Cavale à Brest - Jean-Michel Arnaud - E-Book

Cavale à Brest E-Book

Jean-Michel Arnaud

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Beschreibung

Quand une quête identitaire se mêle à une enquête policière...

Lorsqu’il recouvre ses esprits au terminus de ce train, l’homme a tout perdu, jusqu’à sa mémoire. Il part alors à la recherche de son identité dans les rues de Brest, en travaux pour l’installation du tramway. Heureusement, pour l’épauler dans sa quête, il bénéficiera de l’aide inattendue de Jean-Do, infirmier de nuit à la Cavale Blanche, rencontré par hasard sur un banc du Cours Dajot, et de Charlot, SDF féru d’histoires brestoises. Alors que la police tente de résoudre le “Crime du port de commerce”, l’homme parviendra-t-il à échapper à son amnésie avant que Chantelle et son équipe ne le retrouvent ?

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EXTRAIT

«Pitoyable», l’adjectif correspond précisément à ce que pense de lui-même l’homme qui s’évertue à rejoindre ces lumières, loin devant lui, sans s’affaler sur ce quai peu fréquenté. L’horloge accrochée en hauteur indique environ 6 heures. Il progresse, charriant laborieusement ses méditations et essaye doucement de retrouver des idées claires. Il était dans un train, la chose est sûre. Mais d’où venait-il ? Et où a-t-il donc débarqué ? Là, il n’a pas de réponse et aucun panneau ne donne d’indice. Le réveil a peut-être été trop brutal, il a besoin d’un peu plus de temps pour recouvrer ses esprits.
Il arrive au niveau de la voiture-restaurant qui se fait ravitailler afin de pouvoir re-caféiner les voyageurs matinaux croisés sur le quai, car ils n’ont pas tous l’air bien réveillés. Mais eux au moins savent d’où ils viennent et où ils vont, tandis que lui ne le sait toujours pas. Nouvelle tentative : « Ce matin, j’ai pris le train à… je ne sais plus où… je voulais aller… je ne sais pas où… et je devais faire… je ne sais pas quoi. » Voilà qui ne l’avance pas beaucoup. Plus que trois wagons et la gare lui livrera ses secrets.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1966 en région parisienne, Jean-Michel Arnaud a rallié la Bretagne en 1994 pour son travail d’ingénieur en informatique. La lecture de romans policiers régionaux lui donne l’envie de tenter sa chance dans ce genre. Bassiste, il participe à plusieurs groupes pop-rocks amateurs, de 1999 à 2004 avec le groupe Hepanah, maintenant disparu, et depuis 2008 avec le groupe My Bones Cooking tournant régulièrement dans la région brestoise.
Cavale à Brest est son premier roman policier.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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I

RÉVEIL DIFFICILE

— Monsieur, réveillez-vous ! On est au terminus là, il faut sortir du wagon !

Le contrôleur secoue vigoureusement l’énergumène assoupi sur une banquette du TGV ; encore un poivrot, se dit-il. Mais finalement non, ce gars ne sent pas l’alcool. Alors il a dû confondre les pilules qui font planer avec celles qui donnent du courage pour se lever tôt le matin. Les jeunes consomment tous de ces trucs-là maintenant. Lui, Gérard Bonchamps, contrôleur-chef depuis 32 ans, n’a jamais eu besoin de ces produits chimiques. Et pourtant, se lever tôt est son quotidien : toujours d’attaque, même quand il doit prendre des trains qui partent à 4 heures 23 comme celui-ci.

Le quidam finit enfin par réagir aux secousses peu délicates. Il entrouvre les yeux, voit l’homme en uniforme qui le surplombe et n’a pas l’air de comprendre ce qui se passe. Ouf ! L’employé de la SNCF a eu peur : si l’individu n’avait repris conscience, il en aurait été quitte pour appeler les secours d’urgence ; le temps que ceux-là arrivent, l’équipe de nettoyage n’aurait pu s’occuper du wagon, impliquant un départ retardé. Et qui se serait fait engueuler ? Encore les contrôleurs qui n’y sont pour rien, sans compter la paperasse du rapport à remplir…

Reste à expulser ce gêneur du convoi… S’il s’écroule sur le quai, ça n’empêchera pas les voyageurs de monter. Décidément, la tournée d’inspection des compartiments à l’arrivée est le travail le plus pénible du voyage ; signaler un bagage oublié représente beaucoup de boulot en supplément, avec tous les détails à relever. Là, il avait eu de la chance : rien jusqu’à la voiture de queue, avant de tomber sur ce drogué.

— Il faut sortir ! Terminus, tout le monde descend ! Allez ! Oust !

L’homme se lève, titube, grimace, se tâte l’arrière de la tête et grimace davantage en retirant vivement sa main – gros mal de crâne ! Gérard Bonchamps lui montre la direction de la sortie à emprunter, celle du fond, afin de ne pas gêner la progression des nettoyeurs et de leur chariot. Le quidam se meut avec difficulté, s’agrippant aux sièges, comme s’il était à bord d’un train lancé à grande vitesse et qui oscillerait sous ses pas. Agacé de le voir incapable d’action-ner le mécanisme d’ouverture du sas, le vérificateur de billets en chef vient débloquer brusquement la porte vitrée. Surpris par la disparition de son point d’appui, l’homme bascule en avant et attrape de justesse la poignée métallique sur le côté de la porte, ses jambes suivent et le dépassent pour atterrir en douceur sur le quai. Gagné ! Il a réussi à s’extraire du wagon sans tomber, et juste à temps ; l’équipe de nettoyage rentre dans le compartiment par l’accès opposé. Le train sera à l’heure, et tout cela grâce au contrôleur-chef Gérard Bonchamps.

L’homme relâche précautionneusement la barre qui lui a évité un atterrissage catastrophique sur le quai, s’appuie de l’épaule à la paroi bleu et gris, fait ainsi quelques pas, puis reprend confiance en lui et s’écarte enfin du wagon pour avancer sans cette béquille. L’affichage sur le côté de la porte indique « Voiture 10 », ce qui lui fait dix voitures à remonter jusqu’aux lueurs de la gare, un vrai marathon à ses yeux…

Passagers matinaux, employés des chemins de fer, ces rares spectateurs voient passer l’individu à la démarche incertaine, parvenant tout juste à garder l’équilibre dans son périple. Et tous ont le même jugement : un type aussi jeune en un si pitoyable état dès le réveil, c’est bien triste !

