Allers simples pour Ouessant - Jean-Michel Arnaud - E-Book

Allers simples pour Ouessant E-Book

Jean-Michel Arnaud

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Beschreibung

Le sang coule sur les terres de l’île d’Ouessant...

Un appel téléphonique d’une vieille connaissance, qui laisse sur le répondeur un message énigmatique, consulté trop tard, bien trop tard, va pousser Chantelle à réserver sa place à bord du Fromveur II pour se rendre sur l’île d’Ouessant, malgré sa forte appréhension des traversées maritimes.
En ce mois d’octobre, la tempête s’invite sur Enez Eusa pour célébrer Samain, la fête celtique du passage de la période claire à la période sombre. Mais Chantelle va devoir mobiliser toutes ses facultés pour lever un voile encore plus noir teinté du sang versé sur la terre ouessantine ! Du port du Stiff à la pointe de Pern, la sorcerez devra remonter vingt ans en arrière afin de dénouer cette intrigue, en compagnie de la lieutenante Laurence Rousseau. Rédigeront-elles ensemble un nouvel épisode de L’Île mystérieuse ?

Suivez le duo d'enquêtrices tout au long de cette sombre affaire !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Michel Arnaud est né en 1966 en région parisienne, où il a vécu vingt-huit ans avant de s’installer à Brest. Outre son activité professionnelle d’ingénieur en informatique, il est bassiste dans le groupe My Bones Cooking, qui « joue du rock, mais pas que ». Depuis 2013, il écrit dans la collection Enquêtes & Suspense des romans policiers se déroulant majoritairement dans le nord-ouest du Finistère. Il est également membre du collectif d’auteurs “L’Assassin habite dans le 29”.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

Des remerciements d’abord à mes trois relecteurs aguerris, soit dans l’ordre alphabétique :

Élyse, mon épouse, pourvoyeuse d’excellents conseils pour les points orthographiques, grammaticaux et stylistiques de mes écrits ;

Guillaume, fidèle depuis mon deuxième roman, pour sa traque des nombreuses erreurs de procédure judiciaire que je me plais à y glisser. Pour ce nouveau roman, il m’a également richement renseigné sur l’île d’Ouessant qu’il connaît bien ;

Et enfin Matthieu, expert en découverte d’incohérences ou de détails litigieux, toujours aussi rapide et perspicace.

Pour cet ouvrage, j’ai en outre bénéficié des précieuses indications aéronautiques de Frédéric, qui m’a efficacement éclairé sur les hélicoptères de la gendarmerie nationale.

Sans oublier de remercier Jean-Louis pour sa traduction express des borborygmes de Yann-Fanch en breton.

PROLOGUE

Mardi 29 octobre, fin de soirée, maison de Michel Mabec, Plougourvest

— Chantelle, ton téléphone clignote, un message t’attend…

Lovée sur le canapé, la tête appuyée sur l’épaule de mon compagnon Michel, j’entrouvre un œil et constate le scintillement de la diode verte au faîte de l’appareil. Mardi de fin octobre ! L’automne s’est installé depuis quelques jours sur la région brestoise et ses nuages gris masquent un soleil apathique. Après le dîner, blottie bien au chaud contre mon chéri, je me suis laissé glisser dans une suave torpeur, conséquence de la saine fatigue après notre longue excursion en forêt du Cranou. Une sortie programmée malgré la pluie persistante qui s’annonçait, plusieurs pots et bocaux alignés sur les étagères de mon laboratoire se montrant presque vides. Régulièrement, la riche flore de cette forêt domaniale me permet de m’approvisionner en végétaux aux vertus médicinales parfois cachées, en prenant garde toutefois aux espèces protégées. Tenant à m’accompagner en dépit de la météo menaçante, Michel a profité de l’occasion pour emplir son panier de champignons, une partie de sa récolte ayant savoureusement agrémenté notre repas du soir. Décidant de remettre à plus tard l’écoute du message reçu, j’opte pour me replonger dans mon agréable somnolence lorsqu’une sensation d’urgence me picote le creux des reins. J’abandonne à regret la douce tiédeur du corps de mon amant pour attraper ce portable insupportable. À recharger depuis ce matin, je n’avais pas pensé à vérifier l’appareil à notre retour, trop occupée d’abord par une douche réconfortante prise en commun, puis par le tri et la répartition de ma cueillette dans leurs contenants respectifs, et enfin par la dégustation de la succulente omelette préparée avec talent par mon cuisinier privé. Mon téléphone indique un unique message à écouter !

