. J’espérais qu’au moins il n’en avait parlé à personne chez Peggy la bavarde, encore moins ici, dans la loge !

Ce qui me jetait dans les transes, c’était la crainte de ne pas être reconnue digne de ce patron qui m’introduisait d’office dans les rouages de la revue de Paris, créant en ma faveur un déséquilibre dans presque chaque tableau, faisant rétrograder un bon nombre d’artistes pour m’avantager, ce qui, dans ce petit monde susceptible, persifleur, risquait de hérisser toutes les piques contre moi, et de m’inhiber… Si au moins j’étais rentrée en même temps que le reste de la troupe juste avant le coup d’État avorté d’Alger, avec Everest, Gay Flower, Belciel, autant d’artistes qui avaient repris leur place dans la revue, je n’aurais pas fait figure de trublion. Pour tenir ce rôle-là, il faut avoir des nerfs d’acier. Je sentais les miens prêts à se rompre…

Un regard fortuit me bouleversa : je venais de voir mes costumes. Ils étaient là, sagement pendus, rangés par l’habilleuse qui les avait reçus la veille. Ils m’attendaient. Les plus beaux d’entre eux, Cléo me les avait donnés. Mieux, elle me les avait transmis. Comme le flambeau de la lutte contre Coccinelle.

J’en voulais à Cléo. Pourquoi avait-elle tout raté ? Pourquoi m’avait-elle confié ses rêves de grandeur à charge pour moi de les réaliser ? Que de fois s’était-elle imaginée arrivant ici, dans cette loge du Carrousel, déjà souveraine, submergeant tout le monde par son talent, sa beauté, son éclat… Elle avait trop présumé de ses qualités d’artiste pour être reconnue ce qu’elle prétendait, trop aimé être chef de bande pour supporter la contrainte d’une revue. Elle était retournée aux « Folies Platanes » et m’avait chargée d’assumer son combat. J’étais devenue sa machine de guerre. Et contre qui ?… Le seul nom de Coccinelle me faisait fuir le champ de bataille. Cette crainte-là, je ne la jugulais pas. Coccinelle ! Coccinelle ce soir même serait ma compagne de loge. L’idée me terrassait. Je me souvenais de ce que Marine m’avait dit de sa protectrice… La jalousie et les espoirs qu’elle avait fait naître en moi… Je me souvenais de ma découverte émerveillée de Coccinelle sur la plage, sur la scène. Je ne l’avais pas crainte alors, forte comme j’étais de l’amour de Hans.

Et puis je l’avais vue dans la loge de Mme Arthur. Son extravagance m’avait un peu déçue ; mais surtout, ce que je voulais en vain oublier tant le tison du souvenir me faisait encore souffrir, l’éclat de rire, incompréhensible, complice, entre Marine et elle dont j’avais été victime et qui m’avait anéantie. Oui. Anéantie. Par le rire moqueur de Coccinelle. Et à Elle, tout à l’heure, j’allais me mesurer ? Je préférais rentrer sous terre ! De beaux costumes mis à ma disposition ? Et si j’allais rater mes numéros ! Le trac redoublait. Je voulais me raisonner : si tout ratait le premier jour, la première semaine, je me reprendrais par la suite… Hélas ! Raisonner ne calme pas le trac. L’agitation est plus efficace. Mais je ne pouvais rien faire, me sentant étrangère dans cette loge encore vide. Si au moins j’avais pu commencer à me maquiller ! Hélène, l’habilleuse, ne m’avait pas désigné de place, et je n’osais m’installer au hasard dans un lieu où il y avait des préséances et des susceptibilités, de prendre plus ou mieux qu’on me destinait et de me l’entendre dire. J’étais timide. J’avais peur aussi d’un affront de l’habilleuse. Ah ! Qu’elle vienne vite, Hélène, que je connaisse enfin mon tiroir, mon miroir et mon siège ! Que la préparation commence ! Que l’action me libère de l’anxiété !

Aussi, je me reprochais d’être arrivée tellement en avance au cabaret. À vingt et une heures, j’étais arrivée en même temps que le caviste, comme si, alors que le spectacle commençait une heure plus tard qu’à Montmartre, le personnel avait dû arriver aussi tôt que là-bas. Le brave garçon me voyant embarrassée m’avait conduite à la loge et avait allumé. Il m’avait dit de m’installer. M’installer ! J’avais à peine pris une chaise, je l’avais écartée du plan de maquillage, mais je n’avais pas non plus osé la placer en face du grand miroir de crainte qu’Hélène, ou Jacotte, l’autre habilleuse, n’entre et me surprenne en train de m’observer, de m’admirer peut-être, et ne rie de moi, mais j’étais placée de biais à la glace, face à la porte d’entrée. Dans mon narcissisme naïf, jamais je n’avais cessé d’aimer les miroirs. Alors, soit je me satisfaisais de mon image, soit, le plus souvent, je posais, rectifiant une attitude, une expression, essayant un sourire, pas le mien, que je n’aimais pas, trop peu spectaculaire, mais un grand beau sourire, sensuel et carnassier, comme celui de Cléo… ou de Coccinelle. Je n’y parvenais jamais. Si je l’avais essayé à ce moment-là, j’aurais décuplé mon angoisse. Je me contentais de m’apercevoir, par des regards en coin, dans ma tenue de ville, assez habillée, comme sortant d’un dîner. Mais je n’avais rien pris, tant par absence d’appétit que par crainte de m’alourdir.

Solitude, silence, immobilité, tout ce qui avait empiré l’anxiété de mes débuts dans ce cabaret mythique et ma terreur de me croire la rivale de la grande Coccinelle, tout ce qui m’avait jetée dans un trac extrême, lentement, insensiblement, inclinait mon imagination vers le rappel de souvenirs lénifiants. Ma tournure d’esprit m’avait toujours conduite à faire des bilans de ma vie. Dans les temps morts, je récapitulais quelques événements, je les plaçais en perspective, et je me flattais de mesurer bien moins les dangers qu’ils avaient représentés que le parti que j’avais su en tirer. Maintenant, qu’au soir d’entrer au Carrousel j’atteignais un but prestigieux que je prenais pour un sommet, je me tournais avec attendrissement vers quelques moments de mon passé. L’année de mes seize ans ! Celle de la Révolution française d’Algérie qui avait amené De Gaulle au pouvoir… Celle où j’avais rencontré Édouard. Voilà une rencontre qui m’avait fait rêver. J’avais vu en Édouard ma planche de salut. Celle où j’avais rencontré mon beau parachutiste : Serge que j’avais aimé et sans l’amour de qui j’avais pensé mourir… Aucun des deux ne m’avait aidée ! Et s’ils étaient pour quelque chose dans mon départ d’Alger, c’était plutôt par les refus que j’avais dû leur opposer. Ils m’avaient involontairement forcée à agir.

