Marché noir à Brest - Jean-Michel Arnaud - E-Book

Marché noir à Brest E-Book

Jean-Michel Arnaud

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Beschreibung

Le dimanche, les Brestois affectionnent de se rendre au marché, qui s’installe pour une longue matinée. Ils vont remplir leur panier ou baguenauder, pour le plaisir de rencontrer des connaissances au hasard des allées, et se laisser tenter par les odeurs appétissantes. Ordinairement, commerçants en tous genres proposent fruits, légumes, viandes et fromages mais aussi chaussures, vêtements ou livres d’occasion. C’était compter sans l’Ankou, également venu faire ses emplettes avec son lugubre cabas et laissant derrière lui un cadavre.
Chantelle ressort sa fausse carte de la SDEP pour mener ses investigations en parallèle de celles du capitaine Adrien Le Gac. La kelennerez profite de cette occasion pour former sa fille aînée Ariana à l’art des enquêtes ésotériques.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-Michel Arnaud est né en 1966 en région parisienne, où il a vécu vingt-huit ans avant de s’installer à Brest. Outre son activité professionnelle d’ingénieur en informatique, il est bassiste dans le groupe My Bones Cooking, qui « joue du rock, mais pas que ».
Depuis 2013, il écrit dans la collection Enquêtes & Suspense des romans policiers se déroulant dans le Finistère. Ce roman, treizième de sa série, est le quatrième qui se déroule à Brest. Jean-Michel Arnaud est également membre du collectif d’auteurs “L’assassin habite dans le 29”.

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Couverture

Page de titre

REMERCIEMENTS

Une nouvelle fois, j’ai dû presser mes relecteurs pour qu’ils travaillent vite. Je leur adresse ici mes plus sincères excuses. Promis, je ne recommencerai pas ! Du moins pas avant le prochain livre…

Je remercie donc encore mon trio de correcteurs, tous aussi efficaces les uns que les autres, chacun dans ses spécialités.

Honneur aux femmes, et surtout à la mienne. Merci à Élyse, qui aurait bien aimé effectuer trois ou quatre relectures de plus pour mieux traquer la faute d’orthographe, la virgule mal placée, la tournure trop lourde ou trop ébouriffée de mes phrases, ainsi que quelques conseils sur le style.

Guillaume n’a pas renoncé à me faire comprendre les arcanes de la Police et ses procédures, même si j’oublie presque tout à chaque fois. Un grand merci pour sa rapidité et sa persévérance, fidèle depuis maintenant 12 volumes.

Et enfin Matthieu, toujours prompt à dénicher le détail mal placé, le petit truc qui cloche et qui risque de gripper le mécanisme de mon scénario. Merci encore une fois d’avoir accéléré le rythme pour me permettre de rendre mon texte en temps et heure.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

PROLOGUE

Dimanche 3 octobre 2021, tôt le matin

Marché de la rue de Lyon, Brest

Le dimanche, la rue de Lyon est privée de grasse matinée. En ce début du mois d’octobre, le jour n’est pas encore levé que les camionnettes et les fourgons envahissent la chaussée de cette longue voie s’étirant sur près d’un kilomètre depuis les hautes murailles de l’hôpital des Armées. Seule la portion située entre la rue du Château et la rue des Halles Saint-Louis est investie par les commerçants du marché. Un promeneur lève-tôt pourra profiter du spectacle de leur dressage, sous forme d’un opéra en son et odeurs sous la lumière des lampadaires.

L’œuvre commence par l’arrivée des réguliers. Avec leurs places réservées, ils n’ont pas besoin d’autorisation pour s’installer. Ils interprètent l’ouverture en une symphonie dodécaphonique pour claquements et grincements de portières, accompagnés des percussions du lourd matériel extrait des véhicules et déposé sans ménagement sur le goudron des trottoirs. La scène suivante est en deux tableaux. Certains déploient leur mécano géant dont ils entament le patient assemblage tandis que d’autres manœuvrent habilement afin de positionner au plus juste la remorque savamment aménagée pour leur activité. Les propriétaires de stands culinaires mettent leurs batteries de cuisine en chauffe. Bientôt le promeneur spectateur pourra humer les fragrances de plats originaires de tous horizons et continents.

