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Marie-Pierre Pruvost, enseignante et meneuse de revue.
Marie-Pierre Pruvot a eu deux vies et deux carrières : l'une d'enseignante, faite de discrétion et rythmée par les emplois du temps de l'éducation nationale ; et l'autre de meneuse de revue au Carrousel dans les années soixante et soixante-dix, où Bambi allumait des incendies sur scène et brûlait à son fer la mémoire des hommes venus contempler sa plastique. Ces deux métiers font appel au même talent, et demandent que l'on mette le monde et la vie en scène pour mieux montrer à son public comment l'on conçoit le monde...
C'est donc tout naturellement que les lecteurs vont découvrir ce livre qui mêle le romanesque et le réel, et dans lequel se chevauchent les événements liés à la guerre d'Algérie, et ceux empruntés à la vraie vie de Marie-Pierre. À cette époque-là, ce bout de France d'outre méditerranée bouillonnait encore des suites de la guerre d'indépendance et les mentalités commençaient seulement à laisser poindre la possibilité de prendre en main son destin... et d'inventer sa vie.
Découvrez un récit mêlant romanesque et réel, où se croisent les événements liés à la guerre d'Algérie et ceux empruntés à la vraie vie de Marie-Pierre.
EXTRAIT
Il y avait en 1958 au lycée Bugeaud d’Alger une ombre blonde qui ne payait pas de mine. On flairait pourtant une énigme : on remarquait sa fluidité et on lui aurait conseillé de faire du sport de plein air pour prendre corps et forme… ou de sortir avec ses camarades pour s’émanciper un peu et leur ressembler enfin. Rien ne lui aurait autant déplu.
Aucune extravagance ne lui avait encore valu le haro public : on en était toujours au repli sur soi, à l’absence aux autres, au désir de se faire oublier, surtout au lycée où les résultats devenaient aussi ternes que le personnage.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets
Chez Madame Arthur et
Le Carrousel, Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres modernes en 1974.
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J’INVENTAIS MA VIE
Roman
Illustré gracieusement par Ute WAHL
Dépôt légal avril 2013
ISBN : 978-2-35-962-443-4
collection Hors Ligne
ISSN : 2108-629X
©2013 éditions Ex aequo
© 2010 Éditions Ex Aequo pour la première édition.
Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
Éditions Ex Aequo
SOMMAIRE
PREMIERE PARTIE5
DEUXIEME PARTIE49
TROISIEME PARTIE97
QUATRIEME PARTIE145
CINQUIEME PARTIE189
Crédit Photo et illustrations
Pages 229, 230, 231 et 232 Photos Nisak
Page 233 Photo Koruna
Page 234 Photo Marty - Casablanca
Page 235 Photo Gastmans
Page 236 Photo Mans
Page 237 Photo Marty
Page 238 Photo Jacques Le Corre
L’image de moi que je refuse
Mes angoisses et mes espoirs
Rencontre avec Édouard :
Édouard au Djinn. Mon attirance pour la mort et mon goût pour la vie. Mes espoirs déçus avec Albe renaissent avec Édouard. Mon affolement dans le train.
Bordj-Ménaïel m’étouffe :
Retour/conversation Blvd de la Gare. « La valise ou le cercueil » L’aura du cadi. Retour sur Édouard. Je vois ma véritable image dans le miroir. Des rêves obsessionnels. L’incompréhension de ma mère et ma cruauté. Aïcha risée de Bordj-Ménaïel. Bientôt mon tour ? Les potins chez madame Salvador : j’aimerais y participer, je me sens à l’écart. Armand et la guerre.
Le dimanche chez Albe :
Sa familiarité avec moi. Il me fait connaître la revue « Pas si folles ». Je rencontre les artistes chez lui. Une phrase magique : « Elle s’est bien faite, elle est ravissante. » Ma mère ne peut me comprendre. J’interroge le miroir : image burlesque de moi. Moment de désespoir.
Je revois Édouard :
Ma mère ignore tout de moi. Mon sentiment de culpabilité et mes sanglots. Remontée vers l’espoir et la vie. Je scrute le miroir : image triomphante de moi. Ma mère exige de connaître Édouard. Imprudence d’Édouard qui se reprend aussitôt. Il me raccompagne à Bordj-Ménaïel. Il me compare à Tirésias.
****
Il y avait en 1958 au lycée Bugeaud d’Alger une ombre blonde qui ne payait pas de mine. On flairait pourtant une énigme : on remarquait sa fluidité et on lui aurait conseillé de faire du sport de plein air pour prendre corps et forme… ou de sortir avec ses camarades pour s’émanciper un peu et leur ressembler enfin. Rien ne lui aurait autant déplu.
Aucune extravagance ne lui avait encore valu le haro public : on en était toujours au repli sur soi, à l’absence aux autres, au désir de se faire oublier, surtout au lycée où les résultats devenaient aussi ternes que le personnage.
En voulant voir, on aurait vu notre timide créature, évitant la bousculade de la sortie, descendre l’escalier du grand lycée, se diriger à pied, par économie, dans la direction du square Bresson, et, imperméable à l’émoi de la ville anxieuse et pacifiée, prendre la rue Bab el Oued, traverser la place du Gouvernement, filer rue Bab Azoun, parvenir enfin au Djinn où il y avait des gâteaux au miel bon marché.
En y entrant, je passais rapidement la main dans mes cheveux pour les rendre plus bouffants. Je m’installais pour goûter. Par instants, je lançais dans le miroir vitreux des regards brefs, plus inquiets que satisfaits, et retournais aussitôt dans mon monde pour éviter une trop longue immersion en milieu contraire.
Voilà l’image du moi que j’étais en ce temps-là. C’était une écorce encombrante et qu’il me fallait nier, à moi-même, car je connaissais trop bien les contours de mon moi réel et caché pour tolérer ma navrante apparence, et aux autres, que j’accusais secrètement de n’avoir pas d’yeux pour voir.
La vie qu’ils m’accordaient, je la refusais. Mais comment imposer celle qui foisonnait en moi ? Le temps pressait. À seize ans, on ne peut plus attendre indéfiniment. Il faut vivre ou mourir. L’oppression parfois me coupait le souffle.
Pourtant, je m’installais au Djinn avec plaisir. Je voulais me cacher, m’isoler pour prendre mon thé avec une pâtisserie orientale. Il n’en fallait pas plus pour me plonger dans une rêverie qui satisfaisait ma gourmandise, mon goût du luxe, de la frivolité, et réfréner provisoirement, tout en le cultivant, mon immense besoin d’évasion. La gare n’était pas loin. Il ne me fallait que quelques minutes pour prendre le train et rentrer chez moi.
Je me surprenais parfois à regretter le temps encore récent où ma mère avait consenti à me faire prendre pension dans un café de son frère Jo, le Beau Rivage, établissement tenu par Florette, sa maîtresse, à la Pointe Pescade, en banlieue d’Alger, plus proche du lycée que notre domicile. C’est là, à la Pointe Pescade, qu’avait chatoyé le casino de la Corniche, passage nécessaire de tous les chanteurs de variétés. Et moi, la tête en feu, j’avais vu défiler tous les artistes de Paris en tournée chez nous… Mais au mois de juin précédent, la bombe posée par le petit Aziz avait ravagé la Corniche pendant le bal. Affreux carnage. Ma mère s’était affolée. Le petit Aziz avait mon âge, il avait fréquenté chaque jour le Beau Rivage, il avait été de mes familiers, c’en était assez pour que ma mère refuse que je retourne là-bas. C’était triste pour moi, mais je m’y résignais, car la Pointe Pescade n’était plus la même : les artistes avaient déserté, l’armée occupait maintenant le casino délabré.
