Le gai cimetière - Marie-Pierre Pruvot - E-Book

Le gai cimetière E-Book

Marie-Pierre Pruvot

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Beschreibung

Le sida fait rage parmi les membres de la troupe.

Le Gai Cimetière prend la suite de La Chanson du Bac. L’histoire se situe alors que le Carrousel est définitivement fermé, la troupe dissoute, et que la mystérieuse épidémie porte déjà un nom : le sida. Le trouble avait déjà laissé la place à l’inquiétude, l’hécatombe provoque la terreur. C’est au travers du calvaire de son amie Lola que Bambi parcourt cette période. Les membres restants de l’ancienne troupe renforcent leurs liens d’amitié et tentent de faire front. Rien n’empêche les amis de disparaître dans des souffrances et des conditions lamentables. Pourtant, parmi tant de malheurs, la troupe ne cesse de baigner dans cet humour habituel indispensable à la vie, et jusqu’à la mort...
Marie-Pierre Pruvot signe sans doute le plus sombre de ses récits. Toujours avec pudeur et sensibilité, elle rend un hommage à ses amis-artistes disparus : Lola, Folamour, Délire, Belciel et Bernard, Kiki Moustic, Charmeuse, Flafla, et même Gina... et bien d’autres. Portant encore aujourd’hui les stigmates de cette traversée douloureuse, Marie-Pierre Pruvot adresse un dernier adieu à ses amis disparus, à leur spectacle, à la troupe, et enfin à cette vie qu’avec Coccinelle, Capucine et d’autres elles avaient inventée...

Découvrez la suite de La Chanson du Bac, retrouvez les survivants et plongez dans l'horreur de leurs souffrances.

EXTRAIT

C’était comme la mort. Angoissant. Irrémédiable. M’arrachant au cauchemar, les yeux toujours fermés, je repoussais l’image encore si vive qui m’avait assaillie dans le sommeil. « Bonjour, Monsieur ! » me disaient des élèves accourus vers moi de tous les coins de la cour du collège. Ils n’étaient pas moqueurs. Leurs regards étaient accusateurs, dénonciateurs. Dans l’impossibilité de fuir, d’agir pour me défendre, je m’étais réveillée, terrorisée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets « Chez Madame Arthur » et « Le Carrousel », Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres Modernes en 1974 et obtient les Palmes Académiques. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : J’inventais ma vie, France, ce serait aussi un beau nom.

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Résumé

Le Gai Cimetière

Tome 5 du roman «J’inventais ma vie»

Le Gai Cimetière prend la suite de La Chanson du Bac. L’histoire se situe alors que le Carrousel est définitivement fermé, la troupe dissoute, et que la mystérieuse épidémie porte déjà un nom: le sida. Le trouble avait déjà laissé la place à l’inquiétude, l’hécatombe provoque la terreur. C’est au travers du calvaire de son amie Lola que Bambi parcourt cette période. Les membres restants de l’ancienne troupe renforcent leurs liens d’amitié et tentent de faire front. Rien n’empêche les amis de disparaître dans des souffrances et des conditions lamentables. Pourtant, parmi tant de malheurs, la troupe ne cesse de baigner dans cet humour habituel indispensable à la vie, et jusqu’à la mort...

Marie-Pierre Pruvot signe sans doute le plus sombre de ses récits. Toujours avec pudeur et sensibilité, elle rend un hommage à ses amis-artistes disparus: Lola, Folamour, Délire, Belciel et Bernard, Kiki Moustic, Charmeuse, Flafla, et même Gina... bien d’autres. Portant encore aujourd’hui les stigmates de cette traversée douloureuse, Marie-Pierre Pruvot adresse un dernier adieu à ses amis disparus, à leur spectacle, à la troupe, et enfin à cette vie qu’avec Coccinelle, Capucine et d’autres elles avaient inventée...

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets « Chez Madame Arthur » et « Le Carrousel », Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres Modernes en 1974 et obtient les Palmes Académiques. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : « J’inventais ma vie », « France, ce serait aussi un beau nom ».

Marie-Pierre Pruvot

Le gai cimetière

Nos années noires du sida

J’inventais ma vie Tome 5

Roman

Dépôt légal novembre 2014

ISBN : 978-2-35-962-659-9

collection Hors Ligne

ISSN : 2108-629X

Mes remerciements à Laurence Schwalm

Préface

Danse avec la Mort

Il court, il court le sida : il entraîne dans sa danse toute une galerie de personnages qu’on croirait sortis d’un roman de Genet par leur gouaille et leur flamboyance, mais qui sortent en fait de la mémoire de Marie-Pierre Pruvot et dont l’évocation permet au lecteur de parcourir le plus singulier des cimetières.

Journal de bord d’une rescapée ? Réalisme magique appliqué au récit d’une hécatombe ? Carnaval mortuaire sous forme de parabole ? On aura raison d’hésiter à déterminer le genre littéraire du cinquième tome des mémoires de Bambi, tout comme on acceptera, au fil des pages, d’hésiter entre le rire et les larmes : si nos héroïnes ne peuvent refuser la main macabre du « sidoux », elles opposent à l’inexorable défaite du corps malade une fête où les traits d’esprit, l’art de la dérision et l’entretien des souvenirs se conjuguent sur fonds de bulles de Champagne, d’éclats de rire et d’une tendre complicité entre amies qui sont toutes des anciennes du Carrousel, de ce mythique cabaret parisien qui a marqué la culture de cabaret transgenre des années 1950 jusqu’aux années 1970.

Ressuscitant un jargon d’époque propre aux cercles des transsexuels et des gays que fréquentait Bambi (où aller à latirette veut dire se faire faire un lifting et êtrebordille signifie être une traînée), on découvre chaque personnage à travers son nom de scène (Lola, Délire, Mimi, La Fée, Léda Label, Everest, Charmeuse, etc), étant donné que chaque personnage mène sa vie naturellement comme un rôle extraordinaire adapté pour la vie quotidienne, face au miroir devant lequel Baudelaire recommandait que tout artiste se prenant pour œuvre d’art devait vivre en permanence. Les années du Carrousel sont finies, certes, mais la vie reste une apparition où l’on défie avec esprit et artifice la marche du Temps et l’éboulement des nouvelles générations. Le gai cimetière propose, avec beaucoup de pudeur et de dignité derrière ce vernis de fanfare, la dernière entrée en scène des amies de Bambi qu’elle accompagne dans leur lutte contre la maladie en ce début des années 1990, au plus fort de l’épidémie du sida.

« Il y a des gens qui disent qu’elle a la bête, mais va savoir », « Je me demande quelle sera la prochaine, je sens rôder la mort », « il fallait être raisonnable, ne pas voir du sida partout ». C’est la grande question qui structure la première partie du récit : qui a la bête et qui ne l’a pas encore, qui l’avoue enfin et qui persiste à le nier. On apprend qu’Angelo est parti en prison, alors qu’il était à l’hôpital. Que Belciel a un kyste au cerveau, qu’il ne faut pas confondre avec une maladie opportuniste. Que Lola ne peut assister à l’enterrement de Charmeuse parce qu’elle souffre des infiltrations de silicone, et seulement de cela. On entre dans le Gai cimetière comme dans les premières pages du Fil, ce beau roman de Christophe Bourdin : entre déni, espoir et hypocondrie. Puis vient le temps où pudiquement, face à l’imminence des hospitalisations à répétition, on se déclare malade à des amis choisis juste avant que le sida lui-même ne se déclare, c’est-à-dire que l’on passe du statut de séropositif à celui de sidéen. Les deux héroïnes du roman, Délire et Lola, se déclarent à Bambi, et cette dernière nous invite à la suivre dans les coulisses de ce double et ultime accompagnement.

Chaque communauté a ses préjugés, et au début de l’épidémie, les anciennes du Carrousel pensent que le sida ravage les homosexuels et les travestis, mais les ignore : elles sont miraculeusement épargnées par la bête (l’auteur parle, rétrospectivement, d’un « accès de folie collective »). Or l’abattage n’épargne personne, et très vite le fléau gagne aussi le cercle des anciennes. Un triangle structure le récit : Bambi, personnage de confiance en raison de son intégrité et de son ancienneté, est la confidente de deux amies qui entretiennent une relation des plus ambiguës entre elles, et qui sans jamais se revoir se parlent beaucoup au téléphone et s’observent dans leur lutte mutuelle pour la survie. D’un côté, Délire la jeune garce, indépendante, qui a conservé ses seins mais s’est remise en garçon et fait une carrière de journaliste au service de David Girard (ancien prostitué devenu un potentat du business gay, se racontant dans Les nuits de citizen gay). Fière et farouche, Délire aimait s’habiller en rien du tout et se tenait autant que possible à distance du milieu qu’elle devait pourtant labourer pour son métier. On l’imagine très bien entre la Divine de Genet et celle de John Waters. À l’opposé, plus vieille école, la spectaculaire Lola, qui sort en Lola, et qui incarne avec éclat le glamour de la femme vamp à l’épreuve de la vieillesse et des naufrages amoureux : elle évoque la Lola Montès de Max Ophüls et aussi celle de la chanson de Copacabana (her name was Lola, she was a showgirl). Tandis que Délire voudra mourir le plus loin de toutes, Lola finira par se déclarer auprès de ses amies qui l’assisteront dans son agonie. Peut-être que la scène la plus touchante du roman est celle où Bambi, auprès de Délire à l’hôpital, découvre l’importance de sa mère dans sa vie : « c’est mon ange », murmure péniblement une Délire épuisée. Le lecteur, comme Bambi, n’oubliera pas l’image de l’étreinte et du baiser entre Délire et sa mère dans l’antichambre de la mort.

Le gai cimetière est un document de première importance sur les ravages du sida dans la communauté transsexuelle : il existe si peu d’archives, de littérature, de documents sur le lourd tribut payé par les trans (aujourd’hui encore) à l’épidémie du sida. On y découvre aussi des questions spécifiques à cette communauté, par exemple la peur de perdre sa féminité et de ne plus pouvoir passer à cause des avancées de la maladie (Lola subit une ablation des seins), et aussi la peur que pendant l’enterrement, on parle de la défunte au masculin ou que sa famille barre l’accès aux amies transsexuelles (comme dans le cas de Sloughi). Enfin, et surtout, Le gai cimetière est une épopée de l’amitié, du lien intense, parfois conflictuel et moqueur, mais toujours d’une tendresse et d’une force bouleversantes, qui a soudé les anciennes du Carrousel dans cette épreuve de l’épidémie où les rescapées ont passé leur temps à soutenir celles qui ont lutté contre la maladie. On a presque honte d’être encore vivant et en bonne santé lorsqu’on referme la dernière page du livre, et en même temps on a envie de faire comme Bambi et les autres survivantes à chaque retour d’enterrement : ouvrir une bouteille de Champagne, boire en l’honneur de la disparue et lui rendre hommage en faisant malgré tout triompher la bonne humeur.

Les lecteurs assidus de Bambi reconnaîtront son univers : les références à Saint-Simon et Madame de Boigne, le passage météorite de Coccinelle, l’exercice peu flatteur de l’introspection et l’entretien sans faute du jardin de l’amitié. Il faut saluer le style du roman, ou plutôt la qualité de sa morsure : il retranscrit avec finesse et cruauté cette danse avec la mort qui rythme tout le livre. Lorsque Lola connaît un regain d’énergie : « La maladie s’était faite discrète, la malade régnait ». La prose se fait féline, la syntaxe parfois d’un euphémisme tranchant, miroitant ce jeu du chat et de la souris des personnages face à la bête. Les parties s’enchaînent implacablement, comme les cycles de la maladie, et garnissent immanquablement les tombes d’un cimetière dont le lecteur se souviendra longtemps encore.

Maxime Foerster

Auteur de Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France

Professeur de littérature française à Southern Methodist University, Dallas, Texas.

Avertissement au lecteur :

1

C’était comme la mort. Angoissant. Irrémédiable. M’arrachant au cauchemar, les yeux toujours fermés, je repoussais l’image encore si vive qui m’avait assaillie dans le sommeil. « Bonjour, Monsieur ! » me disaient des élèves accourus vers moi de tous les coins de la cour du collège. Ils n’étaient pas moqueurs. Leurs regards étaient accusateurs, dénonciateurs. Dans l’impossibilité de fuir, d’agir pour me défendre, je m’étais réveillée, terrorisée.

Je voulais chasser l’image dévorante, chasser la voix nombreuse, « Bonjour, Monsieur ! », mais l’affreuse scène vivait imprimée en moi. Je reconnaissais, à peine interprétée et amplement dramatisée, l’aventure récemment arrivée à Lola. Dans la rue, en bas de la chambre de bonne qu’elle habitait provisoirement, se détachant d’un groupe de petites filles, deux gamines entre dix et douze ans s’étaient approchées d’elle et lui avaient dit haut et fort « Bonjour, Monsieur ! » Lola avait pensé s’évanouir. Je la comprenais maintenant. Elle aurait aimé disparaître sous terre non sans avoir auparavant occis les fillettes. Mais, rassemblant toutes ses forces, elle avait mimé l’inattention et avait rejoint l’air distrait, dans l’espoir qu’elle n’aurait rien remarqué, Gina qui l’attendait à quelques pas.

Le soir, venant dîner chez moi, Lola avait raconté l’affaire et ajouté ses commentaires : « Ce serait arrivé chez moi, à Pigalle, ça n’aurait pas été grave. Tout le monde me connaît, et les gamines auraient pu s’égosiller, elles n’étaient que deux gamines mal élevées. Tandis que là, dans ce quartier, c’est comme si elles m’avaient crié “travelo, travelo !” Je me demande bien qui a pu leur dire, les renseigner, les pousser peut-être… À moins que ça ne se voie, qu’elles n’aient compris elles-mêmes… C’est horrible, je ne vais plus oser sortir… Et le comble — je ne t’ai pas tout raconté — Tu ne sais pas ce qu’a fait cette idiote de Gina qui a un œil terrible et qui avait tout remarqué ? Au lieu de faire la morte, elle va droit aux gosses — pour montrer qu’elle passe mieux que moi — et leur dit en prenant sa petite voix :

— Les enfants, c’est pas gentil ce que vous avez dit à la dame !

— C’est pas une dame, c’est un monsieur !

Tu te rends compte, ces gosses, quel culot !... Et j’ai été forcée d’entendre tout ça, plus morte que vive… L’autre idiote a insisté. Elle est partie dans des explications :

— Ne dites pas de bêtises. Vous croyez que c’est un homme parce qu’elle porte une perruque. C’est qu’elle a perdu ses cheveux à cause d’un traitement contre le cancer.

Mais tu te rends compte d’une conne ! Non seulement parler de chute de cheveux, avouer une perruque — pourquoi pas une prothèse dans les seins et les hanches en silicone, tant qu’elle y est —, mais encore aller m’inventer un cancer, à moi qui suis superstitieuse… »

Tout en faisant les cornes pour conjurer le sort et pour m’amuser, Lola avait commencé à sourire et avait poursuivi : « Je lui ai dit :

— Dans ce cas-là, il vaut mieux se taire, faire la sourde oreille !

Elle m’a répondu :

— C’est ça ! Je vais laisser dire qu’on est des travelos. Toi, tu risques rien, tu rentres à Pigalle, tandis que moi, je reste, voilà le Hixe ! »

Lola avait éclaté de rire en répétant le cuir de Gina. C’était sa vengeance. (Les cuirs de Gina faisaient partie des gags de notre petit groupe.) Elle riait aussi d’elle-même, de ses frayeurs. En même temps, elle se moquait d’une critique que je lui faisais souvent, et qu’elle feignait de ne pas entendre : cette perruque était excellente pour la scène, elle était même bonne pour aller la nuit faire la jolie chez Angelo, mais, à la ville, ça ne passait pas, ça faisait homme en femme…

Lola avait ri, mais les faits n’en étaient pas moins inquiétants. Sans la perspective de rentrer chez elle dès que son immeuble serait réhabilité, là-bas, à Pigalle, où elle se fondait dans la faune ordinaire, jamais elle n’aurait pu trouver la ressource de surmonter la dénonciation des regards, les quolibets, toute l’hostilité du quartier.

Mais moi. Je m’étais vue dans les mêmes affres que Lola. J’avais beau vouloir tenir ce cauchemar pour rien de plus qu’un mauvais rêve, le mal ne m’en avait pas moins atteinte. Il me rongeait. J’en voyais chaque jour les progrès, et chaque jour mon cœur se serrait davantage, tout mon être se nouait dans la crainte, dans l’attente de l’événement mystérieux et terrible. Perdre mes cheveux. Qu’en serait-il dans quinze jours seulement, à la rentrée, si le mal poursuivait sa progression au rythme où il me ravageait depuis huit jours ? Que faire ? Que dire ? Comment paraître devant l’administration, les collègues, les élèves ? Pas de parade. Dans ma folle angoisse — la nuit, tout se dramatise —, je m’en prenais à Lola du mal qui m’arrivait. C’était elle qui m’avait mis peu à peu en tête que j’avais vieilli. Oui, c’était elle qui l’avait dit : « Dommage d’avoir été si belle et de se retrouver toute chiffonnée, les traits tout affaissés… » Depuis, je ne m’étais plus vue qu’avec des bajoues, le front labouré, les yeux battus. J’avais couru à la tirette acheter à prix d’or un peu de jeunesse. Et j’en avais été satisfaite jusqu’au 14 juillet. Lola disait : « C’était pas un luxe ! »

Et maintenant ? Dès le premier shampoing, les cheveux étaient tombés en abondance. Le déplorable phénomène n’avait fait que s’amplifier. Je me demandais, à voir l’épais volume resté dans les dents du peigne comment je pouvais en avoir encore sur la tête. J’en parlais discrètement autour de moi, on me répondait sur le même ton détaché que j’avais pris pour questionner, que c’était normal après une telle opération. Pas sûr ! Maintenant la chute avait pris en profusion et en compacité, et on voyait, sous l’éclairage de la salle de bain luire la peau du crâne à travers les rescapés. J’étais déjà obligée de recourir à des ruses de chauve pour pouvoir sortir sans autre artifice, et la bombe de laque faisait régner sur ma tête un ordre despotique, mais précaire : un fort vent l’aurait malmené… Et il soufflait toujours dans la cour du collège un vent d’aérodrome.

Chaque heure, chaque seconde, la catastrophe s’aggravait, je me désagrégeais. Tout mon être s’envolait avec mes cheveux morts, et je ne sentais vivre en moi qu’un être inconnu qui s’épuisait à maintenir une apparence. Non ! La rentrée ne pouvait pas se faire. En vacances, on reste chez soi, à l’abri des regards. On sort si on peut, quand on veut. Mais au travail, affronter une multitude d’yeux inquisiteurs, malveillants ! Je me sentais défaillir. Lola s’était fait insulter par des gamines. Tant pis pour elle. Elle l’a un peu cherché. Je lui ai dit et répété que sa perruque est très belle, qu’elle lui va très bien, mais pas à la ville. Elle aurait été parfaite en scène, à l’époque heureuse du Carrousel, ou, à défaut, la nuit, assez bonne pour fréquenter ce bouge de chez Angelo, avec maquillage et tenue de star. Là, d’accord ! Mais en plein jour, pour faire ses courses ! Et dans le métro, à toujours avoir peur de la bousculade, ou que quelqu’un la lui arrache, pour jouer, comme ils disent. Cette énorme touffe platine, agrémentée de lunettes papillonnantes, et des mains avec des ongles immenses et d’un rouge… ça ne va pas avec des chaussures plates et un jean, dans le métro, même en dissimulant un peu l’énorme poitrine… L’œil était trop attiré… Lola ne comprenait-elle pas une chose aussi simple ? « C’est une crétine », disait Délire. Il est vrai qu’elle le disait de tout le monde, y compris d’elle-même. Il y avait un peu de ça. Pourquoi ne pas faire permanenter ses cheveux pour leur donner un peu de volume. Il lui en restait bien autant qu’à moi… Ou alors une petite perruque châtain clair, discrète. On ne penserait pas même à détailler, à comprendre… elle passait. Mais avec la toison de la fortune, ou peu s’en faut, elle attirait l’œil. On voyait. Ça se voyait, elle ne passait pas. Ce n’était pas sans raison que j’évitais de me montrer avec elle dans certains endroits : autant me dénoncer moi-même, surtout si moi aussi, désormais, comme elle, je…

En me réveillant du cauchemar, au lieu d’en sortir, je m’y replongeais. L’hypothèse d’une si grande misère m’était insupportable. Pourtant, je la voyais approcher d’instant en instant. Au-dehors, la nuit était d’un calme bouleversant. C’était comme un vide immense que mon imagination peuplait de visions effrayantes. Maintenant, ma dégradation s’imposait à moi. Je l’avais dans l’esprit, monumentale, qui s’infiltrait dans les coins et les plis, imprégnait tout, colorant tout des sombres teintes de mon deuil. Je voulais me raisonner, relativiser, me comparer à des camarades très malades, peut-être condamnés, il me semblait que ma croix était plus lourde, puisque je devais trouver une solution urgente, que je n’en imaginais aucune qu’invivable, honteuse, et que le temps passait, passait, et détruisait. Et je me représentais Lola venant dîner chez moi, le soir même, comme prévu, arrivant accablée de soucis, de faux cheveux et de canicule, et j’y voyais une image de moi-même, inattendue, et que j’aurais voulu terrasser. Non, Lola ! Ne viens plus, ne viens plus me voir, je te hais !

Non seulement je lui reprochais d’exister, je m’en prenais aussi au sort qui l’avait rapprochée de chez moi. Depuis que son immeuble avait brûlé et qu’elle avait miraculeusement survécu grâce à un ancien pompier qui se trouvait chez elle, elle s’était exilée de Pigalle et habitait à proximité de chez moi, dans l’immeuble de Gina. Elle venait me voir au moins deux fois par semaine. Je l’aidais, nous dînions, je la raccompagnais. Que de lettres d’affaires querelleuses et compliquées ne m’avait-elle pas déjà fait écrire. Et recommencer un grand nombre de fois, soit qu’elle eût oublié un détail ou confondu les personnes, les objets ou les dates, soit que je n’eusse pas pris un ton assez menaçant, ou encore que je n’avais tout simplement rien compris à ce qu’elle m’avait expliqué. Si je rechignais à tout reprendre, c’était elle qui gloussait, se moquait de moi, prétextait qu’elle avait fait exprès pour tester mon amitié, ma patience, mon savoir-faire. Invariablement, je cédais. Alors elle recommençait à me raconter ces histoires abracadabrantes, ses démêlés sans fin avec son syndic, et je me donnais un mal fou à retrouver le fil de cet écheveau inextricable.

Eh bien, non ! c’était fini, je ne voulais plus rien entendre, je ne voulais plus la voir jusqu’à ce que son immeuble soit restauré, et qu’on reprenne, comme avant l’incendie, un rythme de rencontres éloignées. Ou plutôt, pas de rencontres du tout. Pourquoi la revoir ? Au nom d’un passé commun, strip-tease, Carrousel, travelo ? Merci beaucoup. Je m’en étais dégagée. J’avais changé de vie. J’étais une honorable fonctionnaire. Tandis qu’elle… Il fallait rompre tout de suite, lui fermer ma porte. Elle ne m’apportait plus rien. Elle me compromettait. Elle était morte pour moi.

***

Voilà comment je m’étais rendormie. La haine de Lola, mon amie, ma sœur, m’avait envahie, était venue refouler l’angoisse de me voir devenir chauve, et m’avait doucement ouvert les portes du sommeil. Lorsque le soir elle arriva chez moi, toute vibrante encore de cette agitation qui donne l’impression d’agir, elle était bien loin de se douter que j’étais passée la nuit précédente par une crise dont elle avait fait tous les frais. Elle se mit aussitôt à babiller à propos de carrelage, de moquette, de rideaux, de meubles, et, agitant les lettres du syndic, de l’entrepreneur, ronchonna après ces magouilleurs à qui elle allait apprendre à vivre. Ils allaient voir un peu s’ils l’a prenaient pour une andouille ! « Monte dans ton bureau, tu vas voir la réponse qu’on va leur faire, ils vont être verts de peur. » Elle se rendit compte à mon expression que je n’allais pas bien, que ce n’était pas le moment. « Bon, bon, c’est pas pressé, on fera ça demain. Qu’est-ce que tu as, ça ne va pas ? Tu trouves que je t’ennuie ? Puisque c’est comme ça, pour t’amuser, je vais t’en raconter une bien bonne. »

Nous étions assises dans la véranda. J’étais censée servir un verre de vin en apéritif, je ne le faisais pas. Elle commençait déjà à sourire de ce qu’elle allait raconter : « Je suis allée hier chez Angelo. » Elle riait, guettant sur mon visage une expression de réprobation, car je lui conseillais de ne plus fréquenter ce bouiboui où se côtoyaient les putes du Bois, les voyous, la drogue, le virus, la mort. Si j’avais quitté le Carrousel depuis des années, Lola y était restée, doyenne d’âge, à chanter, à danser, à strip-teaser, jusqu’à ce que notre cabaret ferme définitivement. Le chômage, alors, n’avait pas effrayé Lola. Pourquoi se serait-elle laissé abattre ? N’avait-elle pas jusque-là, chaque nuit, après le spectacle, rejoint le bar d’Angelo, entre quatre et six heures jusqu’à des huit et neuf heures du matin, pour finir avec quelques amis au « Lola’s Bar » c’est-à-dire chez elle, dans son salon, pour ne se coucher que vers midi ! Assurément, elle n’avait pas attendu après le Carrousel pour vivre et s’amuser. Aussi, avait-elle fait comme si le naufrage de notre cabaret n’avait pas été un drame. Elle avait continué tous les soirs à se peindre comme pour la scène et était arrivée chez Angelo dès minuit, pour y rester jusqu’au matin, assistant au retour progressif de toutes les bonnes gagneuses du Bois dont un des luxes était de faire couler à flots du champagne pour fêter Lola.

Fêter ! Fêtée, oui ! Mais comme une ancêtre. Car il y en avait de si jeunes qu’elles pouvaient se dire : « Dans trente ans je serai comme elle, et même sans doute un peu mieux. » Elles pouvaient voir venir… Et Lola dans la pénombre, la fumée, l’alcool, continuait de vivre sa vie. Elle arrondissait ses fins de mois (c’est là qu’elle avait connu « Pas-la-Frite » qui l’avait tant aidée.) Elle y trouvait aussi des plaisirs de passage, parfois joignant l’utile à l’agréable. Depuis que son immeuble avait brûlé et qu’elle s’était réfugiée près de chez moi, elle n’allait plus chez Angelo qu’à l’occasion. Je l’en blâmais moins qu’elle croyait, ou qu’elle feignait de croire, car c’était un jeu pour elle, une taquinerie, de m’annoncer sa dernière nuit dans le bouge.

J’étais trop plongée dans mes angoisses pour réagir à son récit. Elle, par ses mimiques et ses intonations, se promettait d’attirer mon attention : « Hier, soir, des amis m’ont invitée à aller chez Angelo ! J’ai sauté sur l’occasion, car on dit qu’Angelo est en prison et je voulais en savoir plus. Mais ce n’est pas de ça que je veux te parler. Je te dirai tout ça une autre fois. C’est très grave… Il y a anguille… »

Jamais je ne m’étais sentie si mal à l’aise à entendre Lola. Maintenant son arrivée chez Angelo, l’accueil que lui avait fait Lucy-Fleur, la barmaid, tout m’indisposait. Lola s’en rendit compte. Elle abrégea l’introduction et poursuivit : « Vers trois heures du matin, il y avait une ambiance d’enfer. Il y avait le Bois et l’arrière Bois, beaucoup de Brésiliennes, Bicha ! riches de la nuit, qui dépensaient sans compter : Lola, mi amor ! le champagne coulait à flots. Je te jure que je n’en ai pas bu une seule goutte… Je n’ai bu que du Whisky. » Elle me taquinait, cherchait à susciter mes rires habituels… Mais moi, loin de me laisser distraire, agressée par ma catastrophique chute de cheveux, je sentais renaître les sentiments hostiles qu’elle m’avait inspirés pendant la nuit. Je la regardais, je la détaillais, je ne la reconnaissais plus : elle n’avait plus que des défauts. Et qu’avais-je fait, folle que j’étais, je l’avais prise pour modèle et j’avais suivi ses conseils !

Elle était un peu plus âgée que moi, mais je m’y étais prise avant elle et je l’avais vue débuter au Carrousel. Tout de suite, elle avait été ravissante, conforme à nos canons. Sachant déjà chanter, danser, et surmonter le trac, elle s’était vite classée parmi les meilleures d’entre nous. Il aurait fallu qu’elle se maintienne telle quelle, en s’adaptant aux modes qui changent et aux années qui filent. L’émulation, qui l’avait poussée à se surpasser, lui avait fait perdre la tête. À l’époque où j’avais quitté le cabaret, Lola avait quarante ans et subissait la concurrence : les débutantes n’avaient pas encore la moitié de son âge. Il fallait être jeune ou n’être pas. C’est la loi. Les prothèses, le silicone, la chirurgie esthétique, elle avait tout mis en œuvre pour rester dans le vent, et toute nouveauté aperçue sur une Brésilienne ou rencontrée à Tokyo, elle la voulait, se l’appliquait, faute de quoi elle se serait sentie dépassée. Elle n’avait pas hésité à se montrer avec Charmeuse, son inséparable amie de cette époque, dont on disait qu’elle faisait gamine, et elle avait soutenu la comparaison.

Et je la voyais maintenant en pantalon négligé et chaussures plates, avec son énorme poitrine, sa grande perruque platine, ses lunettes papillonnantes, sans maquillage, sauf le rouge sur ses interminables ongles, et je trouvais tout cela ridicule. Et c’est elle qui m’avait conseillé la tirette, et moi qui l’avais écoutée… j’allais en être chauve… la haine… la haine !

« Bref, dit-elle enfin, qui je vois entrer ? La Charmeuse ! »

Elle était sûre, en me parlant de Charmeuse, qu’elle m’intéresserait. « La Charmeuse, mais dans un état ! Saoule, mais saoule ! Elle titubait. Pas étonnant qu’elle soit toujours malade, à l’hôpital, en maison de repos… avec un régime pareil. Il y a des gens qui disent qu’elle a la bête, mais va savoir. Il n’y a pas que le sida qui rende malade : l’alcool, la drogue, passons. Tout à coup elle me voit, elle vient à ma table pour m’embrasser en vacillant, en se cognant aux gens, aux chaises, enfin, tu vois. »

En prenant un air un peu dégoûté, en racontant son histoire avec une ironie légère, Lola avait un ton conforme à celui que nous avions entre nous et qui aurait dû m’amuser. Elle ne pouvait plus mal tomber. L’anecdote sur Charmeuse était pathétique. La pauvre devait avoir la quarantaine, elle était alcoolique depuis une quinzaine d’années. Elle m’avait presque avoué, à mots couverts, il y avait quelques années, qu’elle avait le sida. Je n’étais pas sûre d’avoir bien compris. C’est si dur à dire, à admettre. À sa dernière sortie d’hôpital, elle m’avait juré qu’elle ne buvait plus une seule goutte (Délire aussi me l’avait juré), car les docteurs lui avaient promis qu’elle pourrait vivre normalement en menant une vie saine. Je l’imaginais, arrivant dans ce rade, titubant. Elle avait dû avoir une crise de désespoir. J’en avais la nausée.

Lola le sentit. Elle insista à peine, puis dévia : « Elle vient m’embrasser à ma table… j’aurais préféré qu’elle m’en dispense. »

« Écoute, me dit-elle après un silence, qu’est-ce que tu as qui ne va pas ? Tu nous as pas même servi un petit verre. » Alors soudain, n’y tenant plus, je dis, sur le ton de l’aveu longtemps retenu, que j’étais à bout, que presque tous mes cheveux étaient partis, qu’on voyait déjà briller le crâne à travers les rescapés, que les survivants ne vivraient pas longtemps. Si elle ne s’en rendait pas compte, c’est qu’elle était aveugle, que dans les quinze jours, il faudrait que j’aie trouvé une perruque. C’était pour moi une catastrophe, car mes élèves, autant que mes collègues, s’en rendraient compte. Telle que je serais, enlaidie, virilisée peut-être avec la perruque, il y aurait toujours quelqu’un pour me dénoncer, j’en avais fait un rêve prémonitoire, c’était une horreur.

Elle se doutait bien de ce que j’endurais, elle qui, sans avoir de compte à rendre à personne, en souffrait tant. Alors, moi ! soumise aux contraintes des fonctionnaires ! Je voyais annulés tous mes efforts passés : le cabaret, la vie de nuit, le succès, tout abandonné jeune encore pour reprendre mes études, réussir des examens, tous ces sacrifices seraient anéantis par un crétin qui viendrait fatalement m’appeler travelo. Lola rentrée à Pigalle, qui irait penser à la dénoncer en quoi que ce soit ? Sa vie allait reprendre, la mienne était détruite.

Elle aurait dû éclater de rire devant cette angoisse étalée sans pudeur. Car il était impossible que je ne l’aie jamais humiliée — involontairement, ce qui n’est que plus cruel — à cause du mauvais état de ses cheveux. Elle aurait dû prendre sa revanche. Je crus un moment qu’elle le faisait : « Écoute, ne t’affole pas, tu n’es pas encore chauve, tu as même assez de cheveux. Tu en as plus que moi. Et puis même, tu sais, ce n’est pas parce que j’adore ma grande perruque que je ne peux pas te trouver une petite katsura dans le ton, la coiffure, et même la nature de tes cheveux et personne n’y verra rien que du feu... Allons demain au passage de l’Industrie. On trouvera une affreuse galette, mais tu verras… Tu sais que je m’y connais, que je fais des miracles. Tu la porteras chaque jour une heure ou deux pour qu’elle se fasse et que tu t’y fasses. Et dans quinze jours ce sera fait. Le cœur me saignait à cette tragique perspective. J’avais l’esprit vide. Le destin qui s’acharnait sur moi me laissait sans ressort. Quelque chose d’un veau qu’on amène à l’abattoir. “Et puis, d’abord, est-ce que tu es sûre de perdre tes cheveux ? Montre-moi un peu ça.”

Nous quittâmes la véranda où nous étions assises sans même un verre devant nous, pour monter dans la salle de bains. Elle prit quelques cheveux entre ses doigts, tira un peu, ils cédèrent presque tous. “En effet !” dit-elle. C’était pire que dans le cauchemar. Elle ajusta ces lunettes papillon qui attiraient les regards à l’égal de la perruque et me mit la tête en pleine lumière, la déplaça, se pencha, s’éloigna, et s’écria : “Mais, mais, c’est pas vrai !” Je suffoquais d’angoisse, et en même temps, l’expression affichée de sa surprise me donnait une sorte d’espoir incompréhensible : “Comment ? Tu ne vois pas la repousse ?” Elle me montra, à ras de la peau, de tout petits cheveux d’un millimètre à peine, transparents, plus légers que du duvet. “Les voilà, tes cheveux. Ils repoussent, dans un an, ils font quinze centimètres.” J’étais abasourdie de bonheur. Pour dissimuler cette indécence, je me plaignis que je serais contrainte à porter une fausse frange pendant des mois… Je comptais sur elle pour me fabriquer quelque chose de son invention.

***

Elle promit, et j’étais rassurée. Je lui étais ô combien reconnaissante du bien-être qu’elle me donnait, et de ce qu’elle se trouvait là, près de moi, en amie intime, que j’avais presque perdue en quittant le cabaret et qui, par le miracle de l’incendie, habitait dans le même immeuble que Gina, et venait chez moi me ravir de sa présence fréquente, drôle, réconfortante et fraternelle. Avec elle, c’était tout le passé heureux de ma vie folle et clinquante : notre spectacle délirant, nos querelles et nos joies de la loge du Carrousel, qui s’étirait dans le présent, venait nourrir mon souvenir, ma nostalgie, jusque dans ma véranda. Oui, sans aucun doute, elle était ma sœur Lola, ma préférée de toutes, la préférée de chacune d’entre nous. Je lui savais gré de m’avoir comprise, de m’avoir sauvée. Je lui savais gré de ne pas se diriger, de la salle de bains où nous nous trouvions, vers mon bureau, mais de descendre aussitôt dans la véranda où je servis ce petit verre de vin rouge qui nous servait d’apéritif…

“Alors, dit-elle, je vais t’en finir avec Charmeuse. Je te promets de te la faire courte.” Nous riions déjà. Elle aurait pu prendre tout le temps qu’elle voulait, il m’aurait paru léger. Car au fur et à mesure qu’elle racontait, par un mot, un geste, un regard ou une imitation, un sous-entendu, elle livrait toute la cocasserie d’une situation, avec les ridicules, les haines éclair, les bagarres à peine contenues… Quant à Charmeuse, je pensais que non ! Elle n’avait pas le sida. J’avais dû me mettre martel en tête. C’était mes propres malheurs qui m’avaient peint le monde en noir.

“Donc, cette folle de Charmeuse vient titubante m’embrasser à ma table. Elle se redresse avec une dignité de soularde, elle toise celles qui étaient assises avec moi, et elle me dit en bafouillant, d’un air dégoûté : ‘Je ne me mets pas à table. Tu es toujours avec les guenons du Bois, je ne fréquente pas ces gens-là’ Imagine la provocation ! Les autres, bagarreuses comme tout, j’ai cru qu’elles allaient la massacrer. Peut-être qu’elles n’ont pas compris ‘guenons’. En tout cas, par gentillesse pour moi, elles se sont retenues.”

Lola maintenant se levait et mimait Charmeuse, quittant la table, arrivant jusqu’au bar, demandant une bière. Puis, changeant de personnage, elle mimait l’embarras de Lucy-Fleur qui n’avait pas le droit de servir d’alcool à des clients ivres-morts. Elle se mima elle-même montrant à Lucy-Fleur qu’elle n’arriverait pas à raisonner Charmeuse. Tous ces tableaux étaient faits pour rire, nous riions. Pourtant ce n’était pas là que Lola voulait en venir et je sentais que Charmeuse avait dû en faire une bonne.

“Lucy-Fleur l’a quand même servie, mais l’autre au lieu de grimper sur son tabouret, a attrapé son grand verre de bière et en se cramponnant à l’un à l’autre, la voilà qui descend aux toilettes… Non, pas pour faire ses vices… ou du moins pas à ma connaissance.”

Cette banale scène de bouge nous amusait follement. Lola s’y donnait toute entière et me rendait les personnages en caricatures. On riait, et je ne voyais plus, maintenant que l’héroïne descendait aux toilettes, où Lola voulait m’entraîner. Peu m’importait, je sentais mes cheveux pousser.

“Tout à coup, un grand coup de pied dans la porte. Trois types masqués et armés qui crient : ‘À plat ventre tout le monde, c’est un holdup ! ’ Et nous voilà plongeant sous les tables. Je ne pouvais plus respirer. J’étais en Lola, peinte comme une idole : talons aiguilles, taille de guêpe, décolleté nombril, bijoux partout… Et nous toutes, sous les tables, on essayait d’enlever nos bagues et nos colliers — ou les grosses liasses de billets pour les planquer dans les slips, sous les banquettes, n’importe où, discrètement. Et je regardais entre deux nappes la réaction de Lucy-Fleur. Elle était derrière son comptoir, debout, les bras en l’air, calme. Elle a du cran, tu sais !” Maintenant, Lola était debout pour mimer l’autre scène :

— Donne la caisse.

— Angelo vient de l’emporter.

— C’est pas vrai, il est à l’hosto.

— Pas du tout, il vient de sortir.

“À sa place, j’aurais été morte de peur. Déjà, à la mienne…”

On riait.

“On avait peur de la violence. C’est quand ils n’ont pas la caisse qu’ils deviennent furieux, qu’ils fouillent partout. Un mauvais coup est vite arrivé !”

On riait.

“Là-dessus, voilà la Charmeuse qui remonte comme une hébétée, sa bière toujours à la main. Un type la voit, lui braque un révolver là, comme ça, et il hurle ‘À plat ventre ! ’ Elle, elle le regarde avec ses yeux vitreux, et, toujours avec sa voix traînante, elle lui dit ‘Cache ton joujou, c’est pas pour les mômes !” Elle lui attrape la main et lui ramène gentiment l’arme vers le bas. L’autre taré était sidéré. »

Lola maintenant riait, riait, retirait ses lunettes, les essuyait, s’épongeait les yeux. « J’avais le canon à dix centimètres de la tempe. Je me disais quel malheur de mourir en pleine jeunesse et en pleine beauté ! » Nous en étions à la dérision, aux grands éclats de rire. L’histoire était maintenant terminée, et Lola rajoutait quelques détails pour mettre la touche finale : « Je pensais à toi, je me disais “Quand la reine apprendra ma mort, elle dira c’est bien fait pour elle, elle n’avait qu’à suivre mes conseils.” Pour finir, on a entendu le car de police — Tu sais qu’ils préfèrent se faire entendre avant d’arriver, histoire d’éviter l’affrontement avec les voyous — Lucy-Fleur a dit aux agresseurs “Venez vite, je vais vous faire sortir par derrière”. La police est entrée, tout était calme. Lucy-Fleur leur a offert un verre en faisant des ploufs magnifiques et des sourires lavabo. Eux sont restés un quart d’heure bien gentiment sans même faire attention à Charmeuse qui leur lâchait de temps en temps “Mort aux vaches !” »

On riait. Nous étions même étonnées de ce que là, toutes les deux, nous voyant deux ou trois fois par semaine, nous pouvions encore avoir à nous dire et à en rire à n’en plus finir. Quand Lola cessa de rire, elle me dit : « Tu sais, je m’amuse maintenant, mais sur le moment, je n’en menais pas large. J’avais l’arme là, juste devant les yeux. Je n’osais plus bouger. Franchement, j’ai cru mourir. Et je vais te dire à quoi j’ai pensé : j’ai pensé que si j’avais le sida, je préfèrerais en finir tout de suite, comme la Yvana. (Yvan, le beau danseur des Folies Bergères, ex-artiste du Carrousel, où il avait fait des numéros comiques, ayant appris qu’il était séropositif, s’était pendu chez lui au crochet de la suspension pour ne pas subir le sort de la Pompilia, autre ancien du Carrousel, qu’il avait vu souffrir et mourir et qu’il avait soigné jusqu’à la fin, tout comme avaient fait Coccinelle, Everest et bien d’autres.) Non, mais, tu te rends compte, subir le martyre de Pompilia, finir comme elle… Du coup, je voulais cuisiner Lucy-Fleur sur Angelo. Tout le monde dit qu’il n’est pas en prison, mais à l’hôpital. »

Ce qu’il y avait de mystérieux à mes yeux, c’était sa crainte si aiguë du sida et le rapprochement qu’elle faisait entre elle et certains de nos camarades comme Yvana et Pompilia. Car il était tacitement convenu entre nous — qui sait dans quel accès de folie collective nous était venue pareille certitude — que nous étions les épargnées du virus. Les hommes ordinaires, oui. Les femmes ordinaires, oui. Les homosexuels, oui. Les travestis, oui. Nous, non. Des miraculées. La maladie presque avouée de Charmeuse ne détruisait pas à mes yeux la solidité du dogme. D’abord parce que j’étais de moins en moins certaine que Charmeuse avait le sida, et surtout parce que le cas de Charmeuse était particulier : bien qu’engagée dans la voie de la transsexualité, elle était restée au milieu du gué. N’ayant pas fait le grand saut, elle était restée… inachevée. Même au cas où elle avait le sida, notre théorie n’était pas en cause. Voilà de mes raisonnements. Mais à cette époque, une voix secrète soufflait à Lola tout autre chose.

***

Le jour où elle m’apporta le serre-tête à frange qu’elle avait magnifiquement confectionné pour moi et qui me remplissait de reconnaissance, je vis, pendant qu’elle me coiffait et l’adaptait sur ma tête, qu’elle n’avait pas l’air de satisfaction qu’elle aurait dû avoir. Elle me semblait frappée d’ennuis nouveaux, venus s’ajouter à ceux accumulés depuis l’incendie de son immeuble. Tout partait de là. Depuis cet incendie, elle avait la poisse. Il y avait des jours où elle finissait par se demander si sa mère, de Là-haut, veillait bien sur elle comme elle avait fait jusque-là. Je voulais lui faire admettre que dans son malheur elle avait eu beaucoup de chance, ne fût-ce que par la présence d’un ancien pompier auprès d’elle, parmi le feu et les flammes. Elle l’avait toujours admis, mais depuis un temps, elle se montrait moins convaincue. De la chance, de la chance, n’empêche, c’était un vrai malheur qui l’avait frappée au moment où elle s’y attendait le moins. Il y avait déjà un an, et elle n’était pas remise. C’était facile de dire la chance, la chance. Le traumatisme était là, il avait évolué. Elle ne rêvait plus d’incendie, de flammes qui la léchaient, mais elle se sentait habitée par quelque chose qui la transformait. Parfois, elle ne se reconnaissait plus. « Jusque-là, je savais que les années passaient, puisque je ne compte plus les chirurgies esthétiques. Je le savais, mais je ne le sentais pas. J’étais toujours moi-même. Depuis l’incendie, je suis une autre. En une seule nuit, j’ai pris un quart de siècle. Quel choc ! » En réponse, j’avais coutume de lui demander, pour la taquiner si elle aurait préféré se sentir vieillir au jour le jour, avoir, comme moi, la notion du temps qui passe au point de percevoir en soi les forces qui nous renvoient à la poussière.

— C’est tout le contraire, s’écriait-elle en riant, je ne demandais qu’une chose, que ça continue comme ça : que je me croie jeune et belle, que je me croie aimée, quitte à être ridicule sans le savoir, et vivre heureuse, dans mes illusions, jusqu’à ma mort, comme la Marie-Louise.

Alors, nous nous disputions sur la Marie-Louise. J’insistais pour que Lola se souvienne des déambulations de la Marie-Louise (c’était le surnom dont nous l’avions affublée : une brave dame de soixante ans environ, que personne ne connaissait.) Toutes les nuits, rôdant dans Montparnasse, passant et repassant devant la Rotonde, les pommettes rosies, un vague sourire aux lèvres, cherchant l’âme sœur peut-être, plutôt que le client, et la terreur qui s’emparait de nous à l’idée que le même sort nous guettait. Lola riait, me traitait de folle : jeunes, nous nous étions exagéré les malheurs de la Marie-Louise, de la vieillesse, mais la Marie-Louise ne les voyait pas du même œil : elle n’avait pas vu les années passer, elle poursuivait sa vie dans sa nébuleuse… Et voilà précisément ce que regrettait Lola : au lieu de planer sur son petit nuage comme avait fait la Marie-Louise en son temps, elle s’était brutalement retrouvée à terre.

J’avais essayé, pendant la séance de coiffage, de mettre Lola sur un sujet bateau, moins pour la sortir de son application à me coiffer que de ses voyants soucis. Lola s’était dérobée. Dès qu’il fut clair que le postiche m’allait bien et que je le garderais toute la soirée pour m’y faire, elle fut libérée et me dit enfin : « Moi, ça ne va pas. J’ai des problèmes. » Nous descendîmes parler dans la véranda. Elle venait d’abandonner l’espoir d’une rentrée d’argent. Elle était démunie. « Je n’avais pas besoin de ça ! » dit-elle. C’était ça phrase habituelle quand elle avait un ennui. J’y étais faite, et je ne m’en serais pas inquiétée car il y avait des jours où Lola faisait d’un rien un drame. Cette fois, elle avait l’air plus angoissée que déçue.

C’était l’histoire curieuse d’un jeune écrivain, Cyril Collard, qui avait fait paraître avant l’incendie un livre : Les Nuits fauves. Il y avait mis en scène Lola elle-même, citant son nom, celui du Carrousel, déjà fermé, décrivant son appartement, le « Lola’s Bar », et y avait fait évoluer la mère de Lola, à qui on faisait jouer un rôle indigne. Lola en avait éprouvé du chagrin, mais, serrant les dents, elle n’avait pas bronché, trop prise qu’elle était par sa propre vie, par ses propres nuits. Sitôt après l’incendie, plus de « Lola’s Bar », plus de nuits, plus d’argent (même Pas-la-Frite avait déserté.) Elle avait exigé sur les conseils de Félie-Reine, que l’auteur lui verse de substantielles réparations. L’avocat presque gratuit commis par la mairie s’était, disait-il démené, et présentait déjà la chose comme obtenue. Tout avait raté. « Tu vas comprendre dans quel état je suis. » Je m’attendais donc à des comptes d’apothicaire comparables à ceux qu’elle faisait avec son syndic et son entrepreneur.

« Je suis allée chez l’avocat avec Lamour… » Je crus d’abord la présence de Folamour auprès d’elle accessoire, le récit devant être centré sur l’avocat et la discussion, tout ce qui concernait l’échec. Il s’agissait d’autre chose. Folamour était un fantaisiste entré tout jeune dans notre troupe, un an avant que j’en sorte. Je le connaissais donc, mais beaucoup moins que Lola qui voyait en lui un jeune frère. Elle commença à me dire pourquoi l’avocat voulait renoncer aux poursuites : c’était que l’auteur avait le sida. « Qu’est-ce que j’en ai à foutre, qu’il ait le sida ? » Je l’interrompis pour savoir si elle avait eu cette réflexion devant Folamour et l’avocat. « Tais-toi, tu es folle, c’est ce que j’ai pensé sur le moment. Laisse-moi parler. »

C’est alors qu’elle commença son incroyable récit où il ne fut plus question d’argent, mais de sida, de son exaspération devant les mines compassionnelles et le renoncement de l’avocat, de l’intérêt progressif porté à Folamour, qui devint le personnage central : d’abord son silence recueilli, son air attentif et sa réserve, des regards plus expressifs, plus éloquents, quelques mots bien sentis enfin, jusqu’à ce qu’aux yeux de Lola jaillisse l’évidence : Folamour a le sida. « Alors j’ai signé ma renonciation en catastrophe, on est sortis tous les deux comme des voleurs, comme des fous, moi, brûlante de chagrin, envie de hurler, lui, ému de m’avoir fait enfin comprendre, cherchant à faire face, à se ressembler en faisant des plaisanteries… On s’est assis au café, place des Abbesses, comme d’habitude. Il n’a pas voulu en dire davantage. Il a changé de conversation. J’ai fini par lui demander : Et ton ami ? “Mon petit Bibi, le pauvre, il est perdu” j’ai cru qu’on allait pleurer. Il s’est vite levé. Il m’a emmenée chez “Voilà” pour me faire rire, et j’ai ri. Je ne sais plus si j’étais sincère ou si je faisais semblant. »

Maintenant Lola essuyait ses larmes. Jusque-là, toutes les fois où Folamour l’avait amenée chez Voilà, ses fous rires arrivaient chez moi, se communiquaient à moi, nous ne pouvions plus dire voilà sans pouffer, c’était un gag. Un traiteur, place des Abbesses, avait une vendeuse qui avait un tic de langage. « Voilà ! » disait-elle sans cesse, fort aimable, en insistant longuement sur voâââ, et en tranchant net avec la. Folamour avait pris le coup et allait chez le traiteur avec Lola faire des imitations de la vendeuse, comme atteint du même tic qu’elle, avec tant de candeur, que personne ne repérait le gag qui finissait par être un duo. Lola était forcée de sortir de la boutique pour rire tout son saoul. Maintenant, elle pleurait. Elle dit : « Il n’avait rien dit de sa maladie. Il avait raison. Dès qu’on sait quelqu’un atteint, on le voit mort. » Elle était décomposée, à se demander si elle ne se voyait pas morte elle-même. Elle se rassura : « Lui, Lamour, si il dit que Bibi est perdu, c’est qu’il a de l’espoir pour lui-même. » En effet, Folamour menait une vie normale, faisait chaque nuit son numéro chez Plumeau, sur la Butte, et nous avions attribué ses grandes fatigues au mal qu’il se donnait pour arracher Bibi à la drogue.

***

Lola avait trouvé la véranda étouffante. Nous étions au salon. La présence de ma chère vieille chienne Ondine, souffreteuse sur le divan, n’allégeait pas l’atmosphère. J’avais placé sur la table, malgré la lumière encore vive de l’extérieur, deux bougies. Je croyais animer. Lola avait les nerfs à vif. « Retire-les ! j’ai les idées trop noires. Ça me donne l’impression d’une veillée mortuaire… Je sens rôder la mort. » Ce mot nous fit sourire. Il rappelait un souvenir commun, une scène de loge, jadis angoissante, qui, avec le recul, nous attendrissait. Lola n’y avait pas assisté, mais l’avait entendu raconter mille fois. C’était notre année terrible : 1966. Une dizaine d’entre nous étaient mortes. Il y avait un accident d’avion qui avait tué toute une tournée. Cléo était morte quelques mois plus tard. Le soir de son enterrement, au Carrousel