« Pitoyable », l’adjectif correspond précisément à ce que pense de lui-même l’homme qui s’évertue à rejoindre ces lumières, loin devant lui, sans s’affaler sur ce quai peu fréquenté. L’horloge accrochée en hauteur indique environ 6 heures. Il progresse, charriant laborieusement ses méditations et essaye doucement de retrouver des idées claires. Il était dans un train, la chose est sûre. Mais d’où venait-il ? Et où a-t-il donc débarqué ? Là, il n’a pas de réponse et aucun panneau ne donne d’indice. Le réveil a peut-être été trop brutal, il a besoin d’un peu plus de temps pour recouvrer ses esprits.

Il arrive au niveau de la voiture-restaurant qui se fait ravitailler afin de pouvoir re-caféiner les voyageurs matinaux croisés sur le quai, car ils n’ont pas tous l’air bien réveillés. Mais eux au moins savent d’où ils viennent et où ils vont, tandis que lui ne le sait toujours pas. Nouvelle tentative :« Ce matin, j’ai pris le train à… je ne sais plus où… je voulais aller… je ne sais pas où… et je devais faire… je ne sais pas quoi. » Voilà qui ne l’avance pas beaucoup. Plus que trois wagons et la gare lui livrera ses secrets.

Servilement, la porte automatique s’ouvre devant lui pour le laisser passer. Il pénètre dans une salle ronde, une rotonde sans coupole au plafond fort élevé, un grand cercle représentant une scène de cirque dépourvue de gradins et de spectateurs. À la place, sur les murs arrondis s’étalent des fresques signées Coupé : un pont étrange, une tour Tanguy, du XIVe siècle d’après la légende, des bateaux, des grues… certainement une ville portuaire. Au fond de la piste de cirque, l’entrée des artistes par des portes vitrées. À droite, un marchand de journaux et magazines, boutique d’un modèle courant qu’on trouve dans tant de stations de transports en commun. À gauche, un buffet de la gare, modèle standard également, commerces qui naissent du va-et-vient répété de convois ferroviaires dans ces édifices, éjaculant un lot de clients-voyageurs se chargeant de féconder ces échoppes. Au centre de la piste a poussé une forêt de bancs et de distributeurs, capables de délivrer des titres de transport, des barres chocolatées, des photos d’identité, des canettes colorées et même des parapluies.

Au milieu du passage, une femme attend, seule, tenant un petit panneau sur lequel on peut lire : « Monsieur Marceau. » Le voyageur égaré regarde la pancarte et s’interroge : « Celle-ci est venue chercher quelqu’un qui s’appelle monsieur Marceau. Mais moi, qui suis-je ? » Car en plus de ne savoir ni d’où il vient ni où il est, il se rend maintenant compte qu’il ne se souvient pas non plus de son nom… Allons ! Ce n’est pourtant pas compliqué ! Tout le monde sait qui il est ! Mais non ! Impossible de mettre un nom sur la silhouette dont il entrevoit le reflet dans la vitrine du buffet de la gare. Il fouille ses poches, à la recherche de ses papiers, une carte d’identité qui lui dirait au moins cela. Rien ! Toutes ses poches sont vides ! Et pourquoi ne serait-il pas ce monsieur Marceau que l’on vient chercher ? Voilà une explication ! Une maladie l’affecte, lui causant de fréquentes crises d’amnésie profonde. Alors, quand il doit voyager, on met à sa disposition une aide qui l’accueille avec un petit panneau afin de lui rappeler en douceur son identité. Cette femme va désormais le prendre en charge et lui expliquer tout cela. Elle doit peut-être même avoir un truc qui lui rendra la mémoire, une pilule miracle ou un électrochoc.

Mais un individu vient taper sur l’épaule de la porteuse de pancarte. Suivent une série de signes qui racontent l’histoire : les mains qui s’écartent, la porte automatique qui s’ouvre. Le doigt fait non : il ne l’a pas empruntée. Le menton pointe et l’épaule s’arc-boute : le nouveau venu a utilisé l’autre passage, une lourde porte mécanique qu’il a poussée. La main trace le chemin : il a plongé au cœur de la forêt de distributeurs. L’index indique les zigzags effectués pour s’en extirper afin de rejoindre la sortie sur la rue. Et là, il a patienté, regardant au loin, tel l’Indien qui guettait du haut de sa colline l’arrivée des bisons, ou des cow-boys, le geste ne le précise pas. Il tapote son bracelet-montre : au bout d’un moment, à attendre dehors la personne qui s’acharnait à vouloir l’accueillir à l’intérieur, il a compris et est venu la retrouver. Voilà ! Monsieur Marceau a trouvé son guide qui le mènera à bon port. Et l’amnésique reste seul, ayant perdu jusque son identité.

Son espoir s’est enfui par la porte vitrée, alors il s’échappe lui aussi de l’arène de la gare. Dehors, au milieu des places de stationnement s’étire une longue allée, bordée par une rangée de mâts bleus et protégée de la pluie par des petits carrés de voiles déployées à l’horizontale. Là-bas, une gare routière où des autocars bigarrés avalent des passagers gris, pour aller les recracher dans la campagne environnante ; peut-être que ce voyage les aura recolorés… Sur le côté, des emplacements marqués « Taxi », mais l’heure n’est pas aux grands mouvements de voyageurs : aucun véhicule n’attend le client. L’homme se retourne et regarde le fronton de la gare : arrondi, suivant la courbe de l’arène avec, sur la gauche, une tour de contrôle hétéroclite. Sur la plate-forme surplombant le porche s’affiche en fines lettres majuscules la solution d’une première énigme : « Gare de Brest. » Brest ! Que vient-il faire au fin fond de la Bretagne, au bout de la terre, dans la ville de la pluie et du tonnerre ? Il devait avoir une raison de monter dans ce train ! Et d’ailleurs, où donc y est-il monté ? Tant de questions, et si peu de réponses…

Dans sa tête persiste cette douleur lancinante ; plus exactement, elle se situe à l’arrière. Il va de nouveau tâter précautionneusement la zone, mais ne sent pas de bosse. Son amnésie ne semble pas venir d’un coup sur les cervicales. Ça aurait pourtant été une explication plausible : une valise mal rangée sur le porte-bagages qui lui tombe dessus en cours de route, le propriétaire qui la récupère et se sauve en tapinois… Dans ce cas, il aurait une marque, une boursouflure ; si un choc a causé des dégâts à l’intérieur, là où se loge sa mémoire, des stigmates doivent être apparus. Mais il ne sent rien. La devanture en verre fumé du buffet de la gare lui sert de miroir pour s’examiner ; sur le visage, aucune trace visible. Ses doigts refont l’inspection de son crâne, ne découvrant ni bosse, ni creux, ni rien qui semble récent, juste une douleur à l’arrière, au-dessus de la nuque.