J’avais cru un temps que la proximité du casino de la Corniche m’offrirait une voie, une fuite, un salut. Je voulais atteindre mon but. La voie s’était bouchée, il ne fallait pas vivre avec des regrets. Ce qu’il fallait, c’était une disposition d’esprit, une aptitude à saisir la chance qui se présenterait. Je me voulais sans cesse en éveil, à l’écoute d’autres mondes, guettant un appel, une occasion. Quand on fait un vœu unique, on trouve le moyen de le réaliser !… Mais j’avais beau me torturer, je ne voyais pas d’où pourrait venir ma libération. Alors le désespoir m’étreignait à nouveau, avant que l’élan me reprenne.
Un jour que je venais de m’installer au Djinn, je vis entrer une tête connue. Ce n’était pas Albe. Ce n’aurait pas pu être Albe, car Albe, qui m’avait fait connaître l’endroit, renonçait depuis peu à s’y montrer sous prétexte que je l’avais fait remarquer. Ce n’était pas Albe, mais c’était un monsieur que je connaissais sans me rappeler qui il était. Mon cœur battit comme à l’annonce d’un danger. Nos regards se croisèrent, je lui fis machinalement un signe de tête. Il eut l’air surpris, vint à moi en souriant, me tendit la main, demanda à s’asseoir. Je me tenais sur mes gardes. Je dus bafouiller une réponse : il se présenta, s’assit. C’est alors que je le reconnus. C’était un homme que je voyais tous les jours à la sortie du lycée. Il se postait en bas du grand escalier, comme passant prendre son fils qu’il cherchait des yeux. Mais il n’attendait rien ni personne. Peut-être venait-il seulement chercher des souvenirs pour tenter de s’expliquer à lui-même certains points de son passé.
Je ressentis plus qu’un malaise : de l’inquiétude. Étais-je en faute ? Était-il policier ? Connaissait-il Albe ? Ou mon oncle ? Avait-il pour rôle de m’épier et de me suivre ? J’avais envie de lui dire que je n’avais rien fait, qu’il s’en aille et me laisse tranquille. Comme pour apaiser ma crainte, il me parla avec beaucoup de cordialité. Il se félicitait de cette rencontre fortuite. Il était content que je l’aie salué ; il ne s’y serait pas attendu, car il n’aurait pas pensé que j’aie pu le remarquer. Tandis que lui n’avait pas manqué de me voir, au milieu de tous les lycéens, à cause de mon type, rare dans ce pays… (Il eut ici des mots que je pris pour des compliments.) C’était encourageant.
Édouard m’avait dit son prénom, mais je n’avais pas dit le mien, d’abord parce que je connaissais les avantages du silence, et aussi parce qu’Édouard m’intimidait. Par ses vêtements, son maintien, son langage, il tranchait sur la masse. Il venait de France, et me paraissait très distingué, plus même que le juge de paix de Bordj-Ménaïel qui avait la réputation de l’être… Méfiance, timidité, gourmandise, je me tenais dans un mutisme total.
Édouard ne posait pas de questions et soutenait seul la conversation. J’avais l’impression que sa façon d’être avec moi me valorisait. C’était la première fois que je me trouvais en tête-à-tête avec un monsieur qui avait des égards pour moi. Il me fit accepter une autre pâtisserie, et me taquina sur mon goût pour le miel. J’y vis une manière de me faire doucement la cour. Quelque chose en moi se dénouait…
Ce n’est pas que je n’aie auparavant entendu de beaux discours, mais ils m’avaient été faits à haute voix, en public, au Beau Rivage, par les ouvriers poudreux des ciments Lafarge qui formaient le gros de la clientèle, et seulement par certains d’entre eux, et lorsqu’ils avaient un peu bu ou bien qu’ils voulaient rire ou persifler. Cela me parut bien loin. Ce n’est pas Albe qui m’aurait fait une manière de cour, au contraire, c’était plutôt moi qui devais lui servir de public, presque de domestique ! Et Armand ? Armand ! Il m’avait fait rêver, il m’avait fait pleurer. Peut-être sans le savoir, peut-être par jeu. Mais pour me faire la cour, il valait mieux ne pas parler de lui !…
Tandis que, j’avais des yeux pour voir, Édouard appréciait ma compagnie. Il me le dit simplement. Jusque-là, il ne s’était guère diverti en Algérie. Lorsqu’il était plus jeune, il se faisait des amis en voyage ; mais maintenant les années, les circonstances, il était moins liant, plus difficile aussi, et plus sérieux ! Quelle chance il avait que nous nous soyons rencontrés ! Comme c’était agréable cet imprévu thé à deux ! Des joies innocentes comme celle-ci contribuaient au bonheur de la vie ! La guerre était folle. Pouvait-on même parler de guerre ?
Je sentais en moi la tension tomber. Que se passait-il ? Même en compagnie d’Albe, avec qui il m’arrivait de parler volontiers, je ne me sentais pas autant en confiance. Et pourtant, je ne disais toujours pas un mot. L’habitude de me taire. À cette époque et dans ces circonstances, rien ne pouvait être dit que de très conventionnel, et je ne pouvais parler des événements qui étaient sur toutes les lèvres. D’autres tourments me hantaient qui devaient être tus ; plutôt que de les endurer, je souhaitais mourir, me dissoudre dans l’air.
Jamais je n’aurais avoué que parfois, dans mes moments de détresse, ayant perdu l’espoir d’une autre vie, j’aurais souhaité que le petit Aziz, qui avait pris le maquis après l’attentat, reparaisse un bref instant, juste le temps de jeter une grenade pour souffler le Djinn, me disperser dans les airs, et me soustraire à l’ennui de la vie. Et comment eût réagi ma mère à un tel aveu, elle qui voulait se mettre à même de tout entendre ? Elle aurait voulu que j’explique pourquoi. Stricts secrets inavoués, même en confession ! À qui parler ? Armand n’aurait rien compris… Albe aurait jeté un regard négateur… Il n’était pas question de rien dire à Édouard. On verrait bien.
Édouard avait l’excellente idée de ne pas me questionner, de ne pas me parler d’attentats, de bombes, de coutelas. Aussi bien, tout cela n’était-il pas fini ? Il stimula autrement ma curiosité : il me parla de manière captivante de gens, de lieux, d’aventures exotiques, car il avait occupé différents postes dans différents pays. Tout ce qu’il me disait enflammait mon imagination. Il me semblait, alors que je me sentais vivre dans un univers mesquin et clos, aux frontières duquel je me heurtais presque physiquement toutes les fois que j’essayais de fuir, il me semblait, en écoutant Édouard, apercevoir des horizons encore flous, mais prometteurs. Il me semblait même qu’en fréquentant Édouard, je découvrirais une voie d’accès au vaste monde. Je sentis tout mon être s’enfler d’une espérance puissante.
C’est à ce moment-là qu’Édouard me dit, comme s’il s’excusait, mais d’un ton à se faire aimer :
— Je suis trop bavard. J’ai mené une vie qui ne peut guère vous intéresser ! Lorsqu’on a, comme vous, la chance de voir chaque jour en sortant du lycée la baie d’Alger, de prendre son goûter dans ce charmant bistrot, de vivre sous un climat idéal, on n’aspire qu’à y demeurer.
Je répondis que non : je rêvais de dépaysement, j’avais des projets en tête… Ma réponse, trop spontanée, m’étonna. Lorsque chez moi ma mère me demandait mes projets d’avenir, je répondais que je n’en avais aucun, et c’était vrai, mais que — j’ajoutais ce mensonge pour atténuer ses soucis — s’il me fallait trouver du travail tout de suite pour gagner ma vie, monsieur Canson m’offrait une place de secrétaire. Et voilà que maintenant devant un étranger, un inconnu qui m’avait inspiré confiance, j’avais, avec quelle rapidité, fait une confidence, presque un aveu ! Quelle gêne d’avoir ainsi manqué de retenue !