— Eusaline ?

Le regard étonné de Michel me rappelle que je ne lui ai encore jamais parlé de ma collègue îlienne, dont le prénom s’affiche sur l’écran :

— Je la connais depuis une vingtaine d’années, mais j’avoue que cela fait un bail que je n’ai pas pris de ses nouvelles, et vice versa d’ailleurs…

— Une de tes anciennes amantes ? demande mon compagnon, au courant de l’hétérogénéité de mes appétences sexuelles.

— Non, elle n’était absolument pas intéressée par une telle expérience. Par contre, nous partageons une particularité…

Je lui adresse un clin d’œil, indice qu’il décrypte immédiatement :

— Une autre sorcerez bretonne ?

J’approuve d’un hochement de tête, avant de préciser :

— Elle officie sur l’île d’Ouessant. Tu y es déjà allé ?

— Bien sûr ! Du temps où j’étais marié, nous nous y sommes rendus à plusieurs reprises pour y passer la journée en famille. Marjorie adorait les balades à vélo, les jeux de cache-cache dans les rochers et surtout les moutons…

Déclenchant la lecture, j’écoute le court message d’Eusaline. S’inquiétant du brutal changement qu’il remarque sur mon faciès, Michel m’interroge du regard.

— Elle me dit juste qu’ils sont revenus, avec les mêmes intentions que la première fois. J’avoue que je ne comprends pas le sens ! Mais, surtout…

J’appuie sur l’icône servant au rappel immédiat de ma correspondante et attends le décrochage, minée d’appréhension. Après plusieurs débordements sur le répondeur téléphonique d’Eusaline, ma décision est prise :

— Quelque chose de grave s’est produit. Je pars demain pour Ouessant !

I

Mercredi 30 octobre, 8 heures, embarcadère de la Penn Ar Bed, 1eréperon du port de Commerce, Brest

Cantonnées dans une zone délimitée par des chaînes en plastique rouge et blanc, au bout du 1er éperon du port de commerce brestois, une quarantaine de personnes attendent l’heure de l’embarquement. Impressionnée, j’admire le ballet de l’habile cariste, déplaçant à grande vitesse des containers que la grue du Fromveur II charge aussitôt à son bord. Par la contemplation de ce spectacle, je tente surtout de calmer la sourde inquiétude qui me taraude depuis hier soir et qui s’est accrue dès mon départ très matinal de Plougourvest. En premier lieu, j’ai bien sûr peur pour Eusaline. Mais, par-delà, je m’alarme de la traversée à venir, regrettant maintenant de n’avoir pas réservé mon billet au départ du Conquet. Malheureusement, je tenais à récupérer un ingrédient dans mon “cabinet de consultation” brestois. Cet appartement, sis centre-ville de la Cité du Ponant, me permet de recevoir des clients – et surtout des clientes – en quête de remèdes naturels pour soigner des petits maux de tous les jours. D’autres viennent me demander conseil sur une décision à prendre pour l’avenir. Et certaines me demandent de leur trouver un compagnon ou une compagne… Je regarde ma montre, voyant avec appréhension approcher l’heure où je devrai monter à bord de ce bateau. Sans prendre garde, je maugrée, me reprochant de n’avoir pas choisi l’avion : je n’apprécie pas plus de m’envoler que de voguer sur les flots, déchaînés ou pas, mais le voyage aérien dure beaucoup moins longtemps…

— Pardon ?

Je sursaute en entendant le jeune homme qui m’interroge : attendant à côté de moi, il a sans doute cru que mes marmonnements lui étaient destinés.

