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Le couple que formèrent Louis XV et Mme de Pompadour est resté jusqu'à aujourd'hui comme l'archétype du "glamour" : la passion irrépressible de deux êtres faits l'un pour l'autre mais que tout sépare, triomphant des jaloux dans le luxe et la beauté jamais plus égalés de la cour française du XVIIIe siècle. La réalité simplement humaine que nous présente l'auteur est plus nuancée. Le travail irréprochable de l'historien, appuyé sur des sources de première main, quelquefois inédites, joint à la sensibilité d'un chercheur qui sait se laisser toucher sans perdre son discernement, font de cet ouvrage l'occasion d'une rencontre émouvante avec deux personnalités aussi complexes que fascinantes. (Édition annotée.)
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Seitenzahl: 391
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Louis XV et
Madame de Pompadour
Pierre de Nolhac
Édition annotée
Fait par Mon Autre Librairie
À partir de l’édition Louis Conard, Paris, 1925.
Les notes entre crochets ont été ajoutées pour la présente édition.
Couverture : Mme de Pompadour par F. Boucher.
https://monautrelibrairie.com
__________
© 2022, Mon Autre Librairie
ISBN : 978-2-38371-043-1
Versailles et la Cour de France
par
Pierre de Nolhac
La création de Versailles
Versailles résidence de Louis XIV
Versailles au xviiie siècle
Trianon
Louis XV et Marie Leczinska
Louis XV et Madame de Pompadour
Marie-Antoinette dauphine
La reine Marie-Antoinette
Madame de Pompadour et la politique
L’art à Versailles
Table des matières
I. – Madame Le Normant d’Étioles
II – L’année de Fontenoy
III. – La vie à la Cour
IV. – Le triomphe de la marquise
V. – Les voyages, les maisons, la famille
VI. – L’amitié
Sources
Appendice
I. – Madame Le Normant d’Étioles
Versailles ne fut jamais plus animé, et pour une fête plus brillante, que le soir du 25 février 1745. C’était la dernière des grandes réjouissances de la Cour en l’honneur du mariage du Dauphin avec l’Infante d’Espagne. La tradition voulait que le roi de France conviât le plus grand nombre de ses sujets à célébrer avec lui cet heureux événement. Comme les jours précédents, le Château était illuminé sur les façades du côté des cours ; par le froid sec de cette nuit d’hiver, les compagnies, qu’amenaient tous les carrosses de la capitale, apercevaient de loin ces lignes de lumière qui montaient vers le ciel et semblaient dessiner un palais de fées.
Vers le milieu de la nuit, l’affluence redoubla. Le grand appartement et le jeu de la Reine, commencé à six heures dans la Galerie des Glaces, avaient pris fin à neuf heures, pour laisser le Roi et la Reine manger à leur grand couvert. À minuit devait s’ouvrir le bal masqué. Un nouveau public entrait alors : c’était Paris qui arrivait pour avoir sa part des réjouissances royales. Deux files de carrosses avançaient lentement dans l’avant-cour. Les masques mettaient pied à terre à l’escalier de marbre et à la cour de la Chapelle, et pénétraient des deux côtés dans les appartements. Aucun billet n’était exigé : dans chaque société une personne se démasquait ; l’huissier prenait son nom et comptait ceux qui entraient avec elle. Comme on donnait le nom que l’on voulait, une formalité aussi simple n’avait rien de sévère, et même le flux des arrivants la rendit bientôt impossible. Les barrières de chêne furent forcées ; tout le monde passa librement, se dirigeant, à travers les antichambres et les salons remplis de danses, d’orchestres et de buffets, vers la Grande Galerie, qui était le centre de la fête.
Cette cohue, que décrivent les mémoires, se transforme, dans la célèbre estampe des Cochin, en une élégante foule, qui circule aisément parmi le décor magnifique. La Galerie ruisselle de lumières : lustres, torchères et girandoles se multiplient dans les glaces. Sous le plafond pompeux de Le Brun s’anime la mascarade : Arlequins et Colombines, Turcs, Arméniens, Chinois, médecins à haute perruque, sauvages emplumés, pèlerins et pèlerines, bergers, magiciens, diables et folies. Les dames, placées sur les gradins, prennent des rafraîchissements offerts par les pages. Un groupe dans un coin, sur le parquet, boit et mange ; il est là pour rappeler que cinq à six cents masques, assis par terre dans les salons voisins, se gobergèrent aux frais du Roi de victuailles pillées aux buffets.
Qu’il y eût beaucoup de bourgeoisie, et de la plus mince, la princesse de Conti n’en saurait douter : elle ne trouve pas une place à prendre ; un masque lui refuse la sienne et, quand elle se découvre, voyant qu’on ne la reconnaît pas : « Il faut, dit-elle, qu’on soit ici de bien mauvaise compagnie. » Il n’est pourtant pas que des manants sous les déguisements de cette nuit. Quelqu’un qui s’assied fort près de la Reine, et qui passe inaperçu, est un fils de roi, le prétendant Charles-Édouard,1 qui mettra l’Angleterre en feu l’année suivante. Si tous les dominos tombaient, on percerait bien d’autres mystères.
Une porte de glaces s’est ouverte et la foule s’écarte devant des personnages non masqués qui s’avancent entourés de curiosités et d’hommages. La Reine, posant la main sur le bras de son chevalier d’honneur, précède le Dauphin, costumé en jardinier, qui tient le bout des doigts de la Dauphine, travestie en bouquetière. Derrière eux sont le duc et la duchesse de Chartres, qui danseront dans leur quadrille. Le graveur a marqué nettement tous ces portraits princiers, qu’il est aisé de reconnaître.
Seul Louis XV semble manquer à la fête. Mais voici qu’une singulière compagnie vient de sortir de l’appartement royal : ce sont des ifs taillés dans le goût de ceux des jardins. Le Roi est l’un de ces huit masques, sans doute celui qu’entourent d’aimables jeunes femmes intriguées par le secret à demi connu et par la difficulté de le découvrir complètement. Une comédie se joue dans ce coin du bal, comédie plus sérieuse qu’il ne semble, car les conséquences de cette soirée seront considérables pour la monarchie.