Édouard faisait semblant de ne rien remarquer. Il gardait son sourire et, dans un geste ecclésiastique, il frottait doucement au-dessus de sa tasse index et majeurs contre les pouces parce qu’un peu de sucre en poudre était resté sur ses doigts, puis, ouvrant vers moi les mains, « Ah ! Vous avez des projets ! …Je ne vous demanderai pas lesquels parce que ce serait indiscret, et vous ne pouvez pas les divulguer à n’importe qui !… Mais s’il arrivait qu’on se revoie et qu’on devienne amis… Peut-être pourrons-nous parler de choses sérieuses, de notre manière de voir la vie ou bien… peut-être… nous faire des confidences ! »
Voilà qui ne fit naître en moi aucun soupçon. Au contraire, il me semblait maintenant qu’Édouard pourrait m’aider à réaliser mes vœux les plus secrets de nouvelle vie. C’était une espérance très peu fondée. Si à ce moment j’avais raisonné, pour supputer par comparaison avec le soutien que j’obtenais d’Albe, les chances que j’aurais de me faire aider par Édouard, le découragement se serait abattu sur moi, comme la foudre.
J’avais connu Albe moins d’un an auparavant, vers Pâques, au Beau Rivage. Albert Canson, journaliste à la célèbre Gazette d’Algérie, était venu à plusieurs reprises accompagné d’artistes divers en représentation à la Corniche, toute proche, quelque deux mois avant que le petit Aziz lance sa bombe. Je batifolais souvent en servant la clientèle. Albert Canson m’avait quelquefois offert un verre. Nous nous étions vus en secret dans le centre d’Alger. Très vite, il m’avait demandé de l’appeler Albe entre nous parce que c’était plus doux qu’Albert et ça faisait plus jeune. Très vite, Albe m’avait demandé de lui faire de menues courses comme d’acheter du henné pour fortifier ses cheveux, des crèmes de beauté pour rester en forme, autant d’emplettes qu’il ne pouvait pas faire sans risquer, l’époque et le lieu le voulaient, de se compromettre. Après l’explosion de la Corniche, on m’avait fait rentrer à Bordj-Ménaïel. Albe et moi nous étions vus moins souvent, mais plus ouvertement, tout en conservant entre nous quelque chose d’intime et de clandestin. Il m’avait plusieurs fois procuré des places pour aller au théâtre Aletti. Grands moments sans lendemains : Albe ne m’avait fait connaître personne. Avec moi, il passait son temps, soit à solliciter des compliments en des termes dont je ne saisissais pas toujours le sens à cause d’un décalage d’époque ou de lieu : « Je n’ai pas trop l’air zazou ? Et ma chemise, elle est bath, non ? Un peu cancan, mais tant pis. » Soit à m’adresser des critiques que je ne comprenais que trop : « Quelle affiche ! Regarde ça ! Les cheveux dans les yeux. Tu appelles ça une coiffure ? Et la démarche ! Ah ! Ne te dandine pas comme ça, tu me fais honte ! Tu n’es vraiment pas sortable ! »
Albe ne m’avait pas apporté grand-chose, sinon quelques espoirs déçus. Pourtant, s’il avait cessé de me voir à cette époque, la vie m’aurait été encore plus pesante. Il avait le prestige du journaliste, opinion, verdict, connaissances, portes ouvertes. Un lien mystérieux me tenait à lui malgré une grande différence d’âge. Il était gentil avec moi, même s’il me traitait avec moins que de la désinvolture : de la négligence, de l’agacement, de la lassitude. Je n’en finissais pas moins par croire au mensonge que j’avais inventé pour ma mère : en cas de besoin, Albe m’engagerait comme secrétaire. Grâce à lui, le front du désarroi était repoussé. J’en sentais malgré tout la clôture, et je ne cessais de chercher la brèche. Ce n’était certainement pas Édouard qui… Tant pis ! L’espoir l’emportait !
— Accepteriez-vous de me revoir ? me proposa Édouard sous un dehors timide, ne serait-ce qu’une fois, pour voir si nous nous intéressons mutuellement… Vous acceptez ! C’est gentil à vous… Dans ces conditions, si vous le voulez bien, nous allons reprendre les choses dans les formes et commencer par le commencement. Je m’appelle Édouard Régio. Vous savez que vous avez oublié de me dire votre nom… Il répéta mon nom, estropia mon nom de famille, que je dus épeler. Je dis aussi mon âge.
— Seize ans ! Quel bel âge ! dit Édouard. Puis il eut la bonne idée de se reprendre : le bel âge, le bel âge, c’est vite dit, mais si je m’en souviens bien, à cet âge-là, tout n’est pas toujours rose pour tout le monde !
Il alla même jusqu’à me parler de la croisée des chemins, de mur infranchissable, de l’impossibilité d’avancer ni de reculer. C’était à peu près ce qu’il fallait pour me plaire, m’inspirer confiance, m’inciter à raconter de ma vie, non l’obsédant mystère, mais ce que tout le monde en savait, dans mon village, à Bordj-Ménaïel. Mon père était mort. Ma sœur était morte. Ma grand-mère très malade était à l’hôpital. Je vivais avec ma mère qui exerçait sur moi une souple autorité. Elle évitait de me contrarier par crainte que je ne souffre à nouveau d’anorexie. Et moi, j’essayais de lui épargner des inquiétudes en ces temps de troubles.
— Je n’aurais pas dû vous retenir si longtemps, dit Édouard d’un ton protecteur qui ne me déplut pas, sauvez-vous vite ! Mais dites-moi, nous voyons-nous demain ? Mais non ! C’est samedi. Alors lundi ? Ici même. C’est si agréable… Sauvez-vous, ne vous mettez pas en retard. Votre mère s’inquiéterait. Ne manquez pas de lui faire part de notre rencontre et de notre rendez-vous. Il ne faut rien lui cacher de tout cela, ce sont des choses innocentes qui lui paraîtraient suspectes si elle apprenait qu’on les lui a dissimulées.
Je promis et je tins parole.
J’ai toujours aimé les rencontres. Plus tard, au hasard des voyages et des vagues à l’âme, j’ai raffolé de ces soirées sans lendemains ; d’inconnus qui vous parlent toute une nuit, vous bercent de rêves, meublent votre solitude ou chassent votre angoisse. Quand j’avais seize ans, tout était plus grave. Je sentais le naufrage, je ne voulais pas couler. Déjà, ma rencontre avec Albe m’avait paru une planche de salut ; à nouveau, j’imaginais qu’Édouard me sauverait.
Je fis le trajet du Djinn au train dans un état second. D’innombrables idées absurdes me transportaient d’un espoir fou. La vie intense qui renaissait en moi s’abreuvait goulûment au personnage d’Édouard comme à une source, estompait les réalités quotidiennes, rejetées dans l’inconscient de l’habitude. Je descendis par le grand ascenseur jusqu’à la gare, je pris le train et je subis comme tous les voyageurs deux fouilles contre les transports d’explosifs sans même y prendre garde. Ce n’est que lorsque le train démarra que je reçus le choc.
Tout en cherchant les mots qui gagneraient le mieux ma mère, reprenant mes esprits, je me souvins de ce que par extraordinaire j’avais oublié : le lundi suivant était férié. Je manquerais donc forcément mon rendez-vous. Je sentis tout s’enfuir et m’échapper. Les maisons et les arbres qui défilaient aux fenêtres se mirent à tourbillonner, insaisissables, moins insaisissables que ma vie. Je ressentis l’affolement de ne pouvoir remonter le temps, me retrouver une demi-heure plus tôt auprès d’Édouard, prendre un autre rendez-vous, réparer l’irréparable.
