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« Coupe le sinta, Hamid ! Coupe la pellicule, Hamid », scandent les spectateurs dans la salle du cinéma Atlas à Safi. Ils réfutent ainsi toute action sentimentale dans les films, car ils demeurent un peuple traditionnel engagé dans la guerre morale avec les us et coutumes venus d’ailleurs. Avec
Atlas, le cinéma d'Hamid, l’auteur compile donc les souvenirs des lieux et des comportements observés, dans cette salle et toutes celles de la ville, et illustrés par les acteurs des années 70.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Abdelkarim Belkassem est écrivain, professeur de littérature arabe et musicien classique, oudiste dans un orchestre arabo-andalou, également ténor en chant arabo-andalou et oriental. Il se consacre à l'écriture de romans et d'essais, pont entre ses deux cultures.
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Seitenzahl: 150
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Abdelkarim Belkassem
Atlas, le cinéma d’Hamid
Roman
© Lys Bleu Éditions – Abdelkarim Belkassem
ISBN : 979-10-377-5767-8
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Du même auteur
- Le portier des chats, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;
- La Seine des crimes, Le lys Bleu Éditions, 2021 ;
- Arthur, la Seine, Violette et moi, Le Lys Bleu Éditions, 2021 ;
- Deux Chats et les hommes, Éditions Bellier, Réédition Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
- Le lycée sans foi ni loi, Éditions Thot, 2020 ;
- La sagesse des chats, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
- Maroc, les oubliés de la guerre 39-45, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
- La Mémoire de Saghir, Éditions Thot, 2019 ;
- Un chirurgien à New York, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
- Thomas Sif Espace, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
- Mythomanies, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
- Les énigmes du hameau, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
- Dictons de Jaddati et expressions populaires du Maroc, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
- Amina Zouri, une histoire du Maroc, Éditions Thot, 2018 ;
- La Bête et le Boss, Éditions Thot, 2016 ; Prix du polar ABCD 2021 ;
- La Marche des harraga, Éditions Thot, 2016.
Hamid est le propriétaire du cinéma et le gérant. Il a toutes les responsabilités. Des billets vendus à la caisse, de la file d’attente devant les portes d’entrée, de la discipline et du fonctionnement, de la projection et du choix de films.
Il punit ceux qui ne respectent pas les règles et choisit ses priorités à ce qu’il aime sans punition. Le policier et ses petites mains, ses salariés qui exécutent ses ordres.
Parfois le policier était de temps en temps, un marda, un agent municipal ou force auxiliaire, comme on les appelle. Ce sont d’anciens soldats affectés aux emplois dans la ville ou des retraités militaires.
De temps à autre des gardiens de la paix sont présents quand un crime ou autres se produit devant ou dans le cinéma et quand les spectateurs sont dans l’obscurité après que les lumières se sont éteintes. Le cinéma, comme on l’a connu, ce sont des images dans une nuit noire !
Hamid était aussi le responsable des mœurs !
Il choisissait les films selon la morale de la société. Responsable devant les lois qui organisent le cinéma et les médias dans le pays et il devait les respecter.
Alors que les policiers ferment les yeux, par amitié pour le patron, les choufs sont partout. À commencer par les spectateurs, eux-mêmes ! Ils ne laissent rien passer et quand il y a un contact entre un acteur et une actrice, ils sautent à trois mètres de haut et retombent sur les fauteuils. On entend la casse et comme un bruit de tremblements de terre à 7 degrés. Ce pays n’aime pas voir les attouchements entre hommes et femmes, même en image.
Pas de baiser et ni de main posée sur l’interdit, les fesses ou les seins. Il ne faut surtout pas donner un mauvais exemple aux jeunes, les deux tiers des spectateurs. Les vieux n’acceptent pas non plus de voir d’attouchements dans les films !
Ne parlons pas de scènes sexuelles ou pornographiques qui sont un crime, un grand crime. Le peuple n’attendra pas les policiers pour arrêter les pécheurs. C’est lui qui fait le premier pas et la loi avant la justice.
Le coupable sera rossé avant l’arrivée des hommes de loi. Les censeurs ont le sang chaud et ils ne se maîtrisent pas quand il s’agit des mœurs.
On se croirait en Arabie Saoudite !
Pourtant, nous sommes au Maroc, le pays le plus moderne des nations musulmanes. Mais les habitants de la campagne sont plus nombreux de ceux des villes et ils n’acceptent pas les actes qui desservent la morale.