Grosse Mouche à l’opposé m’avait vraiment été utile. Il m’avait eue en sympathie, m’avait fait travailler, y avait trouvé son intérêt. Et c’était bien. Ainsi avaient fait et faisaient monsieur Marcel et madame Germaine. Ils voulaient me voir progresser et m’épanouir. Leur intérêt coïncidait avec le mien. C’était flatteur. J’étais soudain tout émue au souvenir de la première fois où j’étais montée en scène. La patronne avait saisi éponge et pinceaux pour me faire une tête, elle avait dit ensuite à Nanon de me laisser, qu’elle m’habillerait elle-même… Et lorsqu’il m’avait fallu franchir le pas, entrer en scène, et que j’étais restée là, figée, renonçant à tout, de l’observatoire où elle se tenait, elle était accourue et, demandant à l’orchestre de recommencer l’introduction, sans me dire un seul mot, elle m’avait menée d’une main ferme jusqu’au micro ! Dieu ! Quel service elle m’avait rendu ! Quand on s’est heurté une fois à l’obstacle au point de rebrousser chemin, on perd beaucoup du pouvoir de vaincre. Sans elle, que serais-je devenue ?…

J’avais glissé insensiblement du trac fou au contentement de moi-même, bien plus fol encore. Ma première robe de scène, prêtée gratuitement par l’atelier, me paraissait maintenant dérisoire auprès de mes costumes strassés et emplumés : un long fourreau noir, fermé, moulé, à manches longues, dans lequel je n’avais pas osé faire un geste. Et pourtant elle m’émouvait comme un vestige du passé. Seize mois ! Comme c’était lointain ! Aussi lointain que l’enfance. Car à vrai dire je me trouvais maintenant plus en phase avec celle que j’avais été, derrière le bar du Chasse-Mouches, qu’avec la maladroite débutante qui avait appris difficilement la scène après avoir voulu la fuir. Cela me donna soudain une curieuse impression : celle de n’avoir pas suivi une courbe ascendante, mais d’avoir connu des régressions. Pour contrer le trac qui renaissait en moi, j’eus besoin de me dire et de croire, comme si cela n’avait pas été évident, que les trois années qui venaient de s’écouler avaient constitué le passage exaltant de mon adolescence étouffée à la plus enivrante liberté. Je me revis alors roulant follement sur la vespa avec Marine, et j’eus la nostalgie de son amitié. Depuis qu’elle était montée, nous nous étions ignorées. J’allais la revoir tout à l’heure. J’en eus du plaisir. Elle arriverait avec Coccinelle… Coccinelle !… Pourquoi la sœur de ma sœur ne me serait pas quelque chose ? C’était un espoir déjà déçu qui reprenait vie en ce moment… Ce n’était peut-être pas raisonnable…

***

Lorsqu’Hélène entra, je fus plus étonnée qu’elle. La rêverie dans laquelle je m’étais enfoncée n’avait rien atténué de mon anxiété. L’arrivée d’Hélène, en me remontant à la réalité, me la rendit à nouveau sensible par quelque chose de froid qu’elle mit dans la première phrase qu’elle m’adressa :

— Déjà ici ! Je ne suis pourtant pas en retard ! Il y a longtemps que tu m’attends ?

Mais ce n’était qu’un peu de dépit de me voir arrivée avant elle, elle qui devait être toujours la première dans la loge et qui tenait tant au travail bien fait. Tout de suite, sa présence me fit du bien : la soirée commençait, j’entrais enfin dans l’action, dans la conversation qui atténuent le trac.

— Tu ne connais pas même ta place ! fit-elle, plus aimable, viens vite t’asseoir ici. Là ! Coccinelle est là, tout au bord, puis il y a Marine, et puis toi !… Et à ta gauche, tu as Belciel, Everest, Gay Flower, Sone Teal, et puis Mickett… Tu connais tout le monde ou presque : les trois dernières au fond de la rangée sont Claude André, Minouche, et enfin, à la même place depuis treize ans, Zambella !

J’aimais la place que m’attribuait Hélène. Je le lui dis.

— Ne me remercie pas, s’écria-t-elle en riant, je n’y suis pour rien ! C’est monsieur Marcel qui m’a dit de t’asseoir à côté de Coccinelle.

Hélène dut lire la surprise sur mon visage. Peut-être l’interpréta-t-elle comme un reproche de ne pas m’avoir placée « à côté de Coccinelle », car elle s’en expliqua aussitôt :

— Moi je fais ce que je peux ! À côté de Coccinelle, il y a déjà Marine. Tu penses bien qu’elle va rester à sa place… ça ferait des histoires pour rien. Pour toi, que tu sois là ou là, c’est bien la même chose, non ? C’est pareil ! Tu seras avec tes copines, voilà tout !

La satisfaction que j’avais éprouvée à me voir placée si près de Coccinelle, entre Marine qui, six mois auparavant se disait ma sœur pour toujours, et des camarades de tournée toujours amicaux, alimentait maintenant le trac qui m’avait assaillie en entrant. Quelle force avait empêché Hélène d’obéir au patron ? Le contrordre venait-il de Coccinelle qui répugnait à me voir assise près d’elle ou bien, pis encore, par une connaissance intime de l’atmosphère et de la mentalité de sa loge, l’habilleuse avait pris sur elle d’interpréter les instructions du patron comme j’avais fait moi-même en tournée… Hélène avait compris que ce serait mal de m’asseoir près d’Elle… Souvenir de la connivence de Coccinelle et Marine contre moi… leur éclat de rire moqueur… Perspective effrayante des incessants conflits auxquels Cléo m’avait dit de m’attendre et se flattait de m’avoir préparée… Comment avais-je pu rêver seulement de m’agréger à mes deux adversaires, d’agrandir le petit cercle de leur amitié ?

— Tu as mis la nouvelle à la place de Pétulante ! Ça va faire des histoires quand elle va revenir. Mets là plutôt de mon côté. J’ai une place de libre.

C’était Jacotte qui parlait de moi à Hélène. Plus tard seulement, je sus pourquoi Hélène ne l’aimait pas. Jacotte venait d’être embauchée, à 45 ans et plus, comme habilleuse au Carrousel. Elle était maladroite. Elle avait expliqué dans la loge, devant Hélène, qu’elle était une femme très bien, mère de médecin, mais qu’elle avait eu beaucoup de malheur, c’est pourquoi elle était tombée si bas.

— Tais-toi donc, tu n’y connais rien, lui dit Hélène. N’oublie pas que tu as du repassage et qu’aujourd’hui je ne peux pas te le faire parce que j’ai de la couture.

Jacotte retourna de son côté, et Hélène lui expliqua :

— Tu crois vraiment qu’elle va revenir, Pétulante ? Elle prend ses vacances en pleine revue. Elle enlève ses costumes soi-disant pour les faire nettoyer… et sa perruque, et son maquillage, ils sont partis aussi. Peux-tu me dire pourquoi ?… Moi j’ai ma petite idée : le patron l’a mise dans la charretée qui descend chez Mme Arthur. Et ma Pétulante, elle a préféré quitter la maison plutôt qu’être mise au rancart. Elle fera la province… Elle volera de ses propres ailes…

Dès mon arrivée chez Mme Arthur, Marine m’avait parlé de monter au Carrousel. Le jour même où j’y arrivais, j’entendais parler de redescendre. L’idée me vint qu’un jour ce serait mon tour. Me faudrait-il descendre ?… Peut-être. À quel âge ?… 45 ans… 50 ?… J’en avais 19… J’avais tout mon temps, toute la vie… Car je n’imaginais pas que le Carrousel puisse un jour fermer. Je le croyais éternel, comme la France.

— Bonsoir ! dit quelqu’un qui entrait. C’était une voix timbrée, assurée, qui me rappela celle de Régine entrant dans la loge de chez Mme Arthur, car il m’était arrivé plusieurs fois d’arriver avant elle. Une voix à caractère.

— Bonsoir ! dit quelqu’un qui suivait. Cette fois, la voix était douce, ronde et veloutée, tout à fait féminine. Une voix de chanteuse roucoulante.

— Bonsoir, bonsoir, dit le troisième en entrant. La voix était saccadée, nerveuse et un peu folle. Et les mots n’étaient pas composés seulement de leurs syllabes, mais aussi de petits sons accessoires.

Déjà Zambella était de notre côté, embrassait Hélène. Minouche en fit autant, puis Claude André. L’arrivée des artistes. C’était une étape supplémentaire dans la progression de la soirée. J’étais en train de monter ma mise en plis.

