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Dans cette réflexion théologique rédigée en 1942, Simone Weil interroge le premier commandement et invite chacun de nous, avant qu'il ne fasse une réelle rencontre avec Dieu, à reporter cet amour sur les objets dans lesquels il réside, l'amour implicite de Dieu pouvant se porter notamment sur la beauté du monde, les cérémonies religieuses et son prochain. Pour la philosophe Simone Weil, cette question de l'amour de Dieu est primordiale, car tout homme ne peut s'empêcher de désirer, au fond de lui, le bien et la justice. Cependant, ceux-ci sont absents du monde : tout, dans le monde, est souillé par la force et par l'injustice. Le bien, qui est un des noms de Dieu, est inconnaissable, car absent du monde. En revanche, parce que tout homme désire le bien, Dieu est objet d'amour. Toutefois, cet amour a pour objet quelque chose d'inconnaissable, et d'absent du monde. Dès lors, il faut aimer Dieu implicitement, c'est-à-dire en aimant des objets du monde dans lequel Dieu est présent de manière cachée ou secrète. C'est ce que Weil montre dans l'article "Les formes de l'amour implicite de Dieu".[J. Lagalle] Weil, qui a connu des expériences mystiques de communion avec Dieu, considère qu'aimer implicitement est un préalable à l'amour explicite de Dieu, l'amour dans lequel Dieu est l'objet même de l'amour. Les formes implicites de l'amour de Dieu sont au nombre de quatre : L'amour du prochain ; L'amour de l'ordre du monde ; L'amour des cérémonies religieuses ; L'amitié.
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Avant-Propos
L'amour du Prochain
Amour de l'ordre du Monde
Amour des Pratiques Religieuses
Amitié
Amour Implicite et Amour Explicite
Le commandement : aime Dieu » implique par sa forme impérative qu'il s'agit, non pas seulement du consentement que l'âme peut accorder ou refuser quand Dieu vient en personne prendre la main de sa future épouse, mais aussi d'un amour antérieur à cette visite. Car il s'agit d'une obligation permanente.
L'amour antérieur ne peut avoir Dieu pour objet, puisque Dieu n'est pas présent et ne l'a encore jamais été. Il a donc un autre objet. Pourtant il est destiné à devenir amour de Dieu. On peut le nommer amour indirect ou implicite de Dieu.
Cela est vrai même quand l'objet de cet amour porte le nom de Dieu. Car on peut dire alors, ou que ce nom est appliqué d'une manière impropre, ou que l'usage n'en est légitime qu'à cause du développement qui doit se produire.
L'amour implicite de Dieu ne peut avoir que trois objets immédiats, les trois seuls objets d'ici-bas où Dieu soit réellement, quoique secrètement présent. Ces objets sont les cérémonies religieuses, la beauté du monde, et le prochain. Cela fait trois amours.
À ces trois amours il faut peut-être ajouter l'amitié ; en toute rigueur, elle est distincte de la charité du prochain.
Ces amours indirects ont une vertu exactement, rigoureusement équivalente. Selon les circonstances, le tempérament et la vocation, l'un ou l'autre entre le premier dans une âme ; l'un ou l'autre domine au cours de la période de préparation. Ce n'est peut-être pas nécessairement le même tout au long de cette période.
Il est probable que dans la plupart des cas la période de préparation ne touche à sa fin, l'âme n'est prête à recevoir la visite personnelle de son Maître que si elle porte en elle à un degré élevé tous ces amours indirects.
L'ensemble de ces amours constitue l'amour de Dieu sous la forme qui convient à la période préparatoire, sous forme enveloppée.
Ils ne disparaissent pas quand surgit dans l'âme l'amour de Dieu proprement dit ; ils deviennent infiniment plus forts, et tout cela ne fait ensemble qu'un seul amour.
Mais la forme enveloppée de l'amour précède nécessairement, et souvent pendant très longtemps elle règne seule dans l'âme ; chez beaucoup peut-être jusqu'à la mort. Cet amour enveloppé peut atteindre des degrés très élevés de pureté et de force.
Chacune des formes dont cet amour est susceptible, au moment où elle touche l'âme, a la vertu d'un sacrement.
Le Christ a indiqué cela assez clairement pour l'amour du prochain. Il a dit qu'il remercierait un jour ses bienfaiteurs en leur disant : «J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger. » Qui peut être le bienfaiteur du Christ, si ce n'est le Christ lui-même ? Comment un homme peut-il donner à manger au Christ, s'il n'est pas au moins pour un moment élevé à cet état dont parle saint Paul, où il ne vit plus lui-même en lui-même, où le Christ seul vit en lui ?