Quand un jeune ou un homme voit l’actrice se faire approcher, il s’imagine que c’est sa femme, sa fille ou sa sœur ! Il s’emporte et enlève sa chaussure pour le jeter sur l’écran pour le déchirer. Il ne faut pas voir l’image car c’est un péché, comme si l’acte était commis.
Hamid en est conscient de tout ça et se sent plus que responsable. Il ne faut pas chercher de problèmes et que tout soit en règle. Il stationne près de ses projecteurs et dès qu’il aperçoit une image de tendresse, il coupe la pellicule ou l’avance rapidement !
On voit des taches clignoter sur l’écran puis le film reprend.
Même quand il coupe, Hamid ne peut pas se protéger des insultes et des cris, ne parlons pas de la casse dans la salle.
Serait-on dans un stade de football, avec de grandes équipes d’Europe, le Bayern de Munich et le Paris–Saint-Germain ? Un vrai hurlement qui emporte la ville de Safi.
Ceux qui vivent dans le quartier ont l’habitude de ces cris. Ils savent que les spectateurs ne sont pas disciplinés et surtout ceux du cinéma Atlas, populaire, le moins cher de la ville.
— Coupe sinta, Hamid ! Coupe la pellicule, Hamid !
Hamid les a déjà entendus et ses mains tremblent puis tout son corps, en pleine nuit de la cabine pour répondre à la demande et calmer la salle. Quelques secondes suffisent pour le choquer et lui faire fumer 5 paquets de cigarettes, avant de retrouver son calme.
Il entend des insultes alors même temps qu’il manie la bande.
— Fils de pute ! Pédé ! Salopard ! Enculé ! Maquereau…
Les gens croient qu’Hamid fait exprès pour gêner le monde. Ce qui est faux.
Hamid est un homme qui veut satisfaire son public. Il ne montre jamais qu’il est religieux. Moderne, il porte un jeans et une chemise à l’occidentale. Il n’apparaît jamais en djellaba ou autre, d’après mes souvenirs.
Être un patron de cinéma, c’est être l’ami de diable croit la population avec leurs récits populaires.
Le cinéma n’était pas bien vu !
C’est l’instrument du colonisateur selon les croyances. Même impressionnés par la machine, les Marocains la refusent, car elle a été introduite dans cette société alors qu’ils n’avaient que des ânes et des chameaux pour se déplacer. Un monde de mille et une nuits, celui du miracle qui n’arrive pas. Mais ils ne perdent pas espoir qu’un jour, ils seront les heureux élus pour le paradis, non dans leurs rêves, mais dans l’au-delà. Pour rien au monde, ils ne laisseront le paradis promis et surtout pas pour le cinéma !
Hamid fait son travail correctement !
Ce n’est pas quelqu’un qui veut changer la religion des habitants ou transmettre son idéologie différente des traditions du bled. Ce qu’il désire, c’est gagner sa vie et le cinéma en est le moyen. Le hasard a mis le cinéma sur son chemin de vie et il s’est retrouvé responsable d’une main de diable, comme le considèrent les habitants de la ville et même son entourage.
Hamid fait tout son possible pour couper tous les actes sexuels des films. Ceci après les coupures que la douane marocaine a exercées avant d’autoriser la projection sur le territoire. Hamid coupe encore et encore pour satisfaire les spectateurs !
Il est donc metteur en scène des films de genres américains, westerns, chinois, karaté, indiens… et même égyptiens ! De temps en temps des mains se touchent, des mains sur l’épaule ou même des paroles qui indiquent l’envie pour une femme.
Tout ce qui incite au désir doit être coupé ! C’est la loi populaire qu’Hamid doit respecter sinon ce serait la révolution contre lui et son cinéma.
Les spectateurs cassent tout ce qui trouve à leur portée. Les fauteuils pliants en bois, les lampes… Ils se jettent des bouteilles jusqu’à ce qu’il y ait des blessés.
Un frôlement de main met le feu. Le film s’arrête et les pompiers entrent pour soigner et transporter des spectateurs à l’hôpital.
Il ne faut pas jouer avec les mœurs et la morale ce dont Hamid a bien conscience.
Si seulement ils se calmaient en insultant Hamid ! Il se moque de ce que pensent ses clochards de lui. Les casseurs n’ont aucune valeur à ses yeux. Il se comporte avec eux violemment.
Les faiseurs de charabia l’acceptent ! Quand ils sont attrapés par les vigiles, ils reçoivent coups et gifles et dès qu’ils sont relâchés, ils prennent la fuite et se dispersent. Ils retournent d’où ils viennent et certains d’entre eux ont parcouru des kilomètres jusqu’au centre-ville.