Réunis dans un coin sur le côté des halles, les occasionnels attendent le tirage au sort pour déterminer les emplacements qu’ils pourront occuper, s’il en reste de disponibles. Ils ont hâte d’entrer dans le bal pour, à leur tour, monter leurs échoppes éphémères et proposer leurs marchandises aux chalands.

Le guitariste, lui, ne se préoccupe pas de cette histoire d’attribution. Son instrument sur le dos, traînant derrière lui sa chaise pliante, il vient se poster sous le pare-brise du véhicule du charcutier-traiteur “Chez Stef”, juste avant que le voisin ne dresse le barnum chargé d’abriter ses articles vestimentaires des averses prévisibles en cette saison. Et qu’importe s’il prive le commerçant d’une surface pour étaler ses fripes, il en a déjà bien assez comme ça ! Il s’assoit et pose sa guitare toujours protégée dans sa housse sur ses genoux. Avec le boucan que font ces emmerdeurs en s’installant, impossible de l’accorder correctement, donc inutile de se presser. Il patiente en bâillant, retire son chapeau pour une tentative de coiffage avec les doigts en guise de peigne : surpris par l’heure, il n’a pas eu le temps de se préparer. Ici, arriver en retard signifie se faire confisquer sa place par le vendeur de nippes. Alors, au réveil, il n’a pu qu’enfiler vite fait les fringues de la veille et attraper sa chaise et son instrument, heureusement resté dans son étui. Mais ne se sentant pas assez vaillant pour dévaler les marches de l’escalier sans se casser la figure, il s’est arrêté devant l’antique ascenseur qui s’est traîné jusqu’au rez-de-chaussée.

Il regrette de ne pas avoir effectué un détour par les toilettes ni par la kitchenette pour un café en poudre, maintenant qu’il est assis dans son coin. Le Nord-Africain qui fourgue des primeurs en face de lui commence à garnir ses étals de cageots de légumes en invectivant sa femme et son employé de sa voix puissante.

— Décale-toi sur la droite, il y a large la place !

Le guitariste sursaute, n’ayant pas remarqué Jean Batard s’approchant de lui. De mauvaise grâce, il obéit au vendeur de vêtements, préférant ne pas abuser, tout en se disant intérieurement « à charge de revanche ! On trouvera bien une saloperie à te faire à toi aussi si tu m’emmerdes trop ! » Après que la toile de séparation soit installée, le musicien sort son instrument et vérifie qu’il dispose toujours de suffisamment d’espace en faisant semblant de gratter. Il verra plus tard pour l’accordage ! Inutile de s’embêter à régler cette guitare pourrie maintenant, car il devra recommencer avant de jouer vraiment quand il y aura du monde… Il hésite à ranger l’encombrante six cordes dans sa housse. Il réfléchit et choisit de la garder sur les cuisses, les coudes en appui sur la large caisse, à la recherche de la meilleure position pour épargner sa vessie. L’envie de pisser monte doucement, il va falloir trouver une solution ! Pourvu que Rico ou l’un de ses potes arrivent bientôt pour surveiller sa chaise. S’il la laisse le temps d’aller se soulager, quelqu’un est capable de lui piquer pour la foutre dans une poubelle. Et s’il l’emporte avec lui, le vendeur de fringues en profitera pour récupérer la place libérée : qui va à la chasse…

Accélération du mouvement, le tirage au sort a été effectué et les heureux gagnants se dirigent vers les emplacements qui leur ont été attribués. Les occasionnels s’installent à leur tour, nouveau tumulte de déballages, on rapproche les véhicules que l’on gare comme on peut sur les larges trottoirs de la rue de Lyon. Sans un bruit, une silhouette se dresse derrière le guitariste et lui plaque fermement une main sur la bouche. Trois tentatives sont nécessaires. Le poinçon se bloque sur une côte au premier coup. Au deuxième essai, l’os sur lequel il ripe le freine trop dans sa progression, mais le troisième assaut atteint sa destination, se plantant en plein cœur !

I

Dimanche 3 octobre 2021, milieu de matinée

Maison d’Adrien et de Ruby, quartier Saint-Michel, Brest

Une calme agitation règne ce matin dans la demeure de la famille Le Gac car aujourd’hui, Chantelle et ses proches ont investi les lieux, conviés par la maîtresse de maison. La cadette de la sorcerez étant maman depuis trois mois, Ruby a trouvé là l’opportunité de remettre en service le nécessaire de puériculture qui encombre sa cave depuis quelques années, matériel à la durée d’utilisation souvent limitée. Ainsi, le berceau abritera pour quelque temps les rêves de la petite Liwen, après avoir recueilli ceux d’Ouregane cinq années auparavant.

Et l’occasion était trop belle pour la médium de rencontrer enfin les filles de son amie, qui sont trop longtemps restées fâchées avec leur mère. Ariana, l’aînée, a donc accompagné sa sœur Émeline et sa jeune nièce pour le trajet de Carhaix à Brest, tandis que Chantelle et Michel arrivent directement de Plougourvest. S’étant d’emblée porté volontaire pour la préparation du repas dominical, l’écrivain se fait une joie de se rendre au marché de la rue de Lyon qui comporte une large zone dédiée aux producteurs bios et locaux. Il y trouvera sans aucun doute de quoi agrémenter son menu de légumes frais et sains !

Alors que Liwen dort profondément dans son couffin, Émeline et Ruby choisissent dans les cartons contenant des affaires trop petites pour Ouregane celles qui resserviront à la nouvelle venue, sous le regard attentif de l’ancienne propriétaire. Michel vérifie sa liste de courses et demande à la volée qui souhaite l’accompagner. Chantelle se place immédiatement dans le rang des partants, tôt suivie d’Ariana, très tentée par cette promenade dans la cité du Ponant qu’elle connaît à peine. Adrien demeure hésitant, mais la sorcerez lui lance un clin d’œil lumineux dont il craint de deviner la sinistre signification.

— Viens avec nous, joli capitaine ! Je pressens que ta présence sera requise…

Sachant pertinemment qu’il n’obtiendra pas plus de détails, et surtout qu’il peut malheureusement faire confiance dans les prévisions de cette diseuse de bonne aventure, il se résigne à se joindre au groupe.

* * *

Dimanche 3 octobre 2021, milieu de matinée

En direction du marché de la rue de Lyon, Brest

Débouchant tranquillement de la rue Yves Collet, le groupe traverse l’avenue Clemenceau. Ici, Chantelle marque une pause pour orienter sa Carhaisienne de fille. Elle désigne la place de la Liberté sur la droite, la gare sur la gauche, le château de Brest en bas de la rue du même nom et à leurs pieds, l’esplanade du Quartz. Mais la scène nationale brestoise est fermée pour réfection jusqu’en avril 2023 d’après le panneau apposé sur le côté, planté dans des plots de bétons décorés de poules rouges. Michel surenchérit les dires de sa compagne. D’un long mouvement du bras, il indique l’amorce du tracé de la future seconde ligne de tramway. Se tenant à l’écart, Adrien observe la mère et sa fille en souriant discrètement. Ouregane ressemblera-t-elle autant à Ruby en grandissant ? Il espère qu’aucune fâcherie aussi grosse que celle qui a séparé Chantelle d’Ariana et Émeline pendant de si longues années n’éclatera jamais entre sa conjointe et sa progéniture.

Le quatuor redémarre, passant devant ce qui fut le cercle naval. Virage à droite dans la rue Colbert où l’officier de police judiciaire présente de l’extérieur le commissariat brestois, son lieu de travail. D’ici, direction le marché par la rue Boussingault.

À peine arrivé rue de Lyon, Adrien se fait interpeller par Abdallah, installé derrière sa minuscule table pliante.

— Oh Capitaine ! Viens voir, j’y di montres, très jolies !

Par politesse, Le Gac va saluer le marchand ambulant, escorté par Michel. Tous deux regrettent bien que le Marocain d’origine ne vende plus de marrons comme il le faisait auparavant sur ce marché, lançant ses « Chauds les marrons, chauds ! » que l’on entendait d’un bout à l’autre de la rue. Mais ils savent que l’homme, figure emblématique de la ville, conserve son emplacement en bas de la rue Jean Jaurès et qu’il recommencera sous peu à proposer ses châtaignes grillées aux passants.

L’écrivain abandonne le groupe pour se rendre directement sur le parking de l’église Saint-Louis, où se tient actuellement la zone dite « bio ». Il laisse ses accompagnateurs peu pressés baguenauder à leur guise entre les étals. Par solidarité masculine, ou peut-être plutôt par peur de subir des pauses prolongées devant des stands de chaussures et de vêtements, Adrien lui emboîte le pas. Mais la poigne de Chantelle l’accroche in extremis par le bas de sa veste avant qu’il ne s’échappe. Inutile de protester, il sait la signification de l’affolement maintenant parfaitement visible dans les yeux de la sorcerez malgré les verres fumés de ses lunettes. Et il retrouve une pareille exubérance dans les iris de la fille en regardant le visage d’Ariana. Mais si les traits de la mère restent sereins, ceux de son aînée trahissent son manque d’expérience et sa difficulté à interpréter les étranges sensations qui l’assaillent soudain ! La kelennerez* attrape la main de son élève et se dirige d’une démarche résolue vers la rue de Siam. L’enquêteur les suit de près et évite de justesse la collision lorsqu’elles pilent quelques mètres plus loin, après les portants chargés de robes, manteaux, chemisiers et pantalons. Le guitariste, avachi sur sa chaise dans le renfoncement entre les deux commerçants, semble assoupi, la tête baissée, les avant-bras appuyés sur la tranche de son instrument silencieux. Chantelle remarque immédiatement l’écharpe qui entoure son buste, le maintenant en position assise. L’homme étant situé en retrait dans cet espace étroit, seul un observateur attentif aurait pu constater son inertie prolongée.

Soupirant, le capitaine Le Gac sort son téléphone. Les appétissants effluves des pommes de terre au lard, accompagnées de portions de saucisses charnues qui cuisent dans l’immense poêle sur l’étal voisin lui font encore plus regretter le repas dominical que Michel Mabec allait leur concocter et dont il ne pourrait très probablement pas profiter.

* * *

Dimanche 3 octobre 2021, fin de matinée

Marché de la rue de Lyon, Brest

Chantelle et Ariana se sont écartées, observant de loin Adrien. Celui-ci doit se démener avec les appels téléphoniques tout en vérifiant que personne n’approche du joueur de guitare endormi dans un sommeil éternel. L’officier de police judiciaire se demande comment circonscrire les lieux du crime sans interrompre pour autant le marché dominical. Heureusement, quelques gardiens de la paix en tenue apparaissent bientôt à l’angle de la rue Boussingault. Le gradé qui les accompagne vient quérir les instructions avant de positionner ses maigres troupes afin d’interdire l’accès à la zone. Toutefois, le renfoncement entre le nez du camion du charcutier-traiteur et le vendeur de vêtements se trouve être très exigu, trois hommes suffisent à la tâche. Alors que le guitariste immobile dans son recoin n’intéressait absolument personne, l’agitation policière commence déjà à attirer l’attention des badauds qui se tordent le cou pour apercevoir ce qu’occulte la large carrure de l’agent.

Après un temps d’attente, le véhicule du SDPTS* arrive enfin par la rue de Siam. Prévenus par Le Gac, les techniciens déplient immédiatement un panneau afin de masquer la scène de crime. Conciliabules entre le placier que le brigadier-chef Mousseau a ramené avec lui, et les enquêteurs, le premier cherchant à réduire au maximum les désagréments causés aux commerçants et à leur clientèle. Un accord est rapidement trouvé : seules les deux échoppes, situées de part et d’autre de la macabre découverte, devront s’écarter d’au moins un mètre pour permettre aux experts d’investiguer.

Interceptant un signe de François Bodonec à son intention, le capitaine laisse Mousseau se débrouiller avec les marchands concernés et va saluer covidement le médecin légiste d’un presque contact du poing :

— Salut Adrien. Sais-tu si le marché restera ouvert ? Ma femme m’a demandé de profiter de l’occasion pour lui rapporter le frichti pour ce midi. C’est histoire de prévoir, si je dois aller le chercher avant ou après mon analyse…

— Tout dépend où tu veux faire tes courses, répond l’enquêteur, stupéfait que l’homme de l’art soit capable de penser nourriture en un pareil moment.

Le doigt indique le square de la Tour d’Auvergne.

— Là-bas derrière, la Mauricienne qui prépare ses petits plats. Si tu n’as encore jamais essayé, je te les conseille !

— Alors pour elle, pas de problème, à moins que le substitut du procureur qui arrive n’en décide autrement.

De leur poste d’observation, la sorcerez décrit les étapes de l’action à sa fille. Elle montre le légiste qui va maintenant se mettre en tenue pour un examen préliminaire du corps et de la scène de crime, avant d’autoriser l’enlèvement de la dépouille par les PFCA*. Elle explique le magistrat qui discute avec Adrien, venu pour constater les faits et pour écouter les premiers rapports afin de déterminer la nécessité d’enclencher une procédure d’enquête. Et enfin, elle désigne les techniciens qui s’occupent de la recherche d’indices, traces et empreintes digitales en suivant les recommandations du médecin et des policiers.

— Tu savais…

Entre question et affirmation, Ariana se souvient alors de l’invitation de Ruby. Le voyage de Carhaix à Brest devait obligatoirement se faire un dimanche, car le “Lak-Pep-Tra”, la boutique fourre-tout d’Ariana, ouvre le samedi. Mais quand la compagne d’Adrien a proposé la date, l’aînée des deux sœurs a ressenti le flux de doutes et d’hésitations qui a frappé la sorcerez, tôt transcrit en « plutôt la semaine d’après », sans plus de justification. Le masque noir cache le petit sourire sur les lèvres fines de Chantelle, mais son hochement de tête confirme les suspicions de la fille qui digère la réponse silencieuse avant de s’étonner.

— Mais, n’aurais-tu pas pu empêcher ce meurtre ? Un haussement d’épaules évasif précède la correction :

— L’assassinat ! Car il y a préméditation de ce crime, aucun besoin de pouvoirs particuliers pour le découvrir. Il suffit de voir l’écharpe qui maintient le corps à la verticale sur sa chaise et la position de la guitare pour qu’il paraisse juste assoupi ou plongé dans ses pensées profondes aux passants qui l’observent. Quant à la réponse à ta question, à savoir si j’aurais pu l’empêcher, tu la connais maintenant.

La jolie trentenaire aux cheveux bouclés se morigène. Bien sûr ! L’imprécision des presciences ne permet pas de situer dans le temps ni dans l’espace l’acte à venir, mais seulement de prévoir qu’il y en aura un, à plus ou moins longue échéance. Depuis presque un an que Chantelle a pris sa formation en main, sa fille n’accepte toujours pas cette indétermination.

— En revanche, j’ai une certitude. Tu vas incessamment faire la connaissance de Jean-Do !

* * *

Dimanche 3 octobre 2021, fin de matinée

Marché de la rue de Lyon, Brest

— Vigie Yanna ! Voyez-vous les carottes ?

Perchée sur les épaules de son père, la gamine surplombe la foule qui a envahi la rue de Lyon pour les courses dominicales. Regardant dans toutes les directions à la recherche de vendeurs du légume réclamé, elle aperçoit un visage bien connu.

— Oh, c’est Chantelle !

— Ah bon ? Et de quel côté se trouve-t-elle ? lui demande Jean-Do.

Alors Yanna observe ses mains, récitant mentalement l’astuce mnémotechnique que son porteur lui a apprise : la main qui écrit pour tri et la main qui n’écrit pas pour ba !

— À tribord, toute !

Taquin, Jean-Do se tourne vers la gauche.

— Mais non, je ne la vois pas !

Sa fille lui attrape l’oreille droite en riant :

— L’autre tribord ! Par-là !

Demi-tour ! L’infirmier rejoint la sorcerez et son accompagnatrice en quelques enjambées. Après une bise lointaine à la mode distanciation sociale, le regard de l’homme va du visage de la mère à celui de la fille. Malgré les masques, la parenté évidente entre les deux femmes lui saute immédiatement aux yeux. Chantelle se charge alors des présentations :

— Je vois que tu as compris. Voilà donc Ariana, mon aînée. Ma chérie, cette jolie poupée est Yanna, fille de mon amie Morrigane, la magnétiseuse qui habite à l’entrée de la presqu’île de Crozon, et que tu rencontreras bientôt, et du grand zozo sur les épaules de qui elle est juchée, et qui se prénomme Jean-Do.

Mais déjà, l’infirmier a repéré l’agitation qui règne entre les deux stands voisins. À la demande des hommes de la PTS*, le camion du charcutier-traiteur a été reculé, de même pour la bâche de protection latérale du vendeur de vêtements. Dissimulés par un écran occultant, les chercheurs d’indices œuvrent à l’abri des regards et des objectifs de smartphones des passants. Apercevant Adrien dont le téléphone portable semble vissé à l’oreille, Jean-Do s’enquiert auprès de Chantelle.

— Un macab ?

La sorcerez répond d’un hochement de tête affirmatif avant de pointer Yanna du doigt :

— Attention ! À cause de ta très grande taille, la vigie installée sur tes épaules est aux premières loges…

— Ils ont des chapeaux bizarres, blancs et tout mous, remarque la gamine.

Rapidement, les longs bras de l’infirmier attrapent la voyeuse pour la poser au sol. D’ici, impossible qu’elle assiste à ce lugubre spectacle. S’accroupissant, Ariana arrive au niveau de la jeune fille et lui tend la main. Yanna l’observe avec indécision quelques secondes, mais elle devine l’exubérance derrière les verres fumés des lunettes de cette femme et juge qu’elle mérite un contact. Tic ! Ariana ne frémit même pas sous l’assaut de l’étincelle qui s’établit entre ses doigts et ceux de la future magnétiseuse. Sourire, une douce sensation de bien-être envahit la main de l’aînée qui se redresse tranquillement :

— Je n’ai ressenti que de l’étonnement quant aux charlottes que portent les techniciens, elle n’a rien vu d’autre.

Rassuré, Jean-Do tente d’obtenir plus d’informations. À mots couverts, la sorcerez lui rapporte le peu qu’elle sait, recevant en retour un regard malicieux du père de Yanna :

— Je suis prêt à parier…

Mais Chantelle l’interrompt immédiatement.

— Ne parie pas, Jean-Do, car tu perds à chaque fois et tu te retrouves ensuite à devoir accomplir des gages en pénalité, comme la rando, le loto ou le kayak sur l’eau. Non, je ne donnerai pas un coup de main à Adrien pour découvrir le planteur de guitariste !

Derrière le masque médical rose, le visage de Jean-Do oscille entre perplexité et incrédulité, étonnement et déception. Mais la lumière se fait soudainement dans son esprit. D’un sourire interrogateur, il pointe l’index vers la jeune sorcerez aux cheveux bouclés. Comprenant, celle-ci entrouvre la bouche et écarquille les yeux en regardant sa mère. Et même si sa tête fait non, elle sait déjà que la décision de sa kelennerez est prise, et qu’elle est sans appel !

* * *

Dimanche 3 octobre 2021, fin de matinée

En direction de la maison d’Adrien et de Ruby, quartier Saint-Michel, Brest

Tout au long du trajet retour jusqu’à la maison des Le Gac, Ariana tente désespérément de plaider sa cause. Elle refuse d’intervenir dans l’enquête que le capitaine Le Gac se verra très probablement attribuer. C’est illégal et Adrien lui interdira de le faire ! Sans oublier sa boutique rue Brizeux à Carhaix. De plus, la distance du Poher au Ponant lui occasionnerait des heures sur les routes. Consommer et polluer sont des actions ineptes à notre époque. Mais Chantelle ne manque pas de contre-argumentation. Illégal ? Ça n’en sera que plus amusant ! Adrien ? Il s’y fera, ayant déjà eu à subir la mère, il supportera la fille, de gré ou de force ! Pour le Lak-Pep-Tra, Émeline s’en occupera à mi-temps, le matin ou l’après-midi. Cela lui permettra de se plonger dans les grimoires qu’elle a trop longtemps ignorés pour prendre connaissance des formules de potions magiques et surtout des pouvoirs guérisseurs d’herbes médicinales. Rentrer à Carhaix sera donc inutile, des chambres sont disponibles chez Adrien et Ruby, ou dans le cabinet de consultation de Chantelle, en plein centre-ville brestois, à deux pas du marché.

— Mais je ne sais pas faire ça ! Imagine que, par mon aide, la Police arrête un innocent !

— Ne te sous-estime pas ! Moi non plus, je n’ai jamais suivi de cours pour résoudre des énigmes criminelles. J’ai appris sur le tas et sur le tard. Toi, tu es jeune. Et je resterai bien sûr là pour te conseiller.

Ariana s’écarte de sa mère. La fille refuse toujours d’accepter ainsi cette mission qui, pour elle, n’a rien à faire dans sa formation de sorcière. D’accord pour étudier les plantes et leurs vertus. OK pour parcourir les lourds grimoires poussiéreux qui contiennent moult secrets permettant de soigner les petits maux sans médicaments aux effets secondaires trop souvent nocifs. Aucune réticence pour apprendre à décrypter les signaux perçus au contact d’une cliente venue lui demander son avis pour une grave décision. Mais à quoi peut donc servir de rechercher l’assassin d’une personne qu’elle ne connaît même pas, et en quoi cela consiste-t-il ?

— Ce travail t’enseignera comment appréhender la nature humaine dans toute sa splendeur, et à la retourner pour en inspecter toutes les faces, aussi bien le côté éclatant que l’on met en avant que le côté sombre que l’on préfère généralement cacher.

Hochement négatif de la tête. Pourquoi lui faudrait-il assimiler cela ? Elle n’a que faire des mauvais côtés des gens et elle choisira de les fuir plutôt que de venir volontairement les affronter. Mais sa mère n’abandonne pas le combat.

— Savoir faire la part des choses et tirer le bon fil pour découvrir le vrai tempérament des personnes que tu fréquentes. Tout ceci te sera très bénéfique pour ta formation.

— OK, j’ai compris ! Je vois que je n’y couperai pas. Alors, en quoi consiste ma première leçon d’enquête ésotérique, Madame la professeure ?

Rassurée, Chantelle sourit.

— Travaux dirigés ! Tu rassembles dans ta mémoire tous les ressentis perçus autour de l’endroit où le crime a été commis. Tu supprimes bien sûr tout ce qui est sans intérêt et tu me rapportes le reste.

Ariana écarquille les yeux, effarée.

— Mais des dizaines, voire des centaines de personnes sont passées par là ce matin. Comment veux-tu que…

Toutefois, l’élève s’interrompt pour réfléchir rapidement : si sa kelennerez lui demande cela, c’est pour une bonne raison. Les chalands venus au marché pour acheter une botte de poireaux ou une portion de paella ne laisseront pas sur place des signaux d’une intensité comparable à ceux abandonnés par le meurtrier, et peut-être même… L’oscillation de la tête de Chantelle confirme l’idée.

— La victime a eu le temps de libérer quelques messages, la mort n’a pas été instantanée. Tu me les rapporteras également ! Michel me fait signe que le repas est presque prêt, je vais aider Ruby à mettre la table.

* Formatrice, en breton.

* Service Départemental de la Police Technique Scientifique.

* Pompes funèbres des communes associées.

* Police Technique Scientifique.

II

Après-midi du dimanche 3 octobre 2021

Rue de Lyon, Brest

La peur, l’effroi ! Rien d’étonnant là-dedans. Que ressentir d’autre lorsque, soudain, quelqu’un vous plaque une main sur la bouche et tente à plusieurs reprises de vous planter quelque chose de peu agréable dans le dos ? En milieu d’après-midi, Émeline a repris la route en direction de Carhaix avec sa fille pour seule accompagnatrice, profitant même de la défection de sa sœur pour charger encore plus la voiture avec les nombreux sacs de vêtements premier âge et d’accessoires fournis par Ruby.

Les deux enquêtrices amateures sont donc retournées dans la rue de Lyon, maintenant libérée du marché, et Ariana s’est mise au travail, sous la surveillance de sa mère et kelennerez. Se concentrant, elle distingue non pas une, mais deux peurs ! Tout d’abord, il y a celle de la victime, qui sait soudain que tout va s’arrêter là, mais sans comprendre pourquoi. Dans les quelques fractions de seconde nécessaires à la pointe effilée pour se frayer un passage jusqu’à son cœur, l’homme a cherché qui dirigeait ainsi l’arme létale, sans trouver la solution. Et cette incompréhension fait également partie de cette seconde crainte, celle éprouvée par le tueur, avec la peur de se faire prendre sans certitude de connaître exactement la raison profonde de son acte. Pourtant quelque chose a surpassé cette appréhension, et le crime a été commis.