Que faire ? Tirer la sonnette d’alarme. Inventer la nécessité de laisser un message urgent. Une bombe dans un café. Pas une seconde à perdre. Mais déjà le train ralentissait. Où étions-nous ? On arrivait en gare de l’Agha. Sûrement, Édouard m’attendrait sur le quai. Il s’est rendu compte de notre erreur, a sauté comme un fou dans un taxi… Il faut que j’aille à la fenêtre. Mais me surveiller, ne pas me faire remarquer, ni paraître bizarre, surtout au militaire en armes qui garde le wagon. Un air modeste, pas de manières, composer un naturel… Peu de monde sur le quai… Édouard ?… Rien qu’un peu de retard… Ah ! Attendre Édouard. Attendre. M’approcher du soldat qui surveille en rêvant, saisir la mitraillette. Haut les mains, que personne ne bouge ! Pas d’affolement. On attend un émissaire important… Mais le train siffla, s’étira, s’éloigna, et en moi s’évanouit l’espoir de voir Édouard. Je dus retourner sagement à ma place. Tout le wagon baignait dans une paix lamentable.
Avant que j’aie eu le temps de m’enfoncer dans le chagrin, de supplier Dieu de remodeler le passé et de faire en sorte que le rendez-vous du lundi ait été pris pour le mardi, il me vint à l’esprit un souvenir qui me donna de l’élan. Ma mère m’avait accordé d’aller ce dimanche voir avec Albe la revue « Pas sifolles ». C’était une tournée du célèbre cabaret Madame Arthur qui venait de Paris et avait à Alger un succès fou. Albe m’avait dit : « Viens voir ce spectacle. À cause de moi tu as raté la Voie Lactée que tu aurais adorée ; cette fois, tu verras Madame Arthur. Toute la troupe est de la même famille, mais en burlesque. »
De la même famille, mais en burlesque. Voilà qui dépassait mon entendement. J’avais fini par imaginer un spectacle comique et édifiant. Une sorte de troupe de chansonniers qui tourneraient en dérision l’énième gouvernement ou l’énième crise gouvernementale de la jeune et agonisante Quatrième République. Dont chacun riait. En Algérie, on en riait encore plus qu’en France. De la faiblesse de Paris, on solidifiait la force d’Alger. Albe ne se privait pas de tailler en pièce de l’homme politique. Plus que de soulager mon agitation, la perspective d’aller avec lui au spectacle réveilla en moi l’espérance bouillonnante de me tirer d’affaire par la fréquentation du monde mythique des gens de théâtre et de cabaret.
****
Bordj-Ménaïel m’étouffait. Dans la petite ville elle-même, sans compter les douars avoisinants ni le vaste bidonville qui s’étendait au sud jusqu’au cimetière et avait envahi au-delà du château d’eau, tout le monde se connaissait, s’épiait, se critiquait. Un flirt devait être suivi d’un mariage, sinon… Une nouvelle coiffure, la visite d’amis, de parents, tout était remarqué, répété, commenté. La présence d’un détachement de militaires, tout efficace qu’elle était contre les attentats, ne faisait qu’exaspérer les langues. Tout était prétexte à commérages. Et l’un des nids à potins les plus actifs se trouvait en face de chez moi, dans la rue de la Poste, chez madame Salvador, la mère d’Armand, la mercière-épicière-marchande de journaux. Je me sentais une cible désignée. Impossible de passer dans la rue sans qu’on m’appelle, qu’on me pose question sur question, qu’on m’oblige à trouver une réponse plausible qui était accueillie sur un ton de doute à peine dissimulé, puis tournée en ridicule à la première occasion.
Une quinzaine de personnes étaient descendues à la gare de Bordj-Ménaïel. Ces voyageurs s’étaient regroupés par affinités, non de tempéraments, mais de quartiers, et s’acheminaient chez eux escortés à distance de quelques soldats en patrouille dans la nuit déjà totale. Pour rejoindre l’autre extrémité du boulevard de la Gare, où j’habitais, je me trouvais avec monsieur Régal et madame Grappé, la receveuse des postes. Cela aurait pu tomber plus mal. Elle était amie d’enfance de mon père, né comme elle, à Bordj-Ménaïel. Depuis son veuvage, elle aimait se montrer forte, on aurait pu dire virile. Elle piquait quand on l’embrassait. Ce n’est pas ce que je lui aurais le plus reproché : lorsque quelqu’un sortait du lot, je lui accordais un préjugé favorable. Ses questions m’inquiétèrent :
— Tu rentres bien tard. Ce n’est pas normal. Qu’est-ce que tu as bien pu faire ? Il va falloir que j’en parle à ta mère ! Tu travailles toujours bien à l’école, j’espère !
Il avait été un temps où j’avais eu des succès scolaires, et madame Grappé en avait fait publier des entrefilets sous la rubrique villageoise de la Gazette, dont elle était correspondante locale. Dans son optique, je faisais partie des quelques enfants du bourg sur lesquels on comptait pour s’assurer de la réputation. Si elle avait su ! L’école ne m’intéressait plus maintenant. Pour toute réponse à madame Grappé, je pris un air modeste pendant qu’on passait sous un réverbère. Elle mima une seconde la perplexité. Par bonheur, il y avait monsieur Régal.
Monsieur Régal était à nos yeux un richard qui avait acheté, quelques années auparavant, la propriété des Marty, juste en face de chez nous. Tout le monde le connaissait de vue, à Bordj-Ménaïel, mais il ne parlait qu’aux gens du quartier, et peu. C’est qu’il vivait à Alger avec sa femme, et faisait vivre dans sa maison de campagne madame Alvarez, sa belle-mère.
— Vous venez voir votre belle-mère pour l’affaire d’avant-hier ? demanda madame Grappé.
— Oui, ma femme est auprès d’elle. Elles ont dû se barricader dans la maison.
— Allons, allons, dit madame Grappé un peu bourrue, il ne faut pas mourir de peur pour une plaisanterie !
— Une plaisanterie !…
Depuis deux jours, tout Bordj-Ménaïel en parlait. Madame Alvarez avait trouvé écrit sur sa porte : « La valise ou le cercueil » avec dessin à l’appui. La pauvre vieille était peu encline à risquer sa vie pour défendre les biens de son gendre. Elle eût fait, comme moi, volontiers ses bagages. Monsieur Régal ne l’entendait pas de cette oreille. Il voulait découvrir le coupable. Ce ne pouvait être que Slimane, le jardinier. Pour madame Grappé, c’était absurde. Elle connaissait Slimane depuis toujours. S’il se savait seulement soupçonné, il se sentirait déjà condamné, ne croirait plus en la justice et risquait de passer dans l’autre camp. Monsieur Régal promit de tenir compte du conseil, et de se montrer libéral.
En rentrant, je redis aussitôt la conversation à ma mère. « On ne saura jamais qui a fait l’inscription, répondit-elle. Si c’est Slimane, c’est qu’il a reçu des menaces des fellaghas et qu’il a fait un geste pour les apaiser, pour éviter les représailles. S’il voulait tuer madame Alvarez, ce serait facile : il a les clés des portails, et les chiens n’obéissent qu’à lui ! Quelle horreur si cette pauvre femme… »
Nous parlâmes trop longtemps du terrorisme, surtout dans ce qu’il comporte d’irrationnel et d’effrayant. La crainte nous gagna. Nous restâmes plus d’un quart d’heure sans bouger, la chienne à nos pieds. C’est dans ces moments-là que je retrouvais avec ma mère une sorte de complicité perdue depuis longtemps. Lorsque, la nuit tombée, nous entendions des bruits suspects et que notre petite Mignonne aboyait vaillamment, nous nous sentions solidaires, immobiles dans l’imminence du danger. Ma mère, encore jeune femme, avait été profondément marquée par le soulèvement de Sétif : victimes ligotées aux arbres et flagellées ; sexes et seins coupés, gorges tranchées, yeux crevés, cadavres ridiculisés, lacérés, violés, au milieu des hurlements hallucinés d’horreur et d’allégresse. Puis la terrifiante répression avait amené le calme. Maintenant, l’armée nous protégeait.
