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Sous la forme de courts textes et de poèmes, Nolhac nous parle de son amour profond pour l'Italie classique, et pour Rome tout particulièrement. Cet esthète sensible, à l'époque membre de l'École française de Rome, est en parfaite harmonie avec cet environnement saturé d'art, qu'il nous fait partager avec érudition et délicatesse.
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Seitenzahl: 178
Veröffentlichungsjahr: 2020
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Souvenirs d’un vieux Romain
Pierre de Nolhac
(Édition annotée)
Fait par Mon Autre Librairie
À partir de l’édition Plon, Paris, 1930.
Les notes entre crochets ont été ajoutées pour la présente édition.
https://monautrelibrairie.com
__________
© 2020, Mon Autre Librairie
ISBN : 978-2-491445-44-7
Préface
À Joachim du Bellay
La vaticane
Le pèlerin de Pizzo
Promenade dans Rome
Les images du palais
Farnèse
L’arrivée de Montaigne
Une jeunesse d’autrefois
À Bologne avec Carducci
Souvenirs sur la reine Marguerite
La Victoire du Palatin
Sur le marbre de la Victoire
La Villa d’Este
Le lac de Némi
Voyage aux Abruzzes
Années d’Italie
Deux amitiés
Journées d’Arezzo
La coupole
Quatre jours à Rome
Ausonia Victrix
Audience pontificale
Au Palatin
Dernière visite à Boni
Pour le second millénaire de Virgile
Deux villes, Rome et Versailles, se sont partagé ma vie et mes études ; si j’ai bien compris la seconde, c’est que j’avais reçu de la première les leçons de beauté de ma jeunesse. Rome tient une place dans la plupart de mes livres ; ceux du philologue y sont nés ; mes figures de l’humanisme y ont recueilli leur lumière ; l’art français du dix-huitième siècle m’y a ramené par d’autres chemins.
Si je rappelle ces travaux, c’est pour regretter qu’aucune œuvre d’ensemble et de quelque importance n’ait attaché mon nom à de grands sujets romains. Je n’ai apporté à l’histoire de Rome, de ses savants, de ses artistes, de ses collections, que des contributions d’érudit. J’eusse fait mieux, sans doute, si j’avais pu me rendre au désir affectueux de Mgr Duchesne,1 qui me désignait comme son successeur à la direction de cette École française où nous avions puisé l’un et l’autre, à dix années d’intervalle, les premières suggestions de la science. Ce séjour m’eût fixé à Rome pour jamais : comment quitter une ville où, comme le fit notre illustre ami, il est si noble d’achever le temps de ce monde !
À défaut d’un plus digne hommage, je réunis aujourd’hui des pages écrites à différentes époques, et qui fixent des souvenirs divers. Une inspiration commune en fait la seule unité. Presque toutes ont été écrites dans ce siècle-ci, mais la plupart évoquent une Rome déjà lointaine, et dont les dernières grâces achèvent de disparaître sous nos yeux. À chaque retour, sans doute, je vois avec mélancolie changer le visage de la ville aimée. Mais, si un regret m’effleure, il s’y joint aussitôt la consolation d’y rencontrer les signes de son éternelle renaissance. Pour quelques coins familiers dont on ne retrouve plus le pittoresque, que de grandeurs créées, que de monuments ressuscités, que de découvertes chaque année dans ce sol jamais épuisé ! Et surtout, quelle transformation progressive des âmes et des caractères, dans une Italie toujours plus fière et plus consciente de sa destinée.
C’est la Latinité tout entière qui salue en Rome le centre de sa gloire, comme elle trouve dans la civilisation romaine les principes de sa force et les nécessaires traditions du monde. Ce trésor, confié à des mains fidèles et qui en sont en effet les légitimes gardiens, n’appartient pas seulement à nos frères d’Italie, mais à tous ceux qui l’ont trouvé dans le patrimoine de la race. Ainsi s’explique que chacun se trouve à Rome comme dans la maison paternelle, et se reconnaisse des droits à l’héritage commun. Il plaît de le proclamer à l’un des esprits qui, depuis son éveil à la pensée, n’a cessé de se sentir et de se dire fils de Rome, et qui pourrait répéter ici la dédicace inscrite au seuil du Testament d’un Latin :2
VRBI
COMMVNI PATRIÆ
HOSPES GRATVS
ET MEMOR3
Le dégoût douloureux des jours que tu menais
Dans la Rome orgueilleuse en sa bruyante fête
Te révéla le charme et la douceur secrète
De ton Anjou natal de bois et de genêts.
L’amour qui te reprit du sol d’où tu venais
Jaillit en flot plaintif de ton âme inquiète,
Et pour te célébrer comme il sied, ô poète !
J’emprunte le modèle à tes divins sonnets.
De tant d’illustres lieux où coulaient tes journées
Nul ne valait le clos de tes jeunes années,
Fût-ce le Capitole ou le Mont Palatin.
Mais tout autre est l’ennui d’un cœur non moins fidèle :
Rome, dont tu souffrais, je ne regrette qu’elle ;
Ma jeunesse est là-bas, près du Tibre latin.
Dans l’automne de 1882, au moment où j’allais partir pour Rome, comme « membre de l’École française d’archéologie et d’histoire », M. Renan voulut bien m’accorder quelques conseils. Je le vois, assis sur son canapé de Bellevue, pencher son large visage, tourner ses pouces de mandarin ; j’entends sa voix lente et précise :
« Vous allez connaître l’Italie, jeune homme ; vous avez vingt ans et vous lisez les manuscrits grecs ; voilà bien des raisons d’être heureux ! Vous comptez collationner beaucoup de textes à la Vaticane ; c’est un projet excellent. Le pape a les plus beaux manuscrits du monde. Vous savez, sans doute, qu’il possède d’autres trésors. Réservez-leur une part de votre enthousiasme. On a tort d’y mal préparer nos jeunes missionnaires. Mais, après tout, celui qui ne découvrira point seul Michel-Ange, vaut-il qu’on l’avertisse ? Trouvez Rome avec votre âme, mon ami, et profitez de ces belles années ; il y aura toujours assez de paléographie dans votre existence. Que de bonheur j’ai eu dans la ville des papes et au Mont Cassin ! Quelles rencontres de ma vie ! Saluez de ma part mon vieil Amari, l’historien des Vêpres Siciliennes, et ce vaillant Père Tosti, s’il se souvient encore de son pèlerin. Ce sont de vrais Italiens, ce sont des hommes… Je vous recommande surtout, dans cette Vaticane où vous travaillerez, le souvenir de Nicolas V qui l’a fondée, de Sixte IV qui l’a agrandie. Lequel préférer parmi ces grands papes de la Renaissance, que nous ne saurions trop admirer pour les services rendus à la pensée humaine ? Aidez-moi à honorer leur mémoire. Quand vous en aurez fini avec vos variantes, commencez un bon livre sur Nicolas V, et envoyez-le-moi avec tout ce que vous écrirez. »
Je n’ai écrit ni la vie de Nicolas V, ni aucun ouvrage digne d’intéresser M. Renan. Quand un jour il désira présenter aux Inscriptions Érasme en Italie, dont le sujet lui agréait, son obligeance seule me laissa croire qu’il l’avait lu. Mais je lui sais gré de m’avoir, dès l’abord, découvert le sens de l’Italie. L’historien des langues sémitiques gardait du prestige à l’École des Hautes Études, malgré la défiance qu’inspirait son talent. Il ne fallait pas moins qu’une telle autorité, et le souvenir d’un certain sourire, pour soustraire un débutant plein de zèle aux suggestions autoritaires de notre maître Édouard Tournier. Ce grand helléniste bornait à peu près notre exercice intellectuel à la critique verbale, et pensait qu’une collation complète des manuscrits d’Aristophane pouvait seule excuser un séjour à Rome et le temps qu’on allait y perdre.
Mais Rome, dès le seuil, libérait nos esprits. Le monde antique y apparaît si large, si varié, si attrayant, que l’étudiant sollicité par tant d’aspects du passé, ébloui de ces richesses inestimables, initié par ses premières promenades à toutes les questions d’une archéologie devenue vivante, se délivre peu à peu des disciplines livresques et met à leur juste plan les leçons qui l’ont formé. Son horizon se transforme en quelques semaines et lui présente tous les enchantements et tous les choix. Il va d’instinct où ses goûts le guident, assuré d’y bien exercer les méthodes apprises et de s’attacher à la science sur les points où il la servira le mieux. Tout modeste philologue que j’étais, j’avais pourtant la passion de la poésie ; c’est Joachim du Bellay qui, le premier, m’avait parlé de Rome. L’étude de l’Antiquité et celle de la Renaissance s’offraient ensemble ; désormais, je ne les séparai plus.
La Bibliothèque Vaticane est bien le lieu de la terre où les manuscrits grecs sont le mieux logés. Pour les aller voir, on chemine longtemps à travers l’immense palais, l’imagination toute émue des chefs-d’œuvre qu’il abrite. Il faut franchir la Porte de bronze, saluer d’un air entendu l’officier suisse au pourpoint multicolore, monter l’escalier de marbre que l’ordinaire touriste ne connaît pas, traverser la cour Saint-Damase où prennent jour les chambres du pape, longer les « loges » de Jean d’Udine, au-dessous de celles de Raphaël, et suivre enfin, sur plus de trois cents mètres, la magnifique « galerie lapidaire », où Gaetano Marini a rangé pour Pie VII plusieurs milliers d’inscriptions antiques. Qui oserait se plaindre de la longueur du trajet ? Ne repose-t-on pas ses yeux sur les sarcophages à figures et les autels sculptés ? Ne déchiffre-t-on pas en belle lumière, avec un intérêt renouvelé chaque jour, quelques-unes de ces formules funéraires, administratives ou triomphales, où excella toujours le peuple romain ? Ces impressions, toutes très nobles, nous préparent excellemment au travail. Il nous attend derrière la petite porte percée dans le mur couvert par les marbres. Mais, plus d’une fois, nous la trouvons close : « Oggi è festa, signor ! » Nous avons oublié que c’est Vigile de la Pentecôte, ou commémoration de saint Philippe de Néri.
La déception ne dure guère. On refait le chemin sans ennui. Au dehors sonnent les cloches de Saint-Pierre, le soleil dore la colonnade et se joue dans les fontaines. Puisque c’est fête, on va célébrer le saint du jour dans une osteria de la campagne où le déjeuner sera gai et le vin digne d’Horace, à moins qu’on ne préfère monter à Albano, pour aller lire au bord du lac, sous les chênes verts, quelque poète de France. Mais demain, on se gardera d’avouer à monsignore Ciccolini cet oubli impardonnable du calendrier catholique, parce que monsignore Ciccolini pourrait en induire que nous sommes de ces Français païens, qui joignent à la légèreté de leur nation l’irréligieux esprit des écoles de la République.
À vrai dire, le préfet de la Vaticane ne nourrissait point ces injustes préjugés. Ce prélat sicilien, subordonné du cardinal Pitra, bibliothécaire de la Sainte Église, avait sous ses manières assez rudes la plus exquise bonté ; et l’on s’en assurait le jour où, après une certaine période d’observation, il vous invitait à puiser dans sa boîte de corne et à vous barbouiller les narines de son tabac. On pouvait compter dès lors sur une bienveillance inépuisable et, au besoin, sur le bon conseil du paléographe au moment d’une lecture difficile.
Aux premières années du pontificat de Léon XIII, la Vaticane ne connaissait rien des commodités modernes qu’elle a reçues depuis. La salle de travail s’éclairait d’une seule fenêtre, auprès de laquelle les places étaient recherchées. Les murs s’ornaient d’une boiserie brune, d’un crucifix et du portrait du pape régnant. Les longues tables recouvertes de drap vert dataient du temps de Mabillon, les règlements de plus loin encore. Les livres de références manquaient et le catalogue, fort bien établi au dix-septième siècle, était communiqué avec une extrême parcimonie. On voyait parfois le nez à lunettes d’un Allemand en témoigner quelque impatience. Chacun s’absorbait dans sa besogne. L’habit des religieux, qui étudiaient les manuscrits syriaques, faisait penser à une salle de couvent ; le plus rigoureux silence était observé ; c’était un coin vieillot et délicieux.
Nul de mes compagnons d’alors n’a gardé de souvenir morose de ces longues séances matinales. Mais je pense avoir été, avec Paul Fabre,4 de ceux qui surent y prendre les habitudes familières. Le caractère exquis de Fabre et l’âme religieuse qu’on devinait en lui gagnaient tous les cœurs de la maison. Il travaillait aussi aux Archives pontificales, que le nouveau pape venait d’ouvrir d’un geste libéral aux savants du monde entier. Ce normalien, qui s’imposait la formation d’un chartiste, multipliait à tous les étages du Vatican ses découvertes sur l’administration de l’Église au moyen-âge et le fonctionnement de ses institutions temporelles. Grandjean5 et Digard6 ne quittaient guère les Archives ; ils « faisaient leur pape », ce qui voulait dire qu’ils recherchaient les bulles relatives à la France dans les registres de Boniface VIII et de Benoît XI. Charles Diehl,7 futur « byzantin », fréquentait les Antiques pour préparer son séjour d’Athènes. Tel autre de nos camarades s’oubliait au ciel de Sicile, et André Pératé,8 qui nous rejoignit un peu plus tard, étudiait volontiers l’archéologie chrétienne sous les pins de la villa Pamfili. La Vaticane offrait des joies plus austères ; je ne crois pas cependant avoir mieux goûté la vie à Amalfi ou à Taormine qu’en ce lieu paisible réservé aux ivresses silencieuses de l’esprit.
J’avais entrepris la description minutieuse d’un fonds de manuscrits légué au pape par Fulvio Orsini, dans la bibliothèque des cardinaux Farnèse, où sont comptés quelques-uns des plus précieux textes des auteurs anciens, outre des ouvrages italiens et provençaux. Ce modeste travail, qui n’a pas été inutile pour la Vaticane elle-même, n’allait pas sans difficultés. La collection d’un contemporain de Grégoire XIII et de Sixte-Quint, formée avec les bibliothèques des anciens humanistes, permettait d’évoquer les plus illustres d’entre eux et d’indiquer le cheminement des études pendant la Renaissance. Mais il fallait, pour comparer les écritures, se faire communiquer plusieurs volumes à la fois et les ouvrir devant soi en même temps ; à chaque instant, le règlement opposait quelque obstacle. Je devais recourir à monsignore Ciccolini et l’intéresser à mes trouvailles :
« Voyez, monsignore, j’ai retrouvé des autographes de Michel-Ange, inconnus de Milanesi. Voici des lettres d’Érasme inédites que je voudrais publier ; ne vous inquiétez pas, elles témoignent qu’il fut bon catholique. J’ai aussi classé, hier, tout un lot d’ouvrages possédés par Pomponius Lætus, le premier explorateur des Catacombes ; cela fera plaisir sûrement au commandeur De Rossi. Mais ces manuscrits du cardinal Bembo, ne voulez-vous pas qu’on les connaisse ? Un si grand homme ! » Le bon prélat me regardait en souriant, et les autorisations peu à peu étaient accordées.
Bientôt, les scrittori scandalisés virent leur préfet conduire en personne ce Français encombrant dans les galeries intérieures, ouvrir avec lui les armoires « secrétissimes », bouleverser les rayons des incunables, où depuis bien des années on ne déplaçait pas un volume. Ces respectables textes des vieux imprimeurs d’Italie avaient souvent leurs marges pleines des écritures que je cherchais ; quand la chasse était bonne, nous rapportions le Catulle de Pontano, ou le Plaute d’Inghirami. Je dus à ces explorations de parcourir à mon gré les salles somptueuses décorées pour Sixte-Quint, et de revoir maintes fois les « Noces Aldobrandines » et d’autres trésors privés de la Bibliothèque pontificale. Il me souvient qu’une porte poussée dans les chambres lointaines me fit apercevoir de merveilleux plafonds de la Renaissance, qu’aucun guide ne signalait encore ; c’était l’Appartement Borgia.
Excellent monsignore Ciccolini, aimable gardien de ces lieux illustres, que de reconnaissance ne vous dois-je pas pour ces menus bonheurs goûtés à l’âge où ils ont tant de prix ! Soyez remercié aussi de n’avoir pas réservé vos faveurs, comme faisaient d’autres en ce temps-là, aux seuls savants de la Germanie.
Il en venait parfois d’assez fameux, et celui dont je parlerai était une manière de grand homme. On le révérait comme tel, non seulement à Berlin, mais dans l’Europe entière, et notamment chez la bonne comtesse Lovatelli, née Cætani, qui réunissait le vendredi soir la fleur sévère de l’archéologie romaine. Les jeunes membres de l’École française étaient admis. Ce fut leur régal de voir, sous les yeux avertis des Italiens, l’agile Gaston Boissier9 aux prises avec la brusquerie infatuée de Theodor Mommsen.10 Boissier, qui connaissait Rome à merveille, contait ses promenades faites avec nous aux pays virgiliens des bouches du Tibre, pour identifier les sites de l’Énéide ; sur tel point controversé, il demandait courtoisement l’avis de son grand confrère, non sans l’embarrasser de quelque malice. Le colloque s’achevait par l’échange d’une jovialité entre deux savants, éminents l’un et l’autre, qui s’estimaient à leur valeur. Je devais les revoir ensemble à Versailles, où Boissier plus tard m’amena Mommsen. En visitant le château, celui-ci nous fit la grâce de ne pas insister trop lourdement sur les souvenirs de la proclamation de son Empire, qui gonflaient dans ce lieu les savants de son pays. Il y avait pourtant chez lui un fond de grossièreté tudesque, qui nous fut précisément révélé à la Vaticane.
Le vir illustrissimus, qui nous éblouissait de sa gloire, travaillait alors pour le C. I. L., qui est, comme vous ne l’ignorez pas, le Corpus des inscriptions latines publié à Berlin avec des collaborations internationales. Mommsen, Bismarck de l’entreprise, la menait avec autorité et pour l’honneur de son pays. L’amitié du grand archéologue De Rossi, qui avait colligé pour le Corpus les inscriptions de Rome, lui assurait les faveurs de la Vaticane. On lui réservait la meilleure place, auprès de la fenêtre ; plus d’un futur prélat était assez fier de s’asseoir aux côtés de ce luthérien, dont le profil d’oiseau de proie disparaissait dès l’arrivée dans les in-folio.
Un jour, le pape passa, comme il faisait quelquefois en allant à ses jardins. On entendit la hallebarde frapper le pavé de la galerie lapidaire ; une porte s’ouvrit à deux battants et Léon XIII, en chaise à porteurs découverte, traversa notre salle sans s’arrêter, élevant seulement ses maigres mains tremblantes pour donner sa bénédiction aux travailleurs. Les catholiques s’étaient agenouillés ; les protestants saluaient profondément ; n’était-ce pas le moindre hommage dû au maître de la demeure ? Seul, Mommsen n’avait pas levé les yeux : il affectait ne rien entendre, et ne voulait rien voir. Cette scène faisait juger de l’homme, et peut-être de la race. Elle nous indigna, sans nous déplaire, et nous inclina depuis à moins de déférence envers l’Académie de Berlin.
D’autres souvenirs me reviennent, quand je songe à ces jeunes années. À la fin de la troisième, la dernière de ma mission, une rare fortune les consacra. Ce jour-là, en repassant la Porte de bronze sous l’œil familier des gardes suisses, j’emportais dans l’âme un beau secret qui rendait assez fiers mes adieux à la Vaticane. Il me semblait payer ma dette au bon pape qui nous ouvrait sa maison, puisque j’allais ajouter une richesse à sa glorieuse bibliothèque. Je venais d’y retrouver trois manuscrits autographes de Pétrarque, et l’un d’eux était le texte du Canzoniere, sur lequel Alde Manuce avait fait une édition fameuse du poète. Cet original s’étant perdu, on accusait le grand imprimeur vénitien d’en avoir inventé l’existence. La trouvaille d’un Français obscur allait fixer d’une façon définitive un des grands textes classiques de l’Italie.
Après les vérifications nécessaires, mes bons maîtres Léopold Delisle11 et Gaston Paris12 me firent exposer la découverte devant leur académie. Les philologues la discutèrent âprement. Comment Carducci s’y rallia avec éclat, et ceux d’outre-Rhin avec jalousie, c’est une anecdote qui n’intéresserait personne aujourd’hui. Je lui dois mes plus belles amitiés italiennes, et l’orientation de mes travaux. Dès lors, je me mis à rechercher dans les bibliothèques d’Europe les épaves ignorées de la collection de Pétrarque. Je reconnus à Paris les manuscrits de la Nationale où se constatait cette illustre provenance, et les étudiai à loisir dans mon cabinet de Versailles. Je fus moins heureux à Londres, à Oxford, à Munich ; mais quel bon prétexte pour courir à nouveau l’Italie ! J’allai des clairs pupitres de la Laurentienne à l’étroite « librairie » du Séminaire de Padoue ; je feuilletai, à Césène, les in-folio enchaînés depuis Malatesta Novello ; je revis la chère Ambrosienne, où est le Virgile décoré par Simone Martini, et cette vénérable bibliothèque de Saint-Marc, commencée par le cardinal Bessarion, qui voisine si noblement avec les plafonds de Véronèse…
À la Vaticane, une transformation s’accomplissait. Des salles d’étude toutes neuves s’aménageaient, se garnissaient de livres de références, de catalogues excellents, et même de fauteuils confortables. Le nouveau préfet, le savant P. Ehrle, faisait un accueil courtois aux jeunes « Farnésiens ». Mes trois manuscrits de Pétrarque étaient maintenant exposés sous une vitrine d’honneur, en attendant que monsignore Vattasso publiât dans une édition magnifique, aux frais du Saint-Père, le fac-similé complet du Canzoniere. Fallait-il s’attarder en cette maison modernisée, où tout désormais facilitait le travail, mais où je ne retrouvais plus les enchantements d’autrefois ? Je mis encore la main sur un Apulée et sur l’Histoire Auguste lue par le poète ; mais déjà son écriture m’intéressait moins que sa pensée.
Quel beau compagnon de voyage qu’un grand homme du passé qu’on admire et qu’on peut aimer ! Partout, déchiffrant les notes dont Pétrarque chargeait les marges de ses auteurs ou transcrivant des pages inédites de ses œuvres latines, j’avais l’illusion de vivre hors de mes contemporains, dans l’intimité de celui qui fut l’initiateur véritable de la Renaissance. Je me faisais l’humble humaniste du trecento, habitant d’Avignon ou de Florence, enthousiaste disciple de ce poète de l’Amour, qui ne voulait pas être admiré pour ses sonnets et ses canzones, mais seulement pour les services spirituels rendus à son temps.
De ce point de vue, tout un paysage de l’histoire des esprits s’éclairait. Pétrarque apparaissait comme le guide sur la colline, qui désigne des versants nouveaux. Ce monde qu’il révélait n’était, à vrai dire, que le monde ancien ; mais lui, le premier depuis des siècles, arrivait à le bien voir et à l’embrasser dans son ensemble. Pour avoir entrepris de nous le rendre, il reste du petit nombre des hommes à qui chacun de nous doit quelque chose de sa vie intellectuelle.
Ce retour à l’Antiquité, le solitaire de Vaucluse l’enseigne avec la lucidité d’un citoyen romain qui a découvert dans Tite-Live les premières chroniques de sa patrie, et la ferveur d’un poète qui s’est reconnu de la lignée de Virgile. Chrétien ardent et sincère, il comprend les grandes âmes de ces païens, et Scipion l’Africain est son héros. Il a proclamé cent fois ce qu’il devait à l’étude des anciens et à « l’amitié des livres ». Sa bibliothèque, pour lui vivante, était habitée, comme celle de Ronsard, par
Ces bons hostes muets qui ne faschent jamais.