— Excusez-moi, je parlais toute seule, sans faire attention…

Scrutant son charmant visage, je ressens une étrange impression lorsqu’il me répond :

— Stressée par le voyage ? Pareil pour moi, je ne suis pas rassuré à l’idée d’effectuer cette traversée, même si, aujourd’hui, la mer est annoncée très calme. Mais je n’ai pas les moyens de faire autrement, c’est le plus économique pour moi…

Survient la camionnette jaune de La Poste, dont l’employé extrait les sacs de courrier à destination des îliens de Molène ou d’Ouessant, aussitôt embarqués à bord. Puis, vient l’accrochage des mousquetons à l’étroite passerelle métallique. Le personnel de la Penn Ar Bed met rapidement le pont amovible en place avant de détacher la chaîne qui bloquait l’accès. Le temps est venu pour moi d’avaler la mixture que j’ai préparée à la hâte dans mon petit laboratoire brestois.

* * *

Mercredi 30 octobre, 8 heures 30, à bord du Fromveur II, rade de Brest

Hésitante, je choisis d’abord de m’installer dans le salon supérieur du Fromveur II. Ce bateau a été conçu et aménagé pour transporter confortablement plus de trois cent soixante passagers, et je n’en ai compté qu’une cinquantaine lors de l’embarquement. Beaucoup de sièges restent donc disponibles pour cette première portion du trajet. J’opte pour une place contre la fenêtre à tribord. D’ici, je profiterai d’une meilleure vue durant la remontée de la rade de Brest. Après l’appareillage, je peux admirer les quatre maxi-multicoques de la Brest Atlantiques, alignés le long du quai Malbert. Toutefois, malgré la beauté de ces trimarans géants et l’extrême technicité de leurs équipements, je n’envie aucunement les navigateurs qui s’élanceront en fin de semaine pour une boucle complète dans l’Atlantique, du moins si la météo le permet…

Le Fromveur II décrit une large courbe pour contourner la longue jetée du sud, sur laquelle un panneau orné du drapeau tricolore indique la zone militaire à accès réglementé par-delà cette limite. Une partie de Brest reste domaine de la Marine nationale, et ce n’est pas l’immense masse blanche du Monge surmonté de sa multitude d’antennes qui me contredira ! Toutefois, les choses ont changé au cours de la dernière décennie. En témoigne la haute tour du téléphérique que l’on aperçoit d’ici, permettant de survoler l’arsenal afin de rejoindre les ateliers du plateau des Capucins, rétrocédés en 2009 à la ville par la Marine. En atteste aussi le port de plaisance du Château que nous bordons en ce moment, portion également récupérée sur les possessions de la grande muette.

Alors que nous nous dirigeons vers le phare du Porzic, les odeurs de viennoiseries et la vue de ces quantités de crêpes et biscuits engloutis par les familles nombreuses commencent à me soulever le cœur. Cette indisposition, amplifiée par le dandinement irrégulier qui agite maintenant le bateau, me fait abandonner ma place pour gagner le pont arrière, profitant du ciel jusqu’alors clément.

Accoudée au bastingage, je regarde défiler la côte du nord de la rade : la plage de Sainte-Anne, les bâtiments d’Ifremer, le port du Dellec surmonté de son fort, puis celui du Mengant. Deux femmes s’installent à côté de moi, l’une désignant un point entre les rochers :

— Là, faut pas se laisser emporter par le courant, c’est super dangereux ! Moi, je ne viens plus par ici depuis que le moniteur de kayak nous l’a expliqué.

Après ses paroles peu rassurantes, elles se retirent, l’apprentie pagayeuse entraînant sa copine – qui me semble aussi peu encline que moi à entendre ces anecdotes inquiétantes – pour lui décrire d’autres écueils et périls.

Après le phare du Petit Minou, la brume s’épaissit et la terre se réfugie derrière un voile fantomatique, exacerbant mon appréhension. Agrippée à la balustrade, j’imagine, plus que je ne la vois, la suite du paysage, Trégana, Portez, le Trez Hir… Heureusement, le rideau nébuleux se lève au moment où nous passons le fort de Bertheaume et je commence à apercevoir le phare Saint-Mathieu. Le large contournement de la pointe nous permet d’admirer l’abbaye, le sémaphore et le mémorial national des marins morts pour la France. La première partie de mon périple s’achève lorsque nous accostons dans le port du Conquet après avoir doublé la pointe Saint-Barbe.