Sur tant de femmes de finance ou de magistrature, ou simples bourgeoises de Paris, venues étaler à la Cour leurs grâces inédites et le goût de leurs ajustements, et qui se démasquent à l’envi, combien rêvent de rencontrer le Roi et de fixer son caprice ! Un témoin nous le raconte : toutes les beautés de la Ville se sont rassemblées ce jour-là pour conquérir ce jeune souverain couvert de gloire, dont le cœur est libre et qui est le plus bel homme de son royaume. « La foule des prétendantes est infinie », dit l’abbé de Bernis, qui voit leurs manèges et qui connaît la plupart d’entre elles. Il mentionne même le succès d’une jeune fille extrêmement belle, dont les parents sont de ses amis ; un chroniqueur plus indiscret cite une présidente libertine, évidemment Mme Portail,2 qui se laisse emmener dans les Petits Appartements par un if qu’elle a pris pour le Roi.
Cette hardiesse des bourgeoises, ce soir-là, s’explique à merveille : c’est une occasion rare d’approcher Louis XV. Les femmes de cour ne manquent point, qui aspirent à l’honneur de faire oublier au maître Mme de Châteauroux. Tout le monde nomme la dernière des sœurs de Nesle, la duchesse de Lauraguais, qui se croit sûre de réussir, ayant su plaire, à défaut de beauté, par son caquet et son entrain. On connaît moins les manœuvres de la belle princesse de Rohan,3 qui sacrifie le repos de sa vie et l’attachement le plus tendre à ce rêve qui la dévore. Mais des facilités presque quotidiennes de parler au Roi se présentent aux femmes de leur rang, tandis qu’aux Vénus et aux Junon de la Capitale, le moment est unique pour attirer son regard. Celle qui doit l’emporter sur toutes a paru au bal de Versailles, dans l’éclat d’une beauté jeune et audacieuse. Elle n’est pas absente de la composition où les Cochin, père et fils, ont fixé, pour la curiosité de l’avenir, les épisodes de la fête. La jeune femme de profil, qu’on voit au milieu de la compagnie du Roi, causant avec un if mystérieux, n’est autre que Mme Le Normant d’Étioles.
Si Mme Le Normant d’Étioles, née Poisson, ne fût point entrée à ce moment dans la vie de Louis XV, le règne aurait pris sans doute une tout autre orientation. La politique se serait trouvée différente dans les questions financières, dans les difficultés religieuses, et, peut-être aussi, dans les relations diplomatiques. À la date où l’on arrivait et qui devait compter dans l’histoire de la royauté française, il n’était point sans intérêt qu’une femme, supérieure par son intelligence et habile à s’en servir, s’emparât à nouveau d’un roi absolu, plus maître de son royaume et plus jaloux de son pouvoir que n’avait été Louis XIV lui-même.
Cette puissance presque sans limites du roi de France d’alors dépendait des caprices d’une âme inquiète et fuyante, que l’ennui rongeait plus que la débauche, mais dont la volonté pouvait sombrer dans les passions basses. Quoiqu’il semblât s’abandonner aux ministres pour certains détails du gouvernement, et qu’il parût aisé à prendre par les voies du plaisir, il était difficile d’obtenir sur lui une domination quelconque et d’arriver à la conserver longtemps. Toute autre femme que Mme d’Étioles y eût échoué sans doute. Si la morale flétrit son triomphe et si l’histoire en blâme les conséquences, on lui doit du moins cette justice qu’elle a réussi une œuvre compliquée et presque impossible.
Quelle que dût être la favorite de demain, chacun sentait, parmi ceux que n’aveuglait pas l’intérêt trop direct ou l’esprit de caste, que le rôle d’une duchesse de Châteauroux, appuyée sur sa naissance et sur son orgueil, ne serait plus tenu par personne. Le temps des grandes dames était passé ; les fantaisies royales allaient s’adresser à la classe que représentait Mme d’Étioles ; cela semblait inévitable et tout l’annonçait.
Louis XV montre un besoin de changement auquel ses familiers ne se trompent pas. À trente-cinq ans, après les expériences qu’il a faites durant son singulier attachement aux trois sœurs de Nesle, il devine trop bien les calculs de la Cour et les pièges tendus à son cœur. Le goût lui est venu de joindre au plaisir la connaissance de mœurs autres que celles qui l’entourent, de passions qu’il croit moins mêlées de cupidité, et qu’il s’imagine plus sincères. Il est renseigné sur les femmes de Paris par la chronique scandaleuse que lui apportent, chaque matin, ses valets de chambre, par le secret des postes, qu’on viole quelquefois pour le distraire ; et ce qu’il a appris d’elles lui a donné l’envie de voir de plus près cette catégorie de ses sujettes. Son mentor dans l’inconduite, M. de Richelieu, qui exerce ses ravages sur toutes sortes de cœurs et ne dédaigne point la roture, lui a fait sur ce point les confidences les plus instructives. Y a-t-il une passion plus vraie dans sa violence, plus intéressante dans sa folie, pour un égoïste curieux de sensations rares, que celle dont se meurt, à cause de Richelieu, Mme de la Popelinière4 ? On devine, entre les deux hommes inégalement blasés, mais également étrangers à l’amour véritable, des conversations destinées à porter bientôt leurs conséquences.
Peut-être entre-t-il, dans la résolution du Roi, une sorte d’égards nouveaux pour la Reine, tant de fois déjà blessée cruellement. Louis XV peut s’imaginer alors qu’il la ménagera davantage. Il sait quelles humiliations elle a souffertes à voir choisir ses rivales parmi les dames de son palais, celles dont il lui fallait tous les jours, d’après l’étiquette, subir la présence et les hommages. Comment, d’autre part, ne point penser à des filles qui grandissent, au Dauphin qui se marie à cette heure et déjà condamne ouvertement, par tendre amour pour sa mère et au nom de son éducation chrétienne, la conduite paternelle ? Ces considérations, pour vulgaires qu’elles apparaissent et démodées parmi les mœurs du siècle, pèsent encore de quelque poids. Les incidents survenus à Metz, autour du Roi malade, ont montré la force conservée par les principes qui sauvegardent la famille. Le mépris manifesté contre Mme de Châteauroux, l’appui que le parti dévot, comme on l’appelle, a trouvé dans l’opinion publique, font connaître à Louis XV qu’il doit compter avec la moralité de la nation et qu’elle ne tolère pas aisément certains excès de scandale.5 S’il lui est impossible de revenir à la Reine, il peut veiller du moins à ce que son adultère ne s’affiche plus. Ce beau nom de Louis le Bien- Aimé, que son peuple lui a donné pendant sa maladie dangereuse, ne lui sera conservé qu’à ce prix.