Un coup de vent frais vient le caresser, brise d’air marin ; à deux pas de là, s’étend une épaisse rambarde de pierre. L’homme quitte sa vitrine-miroir et rejoint ce poste d’observation ; le jour ne s’est pas encore levé et l’on ne voit pas grand-chose. À peine distingue-t-il la loupiote rouge qui surmonte d’immenses grues conçues pour charger et décharger des porte-conteneurs. Par-delà, des reflets lumineux s’égarent sur une mer bleu nuit, bordée en fond d’une proche côte où quelques fenêtres s’allument : Plougastel-Daoulas se réveille doucement. À force de scrutation, ses yeux percent les secrets de l’obscurité et les lignes du port de commerce lui apparaissent peu à peu : des quais, des conteneurs de toutes les couleurs, des cargos, des silos, de fringants bâtiments neufs et d’autres plutôt fatigués ; mais ceux-là ont au moins une histoire derrière eux, ce que n’a plus cet homme à la mémoire désespérément délabrée, bien davantage que ces bâtiments…

Il sait maintenant où il se trouve, mais toujours pas ce qu’il est venu faire ici. En ce cas, pourquoi rester ? Plutôt reprendre le train dans l’autre sens et… et quoi ? Il regarde s’il a de quoi s’acheter un titre de transport. Mais il a eu beau fouiller les poches de son blouson et de son pantalon, il n’a rien découvert, sinon un paquet de mouchoirs en papier. Il a eu de la chance qu’aucun contrôleur ne lui ait demandé son billet ! Étrange, dans les TGV, il y a toujours une vérification en cours de route. Et s’il n’avait pu présenter son ticket, il se serait fait verbaliser ; ce PV se retrouverait alors dans ses vêtements. Ne l’aurait-il pas oublié en partant, après que le contrôleur l’a secoué ? Les personnes chargées du nettoyage ont probablement récupéré ce récépissé pour le ramener au guichet de la gare. Que faire ? S’y rendre et dire qu’il a oublié son amende sur la banquette du train ? Avec un peu de chance, il trouvera même son identité et sa provenance, inscrites sur ce bout de papier officiel. Mais si le guichetier demande à quel nom, que va-t-il répondre ? Et si, en fait, il a bien présenté son ticket au moment du contrôle, mais que ce n’est qu’après qu’il a perdu d’une part connaissance, d’autre part son billet et ses papiers… Non, impossible d’aller réclamer !

Les suppositions se pressent dans sa tête : ne l’aurait-on pas dépouillé ? Un malandrin l’a endormi en cours de voyage à l’aide d’un anesthésique, style chloroforme, puis il lui a volé ses papiers et ses bagages. Voilà une explication ! Ce doit être ce satané produit qui lui donne ce mal de crâne épouvantable et l’empêche de retrouver la mémoire. Dans quelque temps, cette substance cessera de faire effet et les souvenirs reviendront. Il doit se rendre au poste de police, porter plainte : « Bonjour, Monsieur l’agent. Je souffre d’une amnésie, je ne sais ni qui je suis ni d’où je viens. Je sais juste que j’étais dans le train qui est arrivé ce matin en gare de Brest et qu’un pendard m’a drogué et dépouillé de tout. » Difficile à concevoir ; sans aucune information, le policier aura bien du mal à rédiger son rapport… Les plaintes contre X existent, mais a-t-on également pensé à inventer les plaintes déposées par X ? Non, décidément non, cela ne lui semble pas être une bonne idée ! Il finirait en cellule de dégrisement, avec tout un tas d’analyses afin de savoir le genre de produit qu’il a consommé. Sa seule solution est d’attendre de retrouver le fil de sa mémoire. Combien de temps ? Quelques heures, ça ira. Quelques jours, ce sera plus dur. Allons, attendons un peu et si à midi, rien n’est revenu, alors on avisera…

II

RENDEZ-VOUS NON PROGRAMMÉ

La couverture sombre de la nuit glisse et laisse place au jour levant. Toujours accoudé à sa rambarde qui surplombe le port de commerce, l’homme regarde les couleurs de l’aube qui rosissent le ciel au-dessus de Plougastel, découpant l’horizon en tranches irisées, aux couleurs allant du rose saumon au bleu profond.

L’activité de la gare s’est accrue depuis son arrivée ; des voyageurs entrent et sortent, courent, attraper ces autocars qui aiment s’amuser à leur fermer la porte au nez, sautent dans le premier taxi de la file, un attaché-case à la main, ou suivent l’allée couverte pour disparaître au loin. Des bus jaunes tournent autour d’un grand rond-point ovale. Certains viennent ici déverser un flot de passagers qui s’écoule dans le bâtiment, puis en ingurgitent quelques nouveaux fraîchement débarqués.

Motivé par l’accélération du mouvement alentour, l’homme se décide à bouger : il ne va pas rester là toute la journée, à attendre que la mémoire lui revienne. Qui dit qu’une promenade ne serait pas bénéfique pour stimuler le retour de ses souvenirs ? Un nom de voie, un passant croisé qui ressemble à l’oncle Marcel ou au collègue de travail, une voiture identique à la sienne, un petit détail qui déclenchera la remise en marche de la machine à remémoration, voilà ce qu’il risque de rencontrer. Alors il se lance. Mais par où aller ? Descendre au port qu’il surplombe et observe depuis l’aurore ? Ou bien partir à l’inconnu, au hasard dans cette ville ?

Il prend la longue allée couverte. Au bout, le rond-point ovale autour duquel se pressent des véhicules. Comment les employés municipaux taillent-ils un tel gazon aux reliefs chaotiques ? Ils doivent disposer de tondeuses tout-terrain… En face, un parc de jeux pour enfants, hérissé de pistes et de tremplins à usage des skates et rollers. Sur la gauche, un espace vert boisé, avec de vastes pelouses parsemées de feuilles mortes ; on est donc en automne… Une grande rue s’enfonce en longues courbes vers le port de commerce. Côté opposé, la cité et son trafic intense.

S’il s’égare, les panneaux routiers lui indiqueront une direction ; ils ont ici la particularité d’être bilingues, sous-titrés en breton. Ainsi, le centre-ville est aussi kreiz-kêr, la gare est porz-houarn et les ports sont porzhioû.

Kreiz-kêr ou porzhioû ? Il choisit la ville : il rencontrera davantage d’activité par là et, par conséquent, plus de monde à croiser et de détails qui pourront l’interpeller. Il se déplace à présent d’une démarche assurée, ses problèmes d’instabilité ont disparu. Il avance tranquillement au milieu de Brestois qui vont travailler d’un pas pressé, déçus de ne pouvoir rester dehors pour profiter de la belle journée qui s’annonce. Ici, une vaste esplanade s’esquive sous la rue. Un bâtiment imposant en surveille une extrémité : Ti-kêr, la mairie.

Par où aller maintenant ? Droit devant ? En haut ? En bas ? Trop de possibilités de se perdre. Mais il s’est déjà perdu dans sa tête, s’égarer dans cette ville rétablira peut-être l’équilibre, et surtout ses souvenirs. Il s’approche d’un grand cinéma couleur rouille et consulte le programme. Passage en revue des différents films : la destruction de sa mémoire n’est pas totale, car il reconnaît cet acteur, et cette actrice aussi, il les a vus dans… il ne se souvient plus, mais il les connaît. La devanture du multiplex le renseigne sur la date du jour : jeudi 20 octobre 2011. On est donc bien en automne, ce que laissaient présager les feuilles mortes des parcs, mais pas le ciel bleu qui s’étire paresseusement au-dessus de sa tête.

Zone des travaux, des rails tout juste installés au milieu d’une large voie qui s’évase vers la place, un tramway à venir. Suivre la grande avenue, bifurquer à l’envi dans une rue transversale, contempler les vitrines, les noms inscrits sur les plaques dorées qui ornent certaines portes : médecins aux spécialités diverses, kinésithérapeutes, avocats… qu’importent les métiers, il espère uniquement que le patronyme déclenchera quelque chose dans sa tête. Mais rien, toujours rien ! Il va au hasard, sans se préoccuper de la direction. Marcher l’aide à faire abstraction de son mal de crâne, avancer le nez en l’air, humer les odeurs de la ville, regarder les fenêtres des immeubles, tourner et tourner encore. Ici, une muraille de vieilles pierres l’intrigue. Il la suit jusqu’à trouver l’entrée : l’hôpital militaire. Si les aléas l’ont conduit en ces lieux, cela doit être un signe… Mais la guérite n’inspire pas confiance : que dire au gardien ? De nouveau, il a peur de subir une rebuffade, de se faire repousser, rejeter. Difficile de ne plus avoir d’identité ! Alors il abandonne temporairement l’idée, mais s’efforce de mémoriser la position. Il a tellement virevolté que maintenant, il ne sait plus où il est. Un seul repère : la mer et le port. En progressant en spirale, il finira forcément par tomber dessus.

Devant lui, une grille blanche surmontée de pointes défend l’accès à la zone militaire située en contrebas : au fond de cette vallée s’étire un large bras d’eau, bordé de quais auxquels ont accosté des bâtiments gris, des barges, des frégates, des corvettes et tous genres de bateaux, petits et gros. Beaucoup d’activité, des voitures vont et viennent, un fourmillement constant anime la place. À gauche, un pont biscornu, encadré par deux énormes piliers de béton ; il a vu celui-ci sur les fresques de la gare… Sur la rive opposée s’élève la tour Tanguy du XIVe siècle, également peinte sur les murs de l’arène ferroviaire. À droite, un autre pont enjambe la vallée d’un bond d’au moins 500 mètres. Pour retrouver la mer, prendre en direction du pont bizarre en suivant la grille militaire. Sur le chemin, il traverse un petit parc où des colonnes antiques surveillent une aire de jeux pour enfants, étrange proximité des maigres vestiges du vieux Brest avec les couleurs criardes des cabanes, balançoires et toboggans.

De gros travaux entraînent la fermeture du pont bizarre à la circulation. Impossible d’accéder à l’autre rive par cette route. Toutefois, cela importe peu, car il n’a rien ni personne à visiter là-bas, et pas davantage ici. De toute façon, il préfère ne pas trop s’éloigner de la gare : si la mémoire décidait soudain de lui revenir, et qu’il doit reprendre le train…

Pour l’instant, il se contente de contourner les travaux et continuer à longer la rade. Il arrive au Château qui la surplombe : place autrefois stratégique. Un panneau indique « Musée de la Marine ». Un musée, ce lieu où se conservent et s’exhibent les souvenirs d’une époque, la mémoire d’une humanité. Lui n’a plus de souvenirs à exhiber.

Changement de cap, par là, une large rue l’appelle. Des immeubles, de minuscules ronds-points. Il recommence à virevolter dans les rues. À gauche, à droite, des plaques, des noms, des avocats, des notaires, des médecins, aucun souvenir, à droite, à gauche, une énorme ancre de marine, à moitié enfoncée dans le sol, bien loin du port, à gauche, à droite, une bibliothèque, à droite, à gauche, une place immense où trône une soucoupe volante posée sur un kiosque à musique, tout droit, le Comœdia, une salle de spectacle désaffectée, à droite, à gauche, un escalier de pierre qui descend vers une allée bordée d’arbres. Il marche et marche encore, sans but, sans savoir où il va, sans vouloir aller quelque part. Il marche comme pour oublier qu’il a oublié. La rue s’étrécit, suit un parc boisé veiné de courtes promenades. Au bout, il retombe sur la gare.

Un tour pour rien : il a cheminé des heures, croisé des gens, lu des noms, vu des fenêtres, des automobiles, des boutiques, mais dans sa tête, il reste sempiternellement ce grand vide. Que faire ? Retourner à son point de départ et prendre un train au petit bonheur ? Ou bien oser l’hôpital rencontré tout à l’heure : eux sauront s’occuper de lui. Non, il ne va pas abandonner aussi rapidement ce combat contre l’oubli !

Ses jambes le portent toujours, alors il reprend une direction et tourne au hasard : là, il reconnaît un coin où il est déjà passé, ici, cette place lui est inconnue. Encore un escalier qui regagne l’allée bordée d’arbres déjà parcourue ; en bas, il retrouve la haute grille aux pointes dorées et officielles du Palais de justice et, en face, un lieu calme, accueillant. Par-delà un épais muret, il découvre une vue différente du port de commerce. Il prend le temps de regarder, trouve une table d’orientation qui indique les divers points d’intérêt, ces îles longues, rondes ou presque. Devant lui s’étire l’horizon, hérissé de grues dressées, prêtes à enfoncer leurs griffes dans les entrailles des cargos, les débarrassant de leurs lourdes marchandises ou en chargeant de nouvelles. L’une ne serait-elle pas capable de venir plonger au fond de sa tête pour en extraire ses souvenirs, ensevelis sous une croûte d’amnésie ?

Il longe la bordure, d’un pas traînant, fatigué, s’arrête au Monument Américain, consulte les pancartes touristiques, n’ayant que cela à faire. Plus loin, un escalier descend au port ; d’après l’écriteau qui l’agrémente, Jean Gabin, Michèle Morgan et le film Remorques en ont fait la célébrité. Il s’instruit en le lisant consciencieusement jusqu’au bout, puis essaye de reprendre son périple fou, mais ses heures de marche l’ont exténué. Dos au muret, un banc s’ennuie tout seul, alors il s’y installe et lui tient compagnie.

*

Assis sur un banc, à regarder passer la vie : des retraités et leurs compagnons à quatre pattes, des sportifs courant, casque sur les oreilles, des mamans à poussette. Un vieux couple flâne, main dans la main, attendrissant, avançant du même pas. Lui ne s’est pas trouvé d’alliance, mais qui sait s’il n’a pas une femme ou une compagne qui l’attend quelque part, l’ayant embrassé ce matin quand il a quitté tôt le domicile conjugal, lui disant : « À ce soir, mon chéri » ? Sera-t-il capable de rentrer chez lui ce soir, retrouver celle qui l’aime et qu’il aime, ces enfants qu’il n’a peut-être pas, le chien, le chat, le hamster, une âme qui l’espère ? Il imagine déjà l’avis de recherche, sa photo retransmise à tous les commissariats de France. Ainsi, lorsqu’il se rendra à l’hôpital militaire pour déclarer sa perte de mémoire, ils avertiront la police qui finira bien par faire le rapprochement. Idée rassurante, qui entre vite en conflit avec une autre possibilité : et si, au final, personne ne l’attend…

Et cette douleur qui revient – en marchant, il avait réussi à la semer, à l’abandonner au détour d’une rue. Mais elle a profité de sa pause prolongée sur le banc pour le retrouver et se rappeler à lui par un élancement qui lui vrille l’arrière du crâne, remontant de la nuque jusqu’aux oreilles. Par-dessus le bruit des nombreuses voitures circulant sur la route derrière ce muret, il entend le grincement lugubre qu’éructe la machine rouillée de sa mémoire qui persiste à vouloir se relancer. Mais chaque échec le punit d’une décharge électrique. Il se prend la tête dans les mains et la serre, espérant en expulser le mal comme on expulse l’eau d’une éponge en la pressant dans son poing. La douleur s’apaise enfin, lui laissant un peu de répit. Il se détend, restant là assis, les coudes posés sur les genoux, regardant le bout de ses chaussures.

*

— Salut, mon mignon ! Te voilà donc…

Il n’a pas remarqué l’individu qui s’approchait ; la trentaine, grand, chauve, les yeux bleus. À son oreille, un petit diamant rose envoie des reflets dans le soleil. Une tenue à la fois élégante et décontractée.

— Nous avions rendez-vous ? Vous m’attendiez ?

Le nouveau venu s’assoit à côté de lui, tout contre lui.

— C’est plutôt toi qui m’attendais, vu que tu es arrivé avant moi. Tu es cool de ne pas être en retard. Pas trop déçu par l’animal, du moins jusque-là ? Tu verras : le reste est encore mieux, promis !

Il ne comprend pas ce que vient lui raconter cet énergumène. Déçu de quoi ? Quel animal ? Quel reste ? Ce type le connaît-il ou est-ce un plaisantin qui s’amuse à aborder les touristes avant de leur demander une pièce ? Toutefois, le style soigné de l’importun va à l’encontre de ce raisonnement. Non, cet abordeur de banc public veut autre chose, mais quoi donc ?

— Excusez-moi, je ne sais pas si…

— Comment ? Tu hésites maintenant ? Je t’ai pourtant envoyé des photos, tu vois que je ne t’ai pas trompé sur la marchandise. Moi, tu ne me déçois pas du tout, tu es charmant. Dommage de t’arrêter là, tu as fait le plus grand pas. Allez, ne recule pas, mignon !

Mignon ? Ce n’est pas un prénom, ça. Un qualificatif ? Le bougre serait-il en train de lui proposer un plan polisson ?

— Vous faites erreur, je ne dois pas être celui que vous croyez. Ma présence ici est due à… un petit problème personnel. Je n’avais pas rendez-vous avec vous, Monsieur…

— Moi, tu dois m’appeler Jean-Do, pas Monsieur. Et cesse de me vouvoyer, ça m’agace. Bon, je suis face à une alternative : soit tu dis vrai, et tu t’es trouvé par hasard au mauvais endroit, au mauvais moment et, dans ce cas, dommage, parce que tu es franchement à mon goût et qu’on aurait passé un super après-midi ensemble. Soit tu me la fais tendre effarouchée qui ne sait pas ce qu’elle veut et qui change d’avis à la dernière minute, mais qui n’ose pas me le dire et qui me joue la comédie afin de ne pas avoir à me l’avouer. Et ça, ce n’est pas sympa. Donc j’espère ne jamais te retrouver ensuite : moi, je ne donne pas de seconde chance. Tant pis pour toi !

L’air désappointé du dénommé Jean-Do, ajouté à un grand besoin de parler, pousse son interlocuteur à répondre :

— Écoute ! Je n’ai sans doute pas compris, peut-être que je me plante complètement, mais j’ai l’impression que tu viens ici draguer les hommes et…

— Bien sûr que je viens pour ça. Tu vois ce banc ? J’ai demandé à la municipalité d’y mettre une pancarte : « Propriété de Jean-Do. Si tu t’assois là-dessus, que tu es mignon et que tu as un beau cul, tu finiras dans son lit. » Mais ils n’ont toujours rien fait. Pourtant, avec tous les impôts que je leur paye, ils pourraient au moins faire cet effort…

— Bien, donc, non, je ne suis pas celui que vous espériez. Et je m’excuse de m’être assis par erreur sur votre banc, parce que je ne le savais pas. Je ne suis pas brestois, je n’ai pas l’habitude de ce lieu. D’ailleurs, je ne sais pas comment il s’appelle, ni d’où je viens, ni même qui je suis. Je suis paumé, complètement paumé, depuis ce matin !

— Alors là, chapeau ! Tu me la fais “Actors Studio”. C’est du grand art ! En général, je ne programme pas de scénario, la première fois, je préfère y aller direct. Mais j’avoue que ton jeu est bandant.

Et il prend l’homme dans ses bras comme pour le réconforter, lui caressant le dos.

— Ne t’inquiète pas, mon mignon. Jean-Do est là et il va s’occuper de toi jusqu’à ce que la mémoire te revienne. Tu vas venir avec moi, je vais bien te soigner.

Les mains descendent un peu plus bas que le dos. Le consolé comprend, sursaute et se lève pour échapper aux bras du dragueur gay.

— Non ! Je ne joue pas la comédie ! Je suis vraiment paumé ! J’ai vraiment perdu la mémoire et je ne sais vraiment pas ce que je fais ici !

Jean-Do le regarde, perplexe et hésitant entre partir, abandonnant là ce type qui ne sait pas ce qu’il veut, ou l’écouter, le croire, ou au moins faire semblant.

— Bon, je ne sais pas quoi penser. Si tu me joues la comédie, préviens-moi, je ne tiens pas à me prendre un pain parce que je vais trop loin. Je t’ai peut-être mis la main au cul un peu vite, tu m’as pourtant signalé que c’était ta première fois. Sorry, mec ! Viens chez moi, je te garantis que je ne te toucherai plus tant que tu ne me diras pas que la voie est libre.

— Promis, je suis sincère, et pas celui que vous espériez…

— Bon. OK, je te crois. Adieu donc TyBouchon29 que je devais trouver ici. Je m’excuse, mais tu es franchement trop mignon. Je peux t’offrir un verre pour que tu me pardonnes ? J’habite à deux pas.

L’homme hésite : doit-il suivre ce dragueur et aller chez lui ?

De toute façon, que risque-t-il ? Depuis ce matin, il n’a rien mangé ni bu, juste marché, cherchant vainement à retrouver son identité. Et peut-être que ce gars pourra lui apporter un peu de réconfort qui l’aidera à repartir d’un meilleur pied…

*

Trajet de courte durée : l’inviteur habite en effet à deux pas.

— Tu connais cette rue ? C’est là que je crèche.

— J’y suis passé tout à l’heure, mais je n’ai pas regardé le panneau… J’aurai dû ?

— Aucune obligation, ce n’est que pour la blague : le nom de ma rue est “Duguay-Trouin”. Ça fait toujours marrer mes potes et mes visiteurs…

Mais le suiveur n’a pas le même humour que les amis du suivi.

— Je ne connais pas ce Duguay-Trouin. Un Brestois célèbre ? Il a fait quelque chose de particulier ?

— Non ! Enfin oui, c’était un Brestois, corsaire, genre Surcouf. Mais ce n’est pas ça l’important dans la vanne : son nom est Duguay. Moi, je suis gay et j’habite rue Duguay. Capito ?

L’interlocuteur esquisse un sourire, faisant semblant d’apprécier la subtilité.

— Ah ! Hilarant… Et, encore plus drôle : tu sais s’il était homo ce Duguay-Trouin ?

— Non, au contraire : au début, il se destinait à la prêtrise, mais les curetons l’ont viré de l’école, car il était trop porté sur la chose. Enfin sur la chose avec les filles, sinon, il aurait forcément continué dans cette voie…

Sans doute espérait-il un retour de son compagnon, afin de rebondir sur la confusion trop courante entre “pédéraste” et “pédophile”, ou les déviances fréquentes de ces religieux privés de sexualité, mais rien ne vient.

Ils arrivent déjà : un vieil immeuble fermé d’un portail aux ferrures élégantes, un long hall marbré, un mur plaqué de larges miroirs. Un escalier de bois les mène au deuxième étage où Jean-Do ouvre une lourde porte.

— Bienvenue chez Mémé ! D’abord, tu me dis ce que tu veux boire et tu t’installes confortablement sur le grand canapé qui est là. Moi, je vais te préparer tout ça et je reviens m’occuper de toi…

La proposition ne paraît pas effrayer son visiteur : après une demi-journée passée à courir inutilement derrière ses souvenirs dans des rues inconnues, il est maintenant las et ne souhaite que pouvoir se détendre un peu.

— Tu ne m’as pas dit ce que tu prenais, mignon. Je suis très prévoyant… Avec le nombre de zozos qui circulent chez moi, j’ai de tout, et même des trucs que tu ne peux pas imaginer. Tu veux quoi ?

— Un verre d’eau, ça ira, merci…

L’homme, ne remarquant pas l’air dépité de son hôte devant une requête si banale, retire son blouson et part s’asseoir timidement sur le canapé qui s’offre à lui au centre de l’immense salon. Ici trônent des meubles de tous styles et tous âges.

Dans la cuisine, le préparateur s’affaire en chantant fort et faux.

Il interrompt ses œuvres et crie :

— Ouvre la fenêtre ! Pour une fois que le soleil est de sortie, profitons-en un max !

Sitôt fait, on entend de la musique, provenant du bâtiment situé de l’autre côté de la rue. Jean-Do arrive, tenant un plateau ; un simple verre d’eau – dans lequel flottent quelques glaçons de formes diverses – y côtoie un cocktail coloré, avec tranche de citron, agitateur en plastique rose, petit parapluie jaune, paille verte et sucre cristallisé sur le bord.

— Tu as vu ? Chez Jean-Do, mieux qu’au bistrot ! Tu es sûr de ne vouloir que de la flotte ? Ma composition est plus appétissante quand même… N’hésite pas, mignon… Quel est ton prénom, au fait ?