* * *

Mercredi 30 octobre, 9 heures 45, à bord du Fromveur II, entre Le Conquet et Ouessant

À la poupe, un homme d’équipage enroule la touline et l’envoie à terre d’un ample mouvement. Il s’y reprend à deux fois avant que le lamaneur ne parvienne à l’attraper et à haler l’amarre. En assistant à cette manœuvre, comment ne pas penser à l’immense œuvre de Paul Bloas, accrochée au bâtiment du Grand Large dans le port de Brest ?

Observer la foule qui se masse en attendant de pouvoir embarquer ranime mon hésitation : dois-je demeurer sur le pont arrière, au risque de me faire tremper par les grains annoncés par la météo, ou plutôt rentrer m’asseoir à l’abri, tant que je peux me trouver une place près d’un hublot ? Mais je me souviens de ces gamins s’ébattant bruyamment à l’intérieur tout à l’heure et je vois la horde de leurs futurs camarades de jeux qui piaffe d’impatience sur le quai… Je resterai donc dehors aussi longtemps que possible !

Je me retiens pour ne pas avaler une nouvelle gorgée de la potion magique préparée par mes soins ce matin : je connais les caractéristiques de chacun des ingrédients entrant dans sa composition, qualités et défauts. La dose ingurgitée au départ de Brest devrait suffire à calmer modérément mon anxiété jusqu’à l’arrivée à Ouessant. En reprendre signifierait, certes, augmenter l’effet tranquillisant, mais aussi la durée d’action et je présage qu’une fois à destination, j’aurai besoin de toutes mes facultés sans tarder ! J’ai beau chercher à me raisonner, cette traversée à venir m’angoisse au plus haut point ! Pour la première étape, de Brest au Conquet, la côte n’était jamais très éloignée. Mais maintenant…

La passerelle est installée et les voyageurs envahissent peu à peu le Fromveur II. Nous sommes en pleine période des vacances de la Toussaint et je remarque beaucoup de familles avec enfants ainsi que plusieurs personnes transportant plantes et bouquets pour fleurir les tombes de leurs proches.

Le conseil de Michel me revient à l’esprit et j’abandonne mon bastingage pour attraper celui de bâbord, les différentes îles et îlots que nous croiserons dorénavant se situant sur ce côté du bateau. Aussi peu amateur de navigation que moi, mon compagnon m’a recommandé d’accrocher mon regard sur un point fixe au loin, le plus souvent possible. Le dernier voyageur monté à bord, la grue dépose la passerelle sur le quai et les amarres sont larguées.

Marche arrière, demi-tour, le Fromveur II se dirige vers Molène par un large détour pour éviter les hauts-fonds. Les jointures de mes doigts blanchies à force de serrer la barre métallique, j’aperçois d’abord Béniguet, île inhabitée depuis le milieu du vingtième siècle. Puis vient Quéménès, avec ses deux occupants employés par le Conservatoire du littoral pour y tenir la ferme bio et autonome en énergie qui s’y trouve. Tout autour, plusieurs îlots, minuscule bouts de terre émergés dont je tente de retrouver le nom, accaparant mon esprit ailleurs que sur le balancement lancinant du bateau : Morgol, Litiry et Lédénez Quéménès. La remontée des souvenirs associée à chaque île me détourne de mon malaise ! Voilà l’île de Trielen, traînant derrière elle une sale histoire de centre de rééducation, et l’île aux Chrétiens, la dernière avant d’atteindre Molène, où se fait le déchargement rapide d’une petite partie des passagers et de quelques containers.

Le trajet jusqu’au port du Stiff sera beaucoup plus court, même s’il nous faut franchir le courant violent du Fromveur, mais comment ne pas faire confiance au capitaine de ce bateau, qui le traverse à plusieurs reprises chaque jour ?