On veut voir le diable ! On veut connaître l’ennemi !
On ne peut pas le combattre sans le connaître, ni ses méthodes avant de décider quel moyen utiliser pour en finir avec lui !
Hamid est un homme de la situation et il tient tête aux casseurs ce que personne d’autre n’a réussi avant son arrivée ni après, dans le cinéma Atlas et pour les habitants de Safi, ma ville natale.
Hamid est un prénom imprimé dans ma mémoire, comme dans celle des Safiots. Il reste un des héros de cette cité de l’Océan Atlantique, comme l’a appelée le grand historien, père des sciences sociales, Ibnou Khaldoune dans son mokadima, introduction, où il décrit comment les villes sont formées par des peuples des tribus qui habitaient l’Afrique du Nord et le Maghreb. Ibnou Khaldoune n’a pas décrit cette ville par hasard. Il a passé des années à visiter ses architectures, des maisons très anciennes et des constructions datant du XVe siècle, tel que le château de Mer, construit par les colonisateurs portugais et le château du Sultan, le Bureau arabe, comme l’appelaient les Français.
Une ville ancrée dans l’Histoire de l’humanité par ses bâtisses, comme par ses hommes. Le Cheikh Sidi Mohamed Salah était l’un d’eux, connu par sa sagesse et ses connaissances dans le monde musulman et d’ailleurs. Il a assuré par son nom le pèlerinage de Safi à la Mecque au temps où les Olema, disaient qu’il n’était pas obligatoire pour les habitants du Maroc, car leur vie était menacée par les pirates et les voleurs tout au long du trajet vers la Mecque.
Le Cheikh Abi Mohamed Salah était le garant de leurs vies. Il a assuré le voyage avec ses disciples installés sur la route du pèlerinage, du Maroc jusqu’en Arabie Saoudite.
La population ne voit pas, en lui, seulement un père qui les sécurise mais un sage qui a du pouvoir auprès de Dieu et qui les protège des hommes, comme des esprits.
Dans son mausolée, il existe une petite maison avec une cour au milieu, dont les gens racontent des miracles.
Il suffit d’appeler quand on se perd dans le désert, seul, assoiffé et affamé pour que la minuscule bâtisse apparaisse avec son puits rempli d’eau et ses arbres fruitiers dans la cour…
Des miracles transmis pour l’histoire, qui indiquent des lieux où les pèlerins peuvent se nourrir, partout où ils passent. Ils trouvent les disciples de Cheikh pour les héberger…
Des historiens et des héros de l’indépendance contre tous les colonisateurs de la terre marocaine, dès l’arrivée des Byzantins, jusqu’aux Français. Des décennies de colonisation car la ville était le point de sortie de la plus riche terre à blé du Maroc, la région Abda et Doukkala. Il suffisait de dire la région de Marrakech, un nom qui indiquait le Maroc, dans son ensemble pour le monde.
La ville des artisans céramistes ! Et de quels artisans je parle ? Les meilleurs. La poterie d’une dizaine de siècles ou plus encore. La céramique de Safi est une merveille, il ne faut pas hésiter à le dire. Le bleu des émaux, couleur de l’océan. La ville où se trouve la plus ancienne cité, celle que les mythes grecs décrivent, engloutie par l’eau des océans, celle de Poséidon, le grand maître et dieu des anciens.
Le commandant Cousteau avait prévu des recherches à Beddouza, une petite plage à 30 km du centre-ville de Safi. Malheureusement, le projet est encore à l’étude, mais il promet des découvertes qui changeraient l’Histoire et corrigeraient des erreurs sur la cité de l’humanité.
Safi est la ville des voyages pour découvrir le continent américain. La preuve en a été donnée, en 1969, par l’expérience réalisée par un anthropologue norvégien Thor Heyerdahl sur Râ I et Râ II, qui a réussi à débarquer de l’autre côté de l’Atlantique sur une petite barque en papyrus comme… avant la découverte par Christophe Colomb !
La première ville entrée en Islam par le plus grand héros des musulmans à avoir conquis le nord de l’Afrique, Okba Bnou Nafia, s’est arrêté sur la côte et a juré qu’il continuerait sa conquête s’il n’y avait pas l’eau de la mer, jusqu’à la fin des terres, en montrant l’Amérique de la main et de son arme.
Safi la ville de la richesse en poissons et en particulier des sardines ! Le monde se nourrit de sa générosité, aux quatre coins de la Terre. Il s’agissait du plus grand port de pêche en 1970 et jusqu’au nos jours, son agriculture, comme, le phosphate de ses entrailles lui donne une très bonne place dans le pays.