Au milieu du trottoir, à deux pas de l’endroit précis du forfait, Ariana rouvre les yeux. Ici, elle est parvenue à faire le tri. Mais à quoi cela va-t-il l’avancer ? Ce qu’elle a perçu de l’assassin ne permettra jamais de le retrouver. Elle n’a même pas pu déterminer son sexe ni son âge. Elle n’a vu qu’une âme sombre au profil flou ! Quant à la victime qu’elle a pu apercevoir, rien de plus que cette peur, son dernier effroi.

L’écran dans la vitrine au coin de la rue fait de l’œil à la détective stagiaire. Il affiche une carte de France pour indiquer les zones couvertes par l’opérateur téléphonique, propriétaire de cet emplacement fort bien situé. D’où arrivait cet homme ici assassiné ? Il n’était pas brestois de longue date, ni même breton. Mais son origine importe peu, la Police n’a pas encore retrouvé son identité ni son adresse. Aucun des commerçants du marché n’a été capable de renseigner les enquêteurs : « à l’heure où il pose son cul sur son siège, nous sommes occupés à décharger le matériel. Et quand il dégage, on remballe. On a autre chose à foutre que de surveiller ce glandeur ! »

Avec sa chaise pliante à la main, il ne devait pas venir de bien loin. Étant donné son activité, il serait étonnant que la victime dispose d’un véhicule. D’où est-il donc parti ? Ariana se concentre sur cette histoire de provenance, fixant le sol, espérant presque voir s’y inscrire des flèches clignotantes pour la diriger. Une titillation sur l’épaule gauche la fait se contracter. Elle époussette le rien qui la perturbe d’un frottement de ses phalanges dans le dos. Mais le chatouilleur invisible persiste, alors elle se tourne, escomptant que ce changement d’orientation chasse la gêne. Au coin opposé, l’immeuble lui semble maintenant étrangement flou, comme si une brume soudaine s’était emparée de lui. Seule la porte d’entrée reste nette, évidente !

Observant sa fille et élève, Chantelle opine doucement du crâne. Il est temps pour elle d’intervenir !

— Je devine que tu as des réflexions à partager, ma chérie.

Ariana secoue la tête, pointant le bâtiment du doigt.

— J’ai l’impression qu’il m’a appelée. Penses-tu que cela puisse avoir un rapport avec ce meurtre ?

La sorcerez hausse les épaules, souriant mystérieusement.

— Nous ne risquons rien à essayer. Aux dernières nouvelles, le beau capitaine n’a toujours pas pu identifier le cadavre.

Avant qu’Ariana n’ait pu l’arrêter, Chantelle a déjà sorti son téléphone et a composé le numéro de l’officier de police judiciaire. Après un rapide échange, elle explique.

— Adrien est descendu au port de commerce pour montrer la photo de la victime au responsable du foyer d’hébergement rue Amiral Troude, sans succès. Il arrive tout de suite.

— Mais non, il ne faut pas, s’affole Ariana ! Il va perdre son temps pour rien. Je n’aurais pas dû…

Sa mère fait mine de l’ignorer et part en direction de l’entrée indiquée devant laquelle elle se positionne. La fluidité de la circulation dans les artères brestoises en cet après-midi dominical réduit l’attente à quelques courtes minutes. Ariana n’a pas osé quitter sa place au coin opposé. Elle voit la voiture banalisée se garer à côté de la sorcerez. Adrien et une jeune femme blonde s’en extraient. Du pouce pointé par-dessus son épaule, Chantelle désigne la porte dans son dos. L’assistante du policier retourne chercher une pochette plastifiée à l’arrière du véhicule. Sans sortir le trousseau qu’elle contient, Le Gac teste le badge sur le lecteur, alors que la kelennerez fait signe à son élève de la rejoindre pour constater le résultat de son analyse et surtout la présenter à la brigadière-cheffe Virginie Lastourien, Sourire de l’enquêtrice officielle à la stagiaire :

— Tu as donc découvert où habitait cet homme, bravo ! Étant donné le prix des loyers dans le quartier, je n’aurais pas supposé qu’il était utile de vérifier ici, mais le badge a ouvert la porte. Il ne nous reste plus qu’à trouver son appart ! Viens !

Le groupe pénètre dans le hall de l’immeuble, à l’étroitesse trompée par le grand miroir ornant le mur opposé aux boîtes aux lettres. Attrapant son carnet, Virginie s’empresse de noter tous les noms indiqués, alors que Chantelle en pointe un de l’index.