Et presque autant que l’armée, la présence d’un seul de nos voisins avait le pouvoir de nous tranquilliser. C’était le cadi Farouad, dont ma mère était persuadée, à cause de « réflexions » qu’il faisait parfois, qui se répétaient et se commentaient, qu’il était un sympathisant de la rébellion. Lui avait l’art et la manière de nous parler. Il personnifiait à nos yeux le musulman traditionnel ; c’était un homme intègre, long et flexible dans ses vêtements blancs et flottants, la tête mince et amincie par une courte barbe grise coupée en pointe au menton, remontant le long des joues jusqu’au turban blanc, encadrant un visage mat entièrement éclairé du regard intense de ses yeux noirs ; les mains étaient grisâtres, longues, fines et sages. Il inspirait le respect et le recevait. Sa voix surprenait d’abord tant elle était éraillée, mais s’intégrait au personnage et semblait révéler des déchirures profondes.
« J’ai dit au cadi que cette affaire de valise et de cercueil nous avait fait bien peur. Il m’a répondu qu’il me répétait ce qu’il m’avait toujours dit : nous ne risquons rien… S’il arrive qu’en pleine nuit, à notre porte, un danger se précise, nous n’avons qu’à frapper au mur, il comprendra tout de suite. Mais il est sûr qu’il n’arrivera rien. En fait, il a l’air de reconnaître qu’il aurait de l’autorité sur quelques terroristes qui voudraient forcer notre porte et nous trancher la gorge ! Si la chose se présentait et qu’il nous sauve la vie, il aurait du mérite. Il s’exposerait. On dirait que si les bandits lui ont obéi, c’est qu’il est leur chef, que s’il a épargné nos vies, il en a sacrifié bien d’autres, et de là tout ce que tu peux supposer… »
Nous sauver la vie ! Maintenant que tout se pacifiait et que notre peur se dissipait, l’expression me paraissait dérisoire. Vivre sa vie ! Voilà qui était intéressant. Mais comment cela me serait-il possible ici, avec cette mentalité, des yeux hostiles, des langues venimeuses ? Je me trouvais dans l’impossibilité d’affirmer mon moi aux autres, auprès de qui je ne rencontrais qu’ignorance et refus. Les gens étaient-ils aveugles, ou fous, ou butés ? « Si tu veux vivre ta vie, tu devras quitter le pays. » Cette phrase m’avait été dite par un ancien apprenti de mon père qui avait, à vingt ans, éprouvé la violence de nos mœurs et avait dû fuir pour éviter un mariage imposé par son père. Il s’appelait Miloud Miloussi. Il avait quitté Bordj-Ménaïel. Il s’était marié en France selon son cœur. Revenant cinq ans plus tard voir ses parents, il n’avait pas même pu voir sa mère : le vieux Miloussi, sur le pas de sa boutique, l’avait maudit et menacé de sa canne. Miloud était passé voir ma mère avant de retourner en France, chez lui. J’avais tout oublié de la touchante évocation du passé. Une phrase m’était restée : « Si tu veux vivre ta vie, fais comme moi, quitte le pays. » Le temps pressait maintenant. Je ne pouvais pas attendre d’avoir vingt ans. J’espérais un secours providentiel. Qui pouvait me reconnaître et m’emmener ? Je sentis combien l’existence d’Édouard nourrissait mon espoir.
Je fis part à ma mère de ma rencontre de l’après-midi en ajoutant, ce que j’inventais, que je reverrais Édouard le mardi suivant. Elle, qui percevait mes souffrances sans en connaître ni les causes ni les remèdes, qui me trouvait sans doute trop sage et aurait préféré me voir m’amuser, (ces moments de folle gaieté, d’ailleurs entrecoupés de moments de dépression, que j’avais connus au Beau Rivage, avaient été passagers, et elle les ignorait) ne s’opposa pas à ce que je revoie Édouard.
Pourtant, à table, elle me demanda pourquoi ce monsieur Régio voulait me revoir. Je dus avouer qu’il ne me l’avait pas dit avec précision. Puis, pour retoucher la mauvaise impression d’un aveu si naïf, je me mis à dire le roman qui venait tout seul à l’esprit : Édouard Régio faisait une étude sur l’Algérie. Il voulait rencontrer toutes sortes de gens, surtout ceux qui, comme moi, ne clamaient pas leurs opinions, peut-être pour dissimuler un point de vue différent. Ma mère rit d’abord rien que d’imaginer que je pourrais avoir une idée originale sur l’Algérie. Mais elle avait senti la réponse improvisée, et n’y attacha pas d’importance. Elle pensait que monsieur Régio, distingué et mûr comme je l’avais dépeint, ne pouvait s’intéresser longtemps à un être jeune et banal comme moi. Surtout, elle était sûre que l’effet de nouveauté passé, Édouard ne me captiverait plus beaucoup. Et c’était pressenti justement.
Sur le moment, elle me parut légère de ne pas attacher plus d’importance à l’intérêt d’Édouard pour moi. Cette amitié trop soudaine était invraisemblable ! Si cela ne la choquait pas, j’en avais, moi, un poids sur le cœur. Le poids d’une faute. Je perdis le fil de la conversation avec ma mère et ne lui répondis que par monosyllabes. Ce n’était plus la crainte de ne pas voir Édouard qui m’oppressait. J’avais maintenant la certitude de le revoir le mardi et qu’un jour il m’emmènerait à Paris. C’était la question posée par ma mère qui me pesait. Pourquoi, lui, Édouard, voulait-il me revoir ? Quel intérêt y avait-il ?… Mauvaise foi ?…
Après le repas, dans ma chambre, la question me tourmenta. Lorsque je fus au lit, elle m’obséda. Maintenant enfin, je voyais comme une évidence qu’Édouard était venu à moi par attirance physique. Cela déclenchait en mon corps et en mon âme une terreur mêlée de curiosité. Des détails me revenaient. Il avait été si prévenant. N’avait-il pas été galant ?… Galant ?… Lui, Édouard, avec moi ?… Était-ce possible ?… Pour la première fois quelqu’un avait-il porté sur moi le regard de la clairvoyance ? Le regard que seule mon âme, seuls mes propres yeux avaient su porter ? Toute la bourgeonnante imagination qui sustentait mon moi surréel, perdu en milieu hostile, m’envahit, me submergea, me plongea dans un de ces moments heureux que je savais dérober à la vie.
Laissant sur la table de chevet le livre auquel je n’avais pas compris un mot, je sortis vite de mon lit. Il ne me fallut pas cinq minutes de préparation pour pouvoir me présenter à mon miroir. C’était le grand miroir de mon armoire à glace qui n’en était pas à sa première complaisance… J’y enfouis mes regards et je vis… je ne vis pas tout de suite cependant… en plongeant mes regards j’aperçus… oui, tout à coup m’apparut… c’était moi ! Quel trouble pour mon âme enfin incarnée — moi telle que j’étais, telle que personne ne m’avait encore jamais vue… ou plutôt si, il le fallait, je le voulais, telle qu’Édouard m’avait aperçue et me révélerait à ce monde peuplé d’aveugles qui avaient des yeux pour ne pas voir.