Alors qu’il allait prendre son eau, l’homme interrompt le mouvement et regarde son serviteur, essayant de déterminer si la question a été posée volontairement ou pas… Le gaffeur prend conscience de sa bourde lorsqu’il voit son invité se lever et perdre son calme.

— Mon prénom ? Je t’ai dit que je l’ai oublié, pareil pour mon nom, mon âge, d’où je viens, mon boulot, marié, père de famille, je ne sais plus ! Toute mon histoire a disparu ! Je n’ai plus de vie. Et toi qui ne me crois pas et qui essayes de me piéger…

Jean-Do saute souplement par-dessus le canapé et se met en travers du chemin emprunté par le mécontent pour s’en aller. Le fuyard n’aurait certainement pas eu de difficulté à forcer le passage, mais il s’arrête, lâche le blouson qu’il venait de reprendre. Ses épaules retombent. Le maître des lieux s’approche de lui, le prend doucement par la taille et le reconduit sur le siège où ils s’installent côte à côte.

Certaines voix déroutent autant qu’un panneau de signalisation en cyrillique au cœur du Finistère : leurs ondes sonores ne trouvent pas la bonne fréquence pour vibrer. Et d’autres voix rassurent, à la manière d’un confortable fauteuil sis devant un bon feu qui crépite dans la cheminée : leur timbre doux vous pénètre le conduit auditif avec douceur, expulsant les tensions résidantes de votre corps.

Par son travail d’infirmier, Jean-Do ressent quand utiliser une telle voix.

— Écoute, mec, excuse-moi… Je n’ai pas vraiment fait exprès. Juste un peu, mais ce n’était que pour t’aider à remettre la machine en marche : une simple question anodine suffit parfois, on répond par réflexe et hop, ça relance la mécanique… Je reste sceptique à l’idée que l’on puisse perdre ainsi la mémoire. Tu sais, je bosse en traumato : des cabossés qui se sont pris des coups sur la caboche, j’en vois toutes les nuits. Certains perdent aussi la boule, mais très souvent, le jaja est responsable, ils ont trop picolé. Toi, tu es clean : tu ne sens pas l’alcool et je n’ai pas l’impression que tu fumes : tu as les doigts propres, sans trace de cigarette et ton blouson n’a pas l’odeur du tabac. Restent les autres drogues, mais tu n’as pas le look accro non plus. Tu as perdu ton passé, OK ! Alors, ne t’inquiète pas, je vais t’aider à le retrouver. Au besoin, je te conduis ce soir à la Cavale où le médecin de garde t’examinera…

L’homme s’est calmé. Il s’excuse de s’être emporté et remercie Jean-Do de son accueil. Chacun reprend sa boisson, ils trinquent. Par la fenêtre se glisse une nouvelle mélodie.

— Ah ! Merde ! Jeudi, jour de flutiau… L’école de musique est en face : quand ils ont chaud, ils font comme moi et ouvrent la fenêtre. Du coup, ici, on a concert gratos de fausses notes.

— Ils ne jouent pas si mal que ça, je trou…

Phrase interrompue par un magnifique couac, interprété à l’unisson par la moitié du groupe, suivi des vives réprimandes de la professeure…

L’homme regarde avec étonnement les glaçons qui surnagent dans son verre, avant de comprendre ce qu’ils représentent. Le barman amateur le rassure :

— N’aie pas peur, ce n’est que de la flotte… Ils sont chouettes, non ? Y’en a en forme de zob, de cul, y’en a qui bandent… Cadeau de l’un de mes réguliers…

Cela n’empêche pas l’invité de boire. Une grimace : élancement fulgurant.

— Qu’est-ce que tu as, mon mignon ? L’eau est trop froide ?

— Depuis que j’ai émergé dans ce train, je ressens une douleur à l’arrière du crâne. Elle se réveille parfois, comme si on essayait de m’enfoncer un pic à cet endroit…

Jean-Do repose son verre et se tourne vers son voisin.

— Je ne m’y connais pas autant que les docteurs du service, mais je soigne assez de cabossés chaque jour pour savoir comment faire. Laisse-moi toucher, voir si je décèle des stigmates.

En douceur, l’infirmier promène ses doigts sur le cuir chevelu de l’homme, à la recherche d’une marque, un signe, quelque chose qui puisse expliquer ces élancements soudains. Ce faisant, il surveille le visage de son patient, vérifiant que ses attouchements ne génèrent pas de souffrance.

— Désolé, si tu as un bobo, il s’est bien caché. La solution de sûreté consisterait à t’amener avec moi aux urgences tout à l’heure. Le plus rapide serait de te conduire direct au médecin dans mon service, mais, ce soir, Draspail est de garde et avec lui, ça ne va pas le faire : il est homophobe à bloc et croira que tu es de mon bord, alors, d’abord il me passera une engueulade, ensuite, il m’ordonnera de te coller aux urgences et au retour, nouvelle engueulade. Donc, autant te conduire droit aux urgences : probable qu’avec tes symptômes, on t’accompagne illico presto en traumato et qu’on finisse la nuit ensemble. Mais malheureusement, je ne pourrai pas te rejoindre dans ton lit…

Est-ce la crainte d’avoir des visites de l’infirmier tout au long de la nuit, ou simplement l’angoisse de se rendre à l’hôpital ? En tout cas, l’homme refuse net :

— Non, pas la peine ! Ce n’est qu’un mal de crâne ; ce soir, ce sera passé… Et en plus, je n’ai aucun papier, rien qui puisse justifier de mon identité. Je suppose qu’un numéro de sécu est obligatoire afin de bénéficier des soins… Au moins pour mettre mon nom sur la porte ou sur le dossier, que les médecins et les infirmières sachent comment m’appeler…

— Ton nom sur la porte ? Ça, on ne le fait plus depuis quelque temps, because le secret médical. Mais ton problème d’amnésie risque également de te mener à Bohars… Tu ne connais pas Bohars, je suppose : un bourg à côté de Brest, où se trouve un hôpital psychiatrique. Bon, j’exagère un peu, mais vaudrait mieux que tu fasses une radio, rien que pour voir si tu n’as pas la cafetière fêlée.

Le visage de l’homme donne la réponse : fermé, têtu, inutile d’insister. L’infirmier comprend et ne s’acharne pas. À la place, il propose :

— OK, c’est ton choix. Je peux certainement apaiser la douleur, ne t’inquiète pas : chez Jean-Do, y’a tout c’qu’il faut pour tous les p’tits bobos. Mes amants ont l’habitude que je les soigne, et même la pharmacie du coin vient se servir ici quand elle est en manque de médocs. Je vais te donner un truc pour calmer ça…

Il part et on l’entend qui fouille bruyamment dans un tiroir que l’on devine rempli à ras bord de médicaments, tout en commentant ses recherches :

— Ça non, ça… pas vraiment, plutôt destiné au trou du machin. Celui-là… Houla ! Périmé depuis longtemps, direction poubelle. Hop ! Panier ! Ah, voilà, ça c’est du bon… Et peut-être aussi un petit comme ça… Euh, non : c’est des bonbons. Et ce bidule, je ne sais plus à quoi ça sert, ce soir, je me renseigne à l’hosto…

Il revient enfin, avec à la main deux boîtes.

— Tout cela vient de ma réserve perso… Surtout, tu ne te fais pas prendre avec : rien que du légal, mais ça ne devrait normalement pas trop sortir de l’hôpital. Tu en avales tout de suite un comme ça. L’autre n’est à consommer qu’avant de dormir. Ça calme la douleur, mais aussi le bonhomme, donc tu ne conduis pas après. Enfin, je pense que, de toute façon, tu ne sais pas non plus où tu as garé ta voiture… Excuse, c’était juste pour détendre l’atmosphère…

L’homme ne lui en tient pas rigueur et prend immédiatement le premier comprimé conseillé.

De l’autre côté de la rue, des saxophones remplacent maintenant les flûtes, accompagnés par un piano. Un air jazzy envahit l’appartement.

— Ah, j’adore ! Là, on peut laisser les fenêtres ouvertes, ils sont top, ceux-là… Tu aimes le jazz ?

— Oui, enfin, je crois… Je ne sais pas de quelle façon te remercier. Je t’ai gâché ton après-midi, peut-être même fait louper ton rendez-vous en prenant le mauvais banc et je t’embête avec mes histoires et mon mal de crâne. Je vais repartir maintenant, tu…

— Partir ? Et où veux-tu donc aller ? Si tu as perdu la mémoire, tu ne dois pas savoir où rentrer pour manger et dormir ce soir. Comment te débrouillerastu ? Reste ici ! C’est immense chez Mémé, quatre piaules grand luxe, un max de place ! Je change les draps et fais le ménage régulièrement, ne t’inquiète pas…

— Pourquoi « Chez Mémé » ? Tu as utilisé cette expression au moins deux fois. Est-ce ton surnom ?

— Pas du tout, cet appart était celui de ma grand-mère maternelle. Ma mère en est la seule héritière. Mes parents sont sur Vannes. Moi, j’avais besoin d’un logement sur Brest pendant mes études, et ensuite pour bosser. Je suis donc venu le squatter. Tu veux visiter ? L’endroit est plein de surprises : Mémé était une femme un peu… particulière.

Commence alors le tour du propriétaire : quatre superbes chambres, chacune meublée dans un style différent, avec un mobilier raffiné et très bien entretenu. Le maître des lieux dévoile les multiples produits et accessoires de nettoyage utilisés afin de garder son intérieur dans cet état. Et, en effet, le foyer est impeccable.

Un couloir. Le guide s’arrête devant un petit cadre sur le mur.

— Regarde : une des surprises que je t’ai promises…

Le cadre pivote, laissant apparaître un orifice circulaire. Un dispositif optique permet de voir dans la chambre située de l’autre côté du mur ; le lit est en plein centre de l’axe de vue.

— Ici, c’était un bordel… Avant la guerre, ma grand-mère en tenait déjà un, mais un bombardement l’a détruit, comme presque toute la ville. Alors, à la reconstruction, elle a acheté cet appartement et l’a fait équiper de petites astuces comme celle-là. Chacune des chambres en a au moins une.

— Mais… à quoi ça servait ?

— À mater : certains mecs aiment regarder les autres en train de baiser. Des mecs et des nanas également. Quant aux couples, ils étaient aussi bien hétéros qu’homos, uranistes ou lesbiens. Mémé n’était pas homophobe. Elle tenait un journal où elle racontait tout cela. La lecture en est très instructive. Je te l’aurais volontiers prêté, mais ma maman m’a fait promettre de ne pas le montrer. Si tu veux tomber sur lui par hasard, je l’ai rangé dans la bibliothèque du salon, deuxième niveau, à plat au-dessus des bouquins…

La visite se poursuit.

Dans une chambre, Jean-Do ouvre les tiroirs d’une commode : tenues aguichantes, corsets, guêpières, loups en velours, perruques…

— Certaines femmes mariées aimaient venir faire des “extras” ici, trouvant le temps long en attendant que leurs maris, officiers de marine, reviennent au port. Les trous dans les murs leur permettaient aussi de s’assurer qu’elles ne connaissaient pas le client qui poireautait sur le lit, auquel cas elles passaient rapidement perruque et loup pour qu’on ne les reconnaisse pas.

Retour au canapé. Le comprimé fait déjà effet, la douleur se montre plus discrète. Profitant de la pause, Jean-Do apporte son ordinateur portable : il tient à s’excuser auprès de son rendez-vous annulé afin que celui-ci ne lui en veuille pas trop et accepte de revenir une autre fois.

— Ah ! TyBouchon29, le gars que je devais rencontrer, m’a envoyé un message : ce capon a changé d’avis au dernier moment et n’est pas venu. Il a dû avoir les chocottes. Pourtant, je ne fais pas si peur que ça, et je suis très doux, tu as pu goûter un peu… Tu t’inscriras sur ce site pour faire ma pub ?

Petite tape sur la cuisse, clin d’œil complice, l’infirmier réussit peu à peu à gagner la confiance de l’homme et, ce faisant, l’aide à se détendre.

— Bon ! Toujours est-il que ce zozo m’a posé un lapin, le coquin. Pas sympa ! Mais je t’avoue que ce n’est pas le premier, et pas non plus le dernier : nombreux sont les hétéros qui ont envie d’une expérience homo, voulant juste voir “comment ça fait”. Lorsque tu es de l’autre côté du clavier, caché par ton pseudo et ton écran, tu ne crains rien, tu parles, tu t’imagines,