Même s’il était indifférent à tant de choses, le roi Louis XV ne le serait point à sa tranquillité personnelle. Les tracasseries le troublent et l’irritent. Ce n’est pas de sa famille, de ses prêtres, ni même de l’opinion, que lui viennent celles qu’il ressent davantage. Elles sortent de la situation équivoque où le mettent les choix qu’il a faits jusqu’à présent. Une maîtresse prise à la Cour et déclarée, comme elles veulent l’être toutes, amène mille difficultés. L’intrigue de gouvernement menace sans cesse d’exploiter la passion royale ; celle-ci se complique, aussi bien dans la vie quotidienne qu’aux heures inévitables de la rupture, des intérêts qui s’y trouvent engagés et qui parfois touchent de près le trône.
Le Roi ne veut donc plus des femmes de naissance ; il les trouve orgueilleuses, avides ou dominatrices ; il est dégoûté des inconvénients politiques qu’elles entraînent. Ces dispositions nouvelles sont de bruit public, et le Tiers-État s’en estime honoré. On se risque à espérer l’étrange fortune. Toutes les bourgeoises, que ne retient ni leur miroir ni leur conscience, s’imaginent avoir des chances de conquête. Ainsi s’explique la surexcitation ambitieuse qui a tourné autour de Louis XV pendant le bal masqué du mariage du Dauphin.
Cette nuit de Versailles resta connue des contemporains bien informés comme celle où fut jeté le mouchoir royal dans la libre folie de la mascarade. Bernis dit expressément qu’elle vit s’ébaucher l’aventure de Mme d’Étioles, et Voltaire y faisait allusion lorsqu’il adressait à la jeune femme ce madrigal qu’on n’a jamais compris et par lequel il saluait le premier sa faveur naissante :
Quand César, ce héros charmant
De qui Rome était idolâtre,
Battait le Belge ou l’Allemand,
On en faisait son compliment
À la divine Cléopâtre,
Ce héros des amants ainsi que des guerriers
Unissait le myrte aux lauriers ;
Mais l’if est aujourd’hui l’arbre que je révère,
Et, depuis quelque temps, j’en fais bien plus de cas
Que des lauriers sanglants du fier dieu des combats
Et que des myrtes de Cythère.
Les chroniqueurs modernes ont trouvé plus piquant, sur des témoignages d’autorité moindre, de transporter ces origines au bal masqué de l’Hôtel de Ville, où le Roi se rendit quelques jours après. Nous pouvons d’ailleurs reconstituer, avec une exactitude entière, ce qui se passa durant cette seconde nuit. Rien ne renseignera mieux sur les habitudes de l’époque et ne permettra un meilleur coup d’œil sur les commencements réels de la liaison du Roi, peut-être plus mystérieux qu’on ne l’a pensé.
C’était une fête vraiment célébrée par la nation tout entière, que ce mariage du Dauphin qui achevait de sceller l’alliance, si compromise au moment des secondes fiançailles de Louis XV, entre les deux branches de la maison de Bourbon. Plus encore que le mariage, contracté cinq ans plus tôt par la fille aînée du Roi avec l’Infant don Philippe, l’union nouvelle fut l’occasion de cérémonies et de réjouissances exceptionnelles. La Cour, selon l’usage, en avait commencé la série. On avait eu, à Versailles, avant la soirée du bal masqué, un magnifique bal paré qu’a dessiné Cochin et où la Dauphine montra, au menuet, ses grâces espagnoles ; il fut dansé dans la somptueuse salle du Manège, décorée par les Slodtz en 1737 et qui servait, en attendant la construction d’un Opéra, à toutes les fêtes données par le Roi. Le jour même des noces, dans ce beau lieu transformé en salle de spectacle et garni de loges fleuries, avait été représenté un ballet de circonstance, La Princesse de Navarre, œuvre allégorique de Voltaire et de Rameau, où l’apothéose finale s’achevait par l’abaissement et la disparition du décor des monts Pyrénées, remplacés sur la scène par un Temple de l’Amour.
Puisque réellement, suivant le mot prêté à Louis XIV, il n’y avait plus de Pyrénées et que la sécurité nationale, établie déjà par la première campagne de Maurice de Saxe, était garantie par une alliance inaltérable, on pouvait se réjouir en toute confiance. Aucune circonstance d’un règne, sous quelque roi que ce fût (et le régnant n’était-il pas Louis le Bien- Aimé ?), ne se trouvait plus populaire en France que le mariage du Dauphin, qui assurait l’hérédité et la transmission paisible de la couronne. Enfin, dans le cas actuel, l’Infante Marie-Raphaelle, qu’on disait d’heureux caractère et fort désirée du jeune époux, inspirait des sentiments très vifs à la galanterie de la nation.
À chaque occasion aussi solennelle, la Ville de Paris renouvelait ingénieusement le motif général des fêtes qu’elle donnait. L’imagination de ses artistes et le goût naturel de ses habitants faisaient naître une idée d’ensemble, toujours heureusement conçue, et qui, ne se répétant jamais, fixait dans la mémoire du peuple les dates et les événements. Les fêtes de 1745 furent caractérisées par une œuvre d’architecture éphémère, qu’on n’avait point essayée encore : il y eut sept salles de bal élevées sur les principales places de Paris, au nom du Prévôt des marchands, et dont la décoration, élégante et variée, charmait les yeux. On courait la ville tout le jour, pour voir l’arc de triomphe qui servait d’entrée à la salle de la place Dauphine, les deux galeries de treillage de la place Louis-le-Grand (Vendôme), la longue galerie peinte de paysages faite au Carrousel, la décoration de pampres de la rue de Sèvres, les pilastres de marbre de la place de la Bastille. Partout, dans un arrangement différent, apparaissaient les écussons de France et d’Espagne, les médaillons de la Famille royale, et les grandes figures allégoriques qu’on aimait alors. La nuit, les salles étaient illuminées ; on y faisait des distributions de vin et de viandes, et des rondes joyeuses s’organisaient entre gens du quartier, auxquels se mêlaient en passant les masques du Carnaval.
