La Chanson du Bac - Marie-Pierre Pruvot - E-Book

La Chanson du Bac E-Book

Marie-Pierre Pruvot

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Beschreibung

Mai 68 et photographie de la France à la fin d'un règne. 

La Chanson du Bac prend la suite du roman Le Carrousel. Bambi poursuit son épopée et traverse les bouleversements que connaît la France. Mai 68 n’a été pour elle qu’un choc politique. Une prise de conscience la pousse à s’assigner d’autres objectifs pour l’accomplissement de sa vie. Alors que la Sorbonne est sens dessus dessous, Bambi ressent l’envie oppressante de reprendre ses études abandonnées. Elle s’engage dans une brève tournée et, sans oublier son rôle au Carrousel, elle consacre son temps libre à étudier. De retour à Paris, des déboires sentimentaux, des ennuis de santé, des expériences décevantes, tout semble se dresser comme des obstacles à ses efforts. Par quels moyens parviendra-t-elle à ses fins ?
Marie-Pierre Pruvot propose une photographie d’une France à la fin d’un règne : menace de dévaluation du franc, annonce d’un référendum, bruits de chute du général de Gaulle… Témoin impuissant du tumulte de la vie, son personnage reste cloisonné dans la frivolité des spectacles. Très vite, le lecteur sent pointer la frustration puis le ressaisissement qui en découle et doit alimenter la « renaissance » de Bambi qu’on pensait déjà accomplie.

Retrouvez Bambi, pour qui Mai 68 a été une prise de conscience qui la pousse à se fixer de nouveaux objectifs de vie : par quels moyens y parviendra-t-elle ?

EXTRAIT

J’entrais dans l’année du bac. L’expression me frappait d’étonnement et de plaisir. Je me lançais dans la préparation de l’examen. Quel enthousiasme ! Jamais aucun début d’année scolaire ne m’avait autant stimulée. J’éprouvais, mais au centuple, ce plaisir qu’on a au lycée dans les premiers jours de classe à feuilleter les nouveaux livres, à ranger les classeurs et les pochettes en attribuant une couleur particulière à chaque matière, à organiser son travail, quand tous les rêves de succès sont encore permis.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets « Mme Arthur » et « Le Carrousel », Marie-Pierre Pruvot parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres Modernes en 1974. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : J’inventais ma vie, France, ce serait aussi un beau nom (aux éditions Ex-Aequo) et Marie parce que c’est joli (aux éditions Bonobo).

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La chanson du Bac

Résumé

Avertissement au lecteur

1

2

3

4

5

Crédit photos.

Marie-Pierre Pruvot

La chanson du Bac

J’inventais ma vie Tome 4

Roman

Dépôt légal mai 2014

ISBN : 978-2-35-962-618-6

collection Hors Ligne

ISSN : 2108-629X

©2014 éditions Ex Aequo - Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Éditions Ex Aequo

6 rue des Sybilles — 88370 Plombières les bains

Résumé

La Chanson du Bac prend la suite du roman Le Carrousel. Bambi poursuit son épopée et traverse les bouleversements que connaît la France. Mai 68 n’a été pour elle qu’un choc politique. Une prise de conscience la pousse à s’assigner d’autres objectifs pour l’accomplissement de sa vie. Alors que la Sorbonne est sens dessus dessous, Bambi ressent l’envie oppressante de reprendre ses études abandonnées. Elle s’engage dans une brève tournée et, sans oublier son rôle au Carrousel, elle consacre son temps libre à étudier. De retour à Paris, des déboires sentimentaux, des ennuis de santé, des expériences décevantes, tout semble se dresser comme des obstacles à ses efforts. Par quels moyens parviendra-t-elle à ses fins ?

Mes remerciements à Laurence Schwalm

Dans la même collection

Aigle – Aziz Chouaki – 2010

La Galante – Patricia Lévy – 2010

J’inventais ma vieT1– Marie-Pierre Pruvot – 2010

Mme Arthur T2 - Marie-Pierre Pruvot – 2013

Le Carrousel T3 - Marie-Pierre Pruvot – 2013

Frissons au Carrousel - Marie-Pierre Pruvot - 2013

Du même auteur

J’inventais ma vie – 2010

France, ce serait aussi un beau nom... - 2012

Frissons au Carrousel -  2013

J’inventais ma vie, Tome 1(réédition) – 2013

Madame Arthur – J’inventais ma vie Tome 2 – 2013

Le Carrousel – J’inventais ma vie Tome 3 – 2013

Comme autant de ronds dans l’eau

Avertissement au lecteur

Les personnages de ce roman sont fictifs. Toutefois, j’ai demandé et obtenu de mes chères camarades du Carrousel l’autorisation de publier leurs photos pour que les personnages fictifs puissent être mieux incarnés, m’évitant ainsi d’écrire un portrait de chacun d’eux. Tout naturellement, si j’attribue par exemple le physique de Chouchou à Aurore ou celui de Fétiche à Félie-Reine, cela ne signifie nullement que Chouchou et Fétiche aient agi comme Aurore et Félie-Reine. Il en va de même des autres personnages, y compris de Bambi.

Marie-Pierre Pruvot

La Chanson du Bac

Année scolaire 1968/1969

Marie-Pierre PRUVOT

(dite Bambi)

Mon fils m’a dit : « dois-je apprendre le français ? »

J’ai pensé répondre

1

J’entrais dans l’année du bac. L’expression me frappait d’étonnement et de plaisir. Je me lançais dans la préparation de l’examen. Quel enthousiasme ! Jamais aucun début d’année scolaire ne m’avait autant stimulée. J’éprouvais, mais au centuple, ce plaisir qu’on a au lycée dans les premiers jours de classe à feuilleter les nouveaux livres, à ranger les classeurs et les pochettes en attribuant une couleur particulière à chaque matière, à organiser son travail, quand tous les rêves de succès sont encore permis.

J’avais apporté de Paris l’énorme liasse, reçue juste avant mon départ, de tous les cours par correspondance qui devaient me conduire jusqu’au mois de juin. Avec soin, je finissais de tout ranger pour ne pas me noyer dans l’océan des leçons : il était spécifié que le manque d’organisation faisait perdre pied. Il n’en était pas question. Je devais mener à bien mon entreprise. Maintenant, tout était en place dans ma petite chambre de l’hôtel Urban, où je me sentais chez moi tant j’y étais descendue chaque fois que notre troupe nous avait amenées à Zurich. Ce jour même, je me mettrais au travail.

