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En mai 1682, la Cour déménage à Versailles, encore en chantier. Dans le vacarme et les odeurs de peinture, le roi et sa famille royale, le gouvernement et les courtisans s'entassent des entresols aux combles dans l'immense demeure déjà trop petite. Poussés jusqu'au bout de leur art par les exigences impérieuses du maître, les plus grands artistes du temps produisent comme à la chaîne des chefs-d'oeuvre inouïs, émerveillant les contemporains. La gloire du Roi Soleil va bientôt dépasser toutes les frontières. Par Versailles, la France devient le centre du monde. (Édition annotée)
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Versailles
résidence de Louis XIV
Pierre de Nolhac
Édition annotée
Fait par Mon Autre Librairie
À partir de l’édition Louis Conard, Paris, 1925.
Les notes entre crochets ont été ajoutées pour la présente édition.
Couverture : Château de Versailles en 1668 par Pierre Patel
https://monautrelibrairie.com
__________
© 2021, Mon Autre Librairie
ISBN : 978-2-491445-89-8
Versailles et la Cour de France
par
Pierre de Nolhac
La création de Versailles
Versailles résidence de Louis XIV
Versailles au xviiie siècle
Trianon
Louis XV et Marie Leczinska
Louis XV et Madame de Pompadour
Marie-Antoinette dauphine
La reine Marie-Antoinette
Madame de Pompadour et la politique
L’art à Versailles
Table des matières
I. – Le Versailles de Mansart
II. – Bosquets et pièces d’eau
III. – L’installation de la cour
IV. – L’achèvement des jardins
V. – Le grand parc et les eaux
VI. – La Galerie des Glaces
VII. – Les Grands Appartements
VIII. – L’appartement du Roi
IX. – Les derniers travaux
I. – Le Versailles de Mansart
Versailles avait préparé lentement pour la royauté française cette demeure magnifique où la Révolution devait la trouver. Mais la décision de Louis XIV ne laissa pas de surprendre beaucoup de gens et d’en irriter quelques autres. On connaît les paroles amères de Saint-Simon sur Versailles, qu’il détesta toujours et dont il a beaucoup médit : « Saint-Germain, lieu unique pour rassembler les merveilles de la vue, l’immense plain-pied d’une forêt toute joignante, unique encore par la beauté de ses arbres, de son terrain, de sa situation, l’avantage et la facilité des eaux de source sur cette élévation, les agréments admirables des jardins, des hauteurs et des terrasses, les charmes et les commodités de la Seine, enfin une ville toute faite et que sa position entretenait par elle-même, Louis XIV l’abandonna pour Versailles, le plus triste de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage, sans air par conséquent, qui n’y peut être bon... » Il y a un évident parti pris dans ces critiques, malgré plusieurs observations justes et qui furent souvent répétées.1
Le grand écrivain a mieux démêlé les causes visibles ou secrètes qui firent « pour toujours tirer la Cour hors de Paris » et la tinrent sans interruption « à la campagne ». L’aversion que Louis XIV avait prise pour la grande ville depuis les troubles de sa minorité, « l’embarras des maîtresses et le danger de pousser de grands scandales au milieu d’une capitale si peuplée et si remplie de tant de différents esprits », « le goût de la promenade et de la chasse, bien plus commodes à la campagne qu’à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de promenade, celui des bâtiments qui vint après et peu à peu toujours croissant ... enfin l’idée de se rendre plus vénérable en se dérobant à la multitude et à l’habitude d’en être vu tous les jours ; toutes ces considérations fixèrent le Roi à Saint-Germain bientôt après la mort de la Reine sa mère. Ce fut là où il commença à attirer le monde par les fêtes et les galanteries, et à faire sentir qu’il voulait être vu souvent. » Comment Versailles supplanta Saint-Germain, c’est encore Saint-Simon qui nous l’apprend, justifiant en peu de phrases les remaniements successifs que nous racontons. Le Roi y avait été d’abord retenu par le plaisir des premiers séjours avec Mlle de la Vallière :
Ces petites parties de Louis XIV y firent naître peu à peu ces bâtiments immenses qu’il y a faits ; et leur commodité pour une nombreuse Cour, si différente des logements de Saint-Germain, y transporta tout à fait sa demeure, peu de temps avant la mort de la Reine. Il y fit des logements infinis, qu’on lui faisait sa cour de lui demander, au lieu qu’à Saint-Germain presque tout le monde avait l’incommodité d’être à la ville, et le peu qui était logé au château y était étrangement à l’étroit. Les fêtes fréquentes, les promenades particulières à Versailles, les voyages furent des moyens que le Roi saisit pour distinguer et pour mortifier, en nommant les personnes qui à chaque fois devaient en être et pour tenir chacun assidu et attentif à lui plaire. Il sentait qu’il n’avait pas à beaucoup près assez de grâces à répandre pour faire un effet continuel ; il en substitua donc aux véritables d’idéales, par la jalousie, les petites préférences, qui se trouvaient presque tous les jours et pour ainsi dire à tous moments par son art. Les espérances que ces petites préférences faisaient naître et la considération qui s’en tirait, personne ne fut plus ingénieux que lui à inventer sans cesse ces sortes de choses. Marly, dans la suite, lui fut en cela d’un plus grand usage et Trianon, où tout le monde, à la vérité, pouvait lui aller faire sa cour, mais où les dames avaient l’honneur de manger avec lui et où à chaque repas elles étaient choisies ... Les différentes adresses de cette nature qui se succédèrent les unes aux autres, à mesure que le Roi avança en âge et que les fêtes changeaient ou diminuaient, et les attentions qu’il marquait pour avoir toujours une cour nombreuse, on ne finirait point à les expliquer.
On n’a pas à juger ici la cour de Louis XIV, ni à appuyer d’exemples ce que ces lignes malveillantes, mais d’observation directe, font si bien deviner. Elles suffisent pour expliquer les travaux qui vont faire de Versailles transformé la principale résidence de la Monarchie. Louis XIV a voulu tenir auprès de lui sa noblesse, afin de ne point la voir échapper à son autorité. Il a cherché le moyen de la surveiller, de la discipliner et, en somme, de la corrompre ; les habitudes de luxe qu’il fit prendre aux grands seigneurs, la vie de cour devenue agréable à leur existence et nécessaire à leur fortune, devaient rendre impossible le retour de ces soulèvements de la Fronde, qui avaient effrayé son adolescence et dont le souvenir pesa longtemps sur son esprit. Le système de son gouvernement s’est trouvé d’accord en cela avec ses goûts de faste, de pompe et d’adulation.
Il vit dans l’agrandissement de Versailles la plus sûre façon de jouir de ce qu’il aimait et de subjuguer ce qu’il redoutait le plus. Sa création de la ville fut moins affaire d’orgueil que de politique. Il octroya libéralement les terrains de la ville nouvelle à quiconque y voulut bâtir, et il donna au Château même des proportions assez vastes pour y loger dignement les princes du sang, avec leur service, et toutes les charges de la Cour. La parole du maître fut si impérieuse, ses faveurs se révélèrent si profitables et ses disgrâces si cruelles, que personne ou presque personne ne se déroba à la brillante servitude. Versailles devint ainsi, entre les mains du prince qui l’avait conçu, un admirable instrument de règne.
L’histoire des constructions et des décorations de Versailles se rattache à l’histoire générale du règne de Louis XIV, et l’on peut toujours indiquer dans quelle mesure elle en dépend. Les deux grandes séries de travaux accomplis pour constituer le Versailles antérieur à Mansart se rapportent à deux périodes différentes dans le développement de la puissance royale, et la seconde correspond à l’expansion imprévue donnée à la monarchie française par le traité d’Aix-la-Chapelle. Il en va de même de la troisième transformation, qui est sûrement la plus importante et qui achève de préparer les lieux pour leur nouvelle destination.
À l’époque de la paix de Nimègue (août 1678), les bâtiments du Versailles royal comportent trois parties distinctes : le Petit Château primitif, qui remonte au temps de Louis XIII, complètement remanié par Le Vau et mêlant agréablement la brique et la pierre ; les constructions continuées dans la même pensée architecturale, qui forment la cour Royale et les quatre pavillons de l’avant cour ; enfin, « l’enveloppe » du côté des jardins, conçue dans un sentiment tout différent et à une échelle beaucoup plus grande que les bâtiments du côté des cours. Ces deux derniers ensembles de constructions, qu’ennoblit une fort belle décoration sculpturale, sont contemporains l’un de l’autre ; ils se sont élevés de 1669 à 1671, sous la direction de Le Vau. C’est du château de Le Vau que va partir Jules Hardouin-Mansart, lorsqu’on lui confie le soin et l’honneur d’une métamorphose nouvelle.
Au moment même où les desseins de Louis XIV sur sa résidence favorite arrivent à se préciser, il rencontre pour les réaliser l’artiste le plus apte à en comprendre toute la grandeur. Né en 1646 à Paris, petit-neveu d’un architecte célèbre, François Mansart, élève de ce maître et de Libéral Bruand, Jules Hardouin-Mansart a été présenté au Roi sur le chantier de l’hôtel de Vendôme, que Bruand construisait avec lui, et Colbert l’a employé à diverses reprises dans le service des Bâtiments. Les ouvrages qui déjà l’ont fait remarquer ne sont point sans analogie avec ceux qu’il fera dans la suite. Il a été chargé d’agrandir le Château neuf de Saint-Germain, auquel Le Vau avait collaboré ; il a fourni ses preuves en des travaux que Louis XIV a eus à cœur, ceux du château de Clagny, élevé à deux pas de Versailles pour Mme de Montespan et dont on admire le grand salon et la galerie. Il y a pu montrer des qualités de puissance et de noblesse et son goût dans la magnificence, qui sont pour plaire particulièrement au créateur de Versailles. La faveur de Mme de Montespan, satisfaite de son architecte, et l’appui de Colbert, habile à juger de la valeur des hommes, achèvent de le désigner au choix du Roi. C’est alors que commence cette brillante carrière qui élèvera Mansart d’abord à la charge déjà très honorable de Premier Architecte, puis à la Surintendance des Bâtiments. Si l’on met à part la place Louis le Grand2 et l’Hôtel royal des Invalides, la plus grande activité de Mansart s’est exercée à Versailles et c’est là qu’il faut chercher ses principaux ouvrages.
À quelle date Louis XIV décida-t-il en sa pensée de transporter la Cour et le gouvernement dans le séjour où, jusqu’alors, le plaisir seul et les fêtes l’avaient entouré ? Il n’est pas aisé de le savoir. Le Roi faisait peu de confidences ; d’autre part, ses desseins se mûrissaient sans hâte et venaient de loin. C’est peut-être la succession des travaux qui permet les inductions les plus sûres. Nous ne croyons point que la première réfection du Château, due à Le Vau, et l’importance qu’il prit à ce moment dans la vie royale puissent établir autre chose qu’une présomption. Mais la constitution postérieure des Grands Appartements et les dimensions données au nouvel escalier, appelé plus tard Escalier des Ambassadeurs, indiquent déjà chez le Roi la volonté de faire de Versailles le plus somptueux de ses palais.
L’idée d’y fixer un jour sa résidence définitive s’arrête peut-être en son esprit dès l’année 1668 ; mais l’hostilité de Colbert contre Versailles est appuyée par le sentiment du chancelier Séguier, pour qui le Roi a une grande déférence et qui ne meurt qu’en 1672. La distribution des terrains de Versailles, commencée en 1670, en vue de la création d’une ville, indique que le projet se précise ; de même voit-on la construction de Clagny rendre voisine du Roi Mme de Montespan, puisque ce nouveau château lui est destiné comme habitation. Cependant, la certitude n’est possible qu’en 1677. À ce moment les grandes lignes se dessinent, avec l’intention, officiellement déclarée, d’assurer dans le Château de Versailles les logements complets de la Cour. Enfin, en 1680, le plan se montre absolument définitif : tous les bâtiments importants, les deux ailes, les deux écuries, le Grand Commun, sont marqués exactement et par avance sur la médaille frappée cette année-là, avec la légende : regia versaliarum.
Puisque, dans cette histoire d’œuvres d’art, les rapprochements s’imposent à chaque instant avec les grands événements du règne, il est aisé de constater que la réalisation des derniers projets sur Versailles et l’achèvement définitif de cette maison royale correspondent à la période de paix et de gloire encore intacte qui suit immédiatement les traités de Nimègue. Cette période est, en somme, assez courte, car la guerre ne tarde pas à reprendre, rallumée, à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes, par la formation de la ligue d’Augsbourg ; mais ces quelques années ont suffi pour conduire à leur perfection les principaux desseins de Louis XIV.
Les prévisions de dépenses que le Trésorier général des Bâtiments du Roi, Arts et Manufactures, enregistre pour l’année 1678, à la date du 1er février et d’après les ordres de Colbert, marquent, sur l’ensemble du domaine de Versailles, la somme de 2.371.346 livres, qui fait beaucoup plus que doubler la dépense de l’année précédente. Les plus forts chiffres, sans doute, sont réservés au service des eaux et à la continuation des aqueducs de Satory et de Rocquencourt ; on y trouve aussi mention des nouveaux bosquets ; cependant la simple maçonnerie des « nouveaux bâtiments » entre dans les prévisions pour 355.000 livres. Ce travail de 1678 porte surtout sur les fondations et les soubassements des constructions qu’on projette au midi du Château ; mais déjà s’indiquent la destruction de la grande terrasse du premier étage, dominant le Parterre d’eau, et des salons sur la même façade, et leur remplacement par une galerie, du dessin de Mansart, qui sera la fameuse Galerie des Glaces.
C’est en 1679 que les prévisions des Bâtiments du Roi deviennent intéressantes à lire.3 On se dispose à commencer en face du Château la Grande et la Petite Écurie, qui deviennent nécessaires pour l’installation de la Cour. On va rehausser les pavillons construits par Le Vau de chaque côté de l’avant-cour et les réunir deux à deux par de longs corps de logis, où se feront les logements des secrétaires d’État et qui garderont le nom d’ « ailes des Ministres » ; enfin, on veut remanier à nouveau le Petit Château et élever jusqu’au premier étage l’aile du Midi.4
Ces articles de dépenses se précisent et s’augmentent dans les prévisions de 1680 : il y a 800.000 livres « pour les ouvrages à faire au bâtiment de la grande aile du côté de l’Orangerie et les bâtiments qui y sont adossés », c’est-à-dire ceux qui vont se trouver sur la rue ; 500.000 livres pour chacune des deux écuries ; 90.000, « pour achever les deux ailes de l’avant-cour, les pavillons et corps de garde, les murs de terrasse avec les balustrades de pierre au-dessus et sur le mur circulaire qui ferme ladite avant-cour ». Pour cette année 1680, qui voit aussi pousser activement la création de la pièce des Suisses et du bassin de Neptune, les dépenses qui sont exigées par le domaine de Versailles comptent pour près de cinq millions ; elles monteront, en fait, à 5.640.804 livres ; c’est jusqu’à présent l’année des plus fortes dépenses et le chiffre n’en sera dépassé que plus tard, par celui de 1685.
L’aspect du Château change singulièrement au cours de ces campagnes de travaux de 1679 à 1680. Laissons de côté la grande aile au midi, qui mettra quatre ans à se construire, et voyons ce qui se transforme dans le château de Le Vau et de Dorbay.5 Les corps de logis qui réunissent les gros pavillons, les balustrades qui règnent des deux côtés de l’avant-cour, donnent enfin à l’ensemble des bâtiments, vus de l’arrivée, leur forme définitive. À ce moment, le comble des pavillons, qui ont été exhaussés d’un étage, est revêtu d’ornements de plomb, qui sont dorés et dont l’entreprise est confiée à un maître sculpteur tel que Coyzevox.6 L’avant-cour est donc entièrement transformée, suivant les élévations et plans présentés à Colbert et approuvés par lui le 26 janvier 1679.7 Dangeau appelle quelquefois cette avant-cour « la cour des secrétaires d’État », parce que ceux-ci y sont logés dans les quatre pavillons. La cour proprement dite, close d’une nouvelle grille de fer en demi-lune, se nommera, selon un vieil usage, quand le Roi habitera Versailles, la « cour du Louvre » ; on dira aussi la cour Royale, appellation destinée à prévaloir. Les seuls carrosses qui y auront accès seront ceux qui ont « les honneurs du Louvre » ; les autres se tiendront dans les cours latérales de la Chapelle et des Princes. À l’entrée de la grille est un grand soleil d’or surmontant un trophée d’armes. Sur les deux piédestaux de pierre qui l’avoisinent vont être mis les beaux groupes en pierre de Saint-Leu qui reposent aujourd’hui sur les massifs de la Place d’Armes, la Paix de Tubi et l’Abondance de Coyzevox ; ces deux groupes ne seront achevés qu’au moment de l’installation royale, ainsi que ceux qui sont commandés à Girardon et à Gaspard Marsy pour les massifs du devant de l’avant-cour.
Les bâtiments de la cour Royale se modifient à leur tour. Faut-il rapporter à cette époque certains grands dessins de Mansart, où est indiquée une transformation radicale du Petit Château ? C’est tout un étage exhaussant la construction de Philbert Le Roy et de Le Vau, le premier étage de celle-ci devenant un simple entresol au-dessus du rez-de-chaussée, et l’ensemble se trouvant relié et soutenu par des pilastres et des colonnes. Ces projets montrent à quel point le disparate entre les deux parties du Château choquait déjà les esprits. C’était bien ce que Saint-Simon appelle « le vaste et l’étranglé cousus ensemble ». Mansart, comme plus tard Gabriel, cherchait à corriger ce défaut, qui semblait insupportable à l’esthétique ordonnée du temps. Ses propositions ne furent pas écoutées ; Louis XIV s’obstina à conserver son cher Petit Château et par suite les ailes et les pavillons qui le complétaient ; mais il y permit des embellissements nouveaux, qui ne laissèrent pas d’être considérables.
Des combles terminés par des lanternes couronnèrent les deux pavillons à colonnade, sur la balustrade desquels douze statues accueillaient le visiteur. Mazeline, Houzeau, Jouvenet, Le Hongre travaillèrent aux ornements de ces lanternes. La petite cour de Marbre fut refaite encore une fois. Ses volières disparurent ; toutes ses croisées et les voisines, dont l’appui était de maçonnerie, reçurent des balcons de fer forgé et doré, et le grand balcon, dont un modèle fait par Houzeau fut présenté au Roi, fut changé et prit la forme définitive à cette occasion.8 Tous ces ouvrages de ferronnerie de Delobel, et la dorure de toutes les grilles, y compris les portes des vestibules, apportèrent dans ce charmant ensemble une nouvelle note de gaieté, qui y chante encore. Cette dorure correspondait alors à celle des combles, qui était fort remarquée des contemporains ; le narrateur des illuminations pour la naissance du duc de Bourgogne observe, dans le Mercure galant, qu’elles donnaient « un nouvel éclat à l’or dont le Château est couvert ». Les lucarnes de la cour de Marbre et le faîte du comble furent munis de plombs ornés, et une décoration sculpturale importante fut posée sur la balustrade. Enfin, la façade du fond fut refaite de la manière la plus complète : les grandes volières disparurent, et sur le salon central s’éleva un attique, que domina, au milieu d’ornements, un cadran d’horloge entouré des deux figures à demi couchées de Mars et d’Hercule. Le comble fut couronné par une crête en bronze doré portant les attributs de la royauté. C’est à ce moment en somme, et non, comme on l’a répété, à l’époque de Louis XIII, que cette cour prit l’aspect qui est demeuré jusqu’à nous et qu’on a, sauf le fâcheux niveau du pavé, convenablement restauré de nos jours.9 Quoi qu’il en puisse coûter à nos habitudes, mettons au compte de l’an 1679 véritable création de la cour de Marbre.
Dans le décor sculptural de la nouvelle cour et des parties avoisinantes, les belles figures de pierre assises sur la balustrade des combles forment un élément essentiel. Elles n’ont été posées qu’en 1679. C’est à cette date, en effet, que se rapportent les paiements faits sur des « figures de pierre pour la balustrade » à plusieurs sculpteurs, Girardon, Regnaudin, Coyzevox, Le Hongre10 ; les autres commandes se confondent sans doute parmi les « ouvrages faits en divers endroits du Château de Versailles ». Voici l’état actuel de ces intéressantes figures trop peu regardées, avec les attributions qu’elles portent dans les anciennes descriptions.11 Le visiteur arrivant trouve, à droite, la Magnificence par Marsy, la Justice par Coyzevox, la Sagesse par Girardon, la Prudence par Massou, la Diligence par Raon, la Paix par Regnaudin, l’Europe par Le Gros, l’Asie par Massou, la Renommée par Le Conte ; à gauche, l’Abondance par Marsy, la Force par Coyzevox, la Générosité par Le Gros, la Richesse et l’Autorité par Le Hongre, la Gloire et l’Amérique par Regnaudin, l’Afrique par Le Hongre, la Victoire par Lespingola.12 Des vases, d’un large dessin décoratif, séparent ces statues. Les plus rapprochées de la chambre du Roi sont la Renommée et la Victoire, posées aux angles de la cour de Marbre. Le symbolisme de ces figures est donc aisé à reconnaître : les unes représentent les vertus et les prérogatives royales, les autres les quatre parties du Monde, qui semblent, par leur présence, rendre hommage au Roi dont elles ornent le palais.
Les attributs sont quelquefois assez curieux : la Magnificence présente d’une main quelques objets précieux, de l’autre un plan de bâtiment ; la Prudence est caractérisée par le serpent s’enroulant autour d’une flèche ; la Diligence, par l’abeille posée sur la branche de thym qu’elle tient à la main. Deux des plus belles figures qui se font face, à deux angles symétriques sur la cour Royale, sont celles de Coyzevox : à droite, la Justice avec ses balances ; à gauche, une puissante image féminine de la Force, casquée d’une tête de lion et portant d’une main un rameau de chêne, de l’autre soutenant la base d’une colonne. Ces nobles statues, campées par un si hardi caprice sur les massifs de la balustrade, les jambes pendant en dehors, conduisent l’œil au motif du fond de la cour : le Mars de Marsy et l’Hercule de Girardon soutenant le cadran de l’horloge. C’est un des meilleurs ensembles de la décoration extérieure du Château.
Les appartements donnant sur la cour ont été remaniés en même temps que l’extérieur, car il se trouve que toute la partie de gauche et du centre dans le Petit Château passe, comme l’est déjà celle de droite, au service exclusif du Roi. C’est à ce moment que le nouvel escalier de la Reine est construit par Mansart ; on déplace la chapelle qui en rétrécissait l’espace et on l’établit sur l’emplacement où il est demeuré. Ce somptueux escalier de marbre va servir à l’usage quotidien de la Cour et, dans la disposition définitive, il donnera un accès commun aux appartements de la Reine et du Roi. Ces derniers sont alors entièrement changés. Les grandes pièces du château de Le Vau, sur la façade du Nord, deviennent un appartement d’apparat, proprement le « Grand Appartement », et celui qu’habitera réellement Louis XIV est transporté dans le Petit Château, prenant ses jours sur la cour de Marbre. Il faut constater ces détails ; ils expliquent l’importance donnée au récent escalier de la Reine, auprès duquel va se placer la nouvelle Salle des gardes du Roi ; ce sera la véritable entrée du Château, et le grand escalier du Roi, dit plus souvent désormais Escalier des Ambassadeurs, ne sera ouvert qu’aux circonstances solennelles.
C’est alors qu’est constitué, dans ses lignes essentielles, pour demeurer au même endroit jusqu’en 1789, l’appartement du roi de France, où Louis XIV s’installera définitivement, sinon en 1682, du moins en 1684. Le vestibule de marbre donne sur la Salle des Gardes (salle 120). Cette salle est suivie d’une antichambre (salle 121), ayant vue également sur la cour de Marbre, d’une deuxième antichambre éclairée sur la petite cour intérieure ou cour du Dauphin, enfin de la Chambre à coucher du Roi, qu’éclairent les deux premières fenêtres en retour sur la cour de Marbre (ces deux dernières pièces dans l’emplacement actuel de l’Œil-de-Bœuf). Communiquant avec la Chambre du Roi et la séparant de son appartement particulier conservé de l’autre côté de la cour, on a fait un salon magnifique, placé dans l’axe du Château et des cours, au-dessus du vestibule de marbre, et dont les trois fenêtres, surmontées de trois autres baies dans l’attique, ouvrent sur le balcon extérieur de la cour. Ce salon, dit alors le Salon du Roi ou le Grand Cabinet et décoré tout entier de boiseries, deviendra, une vingtaine d’années plus tard, la chambre de Louis XIV. Il communique par trois arcades avec la Grande Galerie, qui s’étend maintenant sur le côté des jardins, à la place de l’ancienne terrasse, et qui est le plus magnifique ouvrage conçu pour les intérieurs de Versailles.
Je reviens de Versailles. J’ai vu les beaux appartements ; j’en suis charmée. Si j’avais lu cela dans quelque roman, je me ferais un château en Espagne d’en voir la vérité. Je l’ai vue et maniée ; c’est un enchantement, c’est une véritable liberté, ce n’est point une illusion comme je le pensais. Tout est grand, tout est magnifique, et la musique et la danse sont dans leur perfection ... Mais ce qui plaît souverainement, c’est de vivre quatre heures entières avec le souverain, être dans ses plaisirs et lui dans les nôtres ; c’est assez pour contenter tout un royaume qui aime passionnément à voir son maître. Je ne sais à qui cette pensée est venue, mais Dieu la bénisse, cette personne ! En vérité, je vous y souhaitai. J’étais nouvelle venue ; on se fit un plaisir de me montrer toutes les raretés et de me mener partout ; je ne me suis point repentie de ce petit voyage.
Ainsi parle la marquise de Sévigné, dans une lettre au comte de Guitaut, du 12 février 1683. L’état de Versailles qu’elle décrit est postérieur de dix mois à l’installation de Louis XIV. Depuis les premiers travaux commencés par Mansart, la transformation des intérieurs a été presque complète. Le gros morceau, il est vrai, reste à finir. La Grande Galerie, qui a fait disparaître la terrasse de Le Vau sur la principale façade des jardins, a été en partie ouverte au mois d’août, pendant une semaine, et l’on a pu mettre sous les yeux du Roi et de la Cour un fragment de l’œuvre de Mansart et de Le Brun. Mais les Salons de la Guerre et de la Paix sont fort peu avancés et ce vaste ensemble ne sera achevé qu’à l’automne de 1686. L’admiration de Mme de Sévigné porte surtout sur les Grands Appartements, dont l’ameublement et la tenture viennent d’être somptueusement renouvelés. La disposition même en a été changée, et il convient de dire en quelle mesure l’œuvre de Mansart a modifié ici celle de Le Vau.
Les cinq pièces anciennes, auxquelles aboutissait le Grand Escalier, désormais dénommé Escalier des Ambassadeurs, avaient vu terminer tous leurs plafonds, tels qu’ils se présentent encore aujourd’hui dans leur magnificence un peu lourde. Philippe Caffieri y avait sculpté les portes à deux vantaux de bois doré, dont l’une, au Salon d’Apollon, a dans ses ornements la date 1681 en relief sur le bois. À côté du Salon de Vénus (salle 107), le dernier en date des Appartements, Mansart construisit une nouvelle pièce, qui s’appela le Salon de l’Abondance, pour l’allégorie de son plafond, peint comme le précédent par Houasse.13 Ce petit salon, alors pavé de marbre, était considéré comme un vestibule. Les vases, nefs, aiguières et objets de matière précieuse décorant la voussure rappellent qu’il donnait accès au Cabinet des Curiosités du Roi, fait à la même date et détruit sous Louis XV. Le Salon de l’Abondance s’ouvrait aussi sur la tribune d’une chapelle, sur l’emplacement de laquelle s’élève aujourd’hui le Salon d’Hercule.
La chapelle que Mansart commença de bâtir en juillet 1681, et qui fut terminée pour l’arrivée du Roi, occupa l’espace qui séparait alors le château de Le Vau du petit bâtiment de la « Grotte de Théthys ». C’était la quatrième chapelle faite pour le Roi à Versailles.14 La rapidité de l’exécution, pour une partie du Château où la décoration était aussi importante, s’explique par ce fait que beaucoup de morceaux de l’ornementation se trouvèrent prêts, ayant été commandés dès 1678 pour la chapelle précédente. Les peintures en étaient naturellement confiées à Le Brun. Il projeta pour le plafond une vaste composition qu’il intitulait Le Triomphe de la Croix, ouvrage destiné à célébrer « la prudence de Louis le Grand et l’anéantissement de l’hérésie », c’est-à-dire, pour être précis, la révocation de l’Édit de Nantes. Ce projet ne fut pas exécuté.15 Le tableau du maître-autel devait être également de Le Brun ; on songea plus tard à y transporter la belle Descente de Croix qu’il avait peinte, sur le désir du maréchal de Villeroy, pour une communauté de Carmélites, et dont Louvois tint à garder l’original pour le cabinet du Roi. Les aménagements achevés au printemps, Colbert écrivait à Le Brun, de sa maison de Sceaux, le 28 août 1682 : « Le Roi veut faire ôter le brocart qui est dans le cadre du tableau qui est sur l’autel de Versailles, et M. Bontemps a dit à sa Majesté que vous lui aviez dit qu’il y avait une copie d’une Vierge du Corrège16 qui pourrait servir. En cas que cela soit, il est nécessaire que vous envoyiez cette Vierge à Versailles et que vous la fassiez mettre dans le cadre de l’autel. » La copie du Corrège succéda donc sur cet autel au brocart posé à la hâte, au moment où il avait fallu livrer la chapelle au service religieux, et l’on ne peut savoir si la Descente de la Croix s’y trouva jamais placée. Il est remarquable, en effet, qu’aucune des chapelles de Versailles n’a été l’objet de la moindre description, avant celle qui nous est restée. Cette lacune tient sans doute à ce qu’elles furent toujours considérées comme provisoires.
Au mois de mai 1682, l’archevêque de Paris vint bénir avec la plus grande solennité la chapelle bâtie par Mansart et en fit la dédicace à saint Louis, roi de France. Son caractère provisoire est indiqué par le compte-rendu de la cérémonie, destiné à mettre en lumière la piété de Louis XIV : « Le dessein de ce monarque a toujours été que la Chapelle de Versailles fût le lieu le plus magnifique de ce somptueux et brillant palais ; et, comme un ouvrage d’une pareille beauté ne peut s’achever en peu d’années, et qu’il a toujours fait voir que rien ne lui coûte lorsqu’il s’agit de faire éclater sa piété, il a bien voulu en faire construire une autre, qui passera toujours pour très belle, et qui cependant ne sera que la nef de celle à laquelle il a ordonné qu’on travaillât ... Quelle différence de Versailles à la plupart des palais des grands ! Rien ne fait souvenir de Dieu dans ces palais, et l’on peut dire qu’il y est presque inconnu ; mais dans cette maison royale, on l’aura toujours devant les yeux. Ceux qui sont touchés d’une véritable dévotion le prieront souvent, et leur exemple pourra toucher les plus endurcis. Ainsi, au milieu de la Cour, où la vertu des plus humbles dégénérait en orgueil, où l’on sacrifiait tout à ses intérêts et à la fortune, où l’emportement pour les plaisirs ne laissait point de religion, et où les meilleurs suivaient les méchants exemples, enfin dans la Cour, où l’on ne trouvait qu’occasions de se perdre, on en trouvera de se convertir. » Il est aisé de sentir, dans l’état d’esprit marqué ici par le Mercuregalant, l’influence, dominant désormais sans réserve, de Mme de Maintenon.
Cette chapelle n’était évidemment pas digne du nouveau Versailles et Louis XIV avait déjà en mains les plans de Mansart pour la chapelle définitive.17 Le local improvisé fut pourtant celui dont Louis XIV se servit le plus longtemps, pendant presque toute la fin de son règne, puisque la grande Chapelle n’a été terminée qu’en 1710. On y célébra le baptême du duc de Bourgogne (18 janvier 1687) et son mariage (7 décembre 1697). La première cérémonie solennelle y avait été le service funèbre de la reine Marie-Thérèse, morte à Versailles le 3o juillet 1683. Un récit peu connu montre le Roi, au moment où la Reine est à toute extrémité, oubliant sous le coup de l’émotion les prescriptions de l’étiquette royale et courant précipitamment à la Chapelle pour demander lui-même le Saint-Viatique : « Poussé d’un zèle véritablement chrétien, il rentra chez lui accompagné de Monseigneur le Dauphin, de Monsieur et de l’aumônier de la Reine, qui était de quartier en ce temps-là. Il traversa tous ses Grands Appartements avec beaucoup de précipitation et sans pouvoir retenir ses larmes, et descendit par le Grand Escalier qui donne au pied de la Chapelle. Sa présence sans suite troubla tous ceux qui priaient alors dans cette chapelle pour la santé de la Reine : ils jugèrent aussitôt de l’extrémité où il fallait qu’elle fût.... »
Toutes les prédications célèbres prononcées devant le Grand Roi l’ont été dans ce modeste sanctuaire, consacré en 1682, et c’est là que la Cour a entendu, parmi un grand nombre d’orateurs sacrés, Bourdaloue, Massillon et Fléchier. La première station fut prêchée par ce dernier, ainsi que nous l’apprend la Gazette : « Le 29 novembre, premier dimanche de l’Avent, le Roi et la Reine, accompagnés de toute la Cour, entendirent, dans la Chapelle du Château, le sermon de l’abbé Fléchier, qui doit prêcher durant l’Avent devant Leurs Majestés. » L’aspect intérieur de l’édifice, reproduit dans plusieurs estampes du temps, l’est aussi dans le grand carton de tapisserie d’Antoine Dieu représentant le mariage du duc de Bourgogne ; mais il est surtout conservé en sesmoindres détails par un intéressant tableau d’Antoine Pezay, gravé par Sébastien Le Clerc, qui met sous nos yeux la cérémonie du serment de fidélité prêté entre les mains du Roi par le marquis de Dangeau, comme grand-maître de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare, le 18 décembre 1695. Louis XIV est assis devant une petite table au pied de l’autel, qui s’adosse au mur du nord. Le côté faisant face à l’autel est percé d’une large ouverture grillée, derrière laquelle se presse une foule de curieux. La salle est à peu près carrée et prend jour sur les jardins, du côté du couchant, par trois grandes baies à la hauteur des tribunes et par deux fenêtres cintrées au-dessous. Des deux côtés de la tribune royale sont deux oratoires fermés d’un treillage doré, l’un pour le Roi, l’autre pour la Reine, dans l’un desquels le tableau et l’estampe laissent reconnaître le jeune duc de Bourgogne. D’assez beaux anges en forme de cariatides, le buste drapé, les ailes éployées, soutiennent les corniches et font le principal motif ornemental. La Chapelle compte six de ces figures, qui ont sans doute été transportées de la chapelle précédente. Au pilastre entre les fenêtres est adossée une petite chaire de bois doré, très simple, celle où, dès l’Avent de 1684, fut prononcé tel sermon du Frère Bourdaloue dont le Roi disait, en sortant, « qu’il n’en avait jamais entendu un si beau », et tel sermon de Noël, où l’austère Jésuite, « dans son compliment d’adieu au Roi, attaqua un vice qu’il conseilla fort à Sa Majesté d’exterminer dans sa Cour » ; Dangeau n’est pas plus explicite. On peut rappeler, en passant, que Bourdaloue, dont les sermons forment un tableau si sévère des désordres des courtisans, a prêché à Versailles, de 1669 à 1697, six Carêmes et sept Avents, et que Bossuet, qui y a vécu assez longtemps comme précepteur du Dauphin, n’y est jamais monté en chaire devant le Roi.
Le déplacement de la Chapelle avait été nécessité par la transformation de l’Escalier de la Reine ; il s’élargissait aux dépens de l’ancienne et devenait l’escalier de principal usage de tout le Château. Des indications détaillées ne seront pas jugées superflues au sujet de cette construction, qui n’est pas détruite. Trois portes de fer doré en fermaient les arcades, ouvertes en symétrie avec celles de l’Escalier du Roi ou des Ambassadeurs, et donnaient accès dans le vestibule, aujourd’hui défiguré, qui conduisait aussi à l’appartement du Dauphin. J.-Fr. Félibien fournit de cet escalier la description la plus exacte : « Il n’y en a pas de plus fréquenté et qu’on connaisse davantage dans Versailles. Trois arcades donnent d’abord entrée par la grande cour dans un vestibule fait en forme d’une double galerie, voûtée de pierres et pavée de carreaux de marbre blanc et de marbre noir. C’est de là qu’on va à l’escalier, proche duquel une des portes de l’appartement de Monseigneur est ouverte vers le midi ... Tout l’escalier est pavé de marbre.18 Les appuis des rampes et des paliers sont de marbre noir avec des balustres, et les quatre faces des murs aux côtés des rampes, et jusqu’au dernier palier, sont revêtues de compartiments de marbre de différentes couleurs.19 » Félibien parle aussi de deux faces en longueur, qui, de son temps, sont l’une et l’autre ornées de peintures. Ce sont des perspectives « où l’on voit dans le lointain, à travers une colonnade feinte, les arbres d’un grand jardin, et sur le devant, proche une balustrade, plusieurs gens de la livrée du Roi peints au naturel et qui semblent apporter de grands bassins remplis de fleurs et de fruits.20 » L’ornementation picturale était, d’ailleurs, de peu d’importance au regard de la beauté du marbre, rehaussé par d’abondantes sculptures de plomb doré, qui sont encore en place telles qu’elles ont été posées.
On avait commencé l’Escalier de la Reine au moment où l’on achevait celui du Roi. Les travaux prévus aux dépenses de 1679 occupèrent les deux années suivantes. De fortes sommes, chaque année, étaient réservées aux marbres. Tubi, comme d’ordinaire, fournissait les bases de bronze doré ; Le Gros et Massou faisaient en association les bas-reliefs en métal au-dessus des portes, qui représentent les uns des enfants assis sur des cornes d’abondance, les autres un motif de sphinx, assez souvent employé dans le Versailles d’alors. C’est Massou qui plaçait dans la niche, pour 1.200 livres, ce joli groupe d’Amours soutenant un bouclier, où le chiffre de la reine Marie-Thérèse se mêlait autrefois aux L enlacés, et que surmontent encore des emblèmes du mariage, les colombes et les torches.
L’escalier royal a conservé son magnifique revêtement de marbre, mais l’aspect primitif s’est trouvé modifié par l’ouverture de la loggia intérieure sur le petit vestibule du Roi, qui fut ordonnée par Louis XIV en 1701. La peinture de perspective qu’on voit aujourd’hui, qui est de Philippe Meusnier et, pour les fleurs, de Belin de Fontenay, fut exécutée à ce moment, comme pendant à l’arcade à balustres. En 1681, l’escalier avait reçu quatre compositions d’architecture.21 La création de la loggia, qui en amena la disparition, fut encore l’œuvre de Mansart et ajouta de la grâce et de la lumière à tout l’ensemble architectural. Les ordres du Roi, notés par Mansart dans son journal, méritent d’être intégralement cités, afin que le lecteur sache exactement, pour cet escalier qui fut toujours l’accès principal du Château, à quelle époque en ont été créées les diverses parties :
Le 4 août 1701, Sa Majesté a ordonné de percer une arcade surbaissée dans le mur de refend qui sépare le Grand Escalier de la Reine et le passage joignant l’appartement de Mme de Maintenon, ladite arcade entre les pilastres de la décoration dudit Grand Escalier, revêtue de marbre et ornements de bronze suivant le dessin qui en a été réglé, avec une balustrade dans le vide semblable à celle de l’escalier, et, pour donner l’élévation convenable à ladite arcade, d’abattre la corniche de pourtour dudit passage pour la relever de ce qu’il conviendra pour être au-dessus de la fermeture de ladite arcade, et de rétablir les lambris de menuiserie dudit passage, suivant les décorations qui seront réglées au sujet dudit changement. – Le 18 août 1701, Sa Majesté a ordonné de faire une arcade feinte dans le mur de refend du Grand Escalier de la Reine, opposée à l’arcade que l’on perce de l’autre côté, pour lui faire symétrie, de renforcer cette arcade d’environ 9 pouces, de la décorer de marbre, avec une balustrade dans l’intervalle, et de faire faire un beau tableau de perspective qui occupe tout le renfoncement de cette arcade feinte. – Le même jour, Sa Majesté a ordonné de faire les deux croisées du vestibule du haut de cet escalier en arrière-voussure par le dedans et de décorer toutes les quatre faces de ce vestibule de compartiment de marbre en forme de lambris, depuis le pavé jusque dessous la corniche.22
En même temps que l’escalier s’achevait en 1681 le « Salon de marbre », qui faisait la première pièce de l’appartement de la Reine. Il en devint plus tard la Salle des Gardes ; mais la Salle des Gardes de la reine Marie-Thérèse était la longue pièce suivante, où les plafonds étaient peints par Paillet et par Vignon et qui fut par la suite Antichambre de la Reine. Le premier salon est encore intact, avec ses compartiments de marbre de diverses couleurs et son plafond octogone de Noël Coypel ; autour de l’allégorie centrale (Jupiter accompagné de la Justice et de la Piété) et des quatre tableaux historiques des voussures, règne une balustrade peinte, au-dessus de laquelle se penchent des personnages au naturel, gentilshommes et dames de la Cour.23 Ce salon, conçu et exécuté en même temps que l’Escalier de Marbre, en continue très exactement l’idée décorative.
Le plus énorme travail de construction, celui qui changeait les proportions mêmes du Château, était celui de la grande Aile du Midi. Mansart l’élevait le long de l’ancien Parterre de l’Amour, d’où descendait un double degré à l’orangerie de Le Vau et qui bientôt allait disparaître avec celle-ci. Cette aile rendait nécessaire et faisait prévoir pour plus tard une autre semblable du côté du Nord. Doublée d’un bâtiment sur la rue, auquel la réunissaient quatre pavillons formant trois cours intérieures, l’Aile du Midi était destinée à l’habitation des princes et aux plus grands logements de la Cour. On en a vu commencer la construction dès 1678. Les sculpteurs, dont l’apparition sur les travaux marque toujours l’achèvement de tout le gros œuvre, sont à la besogne en 1681.
Outre les trophées et ornements aux cintres des croisées et les mascarons, qui n’ont pas l’intérêt de ceux du château de Le Vau, on donne à l’aile une décoration de statues analogue à celle qui se trouve déjà placée sur les anciens avant-corps. Le nombre en est même plus considérable, puisque les avant-corps y sont beaucoup plus larges, qu’ils comportent huit statues au lieu de quatre, et qu’il y a un quatrième avant-corps de ce genre en retour au-dessus du pavillon de la Surintendance, sur la petite façade du bout, orientée au Midi. Cela fait en tout trente-deux nouvelles statues de pierre, qui sont encore en place aujourd’hui, en original ou en copies récentes, mais sur lesquelles n’existe aucun ensemble de renseignements contemporains, ni pour les sujets, ni pour les auteurs.24 Presque toutes sont des figures féminines, des Muses, des Arts, des Sciences, des Vertus. Parmi les sculpteurs qui y ont travaillé, on trouve Regnaudin, qui a fait trois statues, Girardon et Cornu, qui en ont fait deux chacun, puis les artistes suivants, nommés aux Comptes pour une seule : Coyzevox, Clérion, Prou, Tubi, Raon, Collignon, Mazière, Le Hongre, Arcis, Le Gros, Massou, Buirette, Lespingola, Mazeline, Flament, André, Granier, Le Conte, Legeret. Quelques mentions éparses permettent de désigner plusieurs sujets ; il y a une Thalie de Tubi, une Clio de Clérion, une Poésie de Granier, une Cosmographie de Mazière, une Démocratie de Buirette.
À l’intérieur, l’Aile du Midi se composa d’une série de beaux appartements, cinq à chaque étage, donnant sur le jardin à fleurs et l’Orangerie, et dont le principal, au premier étage, fut d’abord l’appartement double de Monseigneur et de la Dauphine de Bavière.25 Deux grands salons, pavés de marbre et décorés de pilastres et de niches de pierre, occupaient le milieu de l’aile, l’un d’ordre dorique au rez-de-chaussée, l’autre d’ordre corinthien au premier étage. Dans l’attique furent faits quatorze appartements complets, destinés à se subdiviser par la suite. Ceux du rez-de-chaussée et du premier étage furent desservis, sur le derrière, par deux longues galeries, ouvertes au levant par des arcades cintrées à balustrade qui donnaient sur des cours intérieures. Ces galeries, qui seront des passages publics, joueront toujours un rôle important dans la vie ordinaire de Versailles. Colbert s’en préoccupe le 13 mars 1682, au moment où s’achèvent les aménagements : « Résoudre aujourd’hui avec le sieur Mansart si nous mettrons dans les galeries et vestibules des pavés de marbre ordinaire, c’est-à-dire d’un pouce, ou si nous y en mettrons d’un pouce et demi, comme à la Chapelle. Cela est de conséquence, parce que tous les laquais seront continuellement dans ces galeries, et il faut en faire les marchés sans aucun retardement. » Les galeries ouvraient sur plusieurs escaliers, sans parler du degré extérieur qui montait de la cour du milieu à la galerie du rez-de-chaussée26 ; deux grands escaliers desservaient l’aile à ses deux extrémités. Celui du bout le plus éloigné montait de fond en comble ; l’autre, qui s’arrêtait au premier étage et qui fut plus tard l’Escalier des Princes, est dit « proche la Salle des Comédies ».
Cette salle de spectacle, fort petite, était installée au rez-de-chaussée, dans le bâtiment assez étroit qui rattachait l’aile à l’ancien château, et qui fait aujourd’hui le fond de la cour des Princes, ouverte en forme de vestibule. Le projet primitif n’avait prévu en cet endroit qu’une petite galerie « composée de trois arcades pour le passage des carrosses ». Mais on fut obligé, dès 1682, d’en faire la Salle de Comédie. Elle resta toujours incommode par ses petites proportions et ne se prêtait point à l’opéra, dont il fallut se priver au Château.27 Dans cette salle, qui n’eut jamais qu’un caractère provisoire, la scène était située au nord, et l’accès de la loge royale paraît avoir été ménagé au palier du milieu de l’escalier. Au-dessus de la Salle de Comédie, la galerie qui faisait communiquer l’ancien Château et l’Aile du Midi devint la Salle des Cent-Suisses.
L’escalier fut un des plus importants accès du Château. On l’appela bientôt l’Escalier des Princes, à cause des appartements qu’il desservait. C’est là que s’établirent les petites boutiques, si nombreuses, qui rendaient un grand service pour la vie ordinaire des habitants de la maison royale, mais nuisaient singulièrement à la majesté de ses abords. Le vaisseau était de belles proportions et bien décoré. Des ornements considérables en stuc, pierre et plâtre, furent payés, en 1682, à une association de sculpteurs composée de Tubi, Coyzevox, Prou, Legeret et Caffiéri.28 L’escalier, malheureusement, s’est trouvé en partie modernisé à l’époque où a été transformé tout l’intérieur de l’Aile du Midi pour créer la Galerie des Batailles. La voûte ancienne, par exemple, a été abaissée sous Louis-Philippe et remplacée par un plafond à caissons, d’un effet lourd et disgracieux. Nous savons, du moins, la date des trophées anciens et des magnifiques bas-reliefs de pierre où jouent des enfants entourés d’attributs militaires ; ces sculptures, du meilleur style du grand siècle, remontent à la décoration primitive.
Le moment approchait où Louis XIV pourrait venir habiter Versailles. Mansart et ses collaborateurs avaient travaillé sans répit. Les deux grandes constructions des Écuries, indispensables pour l’installation d’une cour, s’achevaient en face du Château, et la royale maison se parait pour recevoir le maître. Pendant tout l’hiver et le printemps de 1682, dans les appartements, dans les jardins, dans les bâtiments anciens et nouveaux, règne une activité générale. Ainsi qu’il arrive en face de tant de détails et si divers, on est en retard à peu près sur tous les points, et c’est le grand souci de Colbert. Il va souvent à Versailles, en dehors même des visites du Roi, et se fait adresser par son fils, le jeune marquis d’Ormoy,29 un rapport quotidien sur l’avancement des travaux, qu’il lui retourne chargé en marge d’ordres directs ou d’invitations à s’entendre « avec le sieur Mansart », pour décider des questions restées en suspens et qu’il est temps de résoudre. Le ministre commence à se montrer inquiet, parce qu’il ne trouve pas chez son fils, d’ailleurs bien jeune pour la charge difficile qu’il lui impose, cette conscience et surtout cette précision d’esprit qui seraient fort nécessaires en un pareil moment.
Colbert a obtenu du Roi, quelques années auparavant, pour son fils encore enfant, la survivance de sa charge de surintendant des Bâtiments ; il cherche à former le jeune homme aux fonctions dont il espère pouvoir se décharger sur lui ; mais il redoute sérieusement de voir échouer leur ambition commune dans cette installation de Versailles, où n’ont point manqué les retards, les maladresses et, par suite, les mécontentements d’un maître qui voit tout : « Je t’ai déjà dit, écrit-il à d’Ormoy, le 25 mars 1682, que le Roi ne me donnait qu’un mois ou deux pour voir si tu changerais ; en sorte que tu es perdu, si tu ne t’appliques à exciter ta fainéantise et ta paresse et ton inapplication. Si tu veux bien faire, il faut tous les jours te lever entre cinq et six heures du matin, aller visiter aussitôt tous les ateliers, voir si les maîtres des ouvrages y sont, compter le nombre de leurs ouvriers et voir s’ils sont bons, employer deux heures à cette visite, entendre tous les ouvriers, voir ce dont ils ont besoin, leur faire donner sur-le-champ et, ensuite, aller dans ton cabinet travailler deux ou trois heures à revoir tous les mémoires de tout ce qu’il y a à faire, donner ordre à tout, voir, vérifier, régler les prix et arrêter des parties. Après le dîner, il faut encore faire une autre visite, voir les ouvrages et compter de même les ouvriers. Le soir, voir tous les plans, y faire travailler, revoir tes portefeuilles et les mettre en l’état que je t’ai dit. Je t’avais dit avant-hier qu’il fallait faire mettre les trophées et vases dès hier matin, et que le Roi les vît : hier, à quatre heures du soir, l’engin, qui est une chose de rien, n’était pas monté ... Il n’y a point de jour où cela n’arrive et où le Roi ne le voie. Je te dis que tu es un homme perdu, si cela ne change du blanc au noir ... Il faut que tu t’attendes que, si le Roi m’oblige de me défaire de cette charge, au lieu de onze mille livres que je te donne, je ne pourrai plus te donner que mille livres, et ainsi je congédierai tes chevaux, ton carrosse et tes valets, et tu t’apercevras alors de la différence qu’il y a entre un homme qui fait son devoir et celui qui ne le fait point. » On peut penser qu’aussitôt après la mort du ministre, le Roi s’empressa de débarrasser Versailles d’un jeune homme qu’il avait supporté par égard pour le père.
Armand Colbert, qui n’avait d’ailleurs que vingt ans, était beaucoup mieux fait pour le métier des armes ; il y porta honorablement le nom de marquis de Blainville, fut aimé de Fénelon, loué par Saint-Simon, et mourut vaillamment à l’ennemi comme ses deux frères. Le grand ministre s’était donc trompé sur les talents véritables de son fils, à qui il avait donné trop tôt une très lourde charge. Il dut peut-être à cette erreur une partie des déboires qui attristèrent la fin de sa vie, et qui le firent mourir « malcontent », à la veille d’une visible disgrâce. Son rival Louvois, qui depuis longtemps minait son crédit, ne cessait d’attirer l’attention du Roi sur des négligences dans les travaux et sur certains marchés dispendieux, que l’inexpérience de d’Ormoy rend fort croyables.30
Racine cite, dans une lettre où il parle de la mort de Colbert, survenue le 6 septembre 1683, un témoignage très sûr de Mansart : « M. Mansart prétend qu’il y a trois mois que M. Colbert était à charge au Roi pour les Bâtiments, jusque-là que le Roi lui dit une fois : ‘Mansart, on me donne trop de dégoûts ; je ne veux plus songer à bâtir.’ Il n’est pas douteux que Versailles ne fût particulièrement visé par les ennemis du ministre. L’ambassadeur vénitien Foscarini et le conseiller Philibert de la Mare l’assurent en propres termes ; le premier parle des reproches que Colbert reçut du Roi ‘per la minacciata ruina d’alcune fabriche in Versaglia’,31 et le second les mentionne également : ‘M. Colbert mourut presque comme un désespéré. Quelque temps avant sa maladie, le Roi avait conçu du chagrin contre lui et lui reprocha qu’il ne songeait qu’à enrichir sa famille, et qu’une partie des bâtiments de Versailles tombait en ruine par la faute des ouvriers. La fièvre le chargea là-dessus, et il ne voulut point prendre de nourriture.’ » Versailles, que Colbert avait si bien servi sans jamais l’aimer, avait fini par lui porter malheur.
Les instructions du surintendant pour son fils, à la date où nous sommes encore, sont pleines jusqu’au bout d’indications utiles et d’ordres précis destinés à soutenir une mémoire souvent défaillante. Le lecteur y reconnaîtra aisément les travaux de Mansart, qui tous à ce moment touchent à leur terme : « Faire achever la Chapelle ; poser la grille de séparation ; presser les grilles des arcades, la menuiserie de la chapelle haute, les cariatides, les confessionnaux, les portes et faire en sorte que tous les ouvriers soient dehors mercredi au soir et que les doreurs puissent travailler jeudi. Faire prendre toutes les mesures du Cabinet des Curiosités au menuisier, et le presser. Presser extrêmement toute la menuiserie, la serrurerie, peinture et vitres de la Grande Aile et des offices, les escaliers, les balustrades des deux galeries, le grand vestibule... » Voici encore, quelques jours plus tard, le 10 avril, ce mémoire laissé à d’Ormoy : « Qu’il prenne soin particulier de tout ce qui regarde l’appartement bas, depuis l’escalier jusqu’au vestibule : qu’il prenne soin de presser l’escalier et le vestibule, la Salle de Comédie, la chambre du billard, les balcons, l’appartement de Mme de Maintenon, le passage du petit appartement au grand, le salon au bout du grand appartement du Roi, les fontaines des Sources et de la Salle du Bal, les fermetures des jardins, la pièce au-dessous du Dragon. » Et toujours cette recommandation, qui revient sous diverses formes : « Prends bien garde que le Roi connaisse que tu fais bien ton devoir. »
Nous avons quelques-uns de ces mémoires qu’exige Colbert pour chaque jour et qu’il retourne annotés.32 Celui du 14 avril fait prévoir l’achèvement des appartements du Roi ; il mentionne aussi le parquetage de la partie livrée de la Grande Galerie et le travail de Le Brun : « J’ai été déjà deux fois aujourd’hui dans l’Aile et principalement dans le corps de logis des offices ... J’écris à Paris à Prou le père de venir ici lui-même, d’amener avec lui des compagnons menuisiers, avec la menuiserie qui est nécessaire pour les entresols du grand étage ; et de faire venir en même temps la porte de la salle du billard et le parquet du Salon du Roi et de la Galerie ... M. Le Brun est ici, qui travaille à achever la Galerie. Il dit ne point trouver à Paris de tableaux pour mettre à la place de ceux que le Roi fait ôter aux deux côtés de son lit. Coyzevox travaille continuellement pour achever la sculpture du Salon du Roi, et promet que tout sera déchafaudé dans la fin de cette semaine. »
Aux appartements royaux, comme à l’aile nouvelle, où se décorent et se meublent en hâte les logements donnés par le Roi, rien n’est prêt qu’au dernier moment, presque à la dernière minute. La veille même de l’arrivée de Sa Majesté, les voitures des Gobelins apportent des meubles, des tentures, des bronzes à fixer aux portes et aux fenêtres ; et les principaux corps de métier, menuisiers, serruriers, peintres, doreurs, leurs équipes doublées, occupent encore les diverses parties du Château. Au Grand Escalier même, Tubi vient à peine de poser les sculptures de sa fontaine. Cependant le décor est en place à Versailles et la France s’intéresse au spectacle qui va s’y donner.
Le 6 mai 1682, avec un peu plus de solennité que de coutume, Louis XIV, venant de Saint-Cloud, fait son entrée au Château de Versailles. Toute la Cour l’accompagne dans ses carrosses. Le cortège traverse les lignes des gardes françaises et des gardes suisses rangées comme toujours dans l’avant-cour, étendards déployés, fifres sonnants, tambours battants. Mais, cette fois, les habitants de la ville nouvelle l’acclament au passage avec plus d’enthousiasme ; ils savent que le séjour se prolongera de longues années ; car ce n’est plus seulement le Roi qui se transporte à Versailles, c’est la Royauté.
II. – Bosquets et pièces d’eau
L’imagination des peuples donnait à Versailles une place de plus en plus grande. Elle était frappée fortement par cette accumulation si prompte de merveilles, aux lieux mêmes où il n’y avait guère, quelques années plus tôt, que des garennes et des marais. Ce n’était pas sans raison que Louis XIV attachait tant de prix à une telle maison royale, qui ajoutait le prestige le plus raffiné des arts à la supériorité désormais incontestée de ses armées. Il se montrait attentif à en faire apprécier les beautés aux étrangers et n’arrêtait jamais les travaux, même en temps de guerre. Il lui plaisait, d’autre part, qu’on pût dire qu’il y avait tout créé de rien, participant ainsi, dans la plus grande mesure humaine, au privilège de la divinité ; et ce côté un peu puéril de sa pensée s’accorde mal avec les préoccupations vraiment hautes qui le guidaient d’ordinaire.
Ses motifs d’orgueil à Versailles étaient moins d’élever un palais élégant ou surpassant les plus beaux de l’Italie, que d’avoir amené les eaux les plus abondantes là où la nature les avait tout justement refusées. Le premier ambassadeur moscovite qui voyait jouer ces eaux déjà fameuses et qui demandait à ses guides, pour témoigner son étonnement, « si toutes les eaux de la mer étaient à Versailles », adressait à Louis XIV, sans le savoir, la flatterie la plus délicate.33 On peut douter même que les meilleures louanges d’un Boileau ou d’un Racine lui aient été plus agréables à lire que ce sonnet d’abbé, où se trouve si clairement exprimée l’idée dominante de son œuvre :
Grand Roi, dont la valeur, la force et la prudence
Charment également nos esprits et nos yeux,
C’est dans ce beau séjour où l’art victorieux
Découvre avec éclat votre magnificence.
Ces eaux qu’on voit partout couler en abondance
Et qu’un secret effort élève jusqu’aux cieux,
Comme au divin Moïse, en ces superbes lieux
Au premier des Héros rendent obéissance.
Ce chef-d’œuvre pompeux que produit votre main
Semble vous approcher du Pouvoir souverain,
Qui tira du néant le Ciel, la Terre et l’Onde,
Lorsqu’étalant ici tant de charmes divers,
Du lieu le plus ingrat qui fut dans l’univers
Vous faites aujourd’hui la merveille du monde.34
Le Mercure galant