Dans le texte de l'Evangile, il est question seulement de la présence du Christ dans le malheureux. Pourtant il semble que la dignité spirituelle de celui qui reçoit ne soit pas du tout en cause. Il faut alors admettre que c'est le bienfaiteur lui-même, comme porteur du Christ, qui fait entrer le Christ dans le malheureux affamé avec le pain qu'il lui donne. L'autre peut consentir ou non à cette présence, exactement comme celui qui communie. Si le don est bien donné et bien reçu, le passage d'un morceau de pain d'un homme à un autre est quelque chose comme une vraie communion.
Les bienfaiteurs du Christ ne sont pas nommés par lui aimants ni charitables. Ils sont nommés les justes. L'Évangile ne fait aucune distinction entre l'amour du prochain et la justice. Aux yeux des Grecs aussi le respect de Zeus suppliant était le premier des devoirs de justice. Nous avons inventé la distinction entre la justice et la charité. Il est facile de comprendre pourquoi. Notre notion de la justice dispense celui qui possède de donner. S'il donne quand même, il croit pouvoir être content de lui-même. Il pense avoir fait une bonne œuvre. Quant à celui qui reçoit, selon la manière dont il comprend cette notion, ou elle le dispense de toute gratitude, ou elle le contraint à remercier bassement.
Seule l'identification absolue de la justice et de l'amour rend possibles à la fois d'une part la compassion et la gratitude, d'autre part le respect de la dignité du malheur chez les malheureux par lui-même et par les autres.
Il faut penser qu'aucune bonté, sous peine de constituer une faute sous une fausse apparence de bonté, ne peut aller plus loin que la justice. Mais il faut remercier le juste d'être juste, parce que la justice est une chose tellement belle, comme nous remercions Dieu à cause de sa grande gloire. Toute autre gratitude est servile et même animale.
La seule différence entre celui qui assiste à un acte de justice et celui qui en reçoit matériellement l'avantage est que dans cette circonstance la beauté de la justice est pour le premier seulement un spectacle, et pour le second l'objet d'un contact et même comme une nourriture. Ainsi le sentiment qui chez le premier est simple admiration doit être chez le second porté à un degré bien plus élevé par le feu de la gratitude.
Être sans gratitude quand on a été traité avec justice dans des circonstances où l'injustice était facilement possible, c'est se priver de la vertu surnaturelle, sacramentelle, enfermée dans tout acte pur de justice.
Rien ne permet mieux de concevoir cette vertu que la doctrine de la justice naturelle, telle qu'on la trouve exposée avec une probité d'esprit incomparable dans quelques lignes merveilleuses de Thucydide.
Les Athéniens, étant en guerre contre Sparte, voulaient forcer les habitants de la petite île de Mélos, alliée à Sparte de toute antiquité, et jusque-là demeurée neutre, à se joindre à eux. Vainement les Méliens, devant l'ultimatum athénien, invoquèrent la justice, implorèrent la pitié pour l'antiquité de leur ville. Comme ils ne voulurent pas céder, les Athéniens rasèrent la cité, firent mourir tous les hommes, vendirent comme esclaves toutes les femmes et tous les enfants.
Les lignes en question sont mises par Thucydide dans la bouche de ces Athéniens. Ils commencent par dire qu'ils n'essaieront pas de prouver que leur ultimatum est juste.
« Traitons plutôt de ce qui est possible... Vous le savez comme nous ; tel qu'est constitué l'esprit humain, ce qui est juste est examiné seulement s'il y a nécessité égale de part et d'autre. Mais s'il y a un fort et un faible, ce qui est possible est imposé par le premier et accepté par le second. »
Les Méliens dirent qu'en cas de bataille ils auraient les dieux avec eux à cause de la justice de leur cause. Les Athéniens répondirent qu'ils ne voyaient aucun motif de le supposer.
« Nous avons à l'égard des dieux la croyance, à l'égard des hommes la certitude, que toujours, par une nécessité de nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. Nous n'avons pas établi cette loi, nous ne sommes pas les premiers à l'appliquer ; nous l'avons trouvée établie, nous la conservons comme devant durer toujours ; et c'est pourquoi nous l'appliquons. Nous savons bien que vous aussi, comme tous les autres, une fois parvenus au même degré de puissance, vous agiriez de même. »
Cette lucidité d'intelligence dans la conception de l'injustice est la lumière immédiatement inférieure à celle de la charité. C'est la clarté qui subsiste quelque temps, là où la charité a existé, mais s'est éteinte. Audessous sont des ténèbres où le fort croit sincèrement que sa cause est plus juste que celle du faible. C'était le cas des Romains et des Hébreux.
Possibilité, nécessité, sont dans ces lignes les termes opposés à justice. Est possible tout ce qu'un fort peut imposer à un faible. Il est raisonnable d'examiner jusqu'où va cette possibilité. Si on la suppose connue, il est certain que le fort accomplira sa volonté jusqu'à l'extrême limite de la possibilité. C'est une nécessité mécanique. Autrement ce serait comme s'il voulait et ne voulait pas en même temps. Il y a là nécessité pour le fort comme pour le faible.