Je n’avais pas la certitude de réussir, mais je n’envisageais pas l’échec. Je voyais quelle porte le bac pourrait m’ouvrir : dans l’école de langues que j’avais fréquentée, les enseignants étaient des étudiants sans qualification, des étrangers qui étudiaient à Paris et enseignaient leur langue maternelle en suivant le manuel. Je serais capable d’en faire autant à Paris, pour le français, langue étrangère.

Car les années s’accumulaient. Et depuis que j’avais passé vingt-cinq ans, je voyais mon âge avancer. Serait-il alors raisonnable de poursuivre ma vie de cabaret, de continuer à chanter, à danser, à me montrer nue, à prétendre encore être la plus belle, la tête d’affiche, alors qu’affluait sans cesse une concurrence belle, jeune, tourbillonnante, capable, ambitieuse ?... Je ne tenais plus à mes titres de cabaret, mais j’aurais été blessée qu’on me conteste, qu’on me ravisse ma place. Il fallait partir avant. Rien ne pressait, mais il était urgent de poser les bases d’une autre vie.

Et puis il y avait autre chose. Mai 68 (cinq mois s’étaient écoulés depuis) avait exhibé le foyer d’agitation qu’était la Sorbonne. D’un coup, moi qui avais jusque-là considéré le Carrousel, mon cabaret, mon monde, comme le centre de l’univers, je m’étais sentie excentrée, dépassée. Je plaçais maintenant la Sorbonne plus haut que le Carrousel et je me demandais si, tout en passant mes nuits au cabaret, je ne pourrais pas, une fois le bac passé, hanter l’université le jour. Mais — gare à la farce du Pot au Lait — je censurais ce rêve hardi.

Je ne me doutais pas à cette époque que je pourrais tout naturellement quitter le métier du spectacle pour l’Éducation Nationale. Mais faire un petit tour à la Sorbonne, voilà qui me changerait de la routine des plumes, des paillettes et des projecteurs. Et puis, c’était dans le vent.

Surtout que, même si en tournée le Carrousel régnait sans rival, l’Alcazar avait lancé un défi de concurrence inouï, et il se promettait de l’emporter sur nous par le moderne et l’esbroufe. Il avait entrepris de nous démoder. D’autres s’y étaient déjà essayés. Lui réussirait. De nouvelles arrivantes se faisaient engager chez nous pour mieux s’ouvrir une porte chez eux. Je sentais moi-même le désir d’aller y renouveler mes succès ternis. Là était le danger. Recommencer dans une autre boîte, c’était négliger toute autre entreprise. Il fallait quitter le Carrousel avant le naufrage. Notre cabaret avait perdu son lustre et sa tenue. J’en aurais eu des angoisses si j’avais encore cru aux grandes revues. Mais je préparais mon sauvetage. Je fixais mes yeux sur l’objectif : le bac.

Ce n’était pas tout. Il était nécessaire que les études envahissent ma vie. Je n’étais pas à proprement parler en période de rupture sentimentale. C’était déjà fait. Nous vivions ensemble sans heurts, mais il faudrait bientôt mettre un terme à la vie commune. Marc avait besoin de sa liberté. Nous devions nous séparer. Ce n’était pas un chagrin d’amour, mais le dépit sournois, le cœur lourd quand même ! La présence de Marc, plus que celle de ma mère, m’avait tenue écartée des dangers de la vie de cabaret, de la recherche du clinquant qu’avait attisée en moi Cyrille. J’avais peur du vide. Je craignais de rechercher malgré moi une nouvelle liaison. Il me fallait désormais remplir tout mon temps disponible par les études.

Le cabaret m’était une distraction suffisante. L’atmosphère de la loge où les artistes se maquillent, se préparent en papotant, en se chamaillant, en hurlant de rire, j’aimais cela. Surtout que notre milieu était assez restreint pour que les membres se connaissent bien, même sans se fréquenter hors spectacle. Voilà pour les liens amicaux. Quant à la scène, le public, l’orchestre, l’exhibition, tout cela permettait d’assouvir le narcissisme si fort à vingt ans, et même à l’âge que j’avais, et de compenser les mépris de Marc. J’avais l’impression qu’il ne dépendait que de moi de refaire ma vie. Une liaison sentimentale, rien n’engloutirait davantage mon temps et mon esprit, rien ne serait un plus grand obstacle à ce qui me tenait à cœur : me concentrer sur l’essentiel : les études.

Aucune ville plus que Zurich n’aurait mieux convenu à mettre mon entreprise en chantier. Depuis quelque dix ans que j’avais fui le lycée, j’aurais besoin d’une forte concentration pour m’y remettre. Le Frauenverein avait obtenu qu’à minuit tout soit fermé. Pas un bistrot, pas le moindre rade où prendre un chocolat après le spectacle. J’avais trouvé cela ennuyeux puisque, habituée à ne m’endormir qu’après cinq heures du matin, j’avais dû meubler bien des insomnies. Cette fois, c’était décidé, j’aurais quatre bonnes heures devant moi de calme nocturne et de liberté d’esprit.

J’étais prête. J’attendais que trois de mes collègues, descendues comme moi à l’hôtel Urban passent me prendre pour aller à la répétition. Le Terrasse était tout proche. Il ne réservait jamais de mauvaise surprise. C’était un établissement bien tenu. On y avait toujours du succès, et le patron était jovial, sans jamais une critique. Quand on a, comme j’avais, la responsabilité d’une troupe, rien n’est plus reposant. Au Terrasse, on était tranquille.

Pas de trac pour mes propres numéros : tous étaient rodés et je ne risquais pas l’inquiétude de l’innovation. La répétition ne serait qu’une mise au point. Pourquoi me soucier du spectacle alors que le grand bouleversement se préparait ? J’arrivais à peine à y croire : j’entrais dans l’année du bac. Je pris sur la table un des quelques manuels rangés là. Je mesurais à mon émotion combien j’avais secrètement souffert d’avoir abandonné mes études pour vivre ma vie… Comment ? Avais-je souffert de les abandonner pour vivre ma vie ? Au contraire ! J’avais tout envoyé valser. Avec quelle audace et quelle joie, j’avais tout piétiné ! Rien ne m’avait retenue. Pas Édouard. Et surtout pas ma mère qui avait été forcée de céder. Non ! Je n’avais pas souffert de rompre à dix-sept ans avec un établi mortifère pour m’engager dans la voie de mon élargissement. Tout s’était imposé à moi. J’éprouvais maintenant la même obligation pour une autre entreprise. Hélas, ayant perdu l’inconscience de la prime jeunesse, je percevais les dangers.

On frappa. C’était Floralie, l’air affairé.

— Comment, tu es seule ? Et dire que je me suis pressée ! Croquignol et Ribouldingue ne sont pas là ? (Elle appelait ainsi Aurore et Pampille). Elles exagèrent. Bambi, ma grande, fais attention, elles feront tout pour te mettre en retard et miner ton autorité de chef de troupe. Elle était belle et frivole, cabotine comme nous toutes, mais d’un professionnalisme pointilleux.

Floralie était, avec Passiflore restée à Paris, celle de qui je me sentais le plus proche. On disait qu’elle me ressemblait, ce qui n’était pas que flatteur, car elle avait des mots et des gestes compassés. Je repoussais ce miroir. Elle reprit :

— Puisqu’elles ne sont pas là, j’en profite. Je voudrais savoir comment tu as réglé le final.

C’était un problème épineux. Les préséances sont toujours délicates. Je les avais réglées avec le patron avant de quitter Paris. La question était la suivante : nous étions huit. J’aurais donc au final trois artistes à ma droite et quatre à ma gauche. Floralie se voyait partager avec moi la place centrale. Elle l’aurait mérité, car elle était excellente chanteuse. Mais Aurore le méritait tout autant. Mylène Mitsuko, elle, y prétendait encore sans plus le mériter. Le patron avait préféré ne pas trancher. Ce serait donc notre travesti comique, Coccigrue, qui occuperait le centre avec moi. Il avait dépassé la cinquantaine, mais il était si drôle, et par son talent, et par le contraste qu’il faisait avec nous qu’il remportait le plus gros succès.

Aurore arriva, toute contrariée :

— J’espère que je ne suis pas en retard. Ça fait un quart d’heure que je l’attends. (Elle parlait de Pampille avec qui elle faisait ses numéros et avec qui elle partageait une grande chambre.) Elle n’est toujours pas prête. On dirait qu’elle fait exprès ! Je lui ai dit je te donne cinq minutes. Je descends promener Pétard (le teckel). Si tu n’es pas prête quand je remonte, je m’en vais. Au revoir ! Voilà ce qu’elle m’a répondu.

On riait. Aurore était habillée d’une manière plus que provocante. Floralie lui dit :

— Ma chérie, tu devrais savoir que quand on sort à plusieurs, s’il y en a une qui fait pute, ça classe tout de suite les autres. 

— Toi, naturellement, tu crois que tu fais bourgeoise. Tu fais démodée ! Réveille-toi, ma fille, tout est changé depuis mai dernier ! 

Ces chamailleries m’amusaient à Paris. Je n’y assistais que dans la loge. En tournée, nous vivions les unes sur les autres, c’était plus lassant.

On descendit sans Pampille. Elle nous attendait en bas. Elle avait pris une pose dans un fauteuil du hall, jouait la femme du monde. Elle était affublée d’une capeline et exhibait un magnifique manteau de panthère comme personne n’oserait porter aujourd’hui. Le tableau, archi-composé, nous fit éclater de rire.

— Riez, riez, vous avez beaucoup à apprendre avec moi, dit-elle, dédaigneuse.

— Tu m’as laissée sortir la première pour pouvoir t’habiller en star et faire l’importante ! lui dit Aurore, mi moqueuse, mi sérieuse. 

— Taisez-vous, manantes, les boniches ne peuvent pas percer les intentions des maîtresses !  Aurore haussa les épaules. Elles se picotaient sans cesse. Pampille était dépitée que sa partenaire soit plus éclatante qu’elle, aussi la trouvait-elle bête et vulgaire.

***

Dehors, on ne passait pas inaperçues. À deux heures de l’après-midi, les maquillages d’Aurore et Pampille faisaient masques. Elles prétendaient, à juste titre, que pour bien régler les lumières à la répétition il fallait s’y présenter comme au spectacle. Les gens se retournaient sur nous. On se moquait doucement, ou bruyamment, moins d’eux que de nous-mêmes :

— Un goyot ça passe !

— Deux hélas… !

— Trois ça casse !

— Alors tu parles, quatre !

Les rivalités, les haines même qui nous divisaient ne nous empêchaient pas de nous sentir, non pas solidaires, au contraire, l’une aurait vendu toutes les autres pour se proclamer différente, mais condamnées à faire partie du même ghetto par la société, et pas si fâchées de cette condamnation. Je ressentais tout cela et en même temps la nécessité de me détacher progressivement de mon milieu, de mon métier, de mon désir de paraître. J’en étais encore loin.

Nous descendions d’un pas vif, souvent interrompu par une vitrine. C’est si cossu, Zurich. On admirait, on s’admirait en même temps… En arrivant près du Terrasse, construit au bord du lac, Floralie fut prise de saisissement. On s’arrêta sans comprendre :

— Des mouettes ? dit-elle comme atterrée. Des mouettes ! Mais, on n’est pas au bord de la mer…

— Comment ça, on n’est pas au bord de la mer, et où on est, alors ? Tu confondrais pas Zurich et Munich, par hasard ?

Il y avait dans les yeux de Floralie l’effroi de perdre la raison et de s’en rendre compte. Pampille insista :

— Voilà ce que c’est de ne pas s’accepter : on est une folle et on ne veut pas l’admettre.

Aurore éclata de rire :

— Et on dit que c’est moi qui suis conne !

Floralie reprenait ses esprits :  

— Conne, conne, dit-elle d’un ton snob pour bien tenir le mot à distance, pas si conne… Pourquoi des mouettes ici et pas à Paris ?

— C’est un signe de chance !

— Tu as dit chance, alors je prends !

On voyait le Terrasse entre les trams, de l’autre côté de la place. Le temps était beau, le soleil, généreux, ne parvenait pas à dissiper les brumes du rivage du lac. Nous arrivions, flottant dans cette atmosphère vaporeuse, toutes à la joie de notre voyage, moi tout autant que les autres. 

Du pas de la porte où elle nous attendait, Christel Cabochard nous aperçut soudain. Aussitôt ses longs bras et ses longues jambes se désarticulèrent. Elle cria :

— Dépêchez-vous, l’orchestre s’impatiente.

Elle arriva à nous, criant encore, agitée, riant de ses mensonges. C’était sa toute première tournée. La première fois qu’elle passait une frontière. Elle avait juste dix-huit ans, elle était donc la plus jeune de la troupe. Mis à part Coccigrue, j’étais déjà la plus vieille et j’avais une expérience considérable : j’avais peut-être fait dix mille fois le pas qui mène des coulisses à la scène. C’est beaucoup. Par mon âge, mon ancienneté, par ma place, mes responsabilités dans la troupe, je me sentais déjà très fort l’aînée de mes camarades, même de celles qui n’avaient que quinze ou vingt mois de moins que moi. Quant à Christel Cabochard, elle était si jeune qu’elle m’attendrissait. Elle poussait des gloussements, faisait déjà des imitations du patron du Terrasse qui était deux fois plus petit qu’elle. Elle amusait tout le monde, les musiciens de l’orchestre et nous, réunis avant la répétition. Mylène Mitsuko, qui l’avait présentée au patron de Paris et fait débuter, lui disait pour la pousser davantage :

— Écoute, arrête, tu me fais honte ! Je croyais avoir découvert une belle poupée, on a hérité d’un goyot !

Moments heureux de la convivialité, du travail, de la routine. Enfoui au fond de moi, inanimé, le désir d’étudier, de sortir de là, de participer à une autre vie.

***

La répétition était bien lancée. Mylène Mitsuko tenait à aider personnellement ses deux protégées, Christel Cabochard et Délire, quant aux autres, elles n’avaient guère besoin de moi. Je ne surveillais que d’un œil, tout allait bien. On suivait l’ordre du spectacle, et celles qui n’étaient pas en scène préparaient les coulisses. Nous étions sans habilleuse en tournée, et Coccigrue, mon vieux copain, s’occupait de mes affaires et assurait ma part de mise en loge. Je me tenais au fond de la salle et je regardais dans les journaux locaux la publicité qui nous célébrait. Je voyais ma photo, cela me rassurait. J’essayais de me dire que ce n’était rien, mais aussi que mes collègues ambitionnaient ma place, et ma vanité se satisfaisait encore de mon portrait dans la presse. Il ne faudrait pas que je m’accroche encore longtemps… je me donnais cinq ans.

Je parcourais les journaux. On aime à mettre en œuvre des connaissances récemment apprises. Pour moi, c’était de l’allemand. Je ne comprenais rien à l’oral zurichois, mais je saisissais un peu d’écrit. Tout était rempli avec grande profusion de la fièvre de l’élection présidentielle américaine, car nous étions à une semaine du succès de monsieur Nixon, qui avait promis la paix au Viet Nam. Cette fois, je faisais des vœux pour lui. En même temps, je m’intéressais à autre chose ; sous le flot des informations sur l’Amérique, j’en cherchais une qui me tenait à cœur ; on commençait à parler de dévaluation du franc.

Je ne pensais pas à l’intérêt minime que pourrait me procurer (nous étions payés en francs suisses) une éventuelle dévaluation de notre monnaie, mais je me souvenais de l’humiliation qu’avaient ressentie les Anglais lorsque leur premier ministre, M. Wilson, après avoir ratiociné, insulté les « gnomes de Zurich », avait cédé et dévalué la livre. Était-ce notre tour ? Je pensais au général de Gaulle, si fier de la solidité du franc, et je haïssais mai 68 d’avoir semé le doute chez les puissances d’argent… Je guettais dans le journal la menace de cette humiliation, mais les termes techniques me restaient insaisissables… Il fallait que je me remette vite à l’allemand, c’était une des matières sur lesquelles je comptais pour avoir le bac… alors se calmait mon ressentiment contre mai 68 qui me laissait croire que s’ouvraient des voies nouvelles. À mes yeux naïfs, la Sorbonne détenait un pourvoir. Un jour, peut-être, elle m’accueillerait… j’attendais… calmons-nous. Le bac d’abord !

La répétition maintenant me pesait. Il me tardait d’aller dévorer mes livres. Si mon esprit vaquait, c’est que le travail se déroulait sans anicroche. L’habileté de l’orchestre allait jusqu’à rattraper sans rien dire les fautes de mesures de Mylène Mitsuko, qui me dit, à la fin de sa chanson :

— Tu remarqueras qu’avec de vrais professionnels je ne me trompe pas !

Parmi nous, la satisfaction était générale. Mon esprit libéré retournait à mes espoirs et mes ambitions. La reprise de mes études, la séparation prochaine d’avec Marc, les différents fils qui faisaient la trame de ma vie se présentaient à moi… mon existence peut-être se jouait sur mon aptitude à les saisir maintenant, à savoir les tisser.

« Dix ans, ça suffit ! » Voilà le slogan magique issu de la chienlit et qui avait failli renverser le Général. « Dix ans, ça suffit » m’avait redit l’écho intérieur. J’avais repensé à 1958, le mois de mai en Algérie, la guerre d’indépendance, la révolte des Pieds-Noirs, la fugace fraternisation des communautés, l’arrivée de De Gaulle, l’inconscience de ma jeunesse, l’obsession de moi-même, mon esprit tourné à utiliser les événements pour quitter le lycée, m’affirmer, vivre ma vie. Puis ma fuite à Paris, le cabaret, l’installation de ma mère, les habitudes, quelque chose du fonctionnariat, le conservatisme…

« Dix ans, ça suffit » avaient dit les séditieux au père de la République traité de tyran. J’en avais souffert, car le Général avait éveillé en moi par son style et par son souffle la notion d’Histoire. Toute Pied-noir que je suis, je l’admirais, je l’aimais… j’avais cherché en mai à comprendre ses adversaires, je ne les avais pas compris. Mais j’avais compris le temps. J’avais vu le temps. Une grosse tranche de dix années. Et maintenant (étais-je jalouse de tous ces gens qui avaient pris la parole, avais-je envie de me mêler à leur chœur, de m’exprimer à mon tour ?), j’avais hâte de passer le bac. Hanter la Sorbonne, ce serait formidable. Le cabaret ne menait à rien : interdit de télévision, on ne pouvait faire surface. Remplir une salle tous les soirs, c’est bien, mais c’est de l’artisanat et c’est insuffisant… Toujours ! La télévision me serait toujours fermée. Je devais m’orienter ailleurs. On disait déjà « se recycler ».

— Arrête ! Arrête ! se mit à crier Aurore au machiniste qui stoppa la bande-son.

Car tout n’était pas à l’orchestre. Aurore faisait une imitation de Marilyn sur la voix même de la star. Elle s’adressa à moi, et tapant du pied sur la scène :

— Écoute, ça suffit, maintenant ! Dis à la Cabochard d’aller dans les loges et de me foutre la paix !... Je ne sais plus ce que je fais, elle me trouble, je ne peux pas continuer comme ça.

Elle était inhibée par sa présence. Dans le train, il y avait eu des disputes. La débutante avait contesté à Aurore son aptitude à faire Marilyn. Maintenant, il fallait mettre le holà. Virevoltante, elle me répondit :

— Ne m’appelle pas Christel, je suis La Cabochard.

Elle leva ses grands bras en V dans un compromis entre De Gaulle et Joséphine Baker. Même Aurore ne put se retenir de rire.

Cabochard était désarmante. Pour laisser Aurore travailler tranquille en scène, je dus emmener l’autre écervelée dans la loge. Alors, pour nous, elle se déchaîna : elle fit ce qu’elle ne faisait qu’à moitié devant Aurore, derrière mon dos. Sur la voix de Marilyn chantant My heart belongs to Dady, elle fit son imitation de la star. Non comme faisait Aurore, un exercice prétexte qui la faisait ressortir, elle, la très belle Aurore, éblouissante, charnelle, sexy, mais une recréation glorieusement vécue de l’intérieur. Et ce qui m’étourdissait le plus était qu’Aurore, qui ressemblait en mille façons à son modèle, faisait tout à la perfection, n’arrivait pas mieux à faire revivre la star que la Cabochard, espèce de grand escogriffe de près d’un mètre quatre-vingts au tronc petit avec un buste plat ou peu s’en faut, quatre grands membres maigres qui s’agitaient, une petite frimousse d’une beauté surprenante sur un cou long, mais pas très fin, la Cabochard la restituait de façon frappante. Elle mettait dans la beauté quelque chose d’éthéré qui dévoile le désir de domination, la précarité de la vie, la vanité de tout. C’était si vivant que, même les gestes qu’elle inventait, les plus nombreux, semblaient avoir été ceux du prestigieux modèle. Elle interrompait parfois cette imitation par de très brèves pauses où elle se figeait pour dire, dans un dodelinement suave et drôle : « C’est moi ! C’est moi, Marilyn, c’est moi ! » sous-entendu, et pas l’autre. Le comble était que même cela, il semblait que Marilyn l’avait dit. C’était troublant et comique comme un pastiche de génie. La séduction était dans sa nature et elle semblait n’agir que par instinct, n’être pas capable de se réfréner. Elle était jeune, insouciante, folle, pleine de vie. Elle allait mourir en peu d’années.

Délire, l’autre débutante, persuadée de savoir aussi bien s’assimiler Brigitte Bardot, pleurait à chaudes larmes, comme toutes les fois qu’elle riait. Coccigrue s’en amusait naïvement. Mais les trois autres avaient dû voir ce que je voyais et savouraient tout ce que Cabochard représentait de contestation à Aurore. C’était surtout Mylène Mitsuko que je remarquais. Avec les deux débutantes qu’elle avait prises comme protégées, elle pensait faire bloc, se renforcer, devenir un jour vedette de tournée. Elle avait pu un temps l’espérer… Aurore était en train de lui croquer cet espoir.

J’avais des directives strictes. Je voulus prendre mon ton sérieux et faire un peu de morale à Cabochard : on ne trouble pas les camarades dans leur travail ; en tournée, on doit faire preuve de plus de solidarité qu’à Paris… mais j’eus à peine commencé à parler, qu’elle arriva sur moi, pointant le doigt d’un grand rire :

— Institutrice ! Tu as manqué ta vocation !... J’ai vu l’institutrice… Madame, pitié, pas le bâton, je ne recommencerai plus !

— Si c’est comme ça que tu respectes notre directrice ! lui dit Floralie, moitié sévère sur son impertinence qui s’annonçait perturbatrice, moitié ironique sur « institutrice » à moi appliqué.

Après sa répétition méticuleuse, Aurore rentra de scène. Sur elle se portèrent les regards. On attendait qu’elle éclate contre la Cabochard. On fut déçu. Mylène Mitsuko plus que les autres. Aurore se laissa lourdement tomber sur un siège, exagérant son essoufflement. « Qu’est-ce que tu m’as fait rire ! » lui dit-elle entre deux expirations. Elle avait compris, pas sotte, que la débutante était trop forte, que ce serait peine perdue de vouloir s’opposer à ce petit animal indompté qui jouait de sa situation de benjamine, était convaincue d’être la plus attractive, la plus douée, et qui était bien décidée à ignorer ses défauts, le doute, le trac. Aurore se promettait de l’amadouer.

Je ne sortais pas non plus indemne de la pétulance de Cabochard. Elle m’avait appelée maîtresse d’école. Dans sa bouche, le mot véhiculait rabat-joie, air revêche, ton pontifiant. Quelle leçon ! Voilà ce que c’est de ne pas se maîtriser. Les sourcils se froncent, les joues pendent, la bouche grimace. Je devais me méfier, ne plus mériter qu’on me voie de ce regard-là. Sans doute avais-je placé au premier rang mes études ! Mais de là à négliger mon physique, l’impression qu’il produisait, tout ce qui était capital pour moi depuis au moins dix ans !...

***

Quelques jours plus tard, je reçus un autre choc qui me mit en alarme sur mon aspect. Un choc plus sévère encore que le précédent, et qui vint d’où je m’attendais le moins. J’étais allée sans perdre un jour m’inscrire à l’école de langues de Zurich où je pris, comme à Paris, des cours particuliers. Hélas ! J’avais fait mauvaise impression à la secrétaire. Elle avait cru bon d’alerter la directrice, qui s’était fait un devoir de prévenir le jeune étudiant en théologie désigné pour le cours :

— Votre nouvelle élève est une espèce de bonne femme de mauvais genre avec des cheveux filasse et une voix désagréable.

Voilà l’impression que je pouvais donner. Et je vivais de mon physique et de ma voix. Il y avait de quoi frémir. Il n’était pas question que, sous prétexte d’études, je me laisse aller.

Le jugement des bonnes dames de l’école me fit mal, mais peu de temps. Je n’étais pas sans consolation. Qui me l’avait répété ? C’était Wolfgang lui-même. Il n’avait pas attendu longtemps avant de se donner l’occasion de me rencontrer hors de l’école. Il était amoureux. Coup de foudre. Il s’émerveillait du hasard et des circonstances, n’était pas éloigné d’y voir le doigt de Dieu. Il me disait : « Je m’attendais à voir une mégère, et, tout à coup, au fond du couloir, j’ai vu un ange… c’était vous ! » Je savais quant à moi à laquelle des deux impressions me fier. Et aujourd’hui encore, plus de vingt ans après l’anecdote, je tiens compte de la leçon des dames de l’école. Le contraste, par Wolfgang si naïvement outré, était comique. Et pourtant ce jeune homme sérieux, austère, sans expérience, qui avait vaincu sa timidité pour me rencontrer et me proposer qu’on se voie, ne pouvait pas ne pas me troubler ni mettre du baume sur la blessure qu’on m’avait faite. Il avait une vingtaine d’années, et je me sentais auprès de lui encore plus vieille qu’auprès de Délire ou de Cabochard.

Pourtant, il tombait à point nommé. Non seulement j’étais assaillie de doutes sur mon apparence physique, mais je m’étais laissé surprendre par les silences de Marc. Je lui écrivais chaque soir, et depuis une semaine que j’étais là, je n’avais rien reçu. Son silence. Son mépris. Sans prétendre être amoureuse de lui, je commençais à éprouver les affres du chagrin : attente du courrier, angoisses, rêves compensateurs… Quelle bénédiction que l’amour de Wolf. Sans lui, je ne serais jamais rentrée dans les livres, tout m’aurait paru ennuyeux, j’aurais cédé à la tentation d’abandonner.

Wolfgang était bien jeune, mais très sage. Un physique agréable, mais timide et embarrassé. Il ne m’inspirait pas, ne me faisait pas d’avances non plus. Dès notre première conversation, il m’avait annoncé qu’il se ferait pasteur, et m’avait regardée, prêt à une riposte. Je lui avais seulement demandé ce qui lui permettait de croire qu’il en était capable, imitant en cela le patron du Carrousel qui posait cette question aux postulantes. Pour moi, j’étais restée court et j’avais pensé mourir de honte. Je croyais mettre Wolf dans l’embarras, mais il avoua simplement qu’il était indigne du ministère, mais qu’il priait et espérait. Comme il était éloigné de notre artifice !

Plus que répondre à mes questions, il aimait me poser les siennes. Il était intrigué. Que peut-on faire seule à Zurich dans un petit hôtel, sans travailler ? On ne peut parler à ceux que nous appelions les gens normaux de ce que c’est que notre vie, le cabaret, sans personnifier le diable. Comme on n’aime pas forcément choquer, on ment, on fait des mystères, on pique par là l’intérêt. J’en jouais, je disais sans dire, j’évoquais la présence d’amies qui voyageaient avec moi, qui n’enlevait rien à sa perplexité, déjà à son inquiétude. Et son inquiétude atténuait la mienne.

Il était exclu que je lui donne le détail de ma vie. Il aurait peut-être parlé, ou aurait cessé de me voir. Or, je tenais au confort qu’il m’apportait. La situation me convenait et je me serais contentée de la faire durer jusqu’à la fin du contrat. Dans ces conditions, notre différence d’âge importait peu, même si elle se manifestait avec évidence. Avec sa maladresse, il me répétait que je faisais bien plus jeune que mon âge, qu’il connaissait par mon dossier, mais je ne prenais pas son compliment en mauvaise part, j’en riais, car c’est un perpétuel sujet de bévues que ces années qui passent, qui créent l’angoisse, qui créent l’humour.

Un journaliste pensait flatter Marlène Dietrich :

— Comment faites-vous pour faire SI jeune ? 

— C’est que je ne suis pas SI vieille !

Je m’en amusais donc. Il n’en restait pas moins que les louanges de Wolf trahissaient sa pensée : il me trouvait vieille. Je l’étais en effet pour une liaison avec lui. Je l’étais aux yeux d’Édouard pour préparer le bac… Mais Édouard avait tort puisque les études étaient un moyen de me renouveler, de m’épargner l’usure du cabaret. Je voulais croire ce qu’on dit souvent pour se consoler, que l’âge est relatif. La doyenne des Français disait : « La mort m’a oubliée », et elle semblait le croire. L’âge ne la concernait plus ! Elle flottait dans l’intemporel.

Elle était bien la seule, car c’est une donnée qui colle à la peau dans toutes les étapes de la vie. Soit on vous trouve encore trop jeune, soit on vous trouve déjà trop vieille, et c’est chaque fois un argument de poids. C’est pourquoi j’admire tant monsieur Mitterrand de s’en être joué. Pendant sa course à l’Élysée, quelqu’un lui avait envoyé à toute volée un boulet d’âge explosif. Sans faire ni une ni deux, il s’en était saisi et l’avait relancé ingénument sur le lanceur qui s’en souvient toujours.

En cette fin 1968 le général de Gaulle n’était pas atteint par un projectile du même type. Il se serait contenté d’en rire. C’était beaucoup plus grave : tout était semé et répandu, comme toujours la calomnie, par bouffées insaisissables qui allaient à la rumeur. Le cri lancé à Montréal, Vive le Québec libre ! Loin d’être reconnu par tous comme un trait de génie, vous était présenté d’un ton de tristesse contenue comme la marque évidente de la démence sénile. Car enfin ! Comment expliquer cette foucade contre nos maîtres qui avaient toujours été si bons pour nous ? Et puis il y a le droit international, tant pis pour la justice !... Obsédé par l’âge, par le temps, un jour qu’on lui nommait un préfet qui avait « atteint l’âge de la retraite », le Général avait corrigé avec amertume : « Atteint par l’âge de la retraite. »

La décennie que je venais de vivre m’avait donné le sens du temps. Je l’avais commencée avec l’enthousiasme de l’Algérie française, dans ma Kabylie natale, je l’achevais dans le constat de tant de changements à l’œuvre pour hisser la France au plus haut. Maintenant, je sentais l’Histoire et j’étais prise parfois de l’angoisse de l’anéantissement de notre être, surtout de notre langue, et il me paraissait évident, à entendre certains discours, que « dix ans, ça suffit », étendu à l’Histoire, devenait « mille ans, ça suffit ». M’apparaissaient alors les forces qui pressaient la fonte de la chose française dans le vaste creuset. Je souffrais, j’appréhendais. Je ne croyais pas que la sagesse consiste à céder à la force, et j’admirais, malgré son mépris pour les Pieds-Noirs, le Général pour sa puissance de Résistance.

C’étaient des thèmes que j’abordais avec Wolfgang, car nous parlions de tout et de rien, fut-ce pour détourner la conversation des questions concernant ma vie, son amour pour moi, la religion… L’actualité me passionnait. C’était monsieur Nixon, président des États-Unis, et la fin de la guerre du Viet Nam en perspective. Et le Canada qui s’était donné P.E. Trudeau pour premier ministre et croyait avoir trouvé son JFK… Mais autant que tous les drames des cinq continents, les affaires de France me tenaient en haleine. Malgré le récent triomphe de De Gaulle aux élections, la confiance était affaiblie. Le bruit grossissait de la dévaluation du franc, et c’est à bon droit qu’on avait des doutes sur le résultat d’un référendum annoncé.

Maintenant je me repentais du plaisir secret et malsain que l’année précédente j’avais éprouvé à la dévaluation de la livre par M. Wilson. J’étais alors à Berlin où le bruit avait explosé comme une bombe : Abwertung des Pfundes ! Je m’étais gaussée quand M. Wilson avait fustigé les « gnomes de Zurich ». Mais je ne riais plus. Les gnomes de Zurich n’étaient pas seuls en cause. On avait inspiré la méfiance aux bourgeois, ils voulaient protéger leurs biens. Le bon état de notre économie ne suffirait pas à retenir nos capitaux : on craignait désormais les mouvements populaires. Les premiers transferts avaient précipité l’avalanche. Des sacs, des coffres entiers de voitures remplis de billets passaient sans cesse de France en Suisse. C’était la traduction de la haine bourgeoise contre l’ambition de la France : combat mondial en faveur du français, affirmation de la souveraineté nationale, sortie de l’OTAN, impartialité au Moyen-Orient. Mai 68 n’avait-il pas ébranlé le régime ? Les forces entreprenaient de l’abattre.

Wolfgang n’était pas riche, mais il était gêné d’être de ceux qui s’enrichissent quand les pauvres s’appauvrissent. Ce n’est pas lui qui aurait ri en secret de notre imminente dévaluation. Au contraire, les transferts de fonds monumentaux vers la Suisse l’offusquaient, il avait l’air de s’en excuser, de compatir. Il aurait aimé me dire des mots de consolation. C’est dans un de ces moments qu’il prit ma main pour la première fois. Il avait les yeux bleu vert, bien fendus, les cheveux blonds et crépus, tout tirés en arrière, et s’habillait on ne peut plus classique. Il était imperméable à la fantaisie de mai. Il se donnait des airs d’homme de quarante ans. Sa présence m’était douce.

***

Un jour que nous étions tous deux assis dans un café, j’observais à la dérobée dans un miroir pas très proche le couple que nous formions. Voyons, imaginons un œil naïf et impartial. Ira-t-il découvrir entre nous une différence d’âge ? Sans doute pas. Il verra deux étudiants, deux amoureux qui se rejoignent dans un bistrot… Qui disait que le silence de Marc ne m’offrait pas une chance, celle de commencer lentement, et d’établir sérieusement une liaison solide?... Wolf n’avait jamais aimé, sans doute jamais eu d’expérience physique. C’était loin d’être un défaut. N’étais-je pas apte… ? Sa cuirasse religieuse, défaillante en ce moment, l’enfermerait longtemps, une fois la liaison conclue, dans son amour pour moi… Sa main trembla. Il me communiqua son frisson. Tout était possible. La situation brutalement se montra sous un autre angle. Je m’en voulus de repartir si vite dans les brumes d’un nouveau rêve, de me saisir de ces circonstances comme d’un refuge au milieu de la tourmente… Un autre couple vint s’installer à notre table. Cela se fait dans les bistrots suisses. Bonne occasion de repousser doucement Wolf. Il voulut me raccompagner.

La rue prit tout à coup une allure follement animée : nous allions croiser Christel Cabochard et Aurore qui se promenaient en compagnie de Pétard. Tout un spectacle. Je ne sais quelle tête je fis, mais j’eus la réaction absurde de lâcher et de repousser la main de Wolf. Qui comprit, ouvrit les yeux, vit arriver nos Parisiennes, l’une pas très grande et pulpeuse tenait sa saucisse en laisse, l’autre grande perche de Christel Cabochard avait mis sur son manteau noir un boa de coq fuchsia qu’elle utilisait pour la scène, et qu’elle avait pris à la ville, histoire d’écraser Aurore. Rien de plus voyant que cet attelage. Aurore m’avait dit qu’elle était gênée de se faire remarquer en plein jour avec cette exubérante, mais elle était trop contente de l’arracher un peu des mains de Mylène Mitsuko.

Si mon geste maladroit n’avait pas attiré l’attention de Wolf, mon amoureux aurait peut-être été le seul à ne pas les remarquer. Mais les ayant vues, il ne pouvait pas ne pas apercevoir cet air de famille que nous avons toutes, aussi dissemblables l’une de l’autre que nous ayons pu nous juger, et qui faisait que le public nous confondait. Sans mon geste, Aurore n’aurait pas réagi. Mais comme elle avait des yeux partout, elle vit ma gêne. La grande dégingandée, plus folle, ne s’intéressait qu’aux regards qu’elle attirait. Elle reçut un bon coup de coude pour prévenir sa surprise de me voir accompagnée, et pour qu’elle fasse la discrète. La Cabochard hurla :

— Hou ! j’avais pas vu !

Elle riait, couinait, se déhanchait. Aurore tirait sur la laisse de Pétard, criant :

— Tu as fini de te tortiller ! Tiens-toi bien ! Pour qui on va nous prendre ! Je ne sors plus avec toi !

Déjà, nous nous étions croisés et Christel, une main sur la poitrine avait soufflé doucement, la bouche en cœur, dans les cheveux de Wolf abasourdi.

Rien d’étonnant si le lendemain il savait où je travaillais et qui j’étais. Il l’avait appris « en lisant le journal » et en tombant « par hasard » sur nos publicités à la page spectacles. Il s’était rendu à la vitrine du Terrasse où il avait vu nos affiches et nos photos… Je ne devais pas être gênée, au contraire, puisqu’il m’admirait encore davantage. Déjà il avait dans l’esprit une liaison et ma situation de dévoyée stimulait ses sentiments.

C’était un beau sujet de plaisanteries pour mes camarades. On m’avait prise en faute, moi qui avais prétendu avoir une vie rangée depuis des années… Je ne sais si elles avaient cru à ma fidélité à Marc, mais j’avais eu tort d’en parler. On l’avait attribuée, non à vertu, mais à snobisme, créneau que j’avais trouvé pour me singulariser. Tout était prétexte à rire. Dans la loge, c’était à qui m’imaginait dans les positions les plus osées et les plus ridicules, soit insatisfaite et redemandant toujours, soit épuisée, mettant les pouces, n’arrivant plus à combler les exigences d’un homme fougueux, trop jeune pour moi.

Coccigrue voulait en profiter pour rappeler qu’elle n’était pas un volcan éteint. Elle faisait mine de prendre ma défense. Avec un accent parigot qu’elle avait outré dans sa jeunesse, car elle était de Boufarik, et qui lui était devenu naturel :

— Vous allez lui foute la paix ! Si elle se donne du plaisir, elle ne vous fait pas de mal ! Qui pourrait rester des semaines sans rien faire ?

— Comment mémé, tu fais encore quelque chose, toi, à ton âge ? Disait Délire d’un ton complice en riant aux larmes.

— T’inquiète pas pour la vieille, répondait Coccigrue parlant d’elle à la troisième personne, elle a une bonne baratte, et elle sait faire son beurre !

Seule Floralie connaissait Marc personnellement. Elle croyait à la solidité de notre couple. Elle me parla en amie.

— Ma grande, tu devrais faire taire ces bruits. Imagine qu’ils arrivent aux oreilles de Marc !

Son expression inquiète, son ton qui tenait du reproche m’agacèrent. Il ne me déplut pas de la choquer. Je dis que Marc et moi ne croyions plus à l’amour exclusif comme ciment d’un ménage. Ce n’était pas raisonnable, l’amour s’usait. On finissait par vivre dans le mensonge… La vie de couple soudé et fidèle, c’était bon pour les gens mariés qui avaient des biens en commun, et surtout des enfants, pas pour nous. J’avais décidé d’être à la mode, de me libérer.

Hélas ! Jamais autant qu’en mentant à Floralie j’avais mieux senti combien ma liaison avec Marc m’était chère. « Si ces bruits arrivent aux oreilles de Marc…! » Oui ! Qu’ils y arrivent ! Qu’il apprenne qu’un jeune homme est amoureux de moi, qu’il en soit jaloux, qu’il me revienne ! Car s’il n’avait tenu qu’à moi… La séparation venait de lui. Il m’y avait doucement amenée. Ou plutôt j’avais perçu le déclin de son amour avant qu’il en ait le doute. Il lui était enfin venu. Il avait vu la possibilité d’aimer ailleurs, d’envisager un mariage convenable, d’avoir des enfants. Et mon désir de reprendre les études, de passer le bac, d’aller à la Sorbonne venait peut-être plus d’un dépit amoureux que des bouleversements de mai ou de ma soif d’apprendre.

***

Plus que jamais, j’étais décidée à me plonger dans le travail. Je voulais être instruite. Il fallait que j’absorbe en quelques mois le contenu des classeurs, des quelques livres rangés dans ma chambre. Dans mes élans, cela me paraissait peu de chose, ou du moins à ma portée. À l’action, mon enthousiasme en rabattait. Je m’étais lancée dans la lecture des Essais dans la collection de la Pléiade. J’y avais presque aussitôt renoncé pour me contenter d’une édition scolaire. Et comme le premier sujet de dissertation était : « Pourquoi a-t-on pu appeler Montaigne le père du scepticisme français ? » j’étais prise de vertige. D’abord, qu’est-ce que c’était que le scepticisme français ?

Dans mes moments de stérilité, je décrochais. Mon esprit s’évaporait. J’étais assaillie soit de l’idée de l’amour fou de Wolf, soit de l’invention soudaine de circonstances particulières qui expliquaient le silence de Marc, soit de l’inspiration d’un thème ou d’un costume pour monter un numéro nouveau. Mille tentations me venaient à l’esprit pour fuir les études qui me rebutaient. L’écœurement parfois était si fort de ne rien comprendre à ce que je lisais (j’avais souvent de la peine à saisir le sens de phrases même simples et claires) que je trouvais mon entreprise dérisoire, ma situation sans issue, et l’angoisse me dévorait. J’allais jusqu’à la fenêtre et, le front contre la vitre, je regardais et j’écoutais la nuit. Je voyais mon souffle rapide se matérialiser en buée, et je le ralentissais pour me calmer. Parfois, le bruit d’une voiture soulignait le silence comme l’éclat du réverbère accuse la profondeur de l’obscurité.