Tandis que le menu peuple se trémoussait sur les planchers accommodés à son usage, s’apprêtait, à l’Hôtel de Ville, le bal masqué qui devait rivaliser avec le bal de la Cour. On supposait que le Roi y viendrait, mais incognito, le Dauphin seul devant y paraître pour remercier ces messieurs de la Ville de la joie témoignée pour son mariage. C’était la nuit du dimanche gras. Le Prévôt des marchands avait fait ajouter à la grande salle une deuxième, construite dans la cour, d’une architecture de dorures et de glaces et dont le plafond atteignait la hauteur des toits. Sur cette cour donnait l’appartement préparé pour le Dauphin.
Après avoir regardé danser et attendu vainement le Roi, le jeune prince descendit un instant dans la fête, en domino sans masque, et les vingt-quatre gardes du corps qui l’accompagnaient eurent beaucoup de peine à lui frayer un passage vers son carrosse. L’avocat Barbier6 raconte, avec mauvaise humeur, les incidents de cette nuit : «
Il y a eu une foule et une confusion de monde terribles. On ne pouvait descendre ni monter les escaliers. On se portait dans les salles ; on s’y étouffait, on se trouvait mal. Il y avait six buffets mal garnis ou mal ordonnés ; les rafraîchissements ont manqué dès trois heures après minuit. Il n’y a qu’une voix dans Paris pour le mécontentement de ce bal ; il faut qu’il ait été donné non seulement des billets sans nombre, mais à toutes sortes de gens sans mesure, et sans doute à tous les ouvriers et fournisseurs de la Ville, car il y avait nombre de chianlits.7
À Versailles, vers onze heures, le Roi sortait de chez lui en domino noir, avec le duc d’Ayen8 et quelques familiers, et allait, pour son petit écu, au bal public voisin du Château. Il s’agissait d’occuper le temps jusqu’au moment où l’on pourrait supposer que le Dauphin quitterait Paris, afin de ne point s’y trouver avec lui et de mieux assurer l’incognito. Une heure après minuit, le Roi et sa compagnie se mettent en carrosse. À Sèvres, on rencontre le Dauphin et l’escorte ; il monte un instant auprès de son père et lui rapporte le désordre qui règne au bal de la Ville. Le Roi décide de ne point s’y rendre tout d’abord et va à l’Opéra, où le bal a lieu par entrées payantes : il y voit des sociétés choisies et danse deux contredanses sans être reconnu. Pour plus de sûreté, la voiture de la Cour vient d’être congédiée et la compagnie est en fiacres. Enfin, le Roi entre à l’Hôtel de Ville, où il s’est ménagé probablement plusieurs rendez-vous, et notamment de la belle jeune fille remarquée au bal de Versailles. On la cherche vainement, et avis est donné qu’elle ne viendra point : elle a averti ses parents, et ceux-ci, bien qu’éblouis un instant, se refusent à la fantaisie de Sa Majesté. Cette nuit même, de grands seigneurs de la suite du Roi courent chez eux, voient la mère, supplient, menacent ; rien ne décide ces honnêtes gens à livrer leur enfant.
Le Roi peut aisément se consoler de son dépit : Mme d’Étioles est dans le bal et l’attend. Ils vont être vus ensemble par un jeune colonel, qui a conduit à la fête une femme de la Cour et qui raconte : « La foule était si pressée que la dame avec qui j’étais, craignant d’être étouffée, demanda secours au Prévôt des marchands, M. de Bernage ; il nous mena dans un cabinet où, à peine entré, je vis arriver Mme d’Étioles, avec qui j’avais soupé quelques jours auparavant ; elle était en domino noir, mais dans le plus grand désordre, parce qu’elle avait été poussée et repoussée comme tant d’autres par la foule. Un instant après, deux masques, aussi en domino noir, traversèrent le même cabinet ; je reconnus l’un à sa taille, l’autre à sa voix : c’étaient M. d’(Ayen) et le Roi. Madame d’Étioles les suivit et fut à Versailles. » Notre témoin, par ces derniers mots, va trop vite en besogne ; la nuit s’est terminée tout autrement et de façon peut-être plus piquante : le Roi a sollicité l’honneur de reconduire Mme d’Étioles chez sa mère.
On monte en fiacre avec le duc d’Ayen. Comme tout Paris veille et festoie jusqu’à l’aurore, les rues sont pleines de monde, gardées, obstruées ; il y a loin de la place de Grève à la rue Croix-des-Petits-Champs ; à un carrefour, devant les sergents qui s’opposent au passage, le cocher refuse d’avancer. La dame s’effraie ; le Roi s’impatiente : « Donnez un louis », dit-il au duc ; mais celui-ci : « Votre Majesté doit s’en garder ; la police sera instruite, fera ses recherches et saura demain où nous sommes allés. » Pour un simple écu de six livres, le cocher enlève ses chevaux, fend la foule, et le roi de France, tout fier de cette équipée, peut, sans autre encombre, amener sa compagne à la porte de son logis.
Il est rentré à Versailles à huit heures et demie. « En arrivant, il a mis une redingote et a été tout de suite entendre la messe à la chapelle. Il n’y avait ni chapelains ni gardes du corps ; tout a été averti le plus promptement qu’il a été possible. » Cette messe du matin, en de tels retours, scandalise les âmes pieuses ; mais Louis XV croit la devoir au bon exemple. Après l’avoir entendue tant bien que mal, il s’est couché et a donné l’ordre qu’on n’entrât qu’à cinq heures. Rien n’a été changé à l’étiquette du lever. La Reine, qu’attendaient ses carrosses pour la conduire au salut de la paroisse, est venue dans la chambre du Roi, dès qu’il a été éveillé ; le Dauphin et la Dauphine y ont paru un peu plus tard. Suivant l’expression de la Cour, « il ne fut jour qu’à cinq heures chez le Roi ».