Nouvelle manœuvre, marche arrière et demi-tour, effectuée de main de maître pour reprendre la route maritime vers ma destination. Je me relance à la recherche de points d’accroche pour y fixer mon regard : Balanec, également utilisée comme centre de rééducation il y a plus d’un demi-siècle, puis Bannec. Alors qu’Ouessant se dresse en face de nous, plusieurs dauphins nous escortent pour la fin de notre périple, apparaissant parfois en élégants bondissements de part et d’autre du Fromveur II, à la grande joie des enfants.

Mais un déluge soudain nous arrose, m’obligeant à lâcher la balustrade pour aller m’abriter. Je remercie in petto la prévenance de mon compagnon de m’avoir suggéré d’emporter chapeau et cape de pluie dans mon petit sac à dos…

* * *

Mercredi 30 octobre, 11 heures 30, port du Stiff, Ouessant

Je pose enfin le pied sur la rassurante stabilité du débarcadère et ma confiance ressort aussitôt de la cachette où elle s’était terrée durant toute la traversée. Pressée, je peste en sourdine d’être contrainte d’emprunter l’escalier qui mène au niveau supérieur du quai et de devoir accomplir ce détour sous une pluie battante pour rejoindre le parking, et surtout les locations de vélo. Hier soir, en étudiant les différentes possibilités avec Michel, la bicyclette nous est apparue comme le moyen le plus rapide pour gagner le village de Kerzonkou et la maison d’Eusaline. En pénétrant dans l’entrepôt qui annonce un grand choix de deux-roues, je croise un couple dégoulinant qui court vers le minibus partant pour le bourg de Lampaul. Accoudé au comptoir, un homme souriant me reçoit :

— Je parie que, vous aussi, vous êtes venue annuler votre réservation…

— Perdu ! Je n’en avais pas et, au contraire, je désire vous louer un vélo pour tout de suite.

Il me jauge du regard, s’interrogeant sur ma sincérité, mais la vue de mon chéquier et de ma carte d’identité le rassure immédiatement. Nous remplissons sans tarder les formalités. Par chance, je pourrai disposer de l’un des deux VAE* initialement destinés aux personnes qui partaient à mon arrivée. Après une rapide explication du fonctionnement de l’engin, je prends la route, m’habituant à l’utilisation de l’assistance, bienvenue pour gravir la côte du port du Stiff sans trop peiner. Le grand nombre de voitures garées le long de la D81 m’impressionne : je ne me rappelais pas une telle profusion d’automobiles, mais ma dernière visite remonte bien loin ! Tout en pédalant, je tente de retrouver la date de mon précédent passage ici. Elle se situe bien avant l’affaire brestoise** qui m’obligea à m’exiler pour quelque temps hors de la cité du Ponant. Donc au moins sept ans ! Quelques moutons blancs s’immiscent sur la chaussée et je ralentis pour les éviter, espérant qu’aucun ne soit heurté par un véhicule. La pluie réduit considérablement la visibilité. Toutefois, je ne doute pas que les Ouessantins soient habitués aux intrusions ovines sur le bitume.

Je passe devant le bar-restaurant “Chez Jacky”, mon point de repère pour quitter l’étroite départementale qui traverse l’île d’est en ouest, et emprunte alors une voie encore plus exiguë, laissant à ma gauche le fort Saint-Michel, perché sur son éminence. Une route part sur la droite, mais n’étant pas certaine de l’itinéraire, je m’arrête sur le côté et sors avec difficulté le petit plan tracé à la hâte hier soir, en essayant de ne pas trop le mouiller. Mes précédents séjours à Ouessant m’ont appris que, pour se diriger, il ne faut absolument pas compter sur les rares panneaux, à moins de vouloir se rendre en des lieux très touristiques, comme le Musée des Phares et Balises et à l’époque, Eusaline me guidait.

Je mémorise l’itinéraire et repars, l’esprit travaillé par une très étrange impression, sans parvenir à la définir. Je prends à droite où la voie se courbe en un court virage, ensuite tout droit ou presque, puis encore à droite et tout de suite à gauche. Devant moi apparaît enfin le petit groupe d’habitations qui compose le village de Kerzonkou ; sur l’île, dès que l’on dépasse les deux maisons, on forme un village ! Eusaline occupe la dernière demeure, légèrement à l’écart des autres, à l’endroit où la route se transforme en un chemin de terre. Un vélo est rangé sous l’appentis, elle devrait donc logiquement se trouver chez elle.