Hamid n’était pas un de ces hommes, ses ancêtres, mais il avait l’esprit des anciens. Son âme, comme celle des habitants de Safi est protégée par les Chourrafa, les Oualis et les saints de cette terre sacrée.
C’est Hamid, un sage, respectueux et respecté. Le visage fermé, habituellement. Il montre son sérieux. On ne le voit jamais sourire et quand il le fait, c’est un miracle. Il en esquisse un, rapidement, et retrouve sa sévérité. Il ne faut pas le faire rire pour ne pas lui ôter son masque. Il est l’autorité dans son cinéma et il faut que les autres le respectent.
Son mot et sa vérité sont la justice. Ne rien lui opposer et faire ce qu’il demande sans réfléchir, ni contrariété. C’est lui le connaisseur, il faut exécuter ses ordres.
— Mets-toi là !
— Arrête de parler !
— Reste debout !
Obéir sinon c’est la punition.
C’est le patron, comme l’appellent ses salariés. Même les passants s’y mettent…
Les méchants le nomment, Hamid Tibiza parce qu’il est très gros.
Ce n’est pas mal vu, chez nous en ce temps-là en 1960/70. Être gros, c’est une qualité populaire.
— Il a donc de quoi manger pour être si gros !
C’est ce qui dit Amina, la mère de Karim. Elle connaît, elle, aussi, Hamid. Qui ne le connaît pas ?
C’est le patron du cinéma Atlas, le plus ancien de la ville. C’est un héros, comme les acteurs dans les films d’Hollywood !
Il est célèbre dans la ville mais aussi à la campagne. Les jeunes le vénèrent, comme un Hercule de la Grèce antique ! C’est lui qui apporte les films et les projette. Comme le roi qui lui a commandé de faire sept guerres pour montrer qu’il lui est un citoyen fidèle. Pourtant le roi, frère ennemi souhaite la mort d’Hercule, le héros, fils de Zeus !
Le ciel avec le mythe, comme le ciel de Safi avec Hamid.
Même si les habitants croient qu’il est riche, avec son gros ventre, son corps bien nourrit, en réalité, il ne l’est pas tant que ça. Il met tout en œuvre pour que sa société marche et pour garder les salles ouvertes. Le monde est en crise en 1970 et le cinéma ne rapporte plus grand-chose. Les coûts d’exploitation sont supérieurs aux gains.
Hamid fait tout pour que le cinéma fonctionne. Il n’aime pas perdre son autorité sur les gens. Il n’apprécie pas la rumeur de fermeture du cinéma Atlas.
La préoccupation d’Hamid c’est la concurrence et il sait que les autres exploitants de salles apprécieraient que le cinéma fasse faillite.
C’est insensé, on ne peut pas souhaiter la fermeture d’Atlas ! C’est un dieu qui peut se remettre debout alors qu’il est à genoux !
Eh, oui !
En 1970, les dieux païens ne sont plus sauf sur les pellicules d’Hamid. On y voit Samson détruire les pierres du palais en les jetant à la tête de ses ennemis. Même son grand amour Dalila est indésirable. Elle mourra, comme le cinéma Atlas, et ce n’est qu’une question de temps. Les rêves d’enfances tomberont les uns après les autres, tels les murs du palais. C’est Samson, lui-même qui détruira sa ville.
— Après moi le déluge !
Et on dit dans les dictons du bled que « celui qui a passé sa jeunesse avec une habitude ne passera pas ses vieux jours sans » !
Même en vivant dans le monde où le cinéma est favorisé, en France et ailleurs, je me souviens d’Hamid et des jours passés auprès de lui.
Il est devenu un symbole et un chemin de vie. À chaque visionnage d’un film et à chaque passage de scène intime, je crie :
— Coupe le sinta, Hamid ; coupe la pellicule, Hamid !
Cette phrase me donne une sensation sentimentale ! Je ressens quelque chose d’étrange quand je la prononce.
Ce n’est pas parce qu’on a quitté le Maroc qu’on change de religion. La foi ne varie pas, par habitude, surtout à l’âge que j’ai. Et même si je ne crois pas trop au sens de la phase, elle indique la ligne rouge qu’elle me trace, à ne pas dépasser. La nostalgie à ces moments-là me prend aux tripes et je sens la tristesse de ce vécu au Maroc, de ce passé alors que j’étudiais à l’école et au lycée avant de partir dans une autre ville pour mon cursus universitaire !
La vie file rapidement et les hommes changent, chacun selon sa capacité et son choix !