Étaient-ce seulement les incidents d’une nuit de carnaval qui avaient décidé la liaison du Roi, liaison toute de sentiment encore et dont une savante stratégie de femme devait régler les étapes ? Cette aventure clandestine de Paris, acte incroyable jusqu’alors dans la vie de Louis XV et qui fut soigneusement caché, marquait-elle un succès de hasard ou le couronnement d’une campagne menée de longue main ? Les contemporains affirment que la future marquise de Pompadour ne devait point être étonnée de sa fortune. Sa mère l’avait élevée dans la pensée qu’elle y parviendrait un jour. À neuf ans, elle l’avait conduite chez une diseuse de bonne aventure, et l’on n’est pas peu surpris de trouver, en tête du relevé des pensions payées par Mme de Pompadour : « Six cents livres à la dame Lebon, pour lui avoir prédit, à l’âge de neuf ans, qu’elle serait un jour la maîtresse de Louis XV. » Bernis écrit, de son côté, dans ses Mémoires : « Le public fut fort étonné de la préférence que le Roi lui avait donnée ; il ignorait que ce prince, depuis qu’elle était mariée, la voyait fort souvent à la chasse dans la forêt de Sénart, que les écuyers de Sa Majesté passaient leur vie chez elle, et que madame de Mailly avait plus redouté Mme d’Étioles qu’aucune autre femme. »
Mme Le Normant d’Étioles, Jeanne-Antoinette Poisson de son nom de fille, née à Paris, rue de Cléry, le 20 décembre 1721, avait alors vingt-quatre ans et l’une des situations les plus enviées de Paris. Ses ennemis se sont complu à ravaler outre mesure toutes ses origines, modestes, il est vrai, et sur lesquelles on sait depuis fort peu de temps la vérité.
Elle avait pour père un financier de médiocre volée, le sieur François Poisson, né en 1684 d’un tisserand de Provenchères, au diocèse de Langres. Pour s’élever peu à peu à l’état dont sa fille avait tiré un brillant mariage, ce Poisson avait eu une carrière assez orageuse. Il avait quitté à vingt ans la maison paternelle, pour suivre comme « haut-le-pied », c’est-à-dire conducteur de chevaux, les munitionnaires de l’armée du maréchal de Villars. Les frères Pâris,9 les fameux commissaires aux vivres, qui commençaient alors leur fortune, le remarquèrent ; ils lui donnèrent d’abord des rôles subalternes, puis firent de lui un de leurs commis principaux.
C’était, à cette époque, pour tous les intermédiaires de ce genre, l’occasion de gains extraordinaires, obtenus avec de gros risques et par un usage audacieux du crédit. Poisson, qui paraît avoir été un homme supérieur en ce métier, acquit très vite la confiance absolue de ses patrons. Il fut employé par le Régent, lors de la peste de Provence, à procurer des subsistances à cette province, s’en tira à son honneur, et obtint d’acheter la charge de « fourrier du corps de Son Altesse Royale Monseigneur le duc d’Orléans ». Toujours au service des frères Pâris et travaillant avec eux, il prit en main l’approvisionnement de la Capitale pendant la disette des grains de 1725. Mais, ces dernières opérations ayant attiré les sévérités des intendants des finances, on reconnut que des marchés fictifs avaient été passés. Une commission fut spécialement établie pour faire rendre ses comptes au sieur Poisson ; il fut déclaré débiteur au Trésor royal d’une somme de deux cent trente-deux mille livres, par jugement du Conseil d’État du 20 mai 1727. Comme il ne put rien rembourser, ne parvenant pas à rentrer lui-même dans ses avances, ses biens furent saisis et il prit le parti de « s’absenter ». C’est le mot du temps, qui signifie une indispensable fuite.
François Poisson fut-il condamné à être pendu ? Vingt ans plus tard, tout le monde le disait dans Paris, et il était piquant de le croire ; mais les traces de l’arrêt infamant ne se retrouvent nulle part et rien n’indique qu’il fut prononcé. Le cas du fugitif était, du reste, fort grave, et des pays d’Allemagne, où il se réfugia, il employa toutes ses forces à préparer la révision de son procès. C’était un de ces hommes avisés et nécessaires, qui savent intéresser les gens à leur sauvetage ; cependant, malgré qu’on le servît activement, par d’incessantes démarches auprès du cardinal de Fleury, il ne put revenir en France qu’au bout de huit ans, avec un sauf-conduit pour sa personne. En 1739, il obtint du Conseil une décharge partielle de sa dette et le commencement de sa réhabilitation. Plus tard, au temps de la faveur de sa fille, Poisson devait l’obtenir complète, et il est assez plaisant de voir reparaître, dans ses lettres d’anoblissement, les services rendus par lui pour les approvisionnements pendant la disette de 1725 ; on lui fait alors un titre éminent à la reconnaissance publique de ce qui lui aurait jadis mérité la potence.
Voici ce qu’affirment, sur le rôle de Poisson, les lettres dressées au nom du Roi, au mois d’août 1747 : « Nous crûmes ne pouvoir mettre en de meilleures mains le soin de l’approvisionnement de la ville de Paris et de plusieurs magasins des places frontières, pour lequel il ne ménagea ni sa fortune, ni son travail, ni le crédit qu’il pouvait avoir. Cependant, et malgré le succès qu’avaient eu ses talents, sa vigilance et son zèle, il ne put obtenir la justice même qui lui était due sur le remboursement de ses avances et sur les emprunts qu’il avait faits, en sorte qu’il se vit, pendant plus de vingt années, exposé aux poursuites les plus rigoureuses, qui l’obligèrent de quitter son établissement et sa famille et de vivre pendant huit années dans la retraite, qu’il ne put trouver que dans le pays étranger. Enfin, la conduite du sieur Poisson examinée par des commissaires les plus équitables et les plus éclairés, le jugement qu’ils ont rendu a fait connaître toute l’exactitude et toute la fidélité de son service ; les emprunts qu’il avait faits ont été justifiés, ses avances établies et liquidées, et il a recouvré son état et sa liberté... » Il semble y avoir quelque part de vérité dans les lettres royales. Elles s’appuient sur l’arrêt de 1739, fort antérieur à l’époque où Louis XV put s’intéresser à madame d’Étioles, et elles s’accordent avec les documents contemporains les plus sérieux pour rendre justice à certains mérites du personnage.
M. Poisson s’est déjà réhabilité devant le public par une brillante rentrée au service du Roi, qui ferme pour un temps la bouche à ses envieux. Au mois de juillet 1741, alors que la guerre couve en Allemagne, et que la France se prépare à faire campagne contre la reine de Hongrie,10 il est envoyé chez l’électeur de Cologne, avec une mission confidentielle du marquis de Breteuil, ministre de la guerre ; il a charge de conclure en même temps, pour les frères Pâris, une série d’opérations difficiles et secrètes, relatives aux approvisionnements militaires sur les bords du Rhin. Il faut qu’on ait confiance, non seulement en son expérience du pays, mais encore en son intégrité, pour lui laisser le soin d’organiser tant de magasins pour les quartiers d’hiver et de passer les gros marchés de vivres, qui doivent assurer la subsistance des troupes françaises. Les lettres du ministre indiquent l’estime qu’on porte à ses talents.
Celles qu’il reçoit de Pâris-Duverney sont encore plus significatives et témoignent des liens étroits qui l’unissent à ses protecteurs : « Monseigneur de Breteuil et M. le Contrôleur général, écrit le financier, ont vu vos lettres ; Son Éminence11 a vu celle qui accompagnait l’ordonnance que vous avez obtenue à Paderborn ; tous sont contents de votre conduite et, en mon nom particulier, je le suis aussi on ne peut pas davantage ... J’ignore si l’on pourra faire usage de ce que vous avez obtenu. Le mérite n’en sera pas moins grand pour vous, et vous pouvez vous en rapporter à moi pour y donner toute l’étendue qui y convient ... Jouissez toujours, en attendant, de la justice qu’on vous rend ici ; la façon dont on y pense est très sensible pour moi, par le véritable intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde. » Tel est le ton de la correspondance du chef avec son agent. Il lui confie, en passant, le désir qu’il a de se retirer du « travail forcé », qui l’épuise, et de prendre un repos bien gagné ; il y mêle des nouvelles de Mme Poisson qu’il est allé voir, et « dont la santé n’est pas aussi bonne qu’il le désirerait » ; il entretient un père, qui semble fort préoccupé, des indispositions de la jeune Mme d’Étioles et de « quelques accès de fièvre à la campagne, d’où elle a dû revenir ».
À cette mission de François Poisson en Westphalie se rattache la première lettre qu’on ait de sa fille, datée du 3 septembre 1741 et maintenant facile à comprendre : « Si j’ai quelque remède, lui écrit Mme d’Étioles, contre le chagrin que me donne votre absence, c’est les louanges que j’entends faire dans tout Paris sur votre compte. Je n’en suis pas étonnée ; mais il est encore bien heureux que le public vous rende justice ; vous savez qu’il n’est pas sujet à caution. À propos, vraiment vous écrivez d’un style admirable à vos grands amis ; l’on a raison de dire qu’il y a toujours de la dignité dans le grand français. »
Nous n’avons pas les pages de si beau style, qu’adressait M. Poisson aux frères Pâris et qui excitaient la tendre admiration de sa fille ; mais le même courrier, qui lui portait cette lettre, en contenait une de Pâris de Montmartel, dont le ton mérite d’être remarqué : « Je n’ai pas répondu encore à une de vos lettres, mon cher François, parce que le bon12 s’en est toujours chargé. Je ne le ferais pas encore aujourd’hui, si je ne voulais pas vous marquer moi-même combien nous sommes contents de tout ce que vous avez fait et faites encore ; j’en étais d’avance persuadé, mais vous savez que tout le monde n’avait pas la même opinion. La raison en est toute simple : ils ne connaissent point la matière et encore moins votre amitié pour nous, et c’est ce dernier point qui vous donne encore plus de force. » L’ami qui écrit ainsi à M. Poisson est celui qui a été, une vingtaine d’années auparavant, le parrain de sa fille ; c’est encore le protecteur le plus sûr de la famille, et la chronique a longtemps rapproché son nom de celui de la belle Mme Poisson.
Mme Poisson a beaucoup travaillé à la réhabilitation de son mari, avec la ténacité d’une mère passionnée qui pense seulement à l’avenir de sa fille. Le personnage qu’elle a épousé ne l’attache guère. L’homme, si intelligent qu’il soit, est d’aspect vulgaire, rude en ses propos, fils de la terre mal dégrossi par la finance. Il ne peut être lié que par une association d’intérêt à la Parisienne ambitieuse, pour qui le mariage a été le chemin des grandes intrigues. On a cependant trop amplifié la chronique scandaleuse qui vise Mme Poisson, et que le milieu et l’époque où elle vécut expliquent assez.
Madeleine de la Motte appartenait à une famille plus élevée que celle de son mari ; son père était « le boucher des Invalides », c’est-à-dire que le sieur de la Motte, commissaire de l’artillerie, avait fait sa fortune à l’Hôtel royal des Invalides, comme entrepreneur des provisions de viande. La fille était, dit Barbier, une « belle brune, à la peau blanche, une des plus belles femmes de Paris, avec tout l’esprit imaginable » ; on assure qu’elle était plus belle que ne le fut Mme de Pompadour, et il est dommage qu’aucun portrait authentique ne nous permette d’en juger.
Que Mme Poisson ait eu des bontés pour Pâris de Montmartel et, plus tard, pour quelque autre de ses contemporains, cela n’importe en rien à l’histoire, obligée à beaucoup d’indulgence sur le chapitre des mœurs du temps. Il faut dire cependant qu’afin de rabaisser plus tard la fortune inouïe de sa fille, la méchanceté et l’envie se sont déchaînées sur sa mémoire. On doit s’en fier plutôt aux gens d’esprit qui la fréquentèrent et se plurent dans son salon de bourgeoise : « Elle n’avait pas le ton du monde, dit Bernis qui la voyait chez une amie, mais elle avait de l’esprit, de l’ambition et du courage. »
Mme Poisson avait vécu quelque temps d’une façon assez misérable, de secours obtenus à grand’peine sur le séquestre des biens de son mari. L’exil de celui-ci se prolongeant, elle s’était enfin consolée, en agréant les soins assidus d’un galant fermier général, Charles Le Normant de Tournehem, célibataire intelligent et magnifique, ami des artistes et des arts. Quand M. Poisson revint à Paris, il se trouva muni d’un ami chaud, serviable et riche, et sut comprendre le prix d’une cordialité dont les usages d’alors ne s’offusquaient point. Ces bons rapports, que rien ne semble avoir altérés, devaient se continuer toute la vie des deux hommes, et leur correspondance en garde l’édifiant témoignage : « Quoique de la même année, écrivait Tournehem à Poisson en 1751, il y a une grande différence de vous à moi ; vous êtes aussi vif et aussi actif qu’à vingt-cinq ans ; moi je m’appesantis tous les jours », mais il affirmait à son vieil ami, en l’embrassant, que le cœur de son Charles n’avait pas changé. Ils étaient unis alors, depuis bien des années, par un sentiment respectable, car M. de Tournehem s’était profondément attaché aux deux enfants qu’il avait vus grandir chez Mme Poisson et dont il s’était promis d’assurer le sort.
Le jeune Abel, moins âgé de quatre ans que sa sœur, annonçait l’intelligence la plus heureuse ; mais Jeanne-Antoinette était une enfant délicieuse, qu’il était impossible de ne pas aimer. Le fermier général devait jouer, auprès de la fille de son ami, un rôle de père adoptif, qui a trompé même des contemporains, trop prompts à tirer des conclusions malicieuses ; mais le véritable père n’avait laissé à personne le soin de décider de la première éducation. Continuant à diriger sa famille du fond de son exil, il avait voulu que la petite fille fût mise au couvent et était entré lui-même en correspondance régulière avec la supérieure de la maison pour recevoir, directement et par le détail, des nouvelles de son enfant.
Il y a, en effet, un peu de couvent dans la vie de Mme de Pompadour ; elle a passé une année au moins aux Ursulines de Poissy, où deux de ses tantes étaient religieuses et où une de ses cousines était élevée. Les menus faits de sa vie enfantine la montrent déjà telle qu’elle sera plus tard. Elle exerce autour d’elle, toute petite fille de huit à neuf ans, cette séduction à laquelle il sera si difficile de résister et qu’on devine en tous les récits envoyés en Allemagne par le couvent : « Votre aimable chère fille, Monsieur, écrit la supérieure à M. Poisson en septembre 1729, a fort bonne grâce et sent tout à fait son bien. M. de la Motte envoie tous les jours de marché quelqu’un en savoir des nouvelles, et la fait sortir de temps en temps avec sa cousine Deblois, pour aller dîner avec lui, et l’on dit que tout au long il s’entretient avec elle. Elle ne s’ennuie point chez nous, au contraire ; elle a été charmée d’y revenir. Le 25 d’août, jour de la Saint-Louis, il y a une foire à Poissy ; nous l’y avons envoyée avec sa cousine et une de nos tourières qui leur a montré toutes les beautés et raretés ; elle les a menées aussi à l’Abbaye, où on les a fort caressées et trouvées très aimables ; on a fait demander depuis de leurs nouvelles. Le jour de l’Octave de l’Assomption de la sainte Vierge, elles ont chanté dans leurs classes les vêpres de la sainte Vierge, elles ont été les principales chantres. Elles s’aiment fort l’une l’autre et ne vont jamais l’une sans l’autre. La maîtresse d’écriture s’y applique fort pour la mettre en état de vous envoyer de son écriture, et vous marquer elle-même sa tendresse pour vous. Tout son désir est d’avoir l’honneur de vous voir et de vous embrasser. »
La jeune pensionnaire a, dès cette époque, un charmant surnom de famille, qui l’a suivie au couvent et qu’elle gardera jusqu’au seuil de Versailles ; pour tout le monde comme pour ses parents, elle est la petite reine, « Reinette ».
Mlle Poisson n’est pas encore d’âge à intéresser beaucoup sa jeune mère, qui mène à Paris l’existence assez difficile de jolie femme sans ressources. Cette gêne est attestée par la correspondance de sa sœur religieuse, Mme de Sainte-Perpétue, avec M. Poisson : « Notre révérende mère, lui écrit-elle, est fort surprise de ne point recevoir de vos nouvelles ; elle ne sait pas si c’est qu’on retient vos lettres. Tout ce que je sais, c’est que ma sœur Poisson en a envoyé une toute décachetée. Il est à croire qu’elle les lit toutes avant que de les envoyer ; ainsi, mon cher frère, je vous conseille d’écrire plutôt par la poste : c’est la voie la plus sûre, si vous ne voulez pas que ma sœur sache ce que vous faites pour votre chère enfant. Sous le prétexte qu’elle s’imagine que vous lui donnez beaucoup, elle ne lui donne positivement que son pur nécessaire. Je crois bien que c’est qu’elle n’est point à son aise, mais l’enfant est très délicate ; actuellement elle a un rhume assez considérable : par conséquent, elle a besoin de douceurs. Je vous dirai que le louis que vous lui avez envoyé est employé, et que je lui ai avancé un écu ; notre mère supérieure en a le mémoire ; si vous pouvez lui envoyer encore quelque chose, que ce ne soit point par ma sœur ni par les Invalides ... Reinette est toujours aimable à son ordinaire ; elle me parle très souvent de vous ; elle me dit l’autre jour qu’elle savait bien que vous l’aimez beaucoup, qu’elle n’avait pas le cœur assez grand pour vous aimer autant que vous le méritez, mais qu’elle vous aime de toute l’étendue de son petit cœur, et qu’à mesure qu’elle grandissait, qu’elle sentait son amitié pour vous grandir avec elle. Je ne peux pas vous dire tout ce qu’elle me conte de semblable ... Je crois que vous savez que nous avons un Dauphin ; on est dans de grandes réjouissances à Paris. Je souhaite que cela fasse finir vos affaires bien vite et à votre avantage. »
Mme Poisson, retenue à Paris par d’autres soins, faisait rarement le voyage de Poissy et ne s’occupait de sa fille que pour la fournir régulièrement de « corps » et de fourreaux d’indienne. Le père ne se souciait point que l’enfant lui fût trop souvent confiée ; elle la reprit, cependant, à l’occasion d’un rhume, pour la faire soigner chez elle, et ce fut un prétexte pour ne plus la ramener au couvent : « L’on nous a dit qu’elle n’a plus de fièvre, écrit la bonne supérieure à M. Poisson, qu’elle se porte bien, qu’elle est fort aise d’être auprès de Madame sa mère. Il y a apparence qu’elle y va rester. Ainsi, monsieur, nous ne saurons plus des nouvelles si certaines ; nous ne laisserons pas que de nous en informer souvent, y prenant beaucoup d’intérêt et l’aimant tendrement. Elle est toujours très aimable et d’un agrément qui charmait tous ceux qui la voyaient. »
C’était au mois de janvier 1730, et l’enfant avait à peine huit ans. Elle n’oubliera pas tout à fait ce temps aimable, que rien dans l’avenir ne doit lui rappeler. On la verra plus tard servir une pension à sa vieille tante ursuline et contribuer, pour quelques milliers de livres, aux réparations de son couvent. Mais ce ne sera qu’un souvenir vague, effacé dans sa mémoire par les brillantes années qui suivirent et par les premiers succès du monde, auxquels Mme Poisson sut admirablement la préparer.
La royauté de Mlle Poisson avait commencé de bonne heure. Les familiers de sa mère continuaient à l’appeler « Reinette », et elle était de celles qui établissent partout leur domination, habituées à se reconnaître supérieures aux autres, sans imposer cette certitude, et pouvant se faire pardonner leurs mérites par l’incomparable don de plaire. L’éducation la plus raffinée parait des agréments les plus rares la séduisante jeune fille. Deux poètes tragiques lui avaient enseigné la déclamation et le jeu scénique ; c’étaient Crébillon, aussi célèbre alors que l’avait été Corneille, et Lanoue, qui, après quelques succès d’auteur, allait entrer comme comédien au Théâtre-Français. Elle savait danser à la perfection, dessinait convenablement, et peut-être aimait-elle déjà à guider la pointe sur une planche de cuivre. Mais son principal talent, à cette époque de sa vie, était le chant ; elle en tenait les principes de Jélyotte, le chanteur de l’Opéra, aussi aimé dans les salons qu’au théâtre, et dont les succès, dit-on, ne s’arrêtaient pas aux applaudissements.
Avec tant de grâces et de dons naturels, cultivés d’une façon aussi brillante, Mlle Poisson avait été recherchée dans les réunions du monde, et sa mère s’était vu ouvrir par elle des portes qui lui fussent sans doute demeurées closes. On les recevait à l’hôtel d’Angervilliers,13 où la jeune fille chanta un jour le grand air d’Armide, de Lulli, et charma tellement Mme de Mailly que celle-ci la voulut embrasser. On les devine admises dans quelques cercles peu difficiles de l’époque, où l’esprit et les grâces invitaient de droit. Chez Mme de Tencin, elles étaient presque chez elles, la vieille femme de lettres étant fort de leurs amies. La conversation des romanciers à la mode, Marivaux et Duclos, les soupers où l’on écoutait le mordant Piron, et aussi Montesquieu et Fontenelle, aiguisaient alors l’esprit des femmes. La jeune fille y trouvait comme préparation à la vie, sinon des principes moraux, du moins l’aisance des manières et une connaissance précoce du monde.
Son éducation avait été payée par le fermier général, qui s’intéressait tendrement à elle et qu’elle devait plus tard si magnifiquement récompenser par la charge de directeur général des Bâtiments du Roi. M. Le Normant de Tournehem n’entendait point, d’ailleurs, être privé par le mariage de la présence d’une enfant qui lui était chère et qu’il destinait à tenir brillamment sa propre maison. Dès qu’elle eut vingt ans, il la fit épouser à un sien neveu, plus âgé qu’elle de quatre ans seulement. Le jeune Charles-Guillaume Le Normant, fils du trésorier général des monnaies, était un fort beau parti pour la fille de François Poisson. Médiocrement tourné, il est vrai, et petit de sa personne, il avait la distinction des sentiments, le ton de la meilleure compagnie, et l’on ne peut s’empêcher de trouver bien sonnants, dans l’acte de mariage, ses titres d’écuyer, chevalier d’honneur au présidial de Blois, seigneur d’Étioles, Saint-Aubin, Bourbon-le-Château et autres lieux.
Le sacrement fut donné aux époux le 9 mars 1741, en l’église Saint-Eustache. Quelques jours auparavant a été signé chez les Poisson, rue de Richelieu, devant le notaire Perret, un contrat qu’il n’est pas sans intérêt de feuilleter. Le mariage a lieu sous le régime de la communauté ; mais les apports sont fort inégaux. C’est à grand’peine et avec toutes sortes de réserves que les parents de la future épouse lui constituent en dot une somme de cent vingt mille livres, savoir : « trente mille en pierreries, bijoux, linge et hardes à l’usage de ladite demoiselle », et une grande maison, sise rue Saint-Marc, estimée quatre-vingt-dix mille livres. Ajoutons-y cent quarante-et-une livres huit sols et six deniers de rentes viagères dites tontines, établies sur la tête de la future épouse par des contrats qui remontent à vingt ans. Les munificences viennent au futur époux de son oncle paternel, Charles-François-Paul Le Normant de Tournehem, écuyer, qui lui fait donation entre vifs d’une somme de quatre-vingt-trois mille cinq cents livres, sous forme d’avances dans les sous-fermes, et qui s’engage à bien autre chose par les articles suivants : « En faveur du même mariage, ledit sieur Le Normant, oncle, promet et s’oblige de loger et nourrir lesdits futurs époux, leurs domestiques au nombre de cinq, équipages et chevaux, pendant la vie dudit sieur Le Normant, oncle, et au cas que lesdits futurs époux et ledit sieur Le Normant voulussent se séparer, à compter du jour de ladite séparation, ledit sieur Le Normant, oncle, paiera la somme de quatre mille livres auxdits futurs époux pour leur tenir lieu desdits nourriture et logement pour chaque an. Plus, en la même considération, ledit sieur Le Normant, oncle, assure audit futur époux, sur les biens qu’il laissera au jour de son décès, la somme de cent cinquante mille livres, qu’il prendra en effets de la même succession à son choix », sans préjudice de la part d’héritage qui lui reviendra suivant la coutume de Paris.
Les ressources du nouveau ménage étaient considérables. Par les libéralités de M. de Tournehem, ils étaient logés chez lui, à Paris et à la campagne, nourris et défrayés de tout, et vivaient sur le pied de quarante mille livres de rente, avec l’espérance d’une opulente succession à recueillir de cet oncle incomparable. Malgré tant d’avantages assurés à cette union, un témoin mieux informé que ceux qu’on a cités, le président du Rocheret,14