Madame Arthur - Marie-Pierre Pruvot - E-Book

Madame Arthur E-Book

Marie-Pierre Pruvot

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Beschreibung

Le récit de la vie de Bambi

Le récit de vie de Bambi, sa première année chez Madame Arthur commence en janvier 1960 et s'étale sur une période de un an. Il est la suite immédiate du tome un de J'inventais ma vie. On y retrouve le personnage d'Edouard, comme à Alger, mais on découvre aussi une certaine exubérance qui s'épanouit parmi les artistes du cabaret, avec rivalités, querelles, dérision, et surtout l'apprentissage du métier de la scène. On découvre les petits restaurants de nuit, chaleureux mais dangereux, les amours... enfin la préparation d'une tournée, la recherche d'un nom qui fasse Carrousel. Découverte du spectacle itinérant qui se termine à Alger sur une interdiction de police pour des raisons morales et politiques (putsch de 1961).

Découvrez la suite de J'inventais ma vie, et retrouvez l'exubérance des artistes du cabaret, leurs querelles et leur dérision.

EXTRAIT

Je n’en mettais pas moins un zèle appliqué à me faire jolie. Je fignolais tout ce que j’imaginais pour moi de flatteur dans le but de prouver à cette peste d’Édouard qu’il avait toujours eu tort de vouloir me détourner de ma voie. Et je m’adonnais devant mon miroir au narcissisme, à la gloriole, à la légèreté, qui ont toujours fait le fond de mon être et m’ont toujours portée à l’intérêt égoïste au détriment du bien commun… Le complaisant miroir de l'armoire à glace de ma chambre m'envoya une image gratifiante.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets Chez Madame Arthur et Le Carrousel, Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres modernes en 1974.

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Marie-Pierre Pruvot

Madame Arthur

J’inventais ma vie – tome 2

Roman

Dépôt légal mai 2013

ISBN : 978-2-35-962-447-2

collection Hors Ligne

ISSN : 2108-629X

©2013 éditions Ex aequo - Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

Éditions Ex Aequo

SOMMAIRE

Madame Arthur

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Madame Arthur — J’inventais ma vie II

***

Chapitre 1

« Hourra pour la France ! » Voilà le cri qui me bouleversait tout à coup. Pendant dix jours, j’avais tout oublié de ma vie passée. J’avais consacré ce temps à me créer un présent. Prenant pied chez Mme Arthur, j’avais fixé ma vie sur ce cabaret et je l’avais circonscrite à Pigalle et la rue des Martyrs. Je m’y étais plongée, j’en avais été absorbée. Et maintenant — Hourra pour la France ! —, j’étais subitement ramenée aux miens, Alger, Bordj-Ménaïel, tout le volcan en éruption qu’une douche glacée semblait avoir éteint. Les larmes me montèrent aux yeux avant que j’aie éprouvé le chagrin. Je dus interrompre mon maquillage.

« Hourra pour la France ! » C’était le cri d’allégresse du général de Gaulle : notre première bombe atomique avait explosé à Reggane, là-bas, dans le Sud saharien, et donnait à notre armée une force nouvelle. La radio publiait toutes sortes de commentaires, et ceux qui retenaient le plus mon attention étaient d’ordre physique. D’Alger, de Bordj-Ménaïel, n’avait-on pas pu apercevoir la prodigieuse luminosité de l’explosion et le champignon somptueux qui succédait ? Les miens, peut-être, avaient vu le spectacle, et, tout en les jalousant, je me demandais s’ils en tiraient un juste orgueil ou si plutôt, encore flétris de leur coup d’état manqué, ils ne se lamentaient pas de voir maintenant de Gaulle plus puissant et eux plus asservis.

Par bouffées, des bribes des événements récents de l’Algérie en rébellion m'assaillaient. L’affaire des barricades venait de prendre fin. Grande humiliation des miens. Les exaltés, les naïfs, ils s’étaient avancés face à l'armée, démunis, hurlant « Vive la France ! » La poudre avait répondu. Sur place, j’avais vécu le drame, indifférente à ces morts-là, ne pensant qu’à sauver ma propre vie, à me terrer dans ma chambre d’hôtel, et à fuir Serge, mon virtuel assassin… À Paris, maintenant, plus de crainte pour moi… Seul le souvenir amer de nos héros des barricades, désormais en terre ou en prison… Et puis, le souvenir d’Albe… Mon Dieu, Albe aussi était incarcéré, et je l’avais oublié. Albe qui aurait donné sa vie pour défendre son rêve, Albe croupissait dans sa cellule, Albe serait jugé pour trahison. Je repris mon maquillage, debout devant le miroir du lavabo de ma chambre.

Albe ! Savait-il seulement que la bombe atomique avait explosé ? Il devait être au secret. Non pas gardé par des âmes sensibles, des esprits fraternels qui respectaient en lui la Voix de notre idéal, mais par des geôliers sûrs, ennemis. L’abominable inconfort supposé de sa cellule me rappela tous les détails de ses raffinements, de ses coquetteries, pour mieux accuser le contraste avec sa misère présente. J’étais solidaire de son humiliation. J’aurais voulu faire quelque chose pour lui : une vaine agitation s’empara de moi, qu’un souvenir accablant vint aussitôt glacer. Le souvenir d’une phrase d’Albe : « Tu écoutes les défaitistes qui t’apprennent à te mettre à l’ombre pendant les chaleurs ! » Il y avait presque deux ans de cela. Les défaitistes, c’étaient Édouard et ses semblables. Albe, lui, avait alors la certitude de vaincre. Il était maintenant accablé. Le temps avait passé. Par moments, j’avais l’impression étouffante que si j’avais participé au grand combat j’aurais fait autrement pencher la balance… Dérisoire… Ma pitié maintenant incluait tous les perdants, tous les miens, morts et vivants, toutes les victimes, Albe et même Serge. Tous. Tous les miens. N’avaient-ils pas eu raison ? Qui le savait ? Et s’ils avaient eu raison ? Des objections se présentaient en foule, car les mots du Général me convainquaient toujours et je n’arrivais pas à concilier sa politique avec la rébellion qu’elle avait suscitée parmi nous, les Pieds-noirs. Tout s’embrouillait dans mon esprit, je ne savais plus quoi penser… Le maquillage des cils est un art lent, méticuleux, et, ce que j'avais ignoré, qui se fait par étapes…

Depuis dix jours, j’avais oublié Alger, oublié Serge. Serge ? Je l’avais cru mort… Qui me disait qu’il l’était ? Je le revoyais en train de mentir à ses « frères », à son « maître »… peut-être les avait-il trahis… et peut-être l’avaient-ils abattu… Je revoyais la trace de sang… Et aussi l’image de Serge manipulant son revolver de ses puissantes mains aux veines bombées… des scènes avec Serge en furie, sa chambre saccagée… ma terreur… ma souffrance… la souffrance de toute l’Algérie… Armand et toute sa bande rudoyant monsieur Régal pour le convaincre, tant et tant d’exactions... mille, dix mille brutalités, qui se justifiaient peut-être, puisqu’il s’agissait de défendre la bonne cause…

Et puis me revenait le dernier appel du Général, qui avait balayé, plus vite que les pluies glacées, les barricades d’Alger… Mais j’avais beau chercher, je ne discernais plus l’antagonisme existant entre les Français de France et nous, puisque de Gaulle nous avait dit : « Français d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le choix aux Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner, se retirer d’Algérie, et la livrer à la rébellion ? » Non, non, cet homme-là ne pouvait mentir, il fallait le croire ! Qui plus que lui, sur toute la terre, était un chef d’État responsable ?

Je me souvenais des sentences d’Albe : « Il laissera l’Algérie moins française qu’il l’a trouvée ! » Ou encore : « On n’a jamais vu de plus grand traître depuis Isabeau de Bavière. » Mais Albe avait dû se tromper. La réconciliation s’annonçait déjà ! Non, vraiment, je ne voyais plus les motifs de la querelle… J’aspirais seulement à une synthèse magique qui satisferait des exigences contradictoires. De Gaulle pourrait…

Le gouffre qui séparait les mentalités de France et d’Algérie m’était apparu dès mon arrivée à Paris. Dans la grande loge de chez Mme Arthur, où naissait ma vie d’artiste, l’habilleuse m’avait demandé :

— Tu es Algérienne ou Algéroise ? 

Grande Berthe avait dû lui préciser le sens des mots, et qu’il ne fallait pas s’étonner que je n’aie pas « l’air d’être de là-bas ».

— C’est ce qu’on appelle les Français d’Algérie, avait dit un travesti déguisé en Édith Piaf, en train de jeter devant le grand miroir un dernier coup d’œil satisfait avant d’entrer en scène, c’est eux qui ont foutu le bordel ces derniers jours avec leurs barricades.

— Vous commencez à nous faire chier avec vos histoires, m’avait dit un autre qui avait un de ces maquillages extravagants et, nu, se tenait sagement assis à sa place, tirait sur sa cigarette, en attendant son tour de passer, foutez-vous sur la gueule là-bas tant que vous voudrez, nous on s’en fout, mais venez pas nous emmerder ici ! Non, mais ! J’ai passé vingt-six mois d’armée en Algérie, ces salauds-là, ils me faisaient payer même un verre d’eau, ces enculés !

— Olé ! avait dit Maslowa pour rimer, et toute la loge avait ri. Je devrais m’y faire.

Chez Mme Arthur, on était des Français moyens, et tout ce qui rappelait le drame algérien était haï. On voulait l’ignorer. On ne m’aurait pas pardonné d’essayer de donner des explications. On détournait les conversations, comme Maslowa le cours des insultes, et on aimait bien le ton de la dérision. Grande Berthe, que j’étais allée saluer et qui avait bien voulu me reconnaître, m’avait dit, parlant à la cantonade, et fort, pour vaincre le bruit du spectacle et capter l’attention dans la loge volière pépiante et folle :

— Alors, la Albe est en prison ? (Grande Berthe ricanait.) Je l’imagine, la pauvre vieille, seule dans sa cellule, en train de reluquer les matons, au cas où il y aurait quelque chose à sucer ! Parce qu’elle est goulue, la gamine ! et comme en plus elle est coquette… 

Il avait lancé des regards soit directs, soit par le biais du miroir vers toutes les têtes outrageusement maquillées qui se tournaient vers lui, et s’assurait qu’il avait un public. Lui était grimé d’une manière presque clownesque : ses immenses faux-cils aggravaient sa dureté naturelle et faisaient un peu peur. Je l'avais regardé sans rien manifester, étonnée d'un jugement si cruel porté sur Albe qui l'avait tant choyé à Alger… Grande Berthe s'était lancé dans un de ses numéros de loge où on sacrifie tout pour faire l'important :

— Albe, c’est la Canson. Tout le monde la connaît. Elle tenait le haut du pavé ! C’est pas vrai ? (Il me demandait mon approbation)… Elle en a trop fait, elle s’est fait foutre en taule… Fallait la voir ! Elle se prenait pour la reine d’Alger ; les arts, les spectacles, la politique, tout lui passait par les mains. Moi-même, elle a voulu me donner des conseils pour mon spectacle. Quelle audace ! C’est vrai ou c’est pas vrai ? Et puis avec ça, du henné sur les cheveux, un masque de maquillage, les ongles peinturlurés, une affiche ! Une folle à enfermer ! Et des manières assorties, et des comme ci et des comme ça. Dis-moi si je mens, si c’est vrai ou pas… 

Deux, trois fois peut-être, j’avais dit que c’était vrai.

C’est à cause de ces reniements accumulés que le cri d’amour « Hourra pour la France ! » m’avait brutalement ramenée à moi-même et serré le cœur. J’en voulais à Édouard d’avoir ironisé sur le « soi-disant amour de la France au nom duquel on fait des sottises ». Aussi, l’idée que j’allais le voir — car j’étais en train de me maquiller, de me préparer, de me faire belle dans ma chambre d'hôtel pour le rencontrer, le revoir pour la première fois depuis un an et demi, cette idée me déplaisait. Lorsqu’il avait quitté l’Algérie, j’étais encore sans autonomie, et même sous sa coupe. Il avait trop combattu ma manière d’être personnelle, notre exubérance collective de Pieds-noirs et notre inaccessible idéal, pour que je trouve encore un pont entre nous deux. C’était une concession faite à ma mère, que je le revoie. Elle m'avait écrit de le faire. Je le faisais par politesse et pour la rassurer. Mais j’espérais que cette scène de retrouvailles serait notre dernière rencontre.

Je reniais volontiers mes origines dans la loge du cabaret, parmi ceux avec qui il fallait vivre, et auxquels je devais m'intégrer, mais je ne voulais plus supporter, au nom de l’amitié, un Édouard  qui se répandrait en railleries sur moi, sur les miens, sur les malheurs d’Albe, et même sur le Général, le Général qui nous préparait « la solution la plus française »…

Je n’en mettais pas moins un zèle appliqué à me faire jolie. Je fignolais tout ce que j’imaginais pour moi de flatteur dans le but de prouver à cette peste d’Édouard qu’il avait toujours eu tort de vouloir me détourner de ma voie. Et je m’adonnais devant mon miroir au narcissisme, à la gloriole, à la légèreté, qui ont toujours fait le fond de mon être et m’ont toujours portée à l’intérêt égoïste au détriment du bien commun… Le complaisant miroir de l'armoire à glace de ma chambre m'envoya une image gratifiante.

J’arrivais à Paris. Je me faisais tout un monde du métro. Je ne l’avais jamais pris, il n’était pas question que je le prenne ce jour-là. Marine m’avait recommandé d’arriver en taxi devant le Wepler pour ne pas avoir l’air d’une malheureuse. M’engouffrant dans le taxi place Pigalle, j’avais donné l’adresse, place Clichy. Le chauffeur m’avait répondu, comme prévu, qu’il ne ferait pas un si petit parcours. Alors, gardant mon air pressé, je lui avais glissé une petite pièce qui l’avait amadoué. Je n’étais pourtant pas riche, le prix de ma chambre d’hôtel absorbait presque entièrement mon cachet. Ce n’était pas un réel souci, même si j’avais en dix jours épuisé mes réserves.

***

J’avais le cœur battant. J’allais me trouver sous le regard de celui qui m’avait toujours jugée et combattue. Il me semblait soudain, en entrant au Wepler, que cette entrevue avait autant d’importance que celle que j’avais faite à ma grand-mère avant sa mort. Elle m’avait dit : « Tu as l’air d’un ange ! » Et ces mots dans sa bouche avaient été signe d’acceptation et de reconnaissance. Je m’étais agenouillée, elle m’avait donné sa bénédiction. Ce que j’attendais d’Édouard, c’était, sinon la même chose, du moins son équivalent : le silence total sur ses anciens jugements. Ce que j’appréhendais, c’est qu’après dix-huit mois de séparation, il me voie toujours des mêmes yeux, garde son ton d’éducateur, peut-être même ses formules, violentes, tranchantes, surtout quand elles étaient doucereuses, et qu’il porte sur moi ce regard négateur qui m’avait tant fait souffrir que j’avais fini par m’y endurcir et m’en moquer.

Je m’exagérais l’importance de cette rencontre. Si je n’avais pas revu Édouard, ma vie n’aurait guère été différente. Ma mère seulement aurait été plus inquiète. Toute l’influence qu’Édouard pouvait avoir sur moi, il l’avait déjà eue à Bordj-Ménaïel et à Alger.

Je m’étais voulue pimpante, je devais être voyante. Marine m’y avait poussée. Je l’avais fait. L’accueil d’Édouard dépassait mes espérances : nous étions tous deux attablés pour le thé, à quoi il m'avait initiée, et il se montrait chaleureux et gai. Nous riions sans raison, heureux de nous revoir. Je ne ressentais rien de cette gêne qu’il m’avait inspirée. J’étais libérée. Il me demanda bientôt si je me remettais de mes émotions et ce que je pensais de « tout cela ». Je crus d’abord qu’il me parlait de la bombe atomique, mais c’était impossible. Je me repris aussitôt. J’ignorais ce que lui avait écrit ma mère sur les barricades d’Alger, sur ma fuite soudaine vers Paris, événements si proches dans le temps, déjà si lointains pour moi. Craignant ses jugements sur l’armée, sur les Français d’Algérie, je me fis réservée dans ma réponse. Il fut plein de tact : pouvait-on avoir connu l’Algérie autant que lui et ne pas y être attaché ? Il parlait, il ne jetait aucun anathème. Les colonels en rébellion, il ne les jugeait pas… et j’avais beau essayer de saisir un trait d’ironie, je n’entendais que de la compassion. Édouard avait l’air sincère, et même bouleversé du drame que nous venions de vivre — dont j’avais usé pour mon évasion — et qu’il avait vécu, disait-il, heure par heure avec nous. C'en était assez pour me rassurer. Je savais que je n'aurais pas à supporter ses brocards contre les Pieds-noirs révoltés. Mais ce soulagement libérait un désir : j'avais soif de compliments, de reconnaissance, voilà ce qui me tenait en suspens.

— Voilà qui est charmant ! avait-il dit en me recevant à sa table, debout, et bras presque tendus, avant de me faire asseoir. Il l’avait dit avec un air d’appuyer l'éloge, et j’en avais été satisfaite ; mais je jugeais déjà la formule un peu passe-partout. Tout en l’écoutant, je ne pouvais retenir en moi un fond de dépit parce que, s’il abondait en bonnes paroles sur l’Algérie, sur les miens, et même sur l’armée, il n’avait pas trouvé à m’adresser de louanges énergiques ni même sincères. S’il ne m’avait pas en m’accueillant, marqué de distance comme j’avais craint, déjà je trouvais qu’il manquait d’enthousiasme. J’étais entrée au Wepler dans la peau d’une vedette au Festival, j’avais attiré sur moi l’attention, et sans rien voir de précis j’avais vu, oui, j’avais vu des regards flatteurs ! J’en avais besoin !

À Alger, au temps de ma vie réussie, je m’étais contentée de mon physique et de mes coquetteries ; mais dans mes jours de malheurs, je m’étais toute endolorie. À Paris maintenant, plongée dans la mer des rivalités, je ne me contentais pas de surnager, ni même, sirène, de chanter parmi les sirènes, j’enfermais dans mon cœur, sous des airs volontiers timides, un désir de suprématie, c’est-à-dire une source d’inquiétude pour qui se voyait déjà Aphrodite sortant de l’onde.

J’essayais de suivre la conversation. Édouard était entré, suivant son ancienne habitude avec moi, dans quelques détails destinés à étayer de preuves ce dont il voulait me convaincre. Je l’écoutais, je le regardais, j’appréciais qu’il me parle d’adulte à adulte, et ne ressentais pas le poids que procure une rencontre avec un importun. La conversation portait sur l’Algérie et me ramenait à ce que j’en avais vécu. S’y mêlaient tous les éléments de ma vie nouvelle qui me sollicitaient et m’aiguillonnait sans cesse. Édouard était-il un pont entre le passé et l’avenir ? Je le regardais, je lui trouvais la peau plus granuleuse qu’il n’avait eue... Et puis, il portait constamment ses lunettes, alors qu’il ne les avait mises que pour lire. Ses lèvres étaient toujours bien ourlées, mais les dents semblaient avoir grandi et jauni. Il avait vieilli. Curieusement, comme j’étais passée de l’adolescence à l’âge adulte, j’avais plus vieilli que lui, et notre différence d’âge, énorme à mes yeux, semblait être amoindrie. Ses mains restaient belles, avec une peau fine, fine, et des gestes de prélat. Nous prenions le thé…

Après avoir bien parlé — je ne dirai pas prêché, qui nous ramènerait injustement deux ans plus tôt —, il me dit enfin qu’il ne fallait pas s’insurger à l’idée de l’indépendance de l’Algérie. Je sentis poindre une vive douleur que j’eus le réflexe de dissimuler. Je répondis avec détachement qu’il fallait faire confiance au Général qui souhaitait « la solution la plus française ».

Le Wepler était calme, presque désert, très somnolent. Le personnel même semblait assoupi. Édouard venait de boire une gorgée. Dès qu’il m’eut entendu citer le Général, il se hâta lentement de prendre sa serviette pour s’essuyer les lèvres. Et sa lenteur s’accompagnait d’un air de se dépêcher comme pour manifester qu’il était pressé de me répondre. Je lui connaissais ces manières-là. Je les reconnus avec un certain plaisir. Il me fit enfin sa réponse :

— Quelle naïveté ! s’écria-t-il à voix basse.

Sa réplique creusa subitement un silence entre nous. Il dut remarquer ma surprise. Peut-être crut-il m'avoir vexée… peut-être voulut-il se faire pardonner… car, dans ce silence à peine établi, je le vis… je vis alors de mes yeux ce que je n'aurais pas pu imaginer… Je vis Édouard me prendre la main posée près de ma tasse… Il la porta à ses lèvres, la baisa à me couper le souffle… J'étais étourdie… Il avait pris ma main, l'avait portée à ses lèvres, l'avait baisée… et reposée… Et je ne rêvais pas, nous étions tous deux, au Wepler, à prendre le thé…

Nous n’étions qu’au Wepler, place Clichy, et personne sans doute ne nous regardait, mais c’était la première fois de ma vie qu’on me baisait la main en public. Je fus transportée. Lorsque j’étais arrivée, Édouard m’avait embrassée sur les joues. Ce n’était rien pour moi. Il avait apaisé mes craintes les plus sensibles, il n’avait rien donné à ma secrète attente. Maintenant qu’enfin, lui, Édouard, lui mon frein, lui l’obstacle sur lequel j’avais tant buté, accomplissait, assumait cet étourdissant geste de reconnaissance, j’accédais à l’avènement de mon être réalisé. Tout ce qui s’appelle lourdeurs, malheurs de la vie (j’aurais dû en éprouver d’immenses, compte tenu de ma situation) et qui pèse, quelque frivole qu’on puisse être, tout se dissout comme par enchantement… Je fus placée dans un état d’esprit où les choses graves ne peuvent atteindre gravement… Elles devinrent vagues… et floues jusqu’à me devenir étrangères dès que je les perçus du haut de mon Olympe. À cette hauteur, on voit les hommes comme des moucherons, les plus vastes étendues s’appellent des arpents. Édouard l’enchanteur ne risquait plus de heurter ma sensibilité.

— Vous êtes adorable, mon enfant, mais vous êtes naïve de vous figurer que la « solution la plus française » veuille dire « Algérie française » dans la bouche du prince de l’équivoque. Il triche !… C’est parce qu’il s’entend à tromper tout le monde qu’éclatent les drames !

Je voyais Édouard merveilleusement mondain, en lui m’apparaissait un reflet de ce Swann qu’il m’avait fait connaître par ses lectures. Je me grisais, j’avais envie de m’imprégner de ce ton détaché, de cette ironie retenue… Retrouver Édouard me paraissait plus important que de l’avoir rencontré. Maintenant seulement les mauvais souvenirs s’abolissaient, tous mes dépits, tous mes chagrins. Ma vie prenait de l’unité. Loin de penser qu’Édouard se contredisait (jadis, il s’était moqué des fiers-à-bras d’Alger qu’un peu de fermeté aurait fait céder,) je flottais dans l’impression indéfinissable que tout se résolvait dans l’amour de la France. Certes, que l’Algérie ait sa personnalité propre, cela était évident, et c’était une solution très française que de la lui reconnaître !… Grâce à la bombe atomique, je voyais déjà notre vieux rêve prendre forme. En maîtrisant toute cette force, on allait s’associer à la Tunisie : on ouvrait le golfe de Gabès jusqu’au chott Fedjedj, et, de chott en chott, on amenait la mer jusqu’à Biskra, peut-être jusqu’à Bou-Sâada, où mon arrière-grand-père italien avait construit la fontaine de la Grand-Place, où il s’était marié, où il avait eu ses enfants. Je voyais déjà toute l’intensité d’une végétation nouvelle qui se développait entre Bordj-Bou-Arrerridj et Assi-Messaoud. C’était la ruée vers le sud enfin réalisée, le bonheur pour l’empire, l’empire bientôt morcelé par la loi, l’empire enfin uni par le cœur.

Il y avait en moi, à retardement, quelque chose de l’enthousiasme du 16 mai 1958 où on s’embrasse et se réconcilie sans s’occuper des tenants ni des aboutissants. Mais alors qu’un tel enthousiasme, s’il demeure, est proprement la force qui déplace les montagnes, je baignais dans une euphorie à l’opposé du délire collectif : j’étais toute à la satisfaction de moi-même. Le monde était beau, réconcilié, j’en étais la fine fleur : « une déesse sur les nues » voilà une expression retenue de nos lectures et qui me revint à ce moment-là. Il n’y avait dans cette salle nulle part de miroir où m’apercevoir en restant assise. Je n’en avais pas besoin. Je me sentais belle. J’avais la sensation physique de ma beauté, de mon rayonnement. Je sentais, je savais comment j’étais assise, comment j’étais placée, quel était mon port de tête, l’expression de mes yeux. Et le peu de moi que je voyais, mes mains, la main qu’Édouard venait de baiser, fine et soignée — oui, sans doute, fine et soignée — était digne d’un hommage ! Mon plaisir dissolvait toute idée de mère, de guerre, de pays ! Je baignais dans un éther de volupté.

Je renouais avec le narcissisme ébouriffant qui ne m’avait laissé de repos que pendant ma vie paisible avec Serge. C’est une impression délicieuse que de se prendre pour le tout du monde et de croire ne le devoir qu’à ses propres succès. J’avais dix-huit ans. Pourtant, des souffrances, de dures épreuves m’avaient déjà pétrie, m’avaient donné assez d’expérience pour mieux connaître la sagesse, les dangers où conduit l’exaltation de soi, sans parler des notions de décence et de péché dont j’étais pénétrée depuis le plus jeune âge. Mais je découvrais le bonheur conquérant de vivre, et je m’y laissais aller. Par son baisemain, Édouard m’avait comblée. Pendant qu’il me parlait de politique et de guerre, je voyais le monde en rose…

C’était surtout lui qui avait parlé, et je fus bien attrapée lorsqu’il me demanda si, ayant fui moi-même Alger à cause des troubles, je ne craignais pas de laisser ma mère à Bordj-Ménaïel.

S’il avait su les vraies raisons de ma subite arrivée à Paris, il n’aurait pas posé sa question. Aussi ne me vexa-t-elle pas. Je répondis en soupirant, et d’un ton évasif, que maintenant elle ne risquait plus rien, car, avec la bombe atomique, le gouvernement se sentirait assez fort pour imposer une paix acceptable par tous. Édouard me fit son sourire contestataire et prit en même temps son air de pédagogue, mais rien de cela ne me déplut. Je me sentais assise au bord de la chaise, la taille étranglée, le dos bien droit, je posais.

— La bombe atomique ne joue aucun rôle dans la guerre d’Algérie, hurla-t-il dans un souffle et avec le plus grand charme, elle n’y joue aucun rôle et ne prétend en jouer aucun. Elle n’en joue d’ailleurs aucun nulle part ! Ce n’est que le hochet d’un vieillard qui veut se sentir puissant, sinon l’égal de la Russie ou de l’Amérique, du moins l’égal de l’Angleterre ! Le voilà qui va recommencer de plus belle à défier tout le monde, à vouloir nous faire croire, malgré l’évidence, qu’on est une grande puissance ! Alors qu’il est tellement sage de renoncer à cette bombe inutile, de donner un exemple de pacifisme, de préparer l’unité de l’Europe en gommant au mieux ce qui la divise : les lois, l’armée, la langue, tous les préjugés, tout chauvinisme…

Le visage d’Édouard s’éclaira tout à fait, comme lorsqu’il avait une pensée amusante, et qu’il se délectait par avance à l’idée d’en faire profiter la compagnie. Prolongeant mon attente, il prit sa tasse de la main droite, sa sous-tasse de la main gauche, avala une gorgée de thé, reposa le tout avec lenteur, comme d’habitude, et comme s’il disait « je me dépêche pour en finir », il fit encore mine de s’essuyer la bouche de cette serviette blanche, sèche, amidonnée. il dit enfin :

— Encore qu’on puisse voir dans cette volonté de créer une armée moderne un tel gouffre financier qu’on sera obligé d’arrêter de jeter de l’argent dans le tonneau percé de l’Algérie française… si bien que — voyez comme c’est comique — la volonté de faire une armée va exiger la fin de la guerre ! 

Nous riions. Nous éprouvions du plaisir à nous revoir. Il n’y avait pas dans notre connivence de réel épanchement amical, mais l’humour d’Édouard , son ton détaché, son élégance, ses raffinements, sa manière obligeante d’évoquer le passé sans faire d’allusion blessante au moi que j’avais été, sa constante façon de me traiter en me faisant valoir, tout nourrissait en moi l’illusion d’être arrivée dans ce Paris de rêve que j’avais échafaudé dans mes appels à la liberté et au bonheur. Il me disait sous forme de reproche :

— Je vois que vous êtes restée la même, vous me faites parler, et vous ne me dites rien de ce qu’a été votre vie depuis dix-huit mois que je ne vous ai vue, ou depuis dix jours que vous êtes arrivée !

Je n’étais pas restée muette jusqu’ici, mais Édouard m’engageait maintenant à renouer le fil, à lui expliquer comment, de la plonge du Chasse-Mouches, j’étais passée derrière le bar où j’avais même donné la réplique au patron, la « Grosse Mouche » de qui je racontais quelques anecdotes comiques. Nous riions. Je me gardais bien d’évoquer Serge, l’amour et les terreurs qu’il m’avait inspirées. Je dis avec une certaine complaisance que toute ma vie à Alger n’avait été qu’une étape vers Paris. Je ne sus pas m’en tenir là. Je dis aussi le présent et les projets : j’étais ravie de travailler chez Mme Arthur pour y apprendre mon métier, et ce n’était qu’un tremplin, l’annonce de mon entrée au Carrousel, comme me l’avaient laissé espérer monsieur Marcel, et madame Germaine, patrons des deux établissements… une ambition qu’attisait encore Marine, ma nouvelle amie, ma rivale…

Je sus que j’avais trop parlé. Sans dire un mot, Édouard fit les gestes et les expressions qui montrent qu’on n’est pas peu épaté de ce qu’on entend. Une seconde, il avait eu dans les yeux un éclat d’ironie qui aurait dû me rappeler ce qu’il m’avait dit de ces milieux. J’aurais dû comprendre qu’il essaierait de me faire bifurquer de cette voie que j’étais si fière d’emprunter, de m’arracher à cet élément où je suis longtemps restée et que les honnêtes gens se plaisent à nommer la pègre. Il ne dit rien sur le moment et se contenta de généralités truffées de quelques compliments propres à me séduire.

Lorsqu’il me dit qu’il avait à me féliciter d’avoir su vaincre en moi ce qu’il y avait de timoré pour oser me produire en scène, le trac m’empoigna le cœur. Il ne me lâchait pas depuis qu’on m’avait fait débuter. Édouard seul m’en avait distraite un moment. Il me dit d’un air d’entrain que nous pourrions peut-être dîner ensemble, un peu plus tard, sans nous presser… et qu’il me déposerait ensuite chez Mme Arthur, où il voulait rester en spectateur, impatient qu’il était de me voir en scène. À ces mots, je fus éperdue. Oubliant que j’étais dans un lieu public, je lui pris subitement les mains, et en le suppliant, je voulus qu’il me promette de ne pas entrer chez Mme Arthur sans quoi c’était moi qui serais incapable d’entrer en scène. Il ne s’attendait pas à tant de faiblesse si vite avouée et avec si peu de discrétion. J’avais dû me montrer sûre de moi, il ne m’avait pas imaginée aussi vulnérable. Il fut sensible à cette fragilité et me rassura de son mieux. Je ne sais quel rôle joua cette découverte dans les sentiments qu’il me manifesta par la suite, mais pendant le printemps qui arrivait, je le vis souvent : il se prétendit volontiers amoureux de moi.

***

***

Ce soir de nos retrouvailles je fus dans la loge encore plus tôt que les jours précédents et sans avoir pu avaler les petits-beurre que je me forçais à prendre avant d’y entrer. La terreur d’avoir seulement imaginé Édouard dans la salle avait achevé de me paralyser. Je n’aurais pu rester longtemps dans ma chambre, mon cœur se serait rompu dans la solitude. Ici, au moins, chez Mme Arthur, le spectacle qui commençait à se préparer se faisait dans le calme : il y avait des habitudes. Le caviste, les serveurs, Mercédes qui tenait les toilettes et vendait des roses, tout un petit monde venait dans la grande loge boire le café préparé par Nanon, l’habilleuse. Maslowa arrivait, qui prenait son café avec et comme tout le monde, lui, la vedette, et tout cela avait quelque chose de rassurant. La conversation était on ne peut plus anodine. Et au fur et à mesure que la loge se remplissait, il y avait une vie, un bruit, une agitation, mais pas de trac. Une petite anxiété, toutefois, qui n’épargnait personne, jeunes ou vieux, belles ou laides, formidables ou médiocres. Le vrai, le grand trac, je me croyais seule à le connaître : c’était une terreur et une souffrance à renoncer à tout.

Le jour de mes débuts, madame Germaine s’était, signe encourageant, personnellement occupée de moi. Elle avait mis son tabouret près du mien, s'était saisie des tubes et des pinceaux, m'avait mis du rouge partout, redessiné la bouche, et collé des faux cils. Ensuite, elle avait fait pour moi l'habilleuse. Lorsque Montrésor et Maslowa m’avaient annoncée au public, disant que je n’avais jamais travaillé, que de leur accueil dépendait ma carrière, qu’ils devaient m’applaudir tout de suite, l’orchestre avait attaqué l’introduction, la scène était restée vide. Revenant sur ses pas, Maslowa m’avait dit :

— Vas-y ! C’est maintenant ou jamais !

J’avais répondu que je renonçais. Madame Germaine était arrivée du coin du couloir où elle s’était mise pour me voir en scène et avait dit à l’orchestre de recommencer l’introduction. Elle m’avait menée par la main, sous les applaudissements, jusque devant le micro. Tirée par la mesure, ma voix était sortie sans que j’y sois pour rien. Madame Germaine m'avait laissée là, avait traversé la scène repliée sur elle-même, comme gênée par la lumière et les regards, s'était placée dans le coin du couloir où elle voyait sans être vue.

Dès le lendemain, elle avait convoqué le pianiste et Marine. Pendant deux heures, on m’avait fait apprendre le prologue « les Agentes » bref numéro d’ouverture du spectacle, en uniformes fantaisistes, à très hauts talons. Nous étions cinq ou six à faire les mêmes gestes, les mêmes pas, à chanter sans micro le même air qui tenait de la ronde enfantine, rien de très artistique, mais bon exercice d’assouplissement. C’était pour mon bien… Je m’appliquais… Mais je n’étais pas humble au point de faire de la figuration sans me sentir humiliée, et si j’avais avoué à Édouard que ma nuit de travail consistait à chanter une seule chanson avant minuit, une autre seulement après quatre heures, je n’avais rien dit de ma participation aux « Agentes ».

Marine aussi détestait faire ce prologue. Elle avait était vexée de me voir débuter sans passer par là, puis satisfaite que madame Germaine lui ait demandé de m’y intégrer. Elle était de mon âge et avait débuté quelques jours avant moi. Comme moi, elle avait quitté le milieu familial depuis longtemps. En attendant l’âge de faire du spectacle, elle s’était fait engager par monsieur Marcel dans l’atelier de couture, juste au-dessus du cabaret. Elle connaissait déjà tous les artistes de Mme Arthur, du Carrousel, qui appartenaient aux mêmes patrons, et, parisienne, elle prenait métro et autobus sans plus de difficulté que j’avais pris le tram à Alger. Nanon nous avait placées à côté l’une de l’autre et, je ne sais pour quel motif,non dans la grande loge, vraie volière, mais dans une petite pièce séparée et communicante qu’on appelait non sans raison « la loge des vieilles » : il y avait là des travestis qui avouaient la quarantaine, Régine, Arlès Déry, Vivonne et Coccigrue, autant de bonshommes goguenards et bons vivants qui arrivaient tôt dans la loge avec des airs de braves pères de famille, se maquillaient, présentaient des numéros ni drôles ni sérieux, et passaient le reste du temps à cancaner, à se lancer des plaisanteries rosses ou obscènes. Ou bien parfois ils évoquaient des souvenirs d’enfance qui me paraissaient dater de Mathusalem et qui pourtant étaient moins vieux en 1960 que les miens ne le sont aujourd’hui.

— Quelle horreur, ces vieilles folles, me disait parfois Marine, j’ai honte de passer dans le même spectacle que ça. Je me demande pourquoi madame Germaine garde des mochetés pareilles… Tu sais, c’est très mauvais pour nous. Parce que le public met tout le monde dans le même panier… Ils s’imaginent que quand on vieillira, on sera comme ces vieilles tapettes. Voilà ce qu’ils doivent dire à leurs fils pour les éloigner de nous. Dommage que tu ne connaisses pas Coccinelle, c’est elle qui m’a expliqué tout ça… 

Toutes les fois qu’elle en avait l’occasion, elle glissait le mot « Coccinelle » dans nos tête-à-tête et ne manquait jamais son but : m’impressionner. Coccinelle était la vedette montante du Carrousel, en tournée cette année-là, mais elle reviendrait bientôt chasser toutes les vieilles tarderies qui y régnaient encore ! Marine me captivait par le lien direct, amical, qui existait entre elle et Coccinelle. Elle avait été remarquée par Coccinelle, protégée par elle, et même hébergée et nourrie chez elle, jusqu’à dormir dans le même lit. Elle m’expliquait :

— C’est normal ! Elle et moi nous sommes les deux plus belles. Alors, plutôt que m’avoir comme rivale, elle préfère m’avoir comme alliée… Quand je t’ai vue arriver, j’ai fait la grimace. Je me suis dit en voilà une qui risque de me prendre ma place ! 

Comment résister à un tel compliment ? Surtout quand on en est avide ! Elle ne m’en parut que plus jolie. Elle avait un minois charmant, souriant, mais que je ne lui enviais pas. Le corps était bien dessiné. Je la regardais dans la loge, je me demandais si j’étais aussi bien faite qu’elle. C’est mauvais signe. Je courais la voir en scène, cachée dans le coin du couloir. Elle ne chantait que quelques mesures avec des mines d’ingénue libertine, qui ne me disaient rien, mais, lâchant le micro, elle virevoltait pour que ses jupes amples s’agitent, se soulèvent, exhibent le fuseau de ses cuisses, jusqu’aux hanches. Un chatouillement d’amour-propre, une petite souffrance, une griffure intérieure m’apprenaient ses talents.

Notre familiarité immédiate m’avait permis de lui demander rapidement ce qu’il était advenu de Frangipane que j’avais vu dans une tournée à Alger — Frangipane souffrait maintenant d’une mystérieuse maladie — et j’avais dit à Marine, lui racontant une fameuse scène, les trois étapes de l’algarade entre Frangipane et Grande Berthe à propos de Cléo. Cléo ! J'aurais voulu la connaître parce qu'elle avait aiguillé ma vie… Maintes fois, j'avais raconté à Marine la fameuse scène entre Frangipane et Grande Berthe, les mots ailés qui s'étaient dits sur Cléo : « Elle s'est bien faite, elle est ravissante ! » Et tout le parti que j'en avais tiré.

Marine m’avait répondu, que je m’occupe de moi-même, que je poursuive mon but…

Mon but ? N’était-ce pas déjà l’avoir atteint que de me trouver à Paris, aussitôt engagée comme artiste de cabaret, sans avoir aucune expérience ? 

La réponse n’était pas si aisée. Le rêve avait été assez flou pour que je me sois crue comblée, un an plus tôt, et par mes papillonnages au Chasse-Mouches et par l’amour de Serge. Mais avec le recul, je jugeais ce bonheur passé bien plus rêvé que vécu. La catastrophe où il avait abouti m’avait propulsée à Paris alors que je ne le désirais plus. Avais-je donc bien atteint un but, ou tout s’était-il fait sans moi ? Les jours où j’avais l’impression d’avoir su saisir les événements, su les forcer à me servir, j’étais fière d’en avoir tiré tout le profit. Mais d’autres fois j’étais persuadée que ces mêmes événements m’avaient ballottée à leur gré et que j’étais restée tout aussi passive le 16 mai 1958 que lors des dernières barricades.

Et maintenant mon but était ma montée au Carrousel. Marine me le martelait. J’en étais convaincue. Si je lui demandais de me faire connaître Cléo, que j’étais étonnée de ne pas voir, elle me répondait :

— Laisse tomber Cléo. C’est rien pour nous. Elle est aux Folies Platanes, là ! Puisque tu veux le savoir ! Toi tu as rien à voir avec elle. Tu es dans le clan de Coccinelle !

J’étais dans le clan de Coccinelle ? Assommée par le bonheur, je n’étais pas même déçue de me trouver à l’opposé de Cléo, que je n’avais jamais vue, qu’en imagination, et qui avait été mon modèle.

***

Comme prévu, Édouard m’attendait à la sortie. Il m’installa vite dans sa voiture, car il faisait très froid. Dès qu’il fut assis, il mit le moteur en marche, mais ne démarra pas, pour « laisser chauffer », comme on disait alors. Je ne pris pas garde à ce détail qui m’indiquait que son moteur était froid et que la voiture avait donc longtemps stationné sur place. Mon attention fut absorbée ailleurs.

— Puisque vous n’avez pas décidé entre la Cloche d’Or et les Halles, je crois que nous irons à l’Arche de Noé. 

Il me regardait comme s’il attendait mon approbation.

— Surtout pas rue Fromentin à l’Arche de Noé, m’avait dit Marine, c’est bourré de tapettes et de travelos tapineurs. Si tu fréquentes ça, c’est que t’es comme eux, merci beaucoup. Et si ton type t’emmène là-bas, c’est que c’est un micheton à passions.

— Tu ne connais pas ? C’est un petit restaurant d’artistes un peu mélangé. Mon ami Sone Teal, que j’avais invité à se joindre à nous, a refusé d’attendre. Il prend son repas à l’Arche de Noé, comme en famille : il a sa chambre d’hôtel juste au-dessus…

Édouard venait de me tutoyer pour la première fois à Paris, comme il avait fait à Alger. J’étais loin d’en être flattée, mais je me sentais soulagée et même protégée. Et puis le nom de Sone Teal m’inspirait. C’était un artiste en plein succès au Carrousel. Je dis enfin à Édouard que j’étais très contente de découvrir l’Arche de Noé. Il ne démarra pas aussitôt pour autant, et laissant la buée envahir les vitres, il menait la conversation à son gré, comme d'habitude, et parlait pour ainsi dire seul, car je n'avais jamais rien à dire, et je n'écoutais que par intermittence… Insensiblement, il en vint à cette explication : Audiberti était un écrivain de haute tenue qui avait écrit un roman, La Poupée. Joli titre, non ? Ce roman ne demandait qu’à devenir un film, et même une pièce de théâtre…

En quittant l’Algérie, Édouard avait abandonné la fonction publique. Maintenant, « il s’occupait de cinéma ». À nouveau, il me paraissait, tout comme deux ans auparavant, au courant de tout. En peu de temps, il m’eut expliqué le thème de La Poupée en tout ce qu’il pouvait avoir de séduisant à mes yeux.

Il venait de m'animer.

Je revenais à cette poupée, je voulais en savoir davantage. 

J’adorais qu’il soit question d’un vieux professeur rabougri qui, après avoir fait une découverte scientifique adéquate, parvenait à vivre dans le corps et sous les traits d’une femme somptueuse. Et alors, alors seulement, il devient capable de remuer ciel et terre, d’accomplir un grand dessein. Cette poupée-là, je croyais déjà l’incarner, mais plus la vivre que la jouer, l’être véritablement plutôt que l’interpréter sur une scène ou dans un film.

— C’est comme si ton brave Général, pour garder l’Algérie française, avait besoin de se transformer en Brigitte Bardot ! dit Édouard pour finir par une boutade et m’arracher peut-être à l’envoûtement trop visible que produisaient ses paroles.

Cette mauvaise plaisanterie me ramena sur terre, ou plutôt sur le siège de la voiture ronronnante. Nous étions toujours à l’arrêt, garés rue des Martyrs, isolés tous les deux dans cette voiture à peine éclairée tant la lumière du réverbère peinait à percer la buée. Je me sentais en confiance. Édouard cessa de sourire, prit un air pénétré, poursuivit :

— C’est quelque chose de prodigieux… Mon ami Sone Teal est déjà pressenti… Tu l’as vu en homme ?… Tu l’as vu en femme ?… C’est curieux ! Tu as déjà commencé ta vie d’artiste sans même avoir vu un spectacle à Paris, pas même celui du Carrousel. Eh bien ! Tu vas connaître Sone Teal en homme. Il ne paye pas de mine. En scène, au contraire, c’est une beauté étrange, une grande présence, et beaucoup de talent. Il fait l’admiration de Léonor Fini. Elle tient beaucoup à le voir dans La Poupée… Il ferait bien l’affaire dans le rôle, mais il parle français avec un fort accent… alors… si la chose ne se faisait pas… Toi… peut-être, pourquoi pas ? Si non pour le film, du moins pour la pièce… Car enfin, si tu veux faire du spectacle… il faut bien y réfléchir…

Édouard avait toujours parlé lentement, sans hausser le ton, et avec un air de sourire de ce qu’il disait. Cet aspect de son personnage s’était accentué en deux ans. Il avait aussi l’habitude de rire quand on le contredisait ou qu’on lançait une pique pour se dégager des phrases qui engluaient. Il plaçait alors curieusement une main devant la bouche comme s’il avait dû vous parler à l’oreille, puis la retirait en cessant peu à peu de rire, et reprenait son sujet… Maintenant, il venait de rire d’aise — peut-être à l’air que j’avais eu à l’idée de faire du théâtre — et il replaça lentement sa main sur le volant, essuya un peu le pare-brise devant lui, et démarra sans se presser.

La perspective de faire du théâtre et du cinéma rabaissait Mme Arthur au ras du plancher et ramenait Marine et le Carrousel au rôle de courte échelle. Je me croyais à un de ces grands moments où le corps s'affirme et s'envole. Et pourtant, rien hors de moi d'une bourrasque qui vous propulse. Tout restait paisible. Édouard restait doux et scrupuleux en conduisant. C’est avec lui que j’étais le plus montée en voiture, de toute ma vie. Avec Armand, bien plus encore avec Serge, j’avais surtout fait de la moto. J’avais été secouée. Édouard, c’était autre chose. Malgré mon perpétuel éblouissement, mêlé d’angoisse, de me voir comme par miracle à Paris, et artiste de cabaret, je m'émerveillais de franchir encore un degré décisif dans la spirale ascendante de mes succès… Et rien ne me paraissait plus naturel que le lien familial qui se rétablissait entre Édouard et moi. Chemin faisant, il me dit :

— En scène tu es tout à fait réussie… Mais tu es très statique… Tu es figée !

Je ne m’y attendais pas. Ainsi, il m’avait manqué de parole ! Il m’avait vue en scène ! Devant mon étonnement, il eut un rire à la fois gêné et taquin… Il était trop tard pour que je proteste. Trop tard aussi pour bouder, car je sus, tant j’étais soulagée, qu’Édouard avait eu raison de me voir sans me prévenir. Plus il aurait attendu mon consentement, plus j’aurais craint son jugement, moins j’aurais accepté. Maintenant, c’était fait, il m’avait vue. Il avait malgré tout envisagé le théâtre… 

Maintenant l’existence d’Édouard, son retour dans ma vie, sa présence auprès de moi, tout me donnait de l’assurance. Je m’amusais de la mauvaise grâce que j’avais mise à le revoir, persuadée à tort qu’il allait me faire du prêchi-prêcha et qu’il me contesterait tout autant que le confesseur de N.-D. des Victoires. Je l'avais mal jugé. Je lui avais imaginé des préjugés résolus contre le milieu dans lequel je m’insérais. Il avait déployé tant de patience pour m’en détourner ! J’avais détesté cette attitude à l'époque de mon adolescence…

Maintenant, j’avais dix-huit ans. Je voyais autrement le passé. Édouard avait bien agi en s’opposant à moi, en voulant me forcer à entrer, pour mon bien, dans les structures conventionnelles. Il ne pouvait pas tout deviner. Quant à moi, plus haut s’était dressé l’obstacle, plus je m’étais affermie. Et si l’appel vers ma propre vie n’avait pas été impératif, je n’aurais pas mérité de la vivre, je serais entrée en soupirant dans le conformisme, faute d’avoir le courage de me suicider, et j’aurais sottement sombré dans le ratage en rejetant la faute sur Édouard, sur tout le monde, au lieu de ne l’imputer qu’à mes propres déficiences. Il ressortait de tout cela que j’avais le caractère bien trempé, et qu’Édouard m’accordait beaucoup de prix. Dans mon enthousiasme, une phrase que lui, Édouard, m'avait fait connaître et que j'avais oubliée me revint à l'instant à l'esprit, presque aux lèvres : À nous deux, Paris !

***

En entrant à l’Arche de Noé on était saisi par le débridé et la familiarité. Il n’y avait des tables que sur le périmètre de la salle, tout le reste était vacant, mais non pas inoccupé : des gens allaient et venaient, d’autres dansaient, beaucoup chantaient en même temps que le disque qui passait dans le juke-box. Je n’avais jamais rien vu de si bon enfant. Même le Beau Rivage, qui l’était tant, n’en approchait pas. Nous nous glissâmes au milieu des danseurs jusqu’à la table de Sone Teal. Il finissait son dessert. Belciel était assis face à lui et lui tenait compagnie. Il salua cordialement Édouard et me dit :

— Vos débuts se passent bien ? Vous savez, nous nous sommes connus à Alger. C’est bien vous qui étiez chez Albe il y a deux ans, après une matinée… Moi je suis Belciel. Je fais le numéro de couture…

J’étais comme étourdie de tout. Je me souvenais du numéro de Belciel, pas de sa personne perdue parmi les artistes réunis chez Albe. Je dis que j’avais été éblouie par la couture, mais que je n’avais parlé, chez Albe, qu’à Grande Berthe et Frangipane.

— Pauvre Frangipane, enchaîna Belciel sur ma maladresse, il est dans de sales draps ! Pas un mot sur Albe.

Je me demandais quelle maladie mystérieuse pouvait bien tenir Frangipane, le petit gros, si gourmand, qui aimait tant la vie. Belciel se leva, nous demanda ce que nous voulions prendre. Je sus qu’il était le petit ami de Gros Pierre, le patron, et qu’après son spectacle au Carrousel, il venait à l’Arche de Noé, allait de table en table dire bonjour, et aidait le serveur aux heures d’affluence.

C’est surtout Sone Teal qui m’intriguait. Il ne payait pas de mine, en effet. Ses photos en scène rendaient un air dominateur, dur, masculin. Je me demandais comment ces yeux bleus et rêveurs sous l’arc bien épilé des sourcils, ce nez droit et fin, ces lèvres charnues et bien dessinées, cette peau uniformément blanche et glabre pouvaient produire cet effet rude et sec de la photo en femme, et comment le tout pouvait se concilier avec la beauté et la présence dont parlait Édouard. Le sourire était timide, le geste étroit, la voix douce, mais timbrée au point que dans tout ce bruit, ces musiques, ces rires, ces criailleries, on l'entendait sans tendre l’oreille. Autre chose me titillait : il était impensable que lui et moi nous puissions avoir les mêmes emplois. Le rôle de la poupée me parut bien moins fascinant…

On s’intéressa encore un peu à moi. Sone Teal me fit quelques compliments, assez aimables, et d'abord renchéris par Édouard, qui les modéra bientôt… et finit par les amoindrir par des réserves sur ma timidité, mon manque de métier qui nécessitait du travail… du travail… du travail… Sone Teal se mit à rire, et comme pour se moquer d’une exagération d’Édouard, il me dit :

— Courage, ma belle !

Son expression était lumineuse malgré les cheveux aplatis par le port de la perruque pendant le spectacle. Rien de passionnant tout de même. Il se mit ensuite à répondre à des questions d’Édouard. On ne parlait plus de moi, impossible donc que je suive la conversation. Ce qui m’attira, ce fut la faune, la flore, les sonorités, les excentricités de cet espace magique qui m’absorbait toute entière. Dans sa brutale douceur, Édouard me dit, comme un reproche :

— Si vous saviez un peu d’anglais, nous parlerions anglais, au moins cela vous serait utile à quelque chose.

J’allais me faire plus attentive à la conversation quand soudain toute la salle braqua ses yeux sur l’entrée : une créature belle, rayonnante, réussie en diable venait d’ouvrir, venait de faire un pas, s'arrêtant pour s’offrir aux regards. Elle était flanquée de deux personnes : un travesti sans doute occasionnel qui portait un foulard noir pour cacher des cheveux très masculins et une barbe très apparente. La jupe laissait voir des jambes arquées et des pieds en dedans, avec une maladresse si visible qu’on l’aurait crue voulue. L’autre était une espèce de brune, avec une énorme tignasse, mais si longue, si épaisse, si fournie qu’elle lui dissimulait tout autant le torse que le visage. Les yeux, une seconde attirés par les caricatures, s’en détachaient pour se fixer sur la blonde aux regards violents qui tout en se montrant voulait tout voir, tout engloutir en même temps. Elle prit le temps d’ouvrir la bouche, de passer sa langue sur des dents lumineuses, et d’un pas décidé, explosive de santé, se dirigea sur moi. J’aurais voulu détourner la tête par crainte de la provoquer, mais la bombe était déjà là… Explosive ?… Non !… Souriante, faisant l’aimable. Elle embrassa gentiment Sone Teal, et lui dit :

— Ça va chérie ?

Elle tendit la main à Édouard en faisant une révérence plaisante, me regarda, et s’adressant à Sone, dit :

— Une nouvelle tête ? C’est pas mal !

 Elle me dit bonjour, et avant que j’aie eu le temps de répondre, elle avait tourné le dos, poursuivait... Les deux figurantes étaient à l’arrière-plan sans qu’une seconde ce décor humain m’ait intéressée. Cléo seule m’avait happée. Car c’était Cléo. Sone Teal expliqua à Édouard  avec son adorable accent :

— C’est Cléo. Elle était chez Mme Arthur. Elle voulait venir au Carrousel. Mais elle dispute beaucoup… Monsieur Marcel a refusé. Alors elle a quitté le cabaret. Elle préfère les grandes scènes… elle a monté sa troupe. Elle est aux Folies Platanes…

Édouard ne saisit pas la plaisanterie, Sone ajouta dans un souffle : « Elle est prostitute. ». Les métaphores s’éclaircirent, on rit. Je compris le mot de Marine sans avoir eu à lui demander de l’aide.

C’était Cléo ! C’était donc Elle, Celle qui m’avait servi de guide et de modèle. Je revoyais ce jour obsédant où, Albe ayant réuni chez lui quelques amis, Grande Berthe avait dit, parlant de moi :

— Qu’elle est rigolote, avec sa mèche dans l’œil… Dis-moi, ma Frangipane, tu ne trouves pas qu’elle nous rappelle Cléo ?

Frangipane avait répondu :

— Je ne sais pas si elle lui ressemble, mais elle finira, comme elle, au Carrousel… Parfaitement, Cléo au Carrousel ! Elle s’est bien faite, elle est ravissante !

C’est sur ces mots que je m’étais embarquée. « Elle s’est bien faite, elle est ravissante » avait été un fil conducteur, un laissez-passer pour la vie. Maintenant, un lien s’établissait. J’avais envie d’aller lui dire, à la table où elle s’était installée avec ses deux suivantes, que j’étais une de ses admiratrices, que je demandais une dédicace… Comme on fait avec des vedettes… Ce n’était même pas plausible. Je n’avais jamais rien vu d’elle, pas même une photo. Et puis déjà, au fond de moi, une prévention : « prostitute » avait dit Sone. C’était l’image même du trottoir, inconnue à Alger, qui m’avait surprise et indignée en voyant Paris… Et puis aussi toutes les horreurs dont m’avait abreuvée Marine et qui me revenaient, m’inspiraient une sorte de crainte… quelque chose d’assassin dans les yeux de Cléo… son inquiétante compagnie… Et surtout un sens de ma dignité nouvelle : vedette de cinéma en puissance…

Je fus bien tard couchée, mais ce fut la première nuit que je m’endormis à Paris sans pleurer.

***

Je ne mis que quelques jours à découvrir le petit monde de l’Arche de Noé. Pendant des mois peut-être, alors que je m’acclimatais lentement à la scène, tout en rêvant de cinéma, je vins finir mes nuits dans ce restaurant.

À L’Arche de Noé, je me retrouvais avec la moitié de la loge de Mme Arthur, et surtout Maslowa qui y finissait sa nuit dans un délire de répliques spontanées, de mots si drôles qu’elle les adaptait parfois à la scène. J’y arrivais en couple factice avec Everest, un grand garçon placé comme moi dans la loge des vieilles, logeant comme moi à l’hôtel André Gill, et avec qui j’avais sympathisé. Parfois, Édouard passait me prendre et emmenait aussi Everest, car nous n’allions pas souvent ailleurs qu’à l’Arche de Noé. Dès que nous nous installions à notre table, on venait nous saluer. Non seulement le Gros Pierre et Belciel, mais des gens qui voulaient nous approcher, nous demander des autographes. J’entendais alors des compliments hyperboliques, soit qu’on m’ait vue en scène, soit qu’on se contentât de me voir de près, et le rien que j’étais, qui me paraissait beaucoup s’enflait d’une multitude d’illusions pendant que je prenais un air modeste. On se laissait entraîner sur la piste, on dansait toutes sortes de « tortillages modernes » dont je raffolais. Parfois quelqu’un, bien ou mal intentionné, alimentait le juke-box en rythmes lents qui se dansent enlacés, et quelques garçons « de bonne famille » venus s’encanailler nous invitaient à danser. J’aimais aussi cela. C’est ainsi que j’ai connu Cyrille.

Plus que la vanité et la sensualité, il y avait à l’Arche de Noé le rire et un sentiment familial, entremêlé de chicanes et de haines. On riait des moqueries des uns, de mots et de gestes prétentieux des autres, de situations inattendues ou loufoques. On riait surtout par envie et besoin de rire. Parfois, il y avait une descente de police. Toute personne qui risquait de se faire emballer détalait comme un rat. Un de ces jours, sept ou huit fugitifs étaient allés se cacher dans un débarras de l’arrière-cour. Il y avait parmi eux une chose longue, blonde, fine, informe, à peu près de mon âge, très prometteuse (qui devint Félie-Reine, la Fée) et qui, guettant par un trou de la porte le moment où la voie serait libre pour revenir, aperçut dans la pénombre un jeune homme qui les avait suivis, trop lentement, les avait perdus, et cherchait apparemment où se cacher. La future Fée, n’écoutant que son cœur, sortit du trou et hurla à voix basse en faisant de grands signes :

— Hep ! Hep ! C’est par ici, magne-toi ! 

Une minute plus tard, tout ce petit monde traversait le restaurant. Un policier demanda au beau jeune homme son collègue :

— Où tu les as trouvés ?

— C’est eux qui m’ont appelé ! répondit bêtement l’autre.

Le fou rire fut général. Il nous en fallait peu.

***

Les joies, les anecdotes, les dépits de l’Arche de Noé étaient repris et racontés par Everest, dans la loge des vieilles, car nous en reparlions ensemble et les vieilles qui écoutaient faisaient leurs questions et leurs commentaires. C’était la vie. Régine, qui était, avec Coccigrue, la plus vieille de toutes les vieilles et qui plus que les autres n’aspirait qu’à dormir après le travail, s’écriait :

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle à se faire emballer ! Les jeunes d’aujourd’hui ne savent plus s’amuser… Tu te souviens, Arlès, avant-guerre, quand on était à  la Vie en Rose… 

— Elle avoue son âge ! criait en voix de tête la Vivonne, bien plus jeune tout de même, et qui, dès qu’il commençait à appliquer son fond de teint se prenait pour Yvonne Printemps.

— J’ai jamais connu la Vie en Rose s’écriait Arlès Déry, je suis trop jeune !

— C’est ça, répondait Régine poudrant son décolleté dans un irrespirable nuage de poudre de riz, tu caches ton âge, c’est tout. Moi, je l’avoue… 

À ce moment-là Régine nous avait à l’œil malgré la brume : toute la loge des vieilles s’était figée, main en l’air, tenant qui un crayon, qui une éponge, qui une houppe, bouches fermées, nez pincés pour éviter d’avaler toute cette poussière. Alors, dans un silence tout relatif, car nous parvenaient et le vacarme de la grande loge, et la musique de l’orchestre, Régine disait d’un air froid :

— Oui, je l’avoue, mon âge ! J’ai quarante ans !

C’était le moment guetté par la Coccigrue :

— Quarante ans bloqués !

On riait, on riait !

— Mais non, la Grue, répondait Régine, compte comme tu voudras. Je suis rentré en 38 à la Vie en Rose. J’avais dix-huit ans. Compte. Je suis donc né en 20. On est en 60, ça fait 40.

J’adorais ces comptes-là. Coccigrue disait :

— J’vais t’dire un truc ! En 38 quand je suis allé à la Vie en Rose en client, j’étais boy de Mistinguett. (Cette affirmation, si souvent martelée, nous impressionnait beaucoup.) J’avais 24 ans, ce qui me fait naître en 14. Toi, on t’en donnait déjà 40, ce qui te fait remonter à 98. Ben compte… t’en as 62 !

On riait. Moi plus que tout autre.

Marine parfois s’énervait de me voir quasiment en phase avec lesdites vieilles et de m’amuser de leurs plaisanteries. Elle me faisait la morale à haute voix. Elle prenait aussitôt son ton compassé et nasillard :

— Tu es très mal élevée de rire comme ça. Quand on a dix-huit ans, il faut respecter les vieux et ne pas se moquer de leur âge. 

— Oh ! Elle est délicate et sensible disait finement Régine dissimulant son dépit.

— Prends-en de la graine, ma payse, me disait Coccigrue, qui forçait son accent des faubourgs, car elle était de Boufarik.