Je pose le pied à terre et comprends brutalement la cause de mon malaise : je ne ressens rien ! Toutefois, je n’ai pas le temps de m’appesantir sur cette bizarrerie ; je suis venue pour une raison différente, et mon inquiétude sur l’état de mon amie me taraude de plus en plus. Devant la porte, j’hésite quelques secondes… Par acquit de conscience, je frappe, mais n’entends aucun bruit à l’intérieur. Avec précaution, je manipule la poignée pour ouvrir. Les volets étant clos, la pièce est plongée dans l’obscurité, mais l’odeur du sang séché me saisit immédiatement ! Sans plus de ménagement, j’avance de deux pas et découvre l’horrible spectacle ! Inutile de vérifier, la lividité du visage d’Eusaline et ses yeux grands ouverts suffisent à déterminer qu’il n’y a plus rien à faire pour elle. Marche arrière, je ressors et, prenant de nouveau garde aux empreintes digitales, je tire la porte.

La pluie tombe toujours aussi dru, alors je me mets à l’abri de l’auvent pour extraire mon téléphone de sous ma cape transparente. Dans mes contacts, je sélectionne le numéro de la lieutenante Laurence Rousseau !

* Vélo à Assistance Électrique.

** Voir Cavale à Brest, même collection.

II

Mercredi 30 octobre, 12 heures 15, maison d’Eusaline, Kerzonkou, Ouessant

Mon officière de gendarmerie préférée m’ordonne d’attendre sur place l’arrivée des autorités. Protégée de la pluie par le toit de l’appentis, j’exploite cette pause imposée pour me déchausser et entrer en contact direct avec le sol. Mais, comme je le craignais, ce test ne fait que confirmer mon impression première : je ne perçois absolument rien, sinon les sensations normales que tout un chacun peut ressentir en faisant comme moi, la fraîcheur et l’humidité du terrain, les aspérités des gravillons… Je profite d’une accalmie pour quitter mon refuge et pour marcher pieds nus aux alentours. Entre la maison d’Eusaline et celle de son plus proche voisin, une chèvre broute l’herbe verte du pré, retenue par une longue corde. L’animal me regarde venir avec curiosité et bêle mollement lorsque je le caresse, observant mes mains d’un air intéressé. Devinant ce qui pourrait lui plaire, je sors une pomme de ma besace, la coupe en deux d’un tour de main et lui en donne la moitié. Immédiatement, une congénère, demeurée jusqu’alors à couvert sous un petit abri, nous rejoint pour réclamer sa part. Le reste de mon fruit y passe, et je complète ce festin en partageant entre elles la banane que j’avais également emportée. La pluie se remettant à tomber, nous regagnons toutes trois nos refuges respectifs. Malheureusement, mes cadeaux aux biquettes ouessantines ne m’ont pas rendu mes pouvoirs de perception pour autant. Perturbée, je déplore de ne trouver nulle place où m’asseoir pour réfléchir à tout ceci : le meurtre d’Eusaline, son appel téléphonique mystérieux et la disparition de mes dons de voyance et de communication avec la terre…

L’avalanche de souvenirs d’Eusaline et l’accablement me font courber l’échine… Après m’être débarrassée de ma cape de pluie, je m’assois à même le sol, replie mes jambes et pose mon menton sur mes genoux, laissant libre cours à mes larmes. Surprise par la chaleur de ces tristes gouttelettes qui s’écoulent sur mes cous-de-pied, je réalise qu’il y a des années que je n’ai pas ainsi pleuré, sans doute pour conserver auprès des autres une image de femme forte que m’impose mon statut de sorcerez… Ici, qu’importe ! Je ne suis pour l’instant qu’une proche de la victime, sans distinction particulière. Même si Eusaline et moi n’avions plus que des contacts très distants, elle reste tout de même en ma mémoire comme l’une de mes élèves à qui j’ai transmis le maximum de mes connaissances. Bien qu’avec elle, les choses n’ont pas dérