Le Trianon de Marie-Antoinette - Pierre de Nolhac - E-Book

Le Trianon de Marie-Antoinette E-Book

Pierre de Nolhac

0,0

Beschreibung

Grand spécialiste de l'histoire de Versailles, l'auteur nous présente ici le domaine de Trianon. Surtout connu comme ayant été le refuge de Marie-Antoinette, Trianon a en fait une longue histoire. Incorporé très tôt dans le périmètre du château, le petit village d'origine est vite devenu la maison de campagne des souverains - et il a beaucoup à raconter.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 312

Veröffentlichungsjahr: 2020

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition Calmann-Lévy, Paris, 1924.

Couverture : Dessin de Charles-Jean Guérard,

gravure de De Bove.

__________

© 2020, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-491445-23-2

Le Trianon

de

Marie-Antoinette

Pierre de Nolhac

Table des matières

I. – L’ancien Trianon

II. – Le nouveau Trianon

III. – Le jardin de la Reine

IV. – Les plaisirs de Trianon

V. – Le théâtre

VI. – Le Hameau

Sources

I. – L’ancien Trianon

Il est des lieux, élus par l’histoire ou par la légende, qui émeuvent l’imagination des hommes et que fixe en leur cœur un beau souvenir. Les poètes, ainsi que les artistes, en savent la route et les touristes en ont la curiosité. L’intérêt qu’ils excitent tient, le plus souvent, à une mémoire de femme, à un grand amour, à une grande infortune, qui se lient à l’image du paysage ou de la demeure. Parmi les jolis coins de France qui ne s’oublient pas, Trianon est revêtu de ce prestige. Son double château et les jardins qui l’entourent ne justifieraient pas sa renommée dans l’univers s’il ne comptait, parmi les figures de son passé, la plus célèbre de nos reines et la plus malheureuse. Le nom de Trianon s’associe à jamais à celui de Marie-Antoinette et à son tragique destin. Il évoque autour d’elle les suprêmes divertissements de la société la plus raffinée, le charme d’une intimité royale, en contraste avec l’étiquette de Versailles, et aussi l’ardeur et la déception de l’amitié trop près d’un trône. Ces bosquets plantés, disait-on, par les Grâces, ont vu couler les premières larmes d’une souveraine qu’il est impossible de ne pas plaindre, même si l’on ne se décide pas à l’aimer. En prêtant l’oreille aux échos, on recueille avec abondance des anecdotes qui ne risquent pas d’être oiseuses et dont plusieurs invitent à réfléchir. Parmi des spectacles d’élégance et dans une atmosphère de sentiment, on trouve ici des leçons graves. À Trianon s’écrivent l’épilogue d’une grande chronique, celle de l’ancienne monarchie, et le prologue d’un drame considérable, la Révolution. On y saisit le jeu d’un monde qui se dissout, et l’on y voit naître des mœurs nouvelles.

Le Trianon de jadis revit d’autant plus fidèlement que le décor en est encore presque intact, respecté des hommes et de la nature. Il suffit déjà à révéler les goûts du siècle qui l’a créé et des êtres qui l’habitèrent. Nulle part le réveil du temps n’est plus facile. Il ne faut pas beaucoup d’effort, à qui vient y cheminer aux heures solitaires, pour ramener dans les allées discrètes les nobles compagnies, pour assister aux ébats des enfants royaux, pour apercevoir la Reine en robe du matin, penchée à la fenêtre de sa chambre et regardant vers la prairie, du côté du Temple de l’Amour.

Trianon a une ancienne histoire, qui semble le préparer à accueillir Marie-Antoinette. À côté du solennel Versailles, ce morceau du domaine royal s’est trouvé naturellement destiné aux plaisirs et au repos des princes. Les arts y ont construit pour eux des maisons charmantes. Celle que Louis XIV nous a laissée vient de reprendre sa place dans le trésor de nos édifices, depuis qu’une transformation respectueuse en a faitrevivre les justes lignes. Au Grand-Trianon, sans doute, ne s’adressera point un hommage de convention et les âmes sensibles n’y viendront guère en pèlerinage ; mais les connaisseurs de l’art national se plairont à le voir renaître et sauront goûter de plus en plus, malgré quelques inévitables destructions, l’œuvre harmonieuse par laquelle Mansart et Le Nôtre ont réalisé une pensée du Grand Roi.

Quand on sort des jardins de Versailles par le côté du bassin de Neptune, on suit une large allée ombragée, toute droite. On arrive en quelques minutes à l’entrée d’un parc, où des pavillons de garde semblent annoncer une propriété privée. Bientôt se révèle peu à peu une construction basse, toute revêtue de marbres colorés. Au delà d’une grille étroite et d’un fossé, s’ouvre une cour formée de deux ailes sans étage et d’un péristyle à jour donnant accès à des jardins. Leur verdure apparaît par les sept baies cintrées, et au-dessus des balustres à l’italienne, jadis ornés de groupes et de vases. Du côté des parterres, le péristyle est plus gracieux encore et la construction plus singulière. Cette longue façade rose n’est qu’un rez-de-chaussée, prolongé d’un côté par une aile en retour et égayé d’une abondante sculpture. Une telle disposition est rare dans nos pays du nord et, bien qu’on y sente l’originalité du goût français, elle fait penser à l’Italie.

Lorsque, avant 1769, les chroniqueurs de la cour de Louis XIV et de Louis XV, les nouvellistes de la Gazette ou du Mercure, les courtisans, les artistes et le public parlent de Trianon, il s’agit de ce petit palais et non de celui vers lequel va plus volontiers la pensée de notre temps. Il est lui-même précédé par une création éphémère et curieuse, connue sous le nom de « Trianon de porcelaine ».

C’est pour plaire à Madame de Montespan que Louis XIV a jeté les yeux sur ce coin inconnu, enclos déjà dans son parc de chasse, afin d’y mettre un de ces « bâtiments » qui seront sa gloire et sa folie. Il s’y trouve alors un village assez misérable, au milieu de terres qui appartiennent à l’abbaye de Sainte-Geneviève de Paris. On démolit ce village de Trianon et, sur les terres réunies au domaine de Versailles, on commence à planter des jardins ; puis la maison s’élève en quelques mois, pendant l’année 1670. « Ce palais, dit Félibien, fut regardé d’abord de tout le monde comme un enchantement, car, n’ayant été commencé qu’à la fin de l’hiver, il se trouva fait au printemps, comme s’il fût sorti de terre avec les fleurs des jardins qui l’accompagnent. »

Ce premier Trianon a exigé un tour de force ; mais le jeune roi trouve toujours des architectes courtisans prêts à réaliser ses désirs. Les documents assurent, en effet, que toute la grosse dépense est de 1670 et, les deux années suivantes, on ne perfectionne guère que les décorations et les jardinages. De cette œuvre charmante les contemporains parlent avec étonnement et les artistes de Versailles y ont mis, sans doute, le plus délicat de leur génie. Cette « galante maison » excitant l’admiration générale, tout le monde, paraît-il, voulut avoir son Trianon, et le mot devint une sorte de nom commun : « Presque tous les grands seigneurs qui avaient des maisons de campagne, dit le Mercure galant de 1672, en avaient fait bâtir dans leur parc et les particuliers au bout de leur jardin ; les bourgeois avaient fait habiller des masures en Trianon, ou du moins quelque cabinet de leur maison ou quelque guérite. » Une autre preuve de la renommée de ce petit bâtiment, c’est le nombre de gravures qui le représentent : il y a dix estampes différentes, prises de l’avenue de Versailles, et cinq autres donnant la vue du côté des jardins.

Ce n’était qu’un rez-de-chaussée, ayant cinq fenêtres de façade sur la cour d’entrée. Quatre petits pavillons le précédaient et servaient de communs. Les murs étaient couverts par des plaques et des ornements de faïence, qui justifiaient cette désignation étrange de « Trianon de porcelaine ». Aucune distinction n’existait alors, dans le langage courant, entre la porcelaine et la faïence, et les fabriques de Delft fournirent, sous le nom de « carreaux de Hollande », tout le revêtement. La brillante matière apparaissait partout : la balustrade qui courait sur l’entablement, les grands vases à anses qui la couronnaient et que fournissait une manufacture de Saint-Cloud, certains reliefs de la façade, les combles au dessin hardi, tout était d’une faïence bleue et blanche, qui devait produire, les jours de soleil, mêlés aux plombs dorés de la toiture, un éclat éblouissant. Les quatre petits pavillons répondaient au grand. Dans le jardin, les margelles des fontaines étaient recouvertes de plaques de faïence. « Tous les bassins, décrivait le Mercure, sont ou paraissent en porcelaine. On y voit des jets d’eau qui sortent du dedans de plusieurs urnes. Tous les pots dans lesquels sont des plantes, des fleurs et des arbrisseaux, sont de porcelaine, et les caisses les imitent par la peinture. » On avait peint de cette façon jusqu’aux bancs disposés dans les charmilles.

À l’intérieur se révélait la même curiosité. Le pavé se composait de carreaux de Hollande, diversement ajustés, et les plafonds s’ornaient de dessins bleus sur fond blanc. Les petits salons étaient revêtus de grands miroirs aux bordures sculptées et « vernies » et de panneaux de stuc blanc avec des ornements d’azur, le tout « travaillé à la manière des ouvrages qui viennent de la Chine ». Ce mot de Félibien nous explique toute cette décoration, si opposée, semble-t-il aux tendances générales de l’art de Louis XIV. Le goût pour la Chine naissait alors ; les missionnaires publiaient leurs premières relations sur les pays de l’Extrême-Orient ; les laques, les magots, les étoffes peintes s’introduisaient en Europe et prenaient place dans les cabinets des curieux. Les amateurs se disputaient ces objets bizarres et faisaient monter en panneaux de meubles ce qu’il y avait de plus beau parmi les laques. La fameuse Tour de porcelaine excitait l’étonnement des architectes français. Celui de Trianon voulut sans doute rivaliser avec les constructions chinoises et tout son ouvrage s’en inspira.

Le jardin fut, dès l’origine un des grands charmes de Trianon. L’orangerie ravit comme une nouveauté ingénieuse. C’était une vaste serre en charpente, où poussaient en pleine terre les arbres à fruits de la Provence, orangers, citronniers, grenadiers. La légende d’une estampe nous apprend qu’à Trianon, « l’hiver, on voit un nouveau jardin plus surprenant que celui d’été ». Dans la belle saison, les parterres se renouvelaient constamment à l’aide d’un procédé rapide : « Il y avait, dit le duc de Luynes, une quantité prodigieuse de fleurs, toutes dans des pots de grès, que l’on enterrait dans les plates-bandes, afin de pouvoir les changer, non seulement tous les jours si on voulait, mais encore deux fois le jour si on le souhaitait. » Ces perpétuels changements, ces mouvements à vue, qui avaient quelque chose de féerique, plaisaient extrêmement au Roi.

Un détail achève de caractériser les jardins : il semble qu’on ait choisi tout exprès les fleurs ayant le plus fort parfum, les jasmins, les lis, les tubéreuses. Un petit salon de verdure en était si rempli qu’on l’appelait le « cabinet des parfums ». Quand les ambassadeurs siamois le visitèrent, en 1686, ces Orientaux, nous dit-on, « admirèrent la manière de parfumer avec les fleurs ». Le jardin de Trianon garda, pendant tout le règne, ce privilège d’être le plus odorant.

L’été de 1674 vit les fêtes du retour de la Franche-Comté. Louis XIV avait choisi Versailles pour célébrer sa conquête. Les réjouissances se déroulèrent en six journées. Le 4 juillet, on joua, dans la cour de marbre, l’Alceste de Quinault. Le 11, seconde journée, le Roi se transporta à Trianon pour passer la soirée. On avait disposé un salon de verdure octogone, dont le dôme était à ciel ouvert. Les fleurs tressaient partout le double L royal. En face de l’entrée une percée formait la scène, ayant un jet d’eau pour fond ; tout autour du salon, dans des niches, des satyres et des nymphes jouaient de divers instruments et semblaient l’orchestre idéal destiné à divertir les spectateurs. Les véritables musiciens, sur des estrades, exécutèrent la musique de Lulli, et sur la scène fut chantée l’Églogue de Versailles, intermède de Quinault, qui dura bien une heure et demie ; elle n’ennuya point le Roi, qui s’y entendait célébrer ainsi :

Le maître de ces lieux n’aime que la Victoire ;

Il en fait ses plus chers désirs ;

Il néglige ici les plaisirs,

Et tous ses soins sont pour la gloire !

Après avoir montré sa satisfaction, le Roi sortit de Trianon et se promena jusqu’à neuf heures dans le parc de Versailles, où l’on soupa en plein air dans un bosquet.

Trianon n’était alors, comme dit Saint-Simon, qu’ « une maison de porcelaine à aller faire des collations ». Le Roi y menait des dames ; la Reine y allait quelquefois avec les siennes, et même avec celle qu’on ne s’attendrait pas à lui voir choisir. Madame de Sévigné écrit, le 12 juin 1675 : « La Reine alla hier faire collation à Trianon ; elle descendit à l’église, puis à Clagny, où elle prit Madame de Montespan dans son carrosse et la mena à Trianon avec elle. » Plus tard, Dangeau mentionne de fréquents soupers : « Il y eut une fête à Trianon, où l’on servit quatre tables ; on s’y promena et on dansa. » Et un autre jour : « Le Roi donna à souper à Madame la Dauphine et aux dames à Trianon. Après le souper, il se promena sur les terrasses. » C’étaient les terrasses dominant le Grand Canal, qu’on avait achevé de creuser et dont le bras de droite s’étendait jusqu’aux jardins et au tertre où se dressait la maison de porcelaine. Les promenades en bateau rendaient le lieu plus séduisant encore. Au reste, le Roi s’y plaisait beaucoup, car à Trianon tout était son œuvre et personne n’y avait précédé sa fantaisie. Mais pour y résider quelques jours, l’espace manquait et aussi les commodités de tout genre. Louis XIV décida qu’on détruirait les cinq pavillons et chargea Mansart de lui bâtir, à la même place, un véritable palais d’habitation.

Aux raisons du goût nouveau expliquant le caprice royal on en peut ajouter une, plus intime et qu’on ne disait pas. Le Trianon de porcelaine avait été construit pour Madame de Montespan. Tout le monde le savait, et le Roi ne pouvait s’empêcher d’y retrouver les souvenirs de la maîtresse dans les décorations choisies par elle et ce luxe extrême qu’elle avait inspiré. En 1687 Madame de Montespan, éloignée de la Cour, l’est surtout de ce cœur « qui n’aima personne et qui fut aussi si peu aimé ». La Reine est morte et un autre règne a commencé. La maison royale qui s’élève sera pour Madame de Maintenon, secrètement épousée trois ans plus tôt. Mais ni Trianon, ni Versailles ne doivent rien à celle-ci ; bien qu’elle exerce un peu partout sa discrète influence, les arts lui échappent ; elle n’y pensera un jour que pour essayer, d’ailleurs vainement, de mettre fin aux profusions du maître pour ses « bâtiments ».

Jules Hardouin-Mansart a travaillé avec son collaborateur ordinaire, Robert de Cotte. On doit à celui-ci le péristyle à jour, dans le goût des villas de Rome, qui relie les deux ailes de Trianon. Gardons ici le souvenir de ce grand architecte, qui a tant produit pour Louis XIV et que la renommée de Mansart a trop effacé. Les sculpteurs de Versailles, Coyzevox, Le Gros, Lespingola, Magner, Mazeline, Lecomte, Flament, Hardy, Poulletier, Raon, Van Clève, ont été occupés à Trianon pendant deux années. Rien ne reste du décor de pierre, des statues, des groupes, des vases, qui couronnaient avec richesse la ligne supérieure des façades, mais l’abondante sculpture des boiseries nous représente tout un genre de grands ornements exécutés à ce moment du règne, et presque entièrement disparu du château de Versailles. Tels sont les beaux brûle-parfums surmontant les portes du « salon frais », ou les cassolettes fumant entre des gerbes de palmes et des guirlandes d’épis et de raisins, qui forment à l’ancienne chapelle une décoration symbolique. Pour la galerie, Lespingola a fait en cire et terre les dix modèles des enfants qu’on y voit encore, et a lui-même travaillé le bois des sept bas-reliefs des croisées feintes. C’est à cette galerie que Louis XIV a destiné la curieuse série de peintures des bosquets de Versailles, commencées par J.-B. Martin en 1688 et rétablie de nos jours à leur ancienne place. En ce Trianon, orgueilleux de ses jardins, les peintres comme les sculpteurs, par les sujets qu’on leur désignait, étaient chargés de rendre hommage à la déesse Flore, en même temps qu’au génie inventif de M. Le Nôtre.

Au cours de ces divers travaux, le Roi va, de temps à autre, encourager sur place ses artistes. Le 13 novembre 1687, par exemple, à la fin d’un assez long séjour de la Cour à Fontainebleau, il part le matin et arrive à Versailles à trois heures de l’après-midi. Son premier soin est de s’assurer des ouvrages exécutés en son absence. Il mène avec lui Madame de Maintenon et Madame de Montchevreuil, et va examiner « son bâtiment de Trianon, qu’il trouve fort avancé et fort beau ». Pendant les deux mois qui suivent son retour, il s’y rend plusieurs fois par semaine ; s’il va dîner à Marly, il revient toujours par Trianon. L’œil du maître surveille constamment. Le 22 janvier 1688, le Roi dîne pour la première fois dans son appartement, en compagnie du Dauphin, de Madame de Maintenon, de Madame de Noailles et de quatre dames de leurs amies. Le 4 février, autres invitations : « Le Roi et Monseigneur allèrent dîner à Trianon et menèrent Mesdames de Maintenon, princesse d’Harcourt, de Chevreuse, de Beauvilliers, comtesse de Grammont, de Mailly et de Dangeau. Après dîner le Roi voulut voir toutes les dames travaillant à leurs ouvrages et, de temps en temps, se promenait dans sa nouvelle maison et donnait des ordres pour l’embellir. »

Ces pages du journal de Dangeau nous montrent, chez Louis XIV, les traits particuliers du grand bâtisseur. On les retrouve dans l’anecdote de la fenêtre de Trianon, racontée par Saint-Simon. Au moment où la construction sort de terre, un défaut dans une fenêtre est remarqué par le Roi, qui a « le compas dans l’œil pour la justesse, les proportions, la symétrie » ; il en fait part à Louvois, surintendant des Bâtiments, qui refuse d’accepter la critique ; le lendemain, nouvelles observations du maître, obstination du ministre, qui gronde tout haut et soutient que cette fenêtre est en tout pareille aux autres. Les mesures, relevées aussitôt par Le Nôtre, donnent raison au Roi, qui fait des reproches à Louvois, disant « qu’on ne pouvait pas tenir à ses opiniâtretés, que, sans la sienne à lui, on aurait bâti de travers, et qu’il aurait fallu tout abattre aussitôt que le bâtiment aurait été achevé », en un mot, « lui lavant fortement la tête ». Outré de la sortie et se croyant perdu, le tout-puissant ministre rentre chez lui et annonce à ses amis qu’il n’a plus qu’un moyen de rester l’homme nécessaire, c’est de déchaîner la guerre générale. Saint-Simon, habile à amplifier les racontars, ne doutait pas que cette fenêtre n’eut été l’origine de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, qui vit l’incendie du Palatinat.

Un récit plus authentique rappelle encore à Trianon la mémoire de Louvois. Alors que s’annonçait définitivement la disgrâce, quand il sentait la confiance du Roi disparue et la catastrophe toute prochaine, « il se mit à prendre les eaux à Trianon », assure Saint-Simon. On y trouvait une source d’eau minérale, alors fort à la mode à la Cour, et dont usera plus tard Louis XV. Mais les naïades de Trianon ne guérissaient ni l’anxiété, ni le dépit, et le 16 juillet 1691, Louvois, rongé de colère et d’amertume, mourait brusquement à Versailles, échappant par cette fin rapide à l’écroulement décidé de sa fortune.

Le château, à la fin de 1688, était complètement terminé et meublé. On n’avait rien négligé pour effacer le souvenir de la petite merveille détruite. Le « salon des glaces » avait coûté 10.500 livres en miroirs de Paris, façon de Venise. Après les sculpteurs, les peintres étaient venus. Mignard et Coypel peignaient des toiles pour les appartements. Le grand Dauphin faisait placer dans les siens quatre des meilleurs paysages de Claude Lorrain, tirés du Cabinet du Roi. Succédant à Martin et à Allegrain, Jean Cotelle ornait la galerie de ses vues des bosquets de Versailles, animées par le jeu des eaux et par des scènes de mythologie. La Cour visitait avec admiration ces belles choses. Mansart était complimenté sur son œuvre, et même sur le péristyle, qu’il avait d’abord désapprouvé et que Robert de Cotte, son neveu, encouragé par le Roi, avait construit pendant un de ses voyages. De l’aveu de tous, Trianon enrichissait d’une merveille inattendue le trésor des maisons royales. Saint-Simon lui-même, malgré sa mauvaise humeur constante contre les constructions de Louis XIV, ne pourra s’empêcher de louer ce « palais de marbre, de jaspe et de porphyre, avec des jardins délicieux ».

Les jardins de Le Nôtre, dont le dessin grandiose est à peine altéré, ménageaient parmi les larges allées de nombreux ronds-points et plusieurs salles de verdure. On trouvait celles des Marronniers, de Diane, de Zéphyre et Flore, des « Grands Portiques ». Auprès du bassin du « Plat-fond », Mansart élèvera plus tard le riche « Buffet d’eau », tout de marbres de couleurs et de plombs dorés. Trois hauts gradins sont surmontés des figures de Neptune et d’Amphitrite, au pied desquels jouent de jeunes tritons ; des vasques de marbre, des mascarons de métal ornent ces gradins ; l’eau, qui descend du sommet de nappe en nappe, atténue partout sous son voile transparent l’éclat des précieuses matières, et se précipite, en large cascade, dans la vasque disposée au bas du décor. Le style de ce morceau rappelle plutôt les fines merveilles de Marly que les grands ouvrages de Versailles.

Trianon est pour le Roi un lieu de promenades continuelles ; bientôt il y couche, y passe même plusieurs jours de suite. Des appartements y sont disposés pour la famille royale ; celui de Madame de Maintenon touche à celui du maître, qui l’y voit plus librement qu’ailleurs. Il ne manque jamais à ces longues visites matinales qui sont, pour lui plus que pour elle, le meilleur plaisir de la journée. Il se repose à Trianon des gênes de l’étiquette, des réceptions d’ambassadeurs, du grand couvert et du petit lever, des mille obligations de ce métier de roi qu’il remplit si bien et sans ennui, mais qui par moments, lui donne quelque fatigue. Il quitte volontiers le grand palais pour le petit, qui lui sert de maison de campagne ; il y ordonne des décors de fleurs et fait tailler les arbres sous ses yeux.

Ce n’était point, en effet, une résidence de la Cour. Louis XIV s’y rendait sans apparat, que ce fût pour un après-midi ou pour trois ou quatre jours, amenant qui lui plaisait. « Le Roi va souvent dîner à Trianon, écrit Dangeau, où il mène d’ordinaire Madame la Duchesse (de Bourbon), Madame la duchesse de Conti et les dames ; les courtisans ne suivent pas. » Les princes du sang eux-mêmes n’y entraient point par droit de naissance ; ils devaient avoir l’agrément du Roi, et « demander permission » s’ils y voulaient dîner. Les filles du Roi, « les princesses », recevaient quelquefois l’autorisation de se faire accompagner par une dame de leur choix. Mais d’ordinaire, le Roi, qui aimait la société des femmes, désignait lui-même les privilégiées. Comme elles devaient venir sans leurs maris, lorsqu’il voulut marquer au duc de Saint-Simon quelque mécontentement, il se mit à « nommer » régulièrement la duchesse pour Trianon et jamais pour Marly : « Pour Marly, les maris y allaient de droit, quand leurs femmes y étaient, et y couchaient ... ; à Trianon personne n’y couchait que le service le plus indispensable, pas même aucune dame. » Pendant tout le temps que dura cette petite disgrâce, Saint-Simon ne put donc aller nulle part, tandis que le Roi comblait de faveur Madame de Saint-Simon, qui n’avait pas démérité.

Il était donc plus précieux encore d’être d’un Trianon que d’un Marly. Les amies de Madame de Maintenon étaient choisies plus souvent que les autres ; c’étaient Mesdames d’Heudicourt, de Rochefort, d’O, de Maulévrier, de Montchevreuil, de Saint-Géran, de Lévis, de Chevreuse et de Dangeau. L’historiographe des minuties de la Cour ne manque jamais de relater les noms et, chaque fois qu’il peut citer Madame de Dangeau, on voit que ce mari flatté en tire autant d’honneur que le Roi prend de plaisir auprès de l’honnête et charmante marquise.

Les jours d’été où il n’y avait pas de conseil, la matinée étant libre, le Roi, après la messe, partait pour Trianon avec les dames et y allait dîner. Le dîner était à une heure ; au sortir de table, un ministre arrivait pour le travail ; le Roi s’enfermait avec lui une heure au plus ; tout le reste de l’après-midi était consacré à la chasse, à la promenade et aux jeux. On jouait au « quadran de l’anneau tournant », au portique, au billard. Souvent était préparée une loterie d’étoffes, de dentelles, d’objets d’argenterie et de bijoux plus ou moins précieux. C’était une galanterie pour les dames ; Madame de Maintenon tirait comme les autres, mais donnait aussitôt le lot gagné. Le Roi ne tirait pas, s’amusant seulement des surprises agréables qu’il procurait. Presque toujours, les dames descendaient au bord du Canal, où se réunissait une partie de la flottille. On faisait, une courte navigation, avec les violons qui jouaient des airs de Lulli. À huit heures, il y avait musique ou comédie dans la petite salle de théâtre ; et la journée se terminait par un souper servi au péristyle, en face des beaux jardins que le soir rendait plus embaumés.

Rarement Louis XIV laissa envahir sa retraite favorite par la foule des courtisans. Quelquefois, cependant, vers la fin de sa vie, il céda aux sollicitations générales. Écoutons Saint-Simon : « Je me souviens qu’un été que le Roi s’était mis à aller fort souvent à Trianon, et qu’une fois pour toutes il avait permis à toute la Cour de l’y suivre, hommes et femmes, il y avait une grande collation pour les princesses, ses filles, qui y menaient leurs amies, et où les autres femmes allaient aussi, quand elles voulaient ... Rien n’était si magnifique que ces soirées de Trianon. Tous les parterres changeaient tous les jours de compartiments de fleurs, et j’ai vu le Roi et toute la Cour les quitter à force de tubéreuses, dont l’odeur embaumait l’air, mais était si forte par leur quantité que personne ne put tenir dans le jardin, quoique très vaste et en terrasse sur un bras du Canal. »

Les fêtes de Trianon, sous Louis XIV, complètent souvent les fêtes de Versailles. À l’occasion du retour du Dauphin, qui avait assisté à la prise de Philippsbourg, les dames de la Cour préparèrent un grand ballet. Après des semaines de répétitions, il fut dansé, pour la première fois, le 5 janvier 1689. À trois heures, le Roi, Monseigneur et les princesses se rendirent à Trianon. Le roi et la reine d’Angleterre arrivèrent ensuite. Jacques II et sa femme venaient de perdre leur couronne et inauguraient, à la cour de France, leur existence incertaine. Louis XIV leur fit les honneurs du palais et le leur montra en détail. La visite finie, la reine se mit à jouer avec Mesdames de Ventadour et d’Épinoy. Les deux rois causèrent assez longtemps ; pendant cette conversation, un billet de M. de Louvois fut apporté, mandant que l’électeur de Bavière s’était approché d’Heidelberg. À cinq heures et demie arriva Madame la Dauphine ; les rois et la reine d’Angleterre prirent place dans la tribune et le ballet commença. Ils’appelait le Palais de Flore. La musique était de Lalande, l’un des quatre maîtres de la Chapelle du Roi, depuis peu successeur de Lulli comme surintendant de la musique de Sa Majesté. « La première entrée était de naïades et de sylvains, qui venaient se réjouir du retour de Monseigneur le Dauphin. » Mademoiselle Brion chanta d’abord ces vers :

C’est l’ordre de Louis, signalons notre zèle,

Au retour du héros que son amour rappelle.

Le chœur des naïades et des sylvains répondait à cette invitation ; derrière le théâtre, on entendait chanter Victoire !, et la Renommée apparaissait sur la scène avec Minerve et Bellone. « Regardez, disait-elle :

Sur ces bords où Louis triompha mille fois,

Son fils suit aujourd’hui les traces de sa gloire…

Les cinq entrées qui achevaient le ballet faisaient défiler successivement des déesses et des héroïnes de l’Antiquité, représentées par les plus jolies femmes de la Cour. Mademoiselle de Blois jouait le rôle de Flore, et la princesse de Conti, celui de Diane. Les succès de Louis XIV et de son fils, désignés tous deux comme des « héros », faisaient le sujet développé par le poète, un M. de Beauchamp, « toujours employé à travailler aux ballets du Roi ». Le séjour de Trianon ne s’y trouvait point oublié, et Minerve elle-même chantait :

Vous, Nymphes de Flore,

Vous, agréables Zéphirs,

Parez, ornez ces lieux, qu’ils soient plus beaux encore :

De ce grand roi écoutez les désirs.

Sur cet appel entraient en scène les nymphes et les zéphyrs ; ils disaient eux aussi le couplet de circonstance et célébraient les beautés du « Palais de Flore ». Le nouvelliste, rappelant le titre du ballet, s’écrie : « Le théâtre ne pouvait avoir de plus superbe décoration que le Trianon même. L’éclat des marbres et les beautés de l’architecture attachent d’abord la vue sur cette grande façade appelée le péristyle, et le plaisir redouble lorsque, par l’ouverture de ces arcades, entre plusieurs rangs de riches colonnes, on découvre ces fontaines et ces parterres toujours remplis de toutes sortes de fleurs. C’est alors que l’on oublie que l’on est au milieu de l’hiver, ou bien l’on croit avoir été transporté tout d’un coup en d’autres climats, quand on voit ces délicieux objets qui marquent si agréablement la demeure de Flore. »

Le théâtre du Grand-Trianon semble annoncer le théâtre plus célèbre de Marie-Antoinette. Il a vu représenter sur sa petite scène plusieurs des opéras à la mode joués à Paris. Musiciens et danseurs de la capitale y paraissaient « avec leurs habits ». Ces spectacles avaient lieu devant un public fort restreint, toujours en grand particulier, selon le mot du temps. Le Roi se tenait d’ordinaire dans une tribune avec une très petite compagnie. Dès que les dames étaient assises, on servait une collation dans les corbeilles, puis l’opéra commençait. C’est ainsi que la Cour entendit Thésée, le 18 décembre 1688, et Thétis et Pélée, le 10 février 1689, où l’auteur, Colasso, fut complimenté par le Roi et Madame la Dauphine. En 1690, on joua à Trianon Atys de Lulli, Énée et Lavinie de Colasso ; en 1695, Galatée de Lulli ; en 1702, Omphale de Destouches. On y verra la comédie et la tragédie pendant le carnaval de 1702. Le spectacle de 1697 mérite une mention particulière, parce qu’il fit partie des fêtes qui célébrèrent avec tant d’éclat le mariage du duc de Bourgogne : « Le mardi 17 septembre, dit Saint-Simon, toute la Cour alla sur les quatre heures à Trianon, où on joua jusqu’à l’arrivée du roi et de la reine d’Angleterre. Le Roi les mena dans une tribune, où on montait sur la salle de la comédie de chez Madame de Maintenon, qui y monta aussi avec Monseigneur et Madame la duchesse de Bourgogne. Monseigneur, Monsieur (duc d’Orléans), Madame (duchesse d’Orléans) et tout le reste de la Cour étaient en bas dans la salle. L’opéra d’Issé de Destouches, fort beau, y fut très bien joué ; l’opéra fini, chacun s’en retourna, et par ce spectacle finirent toutes les fêtes du mariage. »

La jeune héroïne des fêtes de 1697, la duchesse de Bourgogne, est, de toutes les femmes qui ont passé à Trianon avant Marie-Antoinette, celle dont le souvenir mérite le mieux d’y rester uni. On sait quelle aimable figure évoque l’histoire en Marie-Adélaïde de Savoie, arrivée à Versaillesdans sa onzième année ; aussitôt devenue Française, elle vint rajeunir un instant la vieille Cour ; elle fut l’enfant chérie de Madame de Maintenon, et charma le monarque désenchanté, à qui la compagnie de celle-ci ne pouvait suffire : « De plus en plus, dit Saint-Simon, il mettait ses complaisances en la princesse, qui surpassait son âge en art, en soins, en grâces, pour les mériter. »

Trianon ayant plu à la duchesse de Bourgogne, le Roi y fit préparer un appartement pour elle. Il veilla lui-même à ce que tout fût plaisant et bien ordonné, mettant dans les menus détails de cette installation les attentions d’un tendre grand-père. La chambre qu’il avait destinée à la femme de son petit-fils, à l’extrémité de son propre appartement, était celle qu’on appelle aujourd’hui, le « salon frais ». Elle donnait sur le « Jardin des Sources » et les arbres et les ruisseaux qui l’avoisinaient y entretenaient la fraîcheur. La princesse s’y fixa pendant l’été de 1699 et prit Trianon en affection. Son mari, le studieux élève de Fénelon, avait composé, comme exercice d’écolier, un éloge de Trianon en vers latins, où il le comparait à Baïes, à Tibur, a Tempé, à tous les beaux lieux classiques. Elle le loua mieux encore en montrant qu’elle s’y plaisait. Elle y prolongeait son séjour, même quand le Roi retournait à Versailles ; c’était son jardin et son palais ; elle y donnait ses fêtes et y réunissait sa petite cour.

Les parterres de Trianon devaient charmer la princesse, que ses portraits représentent d’ordinaire avec des fleurs dans les mains. D’autres attraits l’y retenaient : le Roi, sachant son goût pour le mail, en avait fait établir un tout exprès pour elle et ses dames. Elle y prenait aussi, dans le lansquenet, un plaisir moins innocent. C’était son péché mignon, sa rechute continuelle : elle s’en accusait humblement auprès de sa « chère tante » Madame de Maintenon, et c’est peut-être de Trianon quelle lui écrivait ce naïf billet qui peint si joliment son âme : « Je suis bien résolue de me corriger et de ne plus jouer à ce malheureux jeu, qui ne sert qu’à nuire à ma réputation et à diminuer votre amitié, ce qui m’est plus précieux que tout ... Je me flatte que mon âge n’est pas encore assez avancé, ni ma réputation assez ternie, qu’avec le temps, je n’y puisse parvenir. » Ce n’est point d’un ton aussi soumis que Marie-Antoinette, dauphine, avouera ses torts à Marie-Thérèse.

Les jeunes femmes qui accompagnaient le plus souvent la duchesse de Bourgogne étaient Mesdames de Maurepas, de Barbezieux et de Torcy, et « trois filles qui ne paraissaient en nul autre lieu qu’en ce particulier et chez leurs mères », Mesdemoiselles de Chevreuse, d’Ayen et d’Aubigné. Toute cette joyeuse compagnie avait pour rendez-vous habituels Trianon et la Ménagerie. La Ménagerie, située à l’autre bout du canal, « garnie de bêtes les plus rares, dit Saint-Simon, et toute de riens exquis », avait été donnée par le Roi à la princesse. Elle y avait sa laiterie, son poulailler, tout un petit monde champêtre, bien semblable à celui que Trianon verra plus tard, avec une autre fermière royale. C’étaient des parties sans fin, des allées et venues en gondoles et en bateaux sur les deux bras du canal. On s’y attardait souvent pendant les nuits d’été, avec les violons et les hautbois ; la collation, portée par une barque à la suite des compagnies, était servie sur l’eau.

Dangeau raconte une de ces nuits sur le grand canal, qui plaisaient tant à la princesse Dauphine. Son croquis est pris sur le vif et moins monotone qu’à son ordinaire : « Sur les six heures du soir, le Roi entra dans ses jardins de Trianon, et, après s’y être promené quelque temps, il se tint sur la terrasse qui regarde le canal et y vit embarquer Monseigneur (le grand Dauphin), Madame la duchesse de Bourgogne et toutes les princesses. Monseigneur était dans une gondole avec Monseigneur le duc de Bourgogne et Madame la princesse de Conti ; Madame la duchesse de Bourgogne était dans une autre, avec les dames qu’elle avait nommées ; Madame la duchesse de Chartres et Madame la duchesse (de Bourbon) séparément dans d’autres gondoles. Le Roi fit apporter des sièges au haut de la balustrade, où il demeura jusqu’à huit heures à entendre la musique que l’on faisait approcher le plus que l’on pouvait. Quand le Roi fut rentré au château, on alla jusqu’au bout du canal et on ne rentra au château que pour le souper. Le Roi avait d’abord résolu de s’embarquer, mais comme il a quelques dispositions à un rhumatisme, M. Lagon ne le lui conseilla pas, quoique le temps fût fort beau. Après le souper, Monseigneur et Madame la duchesse de Bourgogne se promenèrent jusqu’à deux heures après minuit, dans les jardins et sur la terrasse qui est en haut de la maison ; puis Madame la Duchesse alla se coucher, mais Madame la duchesse de Bourgogne attendit que Madame de Maintenon partît pour Saint-Cyr ; elle la vit monter en carrosses à sept heures, et puis, elle s’alla mettre au lit sans paraître fatiguée d’avoir tant veillé. »

Cette petite princesse, infatigable au plaisir, organisa les fêtes du carnaval de 1702, qui furent fort animées et rappelèrent les plus beaux moments de l’ancienne Cour. Trianon en fit tous les frais : « Le dimanche gras, raconte le Mercure galant, le Roi, après avoir tenu conseil d’après-dînée, partit à cinq heures et demie de Versailles pour se rendre à Trianon. Madame la duchesse de Bourgogne y était arrivée quelques moments plus tôt, vêtue à l’espagnole. Les comédiens représentèrent, à sept heures, la pièce nouvelle de Montesume, qui fut suivie de celle du Grondeur. Le Roi vit l’une et l’autre de la tribune et Madame la duchesse de Bourgogne demeura auprès de lui. Monseigneur, les princesses, les princes et toute la Cour étaient en bas dans le parterre, en face du théâtre. Il resta après la comédie grand nombre de dames, qui avaient été nommées pour le souper. Elles étaient toutes magnifiquement vêtues d’or et d’argent, mais non pas en robe. Les deux grandes tables furent remplies, c’est-à-dire celles du Roi et de Monseigneur ... Au sortir de table, Sa Majesté suivie de toute sa cour alla dans le salon, au bout de la galerie du côté du bois, et y joua au portique. » Ce soir-là, le Roi coucha à Trianon.

Le lendemain, lundi, on y retourne, la duchesse de Bourgogne voulant dîner avec le Roi. Bien qu’il fasse très vilain temps, elle sort avec lui afin de voir dans le jardin un bassin neuf, qui est apparemment le « Buffet d’eau ». Vers quatre heures, les dames sont venues pour entendre l’opéra d’Omphale. Destouches, auteur de la musique, est dans la salle et reçoit, après la représentation, les félicitations du Roi ; le souper a lieu comme la veille. Il pleut encore le mardi, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’on est en février ; la princesse vient dîner, car le Roi ne peut décidément se passerd’elle. Puis elle retourne à Versailles se préparer pour le bal du soir. Le Roi se promène deux heures, jusqu’à l’arrivée des dames invitées. Le bal commence à dix heures et demie, dans la salle de comédie dont on a fait disparaître l’orchestre. Les dames dansantes sont, avec la duchesse de Bourgogne, Madame la Duchesse, Mademoiselle de Melun, Madame de la Vrillière, la comtesse d’Ayen, la duchesse de Lauzun, la comtesse d’Estrées, « toutes vêtues magnifiquement à l’espagnole ». La liste des danseurs s’ouvre par le duc de Berri, le duc d’Orléans et le comte de Toulouse, et l’on y trouve M. de Saint-Simon. Le Roi, présent dans la tribune, se retire avant minuit, sans interrompre le bal. Le Mercure ne dit pas l’heure à laquelle la jeune princesse jugea bon de cesser son plaisir.