Quand deux êtres humains ont à faire ensemble, et qu'aucun n'a le pouvoir de rien imposer à l'autre, il faut qu'ils s'entendent. On examine alors la justice, car la justice seule a le pouvoir de faire coïncider deux volontés. Elle est l'image de cet Amour qui en Dieu unit le Père et le Fils, qui est la pensée commune des pensants séparés. Mais quand il y a un fort et un faible il n'y a nul besoin d'unir deux volontés. Il n'y a qu'une volonté, celle du fort. Le faible obéit. Tout se passe comme quand un homme manie de la matière. Il n'y a pas deux volontés à faire coïncider. L'homme veut, et la matière subit. Le faible est comme une chose. Il n'y a aucune différence entre jeter une pierre pour éloigner un chien importun et dire à un esclave : « Chasse ce chien. »
Il y a pour l'inférieur, à partir d'un certain degré d'inégalité dans les rapports de force inégaux entre les hommes, passage à l'état de matière et perte de la personnalité. Les anciens disaient : « Un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave. »
La balance en équilibre, image du rapport égal des forces, a été de toute antiquité, et surtout en Egypte, le symbole de la justice. Elle a peut-être été un objet religieux avant d'être employée dans le commerce. Son usage dans le commerce est l'image de ce consentement mutuel, essence même de la justice, qui doit être la règle des échanges. La définition de la justice comme consistant dans le consentement mutuel, qui se trouvait dans la législation de Sparte, était sans doute d'origine égéo-crétoise.
La vertu surnaturelle de justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s'il y avait égalité. Exactement à tous égards, y compris les moindres détails d'accent et d'attitude, car un détail peut suffire à rejeter l'inférieur à l'état de matière qui dans cette occasion est naturellement le sien, comme le moindre choc congèle de l'eau restée liquide au-dessous de zéro degré.
Cette vertu pour l'inférieur ainsi traité consiste à ne pas croire qu'il y ait vraiment égalité de forces, à reconnaître que la générosité de l'autre est la seule cause de ce traitement. C'est ce qu'on nomme reconnaissance. Pour l'inférieur traité d'une autre manière, la vertu surnaturelle de justice consiste à comprendre que le traitement qu'il subit, d'une part est différent de la justice, mais d'autre part est conforme à la nécessité et au mécanisme de la nature humaine. Il doit demeurer sans soumission et sans révolte.
Celui qui traite en égaux ceux que le rapport des forces met loin audessous de lui leur fait véritablement don de la qualité d'êtres humains dont le sort les privait. Autant qu'il est possible à une créature, il reproduit à leur égard la générosité originelle du Créateur.
Cette vertu est la vertu chrétienne par excellence. C'est celle aussi qu'expriment dans le Livre des Morts égyptien des paroles aussi sublimes que celles mêmes de l'Évangile : «Je n'ai fait pleurer personne. Je n'ai jamais rendu ma voix hautaine. Je n'ai jamais causé de peur à personne. Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. »
La reconnaissance chez le malheureux, quand elle est pure, n'est qu'une participation à cette même vertu, car seule peut la reconnaître celui qui en est capable. Les autres en éprouvent les effets sans la reconnaître.
Une telle vertu est identique à la foi réelle, en acte, dans le vrai Dieu. Les Athéniens de Thucydide pensaient que la divinité, comme l'homme dans l'état de nature, commande jusqu'à l'extrême limite du possible.
Le vrai Dieu est le Dieu conçu comme tout-puissant, mais comme ne commandant pas partout où Il en a le pouvoir ; car Il ne se trouve que dans les cieux, ou bien ici-bas dans le secret.
Ceux des Athéniens qui massacrèrent les Méliens n'avaient plus aucune idée d'un tel Dieu.
Ce qui prouve leur erreur, c'est d'abord que, contrairement à leur affirmation, il arrive, quoique ce soit extrêmement rare, que par pure générosité un homme s'abstienne de commander là ou il en a le pouvoir. Ce qui est possible à l'homme est possible à Dieu.
On peut contester les exemples. Mais il est certain que si dans tel ou tel exemple on pouvait prouver qu'il s'agit seulement de pure générosité, cette générosité serait généralement admirée. Tout ce que l'homme est capable d'admirer est possible à Dieu.
Le spectacle de ce monde est encore une preuve plus sûre. Le bien pur ne s'y trouve nulle part. Ou bien Dieu n'est pas tout-puissant, ou bien Il n'est pas absolument bon, ou bien Il ne commande pas partout où il en a le pouvoir.
Ainsi l'existence du mal ici-bas, loin d'être une preuve contre la réalité de Dieu, est ce qui nous la révèle dans sa vérité.