J’avais quitté mon lit pour ma table de toilette, et ma table de toilette pour mon miroir. Et voilà que je me voyais, que je voyais l’image qui m’exaltait et qui ne tarderait plus à se manifester… J’appelais près de moi Édouard pour d’innocents plaisirs… Mais un souvenir trop précis de lui me le rendit aussitôt trop proche, trop pressant, et mon moi se retourna avec plus de facilité vers l’ombre familière d’Armand qui était jeune. Beau. Ma gêne se dissipait et déjà naissaient des émotions, presque des frissons, lorsque surgit le souvenir de notre dernière entrevue : Armand m’avait parlé si brutalement que j’avais dû me détourner pour cacher mes larmes. Cette simple rudesse prenait maintenant la forme d’un reniement : s’il avait su me voir, jamais il n’aurait osé.
Le chagrin qui succéda à l’euphorie était intense. Il y avait plus. Ma nature si profondément religieuse s’effrayait de l’idée du péché. J’ignorais comment venir à bout du mal sans réprimer mes désirs : je voulais les intégrer à la sphère des tolérances morales. À cela s’ajoutait ma solitude absolue, des duretés insupportables qu’on avait pour moi… et aussi des duretés que j’avais envers les autres et qu’on s’expliquait mal. Surtout envers ma mère et ma grand-mère, et dont je souffrais autant qu’elles. Ainsi, j’avais fait le choix de sacrifier la visite du dimanche à ma grand-mère malade pour aller voir le spectacle de Madame Arthur. C’était contre mon cœur, de faire de la peine, mais conforme aux exigences de ma vie : je devais rester à l’affût. Mes pleurs redoublèrent. Des pleurs encore enfantins, mais gros de souffrance, et qui se perdirent dans le sommeil.
En me réveillant, je ne savais plus où j’étais. La lampe était encore allumée. Il était plus de trois heures du matin. Je sortais d’un rêve. J’étais boulevard de la Gare avec monsieur Régal et madame Grappé. On regardait l’inscription « Chai Marty », au-dessus du portail de la cave vinicole de monsieur Régal. Celui-ci expliquait qu’il allait transformer l’inscription « Chai Marty » en « Chez Slimane », pour prouver qu’il était libéral. Au même instant, les pierres et le ciment de la cave étaient entrés en ébullition, et la parole de monsieur Régal s’était réalisée… Et voilà que dans son approbation, madame Grappé se transformait en cadi Farouad. Et le cadi Farouad répétait d’une voix faible et cassée : « Chez Slimane ! C’est bien dit, et c’est bien vrai ! » Monsieur Régal grimaçait comiquement…
Je m’éveillai avec le sourire, sous le charme du spectacle burlesque auquel je venais d’assister. Cela me changeait de ce rêve obsessionnel qui troublait mes nuits et me perturbait jusqu’au-delà du sommeil : je me trouvais dans un lieu d’où tout le monde s’enfuyait parce qu’un lion était apparu, et moi je restais là, proie désignée, haletante. Je ne m’arrachais aux terribles crocs qu’en m’éveillant d’abord, en me raisonnant ensuite. Il fallait alors allumer, boire un grand verre d’eau qui était près de moi, demander l’aide de Dieu, l’intercession de la Vierge, celle aussi de mon père, de ma sœur, qui étaient là-haut et qui veillaient… Me calmer… Je faisais si souvent ce rêve que je finissais par me dire en rêvant que je rêvais, que je n’avais qu’à me pincer, mais aussitôt le rêve n’en devenait que plus précis, le danger plus grand, la mort plus imminente. J’étais donc bien aise, après tant de nuits passées dans les transes, de me réveiller avec le sourire.
Pourtant, mon âme coupable fut bientôt envahie de nostalgie. Souvenirs vivants de ma tendre enfance auprès de ma grand-mère chérie. Il me sembla que l’amour intense, débordant, qu’elle m’avait inspiré, je l’éprouvais encore. J’eus soudain envie de l’embrasser, de lui dire que je l’aimais, que je n’avais jamais cessé de l’aimer. Dans mon impatience de la voir, je résolus d’y aller le lendemain. Ce n’était pas le jour, mais ma mère avait une autorisation, je me glisserais avec elle. Dans la grande salle d’hôpital, là-bas, avec résignation, peut-être avec des moments de fol espoir, de doute aussi, de terreur, d’affolement, elle gisait sur son lit, humiliée par la maladie et la vieillesse, à guetter qui viendrait l’embrasser. Grand-mère !
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Le lendemain, en revenant de l’hôpital, ma mère me félicita : « C’était gentil de prendre la main de ta grand-mère. D’y mettre ta joue. La pauvre avait peur que je ne remarque pas ta gentillesse et m’a fait un geste des yeux qui avait l’air de dire : Regardez notre enfant se laisse aller à la tendresse. » Or, en posant la joue sur la main de ma grand-mère, je n’avais rien ressenti du délicieux épanchement des câlineries enfantines que je m’étais promis. Tout cela était fini. Maintenant, ma grand-mère devait affronter la mort, moi la vie. J’éprouvais douloureusement le malentendu. Surtout que ma mère appuyait son compliment pour m’inciter à poursuivre. Elle avait donc bien senti mon refroidissement.
Comme si elle n’en avait pas déjà trop dit, elle ajouta qu’il avait été grand temps qu’elle me retire du Beau Rivage. Elle me dit — croyait-elle me révéler quelque chose ? — que Florette, associée de mon oncle Jo au Beau Rivage était en fait sa bonne amie… Madame Salvador le lui avait soufflé il y avait peu… Elle avait alors compris pourquoi sa belle-sœur lui avait battu froid… Forcément ! En m’envoyant chez Florette, elle avait dû faire jaser à Bordj-Ménaïel… Mais surtout, plus que la bombe, plus que la brouille avec ma tante, plus que le respect dû à la famille, c’était mon changement de caractère qui l’avait déterminée à me faire rentrer au bercail.
Ma mère attribuait à mon séjour au Beau Rivage le recul de mon affection et mon indifférence pour tout. Cela remontait pourtant à bien plus loin. J’aurais pu m’abstraire d’une conversation qui me heurtait, mais il m’était insupportable de penser que ma mère, par solidarité avec sa belle-sœur, ou pour d’autres raisons aussi absurdes, se mettait à critiquer la maîtresse de son frère. Cette Florette avait fait son possible pour m’être agréable. Ma mère s’imaginait que, de retour auprès d’elle, j’allais reprendre la petite vie pauvre et paisible, que j’allais tolérer les questions indiscrètes des cousines, de madame Grappé, de madame Salvador, de tant d’autres. Elle ne comprenait rien à ma détresse !
Quel soulagement ce serait de me venger, de lui dire que je regrettais d’avoir à vivre avec elle, alors qu’au Beau Rivage la vie était si gaie, Florette si amusante ! Qu’au contraire, elle, était banale et ennuyeuse !… J’avais beau vouloir me retenir de dire cela à ma mère, je finis par m’entendre prononcer ces mots, froidement et d’un ton convaincu, et j’en ressentis un plaisir sadique.
Il est vrai que j’avais vécu au Beau Rivage quelques mois de folies, d’insouciances et de naïvetés feintes et attribuées à mon extrême jeunesse, mais je m’étais rendu compte, à des détails infimes, dans les regards surtout, qu’on commençait à voir dans mes légèretés des incartades. Ce serait bientôt du dévergondage, bientôt un scandale, peut-être un crime. J’avais fait une erreur en croyant la Pointe Pescade plus tolérante que Bordj-Ménaïel. Partir. Miloud Miloussi avait fui, était revenu, avait été chassé. Autour de moi, j’avais élevé des fortifications qui me protégeaient et me permettaient de survivre en attendant mon essor, mais aussi qui me coupaient de mon entourage, sans remède.
Ma mère me paraissait encore s’éloigner de moi en croyant que je revenais, docile après avoir été un moment infidèle. Son erreur me blessait et m’excitait à me venger. Je ne pus m’empêcher de rajouter quelques réflexions bien fielleuses à celles que j’avais déjà faites, rien que pour la torturer. J’atteignis mon but. En plein carrefour de la Poste, ses yeux se remplirent de larmes. Ma première réaction fut de regarder si personne ne la verrait s’essuyer les joues.
Par bonheur, Aïcha seule nous voyait. Elle remontait la rue de la Poste et rentrait chez elle. Elle se dirigea vers nous avec un air de circonstance : « Madame Julien, dit-elle à ma mère, l’appelant, comme on faisait à Bordj-Ménaïel, par le prénom de mon père, l’usage du patronyme étant réservé à ma grand-mère, madame Julien, tu pleures, qu’est-ce que tu as, tu viens de l’hôpital, c’est ta belle-mère qui veut mourir ? La pauvre ! La semaine prochaine je viens la voir. Tu me dis un jour, je vais avec toi. » Aïcha pleura avec ma mère et répéta toute sa compassion pour notre famille atteinte depuis quelques années par les malheurs… « C’est vrai, tu en as pas de la chance… »
J’aimais bien Aïcha. Je l’avais toujours connue. Elle au moins ne m’ennuyait pas. C’était une grosse femme extrêmement laide, de l’âge de madame Grappé, mais bien plus fatiguée. Pour un oui, pour un non, elle riait tout son saoul d’un bon rire qui lui secouait le ventre mou et saillant sous les cordons trop serrés de la ceinture. La bouche était abîmée, avec seulement trois ou quatre dents espacées, longues et foncées. La peau des mains était détériorée par les lessives journalières, car Aïcha était laveuse depuis au moins trente ans et se louait à la journée dans des familles non musulmanes qu’on appelait globalement les Français, qu’on appelle aujourd’hui les Pieds-noirs, qu’on n’appellera bientôt plus.
Elle avait été la risée de Bordj-Ménaïel un an ou deux auparavant. Les mystères de la vie l’avaient menée jusqu’à un âge avancé sans être jamais mariée. Cela lui avait peut-être un temps manqué, mais le goût lui en était passé. Sans doute, n’avait-elle pas été mariable pour s’être montrée toute sa vie dans les rues, même si elle ne s’était montrée que voilée. Or, à son âge, son benêt de frère, de vingt ans plus jeune qu’elle, avait voulu la marier à plus benêt que lui. Elle avait eu beau pleurer, crier, se rouler par terre, aller se plaindre à la mairie, à la gendarmerie, il avait fallu en passer par la volonté du frère. Le soir de son mariage, dans le gourbi nuptial, elle avait reçu le mari à coups de bâton ; il s’était enfui, et s’était fait rendre l’argent. Le frère en rage avait tout restitué, mais n’avait pas pipé, de crainte d’en recevoir autant. Depuis, Aïcha ne portait plus son grand voile blanc, mais un simple châle à franges qui lui couvrait seulement la tête et le buste, et qu’elle ramenait devant le visage. Elle avait toute ma sympathie. Mais à Bordj-Ménaïel, on riait encore de cette histoire, on riait d’elle. Elle était un repoussoir, de ces gens qu’on rabaisse à plaisir pour essayer de se donner du relief. Bientôt, on oublierait Aïcha. Ce serait le tour de quelqu’un d’autre. À n’en pas douter, il y avait dans cette mécanique un danger pour moi. Il faudrait l’éviter.
Il faisait très froid. Aïcha avait les pieds et les mains cramoisis. Ma mère lui dit de venir prendre un café à la maison. Madame Salvador nous vit descendre la rue de la Poste et nous appela pour faire la causette. « Vous alliez prendre un café, eh bien ! tant mieux, dit-elle quand nous fûmes dans le magasin, justement, j’en avais envie aussi ! On va le boire chez moi. Aïcha, ma fille, va dans la cuisine nous faire le café et tu nous le sers ici. Tu le boiras avec nous. N’oublie pas de prendre ton bol sous l’évier. Apporte aussi des petits-beurre, tu en mangeras avec nous. Si tu as faim, il y a un reste de pain, et même un bout de fromage, prends-le, ma fille ! »
« Alors, me dit-elle, toujours dans les jupons de ta mère ? » Et dès qu’Aïcha se fut éloignée : « Je croyais que c’était l’air marin de la Pointe Pescade qui t’avait blondi les cheveux ! Mais depuis ton retour, ils sont toujours aussi clairs ! Donne-moi ta recette ; mon henné ne me fait pas le même effet ! » Elle ! Avec son cou dans les épaules, et ses ongles taillés en pointe - moins pointus que sa langue ! Il y eut un silence. On passa à autre chose. Pendant que nous prenions le café, les cancans allaient leur train, toujours interrompus, mais alimentés, par la fréquente entrée et sortie de clients qui passaient prendre L’Écho du Soir.
Ma cousine Léa arriva. Elle était pressée de repartir pour porter le journal au café que tenait son père à Bordj-Ménaïel. Car mon oncle Jo tenait deux cafés. L’un, le Café de France, à Bordj-Ménaïel, avec sa famille légitime, l’autre à la Pointe Pescade avec Florette, son associée, dans laquelle ma mère n’avait pas soupçonné sa maîtresse.
Léa était si pressée qu’elle s’installa avec nous. Les commérages redoublèrent. Qui s’en plaindrait ? Tant qu’on parlait des autres… Il ne se disait rien d’original. Ma grand-mère n’intéressait pas. L’inscription « La valise ou le cercueil » non plus : Léa dans son café, madame Salvador dans sa boutique avaient dû épuiser le sujet. Monsieur Régal entra. On lui fit des courbettes. Quand il sortit, il faisait nouveau riche, et sa pimbêche de femme traitait sa mère comme sa boniche.
La vieille madame Pancrazzi entra, tout emmitouflée, plus maquillée encore. Léa se leva vite pour l’embrasser, car elle était sa filleule. La vieille dame bougonna que sa bonne n’avait pas de tête, qu’elle avait dû elle-même aller jusqu’à la pharmacie. On s’inquiéta : était-elle malade ? Ou bien monsieur Pancrazzi ? « Lui ? Il se soigne à l’absinthe, dit-elle sans cesser de bougonner. Je n’ai pas acheté de médicaments. J’ai pris du maquillage ! » Elle sortit.
— Non ! Mais, vous avez vu ce guignol ? dit madame Salvador, comme ahurie, bien que ce fût un lieu commun de critiquer le maquillage outrancier de la vieille dame.
— Elle fait aussi vieux que son mari, dit Léa.
— C’est à cause de cette saloperie qu’elle se met comme une couche de plâtre sur la figure !
— Elle a des peaux qui tombent aussi bas que ses boucles d’oreilles.
— Je me demande pourquoi elle est sortie à une heure pareille pour aller prendre tout ça à la pharmacie !
— Tiens, vous auriez préféré qu’elle l’achète chez vous !
— Non, Léa, je te jure, c’est parce que ça lui sert à rien !
Ma mère souriait de voir rire Aïcha, qui riait tant qu’elle pleurait, et qui pleurait tant qu’elle dut baisser la tête à hauteur des genoux pour prendre à terre le pan de sa robe longue, s’essuyer les yeux et se moucher un peu le nez. Léa et madame Salvador se demandaient pourquoi Aïcha riait, car elles parlaient de ces futilités avec sérieux. Je ne riais pas non plus. Je méprisais. Mais pour rien au monde j’aurais quitté la place. J’aurais aimé bavarder, dire du mal. Cela m’était interdit.
Entra mademoiselle Toinette. Elle avait passé la cinquantaine. C’était un vieux souillon qui n’avait jamais trouvé preneur, malgré son argent. On éclata de rire dès qu’elle eut repassé la porte. Aïcha la trouvait plus moche qu’elle. Je scrutais sur le visage de Léa des traces de rire jaune. Car ma cousine avait déjà vingt-sept ans, n’était toujours pas mariée, et souffrait forcément de son célibat. Déjà des enfants du village ne la tutoyaient plus et l’appelaient mademoiselle Léa. Elle devait voir en mademoiselle Toinette une partie de son moi caricaturé. La question du mariage me concernait aussi ! N’avais-je pas un jour ambitionné de me marier avec Armand, de porter son nom, de devenir la nouvelle madame Salvador ? Je pensais autrement maintenant. Mais le mariage me plaisait toujours autant.
Dans ses tissus blancs, le cadi descendait la rue de la Poste. Il allait tourner à droite, au coin de notre maison, s’engager sur le boulevard de la Gare où il habitait… « J’en ai appris une bonne, dit Léa, comme divulguant un secret, le cadi vit depuis peu avec deux femmes à la fois ! » Elle oubliait la Florette de son père, mais ma mère y pensait sans doute, car je la vis se rembrunir. Aïcha voulut défendre le cadi :
— C’est pas sa deuxième femme, c’est la sœur de sa femme ! Elle habite ici parce qu’ils ont tué son mari !
— Arrête tes histoires ! dit ma cousine, tu le défends parce que c’est un Bicot. La preuve, il renferme ses femmes. Et même, il va marier Naïma sans lui faire connaître son futur mari !
— D’ici qu’elle fasse comme toi ! dit madame Salvador pour rire un peu, en s’adressant ostensiblement à Aïcha pour éviter sans doute que Léa le prenne pour elle.
En entrant, la ravissante Fazya établit le silence. Elle devait avoir quatorze ans. C’était la fille du docteur Amoar, le médecin de nos trois familles présentes, Aïcha n’ayant jamais consulté. Sous son transparent bavardage, madame Salvador posa des questions à Fazya ; mais celle-ci, mise en garde par sa très méfiante mère, dit que la nuit tombait, embrassa ma mère qu’elle connaissait bien, et s’enfuit. Aïcha s’en alla aussi : « Je veux rentrer chez moi avant la nuit, sans quoi les gosses du quartier vont crier kahba ! kahba ! » Tout en pouffant de rire, elle se couvrit de son châle dans un geste rapide et se sauva.
Pourquoi Léa ne partait-elle pas ? Le travail l’attendait, au café ! Elle parla de Fazya qui ne tarderait pas à être enfermée par le docteur Amoar, qui était bien un Bicot. Ah ! Ces Arabes ! (ce nom d’Arabe désignait globalement les Musulmans) avec leurs mœurs arriérées et qui étaient incapables de profiter de la civilisation qu’on était venu leur apporter ! Ce dernier point était un lieu commun d’autant mieux repris qu’on avait moins de culture, mais tous les Français le pensaient peut-être un peu. Ma mère, qui se sentait redevable au docteur Amoar de s’être dévoué au chevet de ma sœur, de mon père, de ma grand-mère, voulut intervenir, et finit par dire ce qu’elle savait. Le docteur était déchiré entre les traditions familiales et les mœurs européennes. Pour ne pas enfermer Fazya, pour l’envoyer au lycée, il se serait bien installé à Alger, car ici, braver seul tous les siens, ce n’était pas faire une révolution, c’était faire un scandale inutile, et dangereux pour cette pauvre enfant ! « Voilà que tu soutiens les Arabes ! » dit Léa à ma mère. Il était impossible de dire un mot personnel sans se faire accuser de trahir tous les siens.
Léa était amère. Beaucoup moins que moi, cependant ! Ma mère me montrait une fois de plus combien elle était sensible aux difficultés qu’allait rencontrer notre petite voisine. N’était-elle pas plus proche de Fazya que de moi ? Elle décrivait comme dramatique le sort de cette gamine qui devrait bientôt être enfermée. Il était cependant préférable au mien ! Pour moi, c’était la vie qui devenait impossible. Fazya subirait le sort de Naïma Farouad, c’est tout. Naïma était enfermée depuis l’âge de quatorze ans. Maintenant elle était fiancée avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, soit, mais qui finirait par lui plaire ! C’était peut-être une meilleure méthode pour trouver un mari que celles employées par mes cousines ! Julie flirtait avec les militaires du contingent venu de France ; elle avait mauvaise réputation. Mariane était trop molle, trop timide. Et Léa séchait sur pied ! Mon Dieu, qu’adviendrait-il de moi ? Je ne vis ni n’entendis plus ce qui se passait et me mis à vaquer dans ma solitude.
Armand entra. Je ne m’y attendais pas : son retour n’était prévu que pour le lendemain. Peut-être Léa savait-elle par son père qu’il allait passer et s’était-elle attardée pour le voir… Il embrassa sa mère et dit un bonsoir collectif : il était pressé et repartait aussitôt. Madame Salvador était plus émoustillée que surprise par la présence de son fils ; elle expédia sans façon la cliente qui venait d’entrer. Léa, affriolée, insista pour qu’il raconte l’embuscade de la veille dans la région de Draa-el-Mizan. Décidément, elle savait des choses ! Elle écouta le récit, admirative, l’interrompant parfois de questions, avide de savoir.
« C’était rien, une connerie ! » dit Armand avec un demi-sourire enfantin et orgueilleux. Et, oubliant qu’il ne parlait pas à une bande de copains, il poursuivit : « Il y a des coups de feu qui sont partis, notre camion s’est arrêté, on a tous sauté en bas, ta ta ta, ça tirait dans tous les sens, et puis tout d’un coup, plus rien. Obligés de faire un petit tour pour voir s’ils n’étaient pas cachés quelque part, rien !… On est remontés, on est repartis, c’est tout !… Mais oui, c’est tout !… Bah, c’est drôle à dire… Ben oui, quoi, il y en a qui avaient chié dans leur froc. Ça arrive souvent… Moi ? Ben non !… Si ! Mais ça me fait autre chose. Ben quoi, oui, ça me fait bander… C’est normal. Les types, ça leur fait toujours une réaction, soit l’une, soit l’autre, c’est une question de tempérament. On ne choisit pas. Moi je bande et je me préfère comme ça. »
Ce n’est pas qu’il voulût illustrer le dru de son langage, mais il avait une manie à laquelle en parlant il s’était laissé aller : il portait souvent la main dans la région du sexe. On n’était pas censé s’en rendre compte. Ses paroles seules auraient pu choquer. Léa les avait bues. Elle me parut extrêmement indécente. Elle grimaçait un sourire. Madame Salvador riait plus franchement. On comprenait sa pensée : hein, mon gaillard, c’est pas un raté ! Armand avait le regard perdu dans un rêve. Non, il ne fallait pas que je compte sur lui. L’espoir que j’avais placé en son amour, à mon retour du Beau Rivage, s’enlisait. Je fis un rapide inventaire de mes espérances gratuites… Édouard !… et Albe ?
****
En allant retrouver Albe chez lui le lendemain dimanche, je ne pensais pas seulement au plaisir que j’aurais à voir la revue de chez Madame Arthur, mais aussi à la gentillesse d’Albe, au plaisir de le revoir. Ses manières un peu brusques avec moi me surprenaient toujours, ne me décourageaient jamais. Et même lorsqu’il me parlait comme à sa fatma, je le sentais désintéressé et bienveillant. Heureusement qu’il était là !
« Ah ! Te voilà, dit-il, agacé, il faut toujours que tu arrives avec une demi-heure d’avance. Tiens, au lieu de me regarder me dépêcher, finis de repasser ma chemise. »
J’aimais cette familiarité ; pour lui, je m’appliquais bien plus que pour moi-même.
« Mais dépêche-toi un peu, niquedouille, je ne voudrais pas être en retard ! Si tu veux me rendre un service, (tu aurais quand même pu arriver un peu plus tôt) tu retapes le salon : je reçois quelques artistes après le spectacle. »