— C’est Bambi, la nouvelle, dit Hélène aux trois artistes qui se dirigeaient maintenant vers leur place.

Ils me dirent bonsoir. Zambella s’arrêta une seconde, ajouta « bienvenue » et encore « c’est bien d’arriver tôt dans la loge. J’espère que tu continueras dans cette voie et que tu ne te laisseras pas entraîner ! » Un peu condescendant, mais aimable quand même.

À partir de quelques potins répandus, j’extrapolais : Minouche et Claude André avaient été destinés à la charretée de descente chez Mme Arthur. Sur intervention de Zambella, ils avaient été maintenus en place. Je comprenais : Zambella se sentait plus forte entourée de ses amies de toujours. De là, j’imaginais Coccinelle appréciant le renfort d’une amitié nouvelle. Je craignais le contraire. Si je me disais habituellement que je ne pouvais rien craindre d’elle, qu’elle ne pouvait ni ne voulait me nuire je me dis ce soir-là que je n’avais rien à attendre d’elle. Le désir de l’avoir pour amie n’était en moi que l’envie que Marine avait fait naître par les récits étonnants de sa vie avec la vedette et la protection qu’elle en tirait. De sa protection, de son amitié, je voulais me persuader que je n’avais pas besoin.

À quoi me servaient ces raisonnements ?… L’amitié de Coccinelle pour Marine m’intriguait et rien ne freinait mon désir et mon espoir d’être une intime de Coccinelle. Rien ne s’y opposait autant que le souvenir que j’avais d’elle, de sa visite dans la loge de Mme Arthur de son comportement, de son éclat de rire outrageant. C’est l’opposition entre cette réalité et mes aspirations à son amitié qui me jetait dans le trouble, et non un trac insurmontable de monter pour la première fois sur la scène du Carrousel : je ne faisais pas de numéro nouveau, la répétition s’était passée sans anicroche, la loge lentement se remplissait, beaucoup d’artistes étaient de mes familiers… Je reconnaissais des conversations de loge pendant le maquillage : les programmes de télévision, le régal du dîner, les aventures de coin de rue, et tout cela était plutôt rassurant.

Belciel, Everest, Mickett, tous les artistes qui étaient assis à ma gauche (sauf Sone Teal qui arrivait plus tard du Casino de Paris) commençaient à faire leur maquillage que j’avais déjà fini le mien. Il ne me restait plus qu’à coller mes faux cils. C’est toujours une tâche délicate, même si l’habileté vient avec l’expérience. J’étais curieuse de voir si après quinze jours sans travail j’aurais perdu de mon aisance à les placer. Une erreur entraîne souvent loin : une paupière gonflée, un œil rouge et tout fermé. En un tournemain ils furent posés. Ils me faisaient l’œil grand, rond et pourtant expressif. Je regardais mon maquillage, je me regardais maquillée, et même si j’avais encore mes rouleaux sur la tête, j’étais satisfaite de mon œuvre. Il me suffisait d’avoir l’ovale régulier, les pommettes marquées, la bouche dessinée et les yeux très faits. Je n’avais pas oublié la leçon de madame Germaine qui m’avait prise en main le jour de mes débuts. Elle avait forcé mes traits. Maintenant, c’était moi qui en rajoutais. Je m’examinais, je prenais discrètement des poses. Et cette étude m’accaparait. Rien ne me paraissait plus sérieux, plus profond, plus vrai que ma frivolité.

***

— Dis-moi, toi, alors, tu étais à Alger pendant le putsch. Les hommes devaient être beaux…

La voix était saccadée, les phrases peu articulées, ou plutôt bien plus désarticulées qu’on pourrait les rendre. Le ton avait, on ne sait pourquoi, quelque chose d’affolé. Je n’y étais pas habituée, je mis un instant à savoir que c’était à moi que s’adressait Claude André. En me tournant vers elle, je reçus le regard d’Everest qui me disait : « Voilà cette folle qui va remettre ça. Comme si tu n’avais pas autre chose en tête ! » La réputation de folle de Claude André n’était plus à faire. J’avais un souvenir d’elle chantant :

Hé ! Dis-moi garçon

Combien y’a d’hommes au bar

Pas des p’tits mignons

Mais des malabars

avec une voix chantée identique à la parlée, un accompagnement de bastringue et une agitation qui tournait à l’hystérie, jetant ses renards à terre, se roulant dedans, remuant ses jambes en tous sens. Le tout surprenait, mais ne manquait pas d’agréments et avait un certain succès. On y voyait surtout de l’humour. On se trompait peut-être. Comme j’avais gardé de la loge de Mme Arthur un très mauvais souvenir des conversations sur la guerre d’Algérie, je ne fis à Claude André qu’une réponse évasive.

— Quel dommage que tout ça soit tombé à l’eau. J’espère que le combat continue. De Gaulle se sent fort. Y’a Eisenhower qui lui a envoyé une lettre de félicitations. Pas rassurant pour les Pieds-Noirs !

C’était m’inviter à m’exprimer sur le sujet. Mon attitude était réglée : ne jamais parler de rien. Ainsi faisait Nadja Saladin, côté Jacotte, toujours muette sur la question, elle qui ne faisait comme numéros que des danses orientales et qui avait révélé, non pas à moi bien sûr, ses vifs sentiments séparatistes et même, à l’occasion anti-français. Pendant que je m’ingéniais à faire à Claude André une réponse creuse, toute une partie de moi qui était en ce moment submergée par la fébrilité de mes débuts, d’oublier le malheur des miens, du pays, tout cela reprit vie un instant avant de retourner à sa léthargie. Je vis l’Algérie à feu et à sang, la méfiance et la haine envahissant tout, l’accablement d’Albe, la dernière colère fanfaronne et comique de Grosse Mouche. Je revis ma mère seule et qui attendait, inconsciente, que je retourne vite m’installer à Alger. Je me sentis envahie d’inquiétude, de nostalgie et de culpabilité, car depuis mon retour d’Alger j’avais tout fait pour oublier le drame, tout donné à mes débuts, rien accordé à mon faible projet de faire venir ma mère à Paris, et lui donner un semblant de réalisation.

Claude André subitement se leva de sa chaise et vint à moi, le corps courbé en avant. Il portait un peignoir éponge par-dessus son slip. Aux pieds, des mules à hauts talons, car il prétendait qu’on ne passe pas subitement des chaussures d’homme de la ville aux talons Ernest de la scène sans une certaine maladresse : la loge servait de sas d’adaptation. Il était tout petit et rondouillard. Comme son peignoir était grand ouvert, je distinguais de près ses bourrelets blancs, gras, tremblotants auxquels il semblait ne pas penser, car il me donnait l’impression d’être mû d’une idée qui faisait rire ses petits yeux ronds et marron bien ressortis dans un visage non encore maquillé, mais entièrement « plâtré ». La bouche ne riait pas : pour éviter de fendiller le plâtre, il la tenait ouverte et pour mieux en fixer l’immobilité, il s’aidait de la houppette qu’il appuyait sur la commissure. Je m’efforçais d’avoir une mine attentive en attendant qu’il parle. L’attente dura plusieurs secondes :

— J’aurais voulu être Pied-Noir, lâcha-t-il tout à coup.

Il reprit aussitôt sa pose en attendant ma réaction, mais comment réagir ? Ses yeux brillaient davantage. Je n’attendis pas longtemps la suite.

— Pied-Noir parce que là-bas les hommes sont beaux… et ils aiment ça !…

Les phrases étaient hachées, le débit rapide, et pourtant il traînait tout autour des syllabes de petits sons parasites, qui faisaient friture, ajoutaient à l’impression de désordre. Je ne savais quelle contenance prendre en face de ce camarade à qui je n’avais jamais parlé et qui avait près de deux fois mon âge. Heureusement Belciel, que je ne pouvais voir à cause du pan du peignoir interposé entre nous venait de placer sa glace à maquillage pour que nous nous voyions l’un l’autre. Il me fit un signe qui signifiait : « Elle nous rase, cette folle ! », et il y mit une expression vraiment comique.

— Eh ben ! Moi, j’irai m’installer à Sidi Bel Abbès, à la retraite. À Sidi Bel Abbès avec la légion.

La dernière syllabe fut tenue, tremblée, deux ou trois secondes.

Il projetait des éclats de folie.

— Ah ! Tu recommences !

C’était Zambella qui l’appelait, poursuivant ainsi :

— Viens ici, Claudy ! Viens t’asseoir et te maquiller tranquillement. Et fiche la paix à cette malheureuse qui débute aujourd’hui. 

Elle lui parlait avec une sorte d’autorité mêlée de douceur.

Pendant que Claude André allait reprendre sa place en soliloquant :

— Oui à Sidi Bel Abbès. Les beaux légionnaires.

Des regards s’échangeaient dans les miroirs et s’adressaient à moi :

— Elle est un peu zinzin, faut pas t’en faire, elle repique au truc de temps en temps.

Il fallait en rire.

— Bon ! Assieds-toi maintenant. Le temps tourne, tu vas te mettre en retard. Fit Zambella de sa voix bien timbrée.

Jamais dans la loge je n’avais entendu un seul mot en faveur de l’Algérie française. C’était la première fois. J’étais comme humiliée du dérisoire de la situation. Les attentats les plus horribles, les morts, les massacres, la torture, toutes les horreurs de la guerre, mais aussi la grandeur d’une cause qui m’inspirait le plus grand respect, tout ce qui transformait la souffrance du peuple en épopée, tout semblait ravalé par l’ambition ridicule de Claude André d’aller s’embusquer près des casernes de la légion… Et personne pour protester, pour s’écrier qu’on ne fait pas une guerre pour satisfaire la libido des obsédés. Mais je me dis qu’aux yeux de tous peut-être, tous les Pieds-Noirs n’avaient pas de motivations plus honorables. Ce qui, vu d’ici, rendait le combat inutile… C’était peut-être ainsi que mouraient les empires, et même les nations… fin d’un lien civique… d’un objectif commun… manque d’intérêt… individualisme… recherche exclusive de la satisfaction personnelle…

— Elle est folle la Claude André, si elle croit qu’elle va s’installer là-bas. Elle aurait vite fait de se faire zigouiller, même s’il y avait la paix !… Et puis, la paix… moi j’ai fait 28 mois d’armée là-bas et il y a toujours la guerre, alors…

C’était Belciel, assis à côté de moi, qui me disait cela, doucement. Il était apaisant. Je pris un air entendu, mais je ne lui répondis pas. Je n’avais rien à dire sur la guerre. Je ne savais même pas ce que je pensais exactement de la question algérienne. J’y étais hypersensible, c’est tout. Mais par instants seulement. Tout en scrutant le miroir pour détecter mes imperfections ou pour mieux apprécier mes qualités, à des bruits que je reconnus aussitôt comme des signaux, je me sentis en alarme : pendant que les musiciens, là-bas, plaquaient quelques accords, j’entendais, tout près, des :

— Bonjour !

— Bonjour monsieur !

— Bonjour Robert !

— Bonjour à tous ! 

C’était l’arrivée de Robert Lasquin, le directeur artistique. Il était grand, à peine empâté, les cheveux blancs et plaqués, élégant, souriant, et inspirait d’emblée la sympathie.

***

— Bonjour Hélène ! (Il lui fit la bise.)

— Bonjour monsieur !

Dans la loge, il n’avança pas plus loin que ma place et, tout en échangeant quelques mots amicaux, il posa sa main sur mon épaule et me dit :

— Va vite faire ta dernière mise au point avec l’orchestre. Sam (c’était le chef) les a fait venir un quart d’heure plus tôt.

Je saisis aussitôt mon grand peignoir de soie acheté à Rome.

— Vois aussi Marceau pour les lumières et les rideaux. Et qu’il te montre l’ordre des passages dans les tableaux. C’est affiché en coulisse.

Il parla ensuite à la cantonade :

— Je place le nouvel ordre des passages au-dessus du chiffonnier d’Hélène !

J’avais aussi enfilé des chaussures de scène, et sur mes hauts talons, avançant en faisant des gestes amples, je pris le temps d’une halte devant le grand miroir et, faisant, selon le mot d’Everest, du chiqué, ce qui ne m’allait pas, je partis vers la scène en laissant voler la robe de chambre dans une démarche balancée qui tentait d’absorber les regards dirigés vers moi des deux côtés de la loge à la fois. J’ignore comment, avec tout mon trac, j’avais tant d’audace. Je puisais dans les conseils et les exemples de Cléo. Pourtant Cléo reculait déjà dans le passé…

La surface de la scène du Carrousel faisait bien cinq fois celle de Mme Arthur. Elle était en fait la plus grande scène de cabaret où j’avais travaillé. Au théâtre, à Rome, tout avait été plus grand… Quant au théâtre Aletti, je n’avais pas pu, hélas y travailler. Alger nous avait interdits. Ici je m’appliquais à bien occuper l’espace. C’était ce qui me restait de plus important à mettre en place. Les lumières, les rideaux, tout était prêt. Sam surtout maîtrisait bien son affaire. L’orchestre était placé dans une sorte de recoin de la scène, mais en avancée sur le public, ce qui permettait à Sam de suivre les artistes à tout instant. Il le faisait avec beaucoup d’intuition, et savait interpréter les regards, et jusqu’aux battements de cils…

La mise au point touchait à sa fin lorsque soudain, la salle s’éclaira. À la seconde, l’orchestre cessa de jouer mes partitions et attaqua sa musique de danse. Au fond de la salle, le maître d’hôtel cérémonieux s’apprêtait à conduire à leur place les premiers clients de la soirée. Je n’eus que le temps de me cacher derrière un rideau (j’avais encore mes rouleaux sur la tête) et de rentrer en coulisse. Marceau me demanda si j’étais contente des lumières. Il était fier de son nouveau métier. Il y tenait. Il supportait mal les reproches. Même ceux du patron lui avaient fortement déplu lorsque, factotum, le patron voulait le préposer à la peinture et l’entretien. Il était artiste et se plaisait parmi nous. Je me sentais attachée à lui par une sorte de lien affectif. Il aimait, comme Peggy, me dire de temps en temps un mot du pays.

Il ne me restait qu’à attendre mon heure. Hélène et Jacotte, qui s’étaient placées près de la loggia pour me voir répéter, me firent compliment de mon maquillage, sous toutes les lumières. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était toujours un encouragement. J’en avais besoin : si mon anxiété s’était un moment résorbée, je la sentais jaillir à nouveau, m’inonder… mais non me noyer. Je vivais. Je me sentais engagée dans l’action et je saisissais ce qui se présentait pour me stimuler. Je repris ma place sans plus penser à onduler dans ma robe de chambre. Enfilant mon peignoir éponge, j’étais comme étonnée qu’il fût déjà 11h 20. À cette heure-là, le spectacle commençait déjà chez Mme Arthur, alors qu’ici la loge n’était pas encore tout à fait remplie. Je n’avais donc encore personne à ma droite. À ma gauche, Belciel ronchonnait qu’il s’était mis trop de rouge à joues et s’évertuait à l’atténuer. Comme s’il en rendait Claude André responsable, il me dit d’un air exaspéré en la désignant :

— Ça continue !

En effet, dans le caquetage de la loge, on pouvait isoler une fin de conversation dans laquelle Claude André, toujours de sa façon si particulière, faisait l’éloge de l’armée qui avait fait le serment de garder l’Algérie française, et qui était bien obligée de tenir parole maintenant, c’est pourquoi, si elle avait raté ce coup d’État, il faudrait absolument qu’elle réussisse le prochain. Parfois, une voix se manifestait pour la retenir :

— Arrête, maintenant !

— Tais-toi, Claudy !

— Laisse tomber, ça suffit !

— Tu t’énerves pour rien !

À quoi on pouvait ajouter quelques réflexions bien senties de monsieur Lasquin. Il marchait à pas lents dans la loge, toujours digne, méprisant les sottises de Claude. Après avoir lâché quelques sentences définitives le directeur retourna dans son bureau de son pas de sénateur, et Zambella s’adressa à Claude André de sa voix timbrée, avec toute la supériorité de son mérite et de sa séduction :

— Claudy ! Ne réponds pas à Robert. C’est un homme intelligent qui s’y connaît beaucoup en politique !

Je savais que ces jugements politiques, entendus dès la première nuit dans la loge chez Mme Arthur, je serais amenée à les supporter, à y devenir insensible peut-être…

C’était l’heure où Everest venait de finir de coiffer sa perruque. Il faisait une pause, fumait une cigarette. Lorsqu’en tournée nous nous étions trouvés dans la même loge, il m’en avait offert une. Il le fit ce soir-là, renouant avec une habitude interrompue pendant un mois. Il fumait peu, mais des cigarettes longues, blondes, opiacées. Je pris la cigarette avec délectation. L’effet était d’autant plus intense que j’étais à jeun et désaccoutumée. Sans supprimer l’anxiété de cette première soirée, les premières bouffées l’interrompirent et me tinrent légère, comme en suspension dans l’air. Une détente dans cette soirée qui tenait de la veillée d’armes. C’est d’un œil détaché, presque amusé, que je voyais à côté de moi Belciel s’énerver de manquer tout ce qu’il faisait.

Lorsqu’il eut fini de coiffer sa perruque, il appliqua au pinceau, avec adresse et rapidité de la colle liquide tout le long du filet, attendit quelques secondes et d’un geste de magicien la posa et l’ajusta sur sa tête, sans un raté. Il se regarda dans le miroir, eut une expression de satisfaction. Du coin de sa serviette, par pression sur le front et les tempes, il acheva de coller le filet qu’il venait d’appliquer. Il me sourit :

— Ouf ! Je respire. Je voyais le moment où j’allais être en retard.

Il était grand temps que je commence à me coiffer.

Dans l’incertitude où je me trouvais sur l’accueil que me feraient Marine et Coccinelle, j’appréhendais leur arrivée et j’avais hâte qu’elles arrivent. Au fur et à mesure que passaient les minutes, cette attente me pesait davantage et en même temps alimentait un fol espoir : il n’y avait pas de relâche, même tournante, dans les cabarets de monsieur Marcel ; si nos deux donzelles n’étaient pas là, c’est que peut-être elles avaient un empêchement. J’imaginais un ennui qui pouvait les retarder, les jeter dans l’angoisse de n’être pas prêtes à l’heure. J’avais beau me souvenir des retards de Marine à ses débuts, de ses arrivées in extremis dans la plus grande agitation, exaspérant tout le monde, se moquant des remontrances, je ne pouvais imaginer qu’au Carrousel son comportement soit resté le même et se soit transmis à Coccinelle. Alors, comme il était improbable qu’elles puissent encore arriver... elles ne viendraient pas. Je me sentais soulagée… Elles étaient à cette époque les deux seules à qui je pouvais être comparée, et surtout celles par qui je craignais d’être jugée…

Le bruit de la loge soudain changea : Marceau venait de brancher le témoin de scène. La musique de l’orchestre couvrait en partie le bruit de notre volière. Marceau annonça :

— Le spectacle commence dans cinq minutes.

C’était le début de la soirée. Mon cœur battit plus fort. Belciel était déjà habillée et se regardait dans la grande glace. Je ne pus m’empêcher de demander à Everest ce qui se passait lorsque quelqu’un s’absentait. Il comprit ma question et, dans un geste familier, il leva les yeux au ciel et me répondit :

— C’est comme en tournée, ça n’existe pas. Les deux à côté ne sont pas absentes. Elles arrivent à la dernière minute. Coccinelle, elle, elle a le temps. Mais la Marine, elle fait son cirque tout comme avant !

***

À la manière dont nous parvenait la musique de l’orchestre par le témoin de scène, on sentait, à entendre le bruit de fond qui s’ajoutait au caquetage de la loge, que la salle s’était remplie. Je m’étais coiffée. Belciel et ses deux compères, dont Floridor, étaient déjà en coulisses. Marceau annonça :

— Le spectacle commence dans deux minutes.

Je dis à Hélène de m’habiller.

— Calme-toi ! me dit-elle. Faut pas tant te presser. Tu as plus d’un quart d’heure devant toi ! Et puis, ta sœur va arriver, je me tiens prête.

En effet, alors que Mandragore, qui passait en deux, s’admirait devant le grand miroir, dans une jolie robe toute rehaussée de broderies et enfilait des gants immenses qui lui montaient plus haut que les coudes, alors qu’elle s’étudiait encore, bougeant la tête pour vérifier le mouvement des cheveux, battait des cils, essayait un sourire, tout ce à quoi elle excellait, sans m’inquiéter, on entendit la porte s’ouvrir brutalement, et dans un délire d’interjections et de gigotement m’apparurent nos deux étourdies. Elles venaient de traverser la salle en faisant grand tapage pour se montrer. Au même moment arrivait discrètement Sone Teal qui venait de faire son numéro au Casino de Paris. Marine bouscula Mandragore au passage.

— Place ! Place ! Personne sur mon chemin ! Vite, vite ! Hélène ! Saute sur mon corps de Vénus, habille-moi !

— Va te faire voir chez les Grecs ! lui aurait répondu Nanon.

Hélène ne dit rien, mais elle était là, empressée. C’était un signe.

Marine avait crié d’un ton impérieux, exaspéré, mais elle jouait.

— Tiens, tu es ici, toi ! me dit-elle, comme surprise.

Je retrouvais son regard, son ton…

— Tu as battu ton propre record, aujourd’hui ! lui dit le directeur toujours placide. Si tu veux être à l’heure, il faut arriver plus tôt !

Je savais que le patron lui avait retiré tout pouvoir effectif et que le directeur n’était plus qu’une quasi-potiche qui semblait faire acte de présence pour se désennuyer. En tournée, je n’aurais certainement pas accepté qu’un artiste arrive à la dernière minute au risque de retarder le spectacle, de créer des difficultés avec les directions… Mais aussi qu’aurais-je pu faire quand madame Germaine, qui avait parfois réprimandé Marine, ne l’avait jamais sanctionnée.

Coccinelle rait, riait d’un rire forcé, sonore, et se tordait, s’essuyait d’inexistantes larmes. Marine, qui s’agitait beaucoup, avait laissé tomber sa jupe noire moulante, avait changé d’escarpins et avait enfilé en un geste unique une jupe très ample et plusieurs jupons présentés avec maestria par Hélène. Une ceinture très large serrait la taille à l’étrangler. Ces gestes avaient été rapides, précis, efficaces. Elle les avait accompagnés de beaucoup d’autres qui n’avaient pas abouti, comme de se recoiffer, la brosse à peine avait été passée, ou de se mettre du fond de teint en faisant semblant d’appliquer l’éponge. Elle savait depuis ses débuts que si elle passait avec sa tête de ville, elle aurait l’air d’un mou de veau. Déjà l’orchestre avait cessé la musique de danse et on entendait à la fois le bruit mêlé des conversations de la loge et celui du public qui, cessant de danser, quittait la piste et regagnait ses places.

— Allez ! Grouille-toi, maintenant ! On va t’annoncer ! lui dit Robert Lasquin avec une sorte d’autorité.

— Je ne serai jamais prête ! cria Marine. Elle touchait un pinceau, un crayon, une éponge, mais n’utilisait rien de tout cela. C’était une agitation strictement gratuite, car assurément elle ne cherchait à convaincre personne qu’elle était de bonne foi.

— Mandragore, passe à ma place ! cria-t-elle à nouveau.

— Tiens ! Monte là-dessus ! fit l’autre qui se tenait tout à côté et l’observait d’un œil froid.

— Eh ben ! dit Marine en regardant Robert Lasquin sans s’affoler de ce que l’orchestre attaquait déjà l’indicatif, vous n’avez qu’à faire passer la nouvelle en un ! Après tout, y’a pas de raison que ce soit toujours moi qui ouvre !

— Mais elle peut pâââs ! fit Coccinelle en hurlant de rire.

— Pourquoi pas ? demanda brutalement Marine.

J’étais anxieuse de la réponse.

— Parce que c’est pas sa plâââce !

Elle faisait mine de pleurer de rire. Je ne savais quoi penser de son attitude. Marine m’avait appelée, moi, « la nouvelle ». Ce n’était pas grave. Cela faisait partie du jeu. Elle savait que je ne pourrais pas passer à sa place puisque je n’étais pas même habillée, que Belciel, qui était déjà en scène, n’aurait pas pu être prévenue. D’ailleurs, le petit laïus qu’elle faisait avec les deux présentateurs était terminé et déjà on les entendait tous les trois annoncer : « Marine ! » Alors notre Marine, comme si elle était surprise, poussa un hurlement : « Mon vélo ! Au sprint ! » Elle s’égosillait pour que tout le monde s’écarte de son passage et que Belciel attende, dans les coulisses, le micro à la main qu’elle commence à chanter sa chansonnette avant d’avoir pu entrer en scène, et toute essoufflée, escamotant même les premières mesures. Coccinelle redoublait d’un rire forcé et tapageur.

Zambella, qui n’avait jusque-là montré que des mines excédées, regardant l’une ou l’autre pour trouver des connivences, demanda, pincée, à cette jeune rivale hilare si elle ne pouvait pas user de son pouvoir pour empêcher les excentricités de sa protégée à passer sans maquillage, à arriver à la dernière seconde, à chahuter le spectacle. Un spectacle bien rodé c’était l’intérêt de tout le monde. L’autre protesta, jura ses grands dieux qu’elle n’y pouvait rien. La seule chose qu’elle pouvait faire était de montrer l’exemple, c’est ce qu’elle pensait faire en étant irréprochable dans son travail. Si, Elle, Zambella, avait quelque chose à lui reprocher, à Elle, Coccinelle, il fallait le lui dire sans gêne :

— car, ajouta-t-elle, tu es la grande Zambella et tu as le droit de tout me dire !

— Non, non, dit l’autre avec le même rictus, ce n’est pas ça ! Toi tu es parfaite ! Et elle plaça sa perruque.

***

La guerre. Le panier à crabes. Voilà les mots employés par Cléo pour me décrire l’ensemble des luttes et des rivalités de la loge. J’en voyais un échantillon et je ne me sentais pas de taille à échanger des propos aigres-doux avec qui que ce soit. Cléo, elle, parlait sans doute d’une autre guerre. Quelque chose comme une provocation physique, belliqueuse, avec insultes, qui inspire la crainte et ôte les moyens. J’en étais encore plus incapable, et personne ici apparemment ne s’y livrait. Les temps qu’avaient décrits Régine et Arlès Déry, costumes sabotés, lames de rasoir glissées dans les bâtons de fond de teint, ces joyeuses taquineries étaient passées de mode. Il y avait maintenant de l’émulation, mais rien de plus qu’ailleurs, et c’était sain. Quant aux hostilités déclarées entre la grande Zambella et Coccinelle, elles étaient terminées. L’ancienne, malgré de prodigieuses qualités scéniques, pouvait-elle lutter contre une Coccinelle jeune, éblouissante, et qu’on se battait pour venir voir ? Son nom à lui seul pouvait remplir une salle chaque nuit. Comment lutter ? Avec quelles armes ? Sur quel ton ? J’avais espoir d’entrer dans ce fameux clan de Coccinelle auquel Marine m’avait dit un jour que j’appartenais !… Si Cléo avait renoncé à la lutte, c’est qu’elle avait peur de la défaite. M’envoyer combattre à sa place pour détrôner Coccinelle était une folie. On verrait… J’avais encore cette chance, comparée à Zambella, de pouvoir me réfugier dans l’avenir. À son âge, elle savait qu’en descendant le premier degré de son piédestal, rien ne pourrait plus retenir la chute et qu’elle serait obligée d’aller finir, un jour qui n’était pas loin, chez Mme Arthur, au milieu des Régine, des Arlès Déry et des Coccigrue qui l’attendaient de pied ferme, et ricanantes. Déjà elle s’en renfrognait. Elle avait parlé à Coccinelle sur un ton de dépit, mais ce n’est pas ainsi qu’on apaise un chahut.

En effet, en revenant de scène, Marine se posta devant le grand miroir, tout près de Coccinelle, qu’elle fixa. L’autre leva la tête. Elles éclatèrent ensemble d’un rire fou, incompréhensible, et dont je sentais à je ne sais quoi qu’il était insultant pour Zambella, et d’autres peut-être.

***

Je craignais de La voir se lever, s’accroupir en criant « je pisse ! » J’ignorais que cette toquade, contraire à son personnage, elle s’en était corrigée. Je croisais dans le miroir quelques regards, comme celui d’Everest qui me disait :

— Je t’avais bien dit qu’elle était énervante !

Mais je voyais surtout la contrariété la plus évidente se lire sur le masque peint de Zambella qui avait du mal à contenir sa colère, son dépit, et qui échangeait parfois quelques mots sourds avec Minouche ou Claude André, dont je ne comprenais rien de plus que de ceux que se disaient Sone Teal et Gay Flower, en anglais. Zambella laissa échapper plus clairement :

— Ma tête éclate !

Mes deux voisines redoublèrent de rires insolents, mortifiants. Si c’était cela, la guerre, elle me terrorisait. J’aurais préféré cent fois retourner chez Mme Arthur plutôt que d’avoir à supporter cette mitraille. Aussi, pourquoi Zambella voulait-elle faire front ? Que pourrait-elle prouver encore ? Elle s’exposait inutilement à l’humiliation.

— Tu es une belle salope de n’être pas passée à ma place, me dit Marine en s’asseyant.

Je compris au ton, au regard, que je ne devais pas me fier aux mots. Il n’y avait en elle aucune agressivité. J’avais bien eu l’idée, quand elle avait demandé qu’on passe à sa place, qu’elle voulait cesser de faire l’ouverture, ce qu’elle considérait indigne d’elle. Mais outre qu’elle n’avait pas besoin de ces ruses pour s’assurer une place plus à sa hauteur, j’en savais assez sur son attitude et sa mentalité pour comprendre quelle politique elle menait depuis la montée. Elle faisait maintenant trois passages au Carrousel : cette première chanson en ouverture du premier tableau. Puis, vers la fin du même tableau, séparant Zambella de Coccinelle, une « java vache » qu’elle dansait avec Patrick en marlou et qui se terminait par un superbe coup de pied aux fesses, qu’elle recevait dos au public. Elle portait alors sa main à cette partie charnue et endolorie et, tournant la tête vers le public, s’écriait : « Quel métier ! » Dans le deuxième tableau, elle faisait le numéro de soubrette où elle parlait grossièrement à Coccinelle et recevait un soufflet. Je connaissais assez Marine pour savoir son refus de laisser de telles images coller à son personnage. Au Carrousel, elle voulait être méconnaissable. Ce n’est qu’en allant doubler chez Elle et Lui qu’elle se voulait elle-même. Everest était de mon avis : Marine ne voulait pas être remarquée au Carrousel.

— Pourquoi tu lui dis çâââ ? Tu sais bien qu’elle pouvait pâââs ! répéta Coccinelle.

— C’est vrai, dit Marine. Et puis d’abord, pour l’instant je veux rien changer à ce que je fais ici… Je voudrais pas perdre mon avantage ! (Elle était dispensée de finals.)

Je vis dans l’intervention de Coccinelle un désir de se placer en arbitre entre Marine et moi. Ce fut comme un message de solidarité. En quelque sorte, le geste que j’avais attendu. Malgré le trac d’avoir à entrer en scène quelques minutes plus tard, je me sentais inondée de plaisir. J’eus une pensée pour Cléo qui, elle aussi, n’avait pas mis longtemps à émettre des signaux comparables pour m’attirer dans son orbite. Chère Cléo qui attendait le récit de ma soirée et le dépit de Coccinelle à la vue des costumes qu’elle m’avait donnés. J’étais rassurée de ne pas avoir à mener cette guerre épouvantail qu’on m’avait annoncée. Il ne me restait que l’anxiété d’un jour de première, un moindre mal.

L’attitude de Marine tout près de moi était celle de toujours : comme si nous n’étions pas restées six mois sans nous voir. Peut-être elle aussi avait-elle senti que Coccinelle me faisait accueil et trouvait-elle la chose naturelle. Elle m’avait dit, tout à fait à nos débuts, que nous étions deux sœurs et que j’appartenais, comme elle, au clan de Coccinelle. Un jour, elle m’avait même dit une phrase vraiment exceptionnelle et si douce à entendre que je ne l’avais jamais oubliée :

— Avant de te voir, je me croyais seule avec Coccinelle ; du jour où je t’ai vue, je me suis dit en voilà une autre avec qui il faut compter !

C’était gentil, ça !

***

Soit directement, soit surtout par le jeu des miroirs, je regardais Coccinelle. Elle était un être d’exception. En quelques minutes, elle avait repris son maquillage de ville et s’était fait une tête rayonnante, spectaculaire. On sentait parfois, à certains de ses gestes, de ses regards, qu’elle avait conscience de sa valeur scénique, du pouvoir unique et encore si peu exploité qui était en elle. Elle semblait alors douée de la certitude de ses capacités et de son potentiel. En même temps, il me semblait voir une pose, une étude mal dissimulée… Et puis sa gesticulation, ses petits tapages de rien du tout comme de se montrer, traversant la salle en poussant des ho et des ha avant le spectacle ou de chercher à humilier Zambella, à lui nuire même, me semblait révéler une faiblesse. Mais aussi dans des moments plus brefs encore elle pouvait avoir des inflexions naïves du corps, de la tête, de la voix, de l’expression, parfaitement naturelles, qui la paraient d’une beauté, d’une aura extraordinaires et la désignaient comme supérieure à toutes. À quoi s’ajoutait un air de bonté qui n’était pas fait pour me déplaire et m’ouvrait l’horizon.

Je sentais tout cela fortement, mais j’aurais été incapable de l’analyser, trop saisie que j’étais par l’heure qui passait et m’approchait maintenant de l’instant de ma première montée en scène. Hélène enfin me dit qu’il était temps et eut quelques mots, non seulement pour m’inviter à m’habiller, mais aussi propres à attirer l’attention de Coccinelle et de Marine. Elles se retournèrent, observèrent avec l’intérêt que j’avais attendu. Pensée pour Cléo… Et comme je m’habillais et qu’elle croyait que je ne la voyais pas, je vis, je vis dans mon propre miroir à main posé là sans intention, Coccinelle prendre un air excessivement admiratif et dire : « Comme c’est beau ! » et aussitôt faire une grimace abominable, mais ultra rapide, puis enchaîner sur un sourire faussement innocent. Marine éclata d’un rire fou pendant que Coccinelle faisait celle qui la regardait sans comprendre. Je me sentis parcourue d’une douleur éclair. Aussitôt, Hélène dit à Marine :

— Tu es folle de rire comme ça… sans savoir pourquoi.

Ce qui ne fit que me renforcer dans l’idée qu’Elle venait de se moquer de moi avec autant de cruauté qu’elle avait fait dans la loge de chez Mme Arthur, où des rires avaient éclaté dont je m’étais sentie victime sans pouvoir dire pourquoi. Il s’abattait sur moi ce que j’avais le plus redouté : la moquerie qui allait me paralyser en scène. En Cléo le dépit provoquait une violence combative. Moi, je tremblais intérieurement.

J’allais faire le chemin qui mène à la scène, avec les deux haltes obligées, comme chez Mme Arthur : d’abord le grand miroir de la loge pour voir si rien ne cloche, et encore le grand miroir des coulisses pour s’assurer que tout va bien ! Pendant ma halte devant le grand miroir de la loge, Zambella passa près de moi et, me regardant, me dit :

— Sois belle et travaille bien, je vais te voir !

La voix était claire, nette, empreinte d’une volonté qu’elle semblait vouloir transmettre. Dans mon imagination ce fut un encouragement à ne pas me laisser faire, à me poser, comme me l’avait recommandé Cléo, en rivale de Coccinelle. C’était gentil, mais ce n’était pas le moment.

D’autres suivirent Zambella, y compris Marine qui me dit :

— J’y vais aussi… Vas-y petite sœur ! N’aie pas peur !

C’était gentil, ça !

Puis, s’adressant à Coccinelle, elle ajouta :

— Tu viens, la vieille, on va jeter un coup d’œil sur la Bambi… (Puis, revenant à moi) puisque « Bambi » il y a.

Il est vrai qu’elle ne m’avait encore jamais appelée comme ça.

— Oh ! Non ! Je n’ai pas le temps !… Il faut que je me prépare…

Elles furent peut-être une dizaine entassées dans le recoin de la loggia à me regarder pendant mon numéro. Si bien que de la scène, alors que je vis peu — presque pas — les spectateurs, j’aperçus nettement leurs yeux attentifs et leurs expressions concentrées…

Mais Coccinelle ? En me détournant du miroir de la loge pour gagner les coulisses, je l’avais vue se lever. Elle m’accompagnait.

— Moi, je te dis merde, dit-elle.

C’était un mot d’amitié et de soutien. Elle ajouta :

— Je ne vais pas te regarder, aujourd’hui. J’attendrai quelques jours, quand tu auras l’habitude… De toute façon, je t’ai vue chez Mme Arthur. Tu es très bien. Quand tu entres en scène, une… APParition !…

Elle était retournée dans la loge.

— Dis donc, on fait des frais pour toi !

Voilà ce que me dit Belciel. Et Floridor me sourit comme s’il était content pour moi de l’accueil qu’on me réservait. Le mot « apparition », si flatteur, aurait pu me déstabiliser au souvenir du jour où il avait été employé par Coccinelle puis ridiculisé par Clarence. Mais ce soir-là, le ton, les circonstances, la nécessité où j’étais de croire au soutien de Coccinelle, de douter de sa moquerie, tout fit que ce compliment si puissant, si agréable à entendre, prononcé au moment où j’en avais le plus besoin, atteignit son maximum d’efficacité, et dès mon premier pas en scène, je me sentis dominatrice…

En sortant de scène, si je n’étais pas très satisfaite de moi parce qu’il y avait eu des anicroches, du moins n’étais-je pas trop déçue. Les ratés que j’avais eus, personne probablement ne les avait remarqués. Seulement, j’avais dû perdre chaque fois pendant quelques instants un peu de mon pouvoir d’attraction, et l’impression globale que j’avais donnée au public était moins bonne que si ma tension intérieure n’avait pas été relâchée. Me voyant revenir, Coccinelle me demanda :

— Ça a été ? Ça s’est bien passé ?

À quoi je répondis, comme l’exige la coutume, un oui mâtiné de modestie. Marine qui revenait me dit qu’elle m’avait trouvée bien, que si j’avais eu le trac, ça ne s’était pas vu… autant de petites phrases peu élogieuses, mais rassurantes. Elle me dit encore :

— Va me voir, tu verras, moi aussi j’ai changé… et j’ai l’intention d’évoluer encore…

*

Je me rendis aussitôt dans le coin de la loggia. Il y avait encore Zambella qui échangeait quelques mots discrets avec Andr’Elle. Ils cessèrent de parler en me voyant. Zambella me dit :

— Très belle silhouette !

Elle se dépêcha de rentrer dans la loge, car elle allait bientôt passer. Quant au compliment qu’elle venait de me faire, il était le seul de son répertoire. Encore fallait-il qu’elle le fît. Je n’en étais pas mécontente. Andr’Elle m’intéressait d’une toute autre façon. Il était le fils de Sidi l’Oustadz, député « Algérie française » à l’Assemblée nationale. À ce titre, il s’était obligé à quitter sa vie d’artiste pour être une sorte de réceptionniste au Carrousel. Il m’avait dit, l’année précédente, qu’il devait même quitter cet emploi avant que son père sache qu’il l’avait exercé. Il y était encore. C’est que la vie d’Andr’Elle avait changé par une aventure qui en faisait rêver plus d’une et dont bruissaient autant Mme Arthur que le Carrousel. Bettine, partant en tournée, lui avait laissé son studio. Toute sa clientèle, n’étant pas informée de cette absence, appelait. Andr’Elle éconduisait chaque client et faisait comprendre, si on insistait, qu’il était inapte à se substituer à la gourgandine. Un de ces messieurs en fut stimulé. C’était Douglas. Il ressemblait, disait-on, trait pour trait à Macmillan. Douglas était anglais, riche, généreux. Il offrait un appartement à Andr’Elle, son bien-aimé. Bien joué ! Certaines, sidérées, croyaient que le monde avait basculé, que la vertu se vendait mieux que le vice, se demandaient déjà s’il ne leur fallait pas changer de méthode… Andr’Elle me parla de toute autre chose.

— Alors ? Tu t’es trouvée là-bas pendant le putsch ? Qu’est-ce que tu en penses ?… C’est grave, ces choses-là, quand ça échoue… parce que les conséquences sont incalculables.

Sone Teal quittait la scène sans que je l’aie observée.

— Qu’est-ce qu’on va devenir ? Tu as vu la télé ce soir ? Y’a la Grande Zohra (le surnom de De Gaulle) qui nous a fait son discours. Il se sent fort, après l’échec des généraux. Je peux t’assurer que dans tout ce qu’il dit il n’y a rien de positif. C’est à désespérer de continuer à se battre !

À parler comme nous faisions, tout en regardant ostensiblement le spectacle (sans le voir) par crainte de vexer l’artiste qui était en scène, nous nous privions du ton et de l’expression qu’on met dans les conversations ordinaires. Aussi, je ne sentais pas la colère et la violence monter en Andr’Elle comme lorsqu’il m’avait parlé dans les coulisses. À vrai dire, il les éprouvait beaucoup plus faiblement. Moi-même, je ne fus pas saisie non plus de ce vertige qu’on ressent au bord du gouffre de l’Histoire.

— Je ne parle pas spécialement de moi, ni pour toi non plus, reprit-il, on a quitté le bled. Ni même pour les Pieds-Noirs, pour qui on trouvera bien un arrangement. Mais mon père ! Toute la famille ! Tu crois qu’ils pourront supporter de passer pour des traîtres à l’Algérie parce qu’ils sont Algérie française ? On les met en danger ! Voilà la politique de la France !… C’est pour ça que, tu sais, moi, maintenant, on m’offre mon appartement à Paris… J’adore Paris, c’est très bien, mais j’irai vivre plus de la moitié du temps en Angleterre où mon ami a son château. C’est tout de même une autre vie… Si le père Marcel me laissait partir, je partirais tout de suite… mais il insiste, et j’ai promis de faire Juan-les-Pins.

Nous parlâmes à bâtons rompus jusqu’à la fin du numéro de Gay Flower. Lorsqu’il entendit sonner depuis les coulisses les crotales de Nadja Saladin, il commença par fredonner d’un air pénétré la musique orientale qu’on entendait, et lorsque Nadja entra en scène, il me dit :

— Ah ! Tiens, elle !… Ah ! Cette Algérie ! Tout nous y ramène !…

Et il retourna dans la salle avec un grand sourire, l’air content, comme si tout à coup l’apparition de Nadja eût été la promesse d’un accord, d’une vie sans haine ni humiliation. Mon esprit plus léger encore que le sien se fixa alors sur le spectacle. J’étais venue spécialement voir Marine dans sa « java vache ». Je me demandais comment elle pourrait paraître en prostituée qui aime d’autant plus son proxénète qu’il la maltraite et la roue de coups. J’étais intriguée et, depuis qu’elle avait eu quelques mots gentils pour moi, inquiète de la voir ridicule. Or, dès qu’elle parut en scène, je sus qu’elle avait évité la vulgarité : la liasse de billets gagnés retenus à la jarretelle et destinée à Patrick le marlou, les lèvres offertes, les attitudes provocantes, tout suggérait, mais tout était transfiguré. La violence rendue par les portés était si habilement réglée par Patrick que Marine s’y livrait avec grâce… Ils finissaient immanquablement par des chutes, et, si on avait l’impression qu’elle avait été jetée avec force, elle se recevait avec tant de souplesse que loin de la plaindre, on l’applaudissait. J’attendais la fin ! Everest m’avait dit que le coup de pied était fermement asséné et que Marine était censée se frotter très fort les fesses pour manifester sa souffrance. L’instant arriva. Marine reçut le coup final. Elle porta en effet sa main à son postérieur, se retourna, et avec une très grande distance d’elle-même à son numéro elle dit, en connivence avec le public : « Quel métier ! » Ce fut un éclat de rire. Elle avait tourné en gag ce qui peut-être avait été conçu comme un moment d’émotion. Elle avait bien fait.

J’aurais aimé, pour exprimer mes compliments à Marine, lui faire des mamours comme nous nous étions faits dans la loge de Mme Arthur. Mais l’environnement n’était pas le même, et puis Coccinelle était déjà en scène, Hélène me tendait ma robe du premier final.

***

Après le final, il y eut un quart d’heure de danse, c’est-à-dire un moment de repos pour les artistes. Je reconnus ici ce que j’avais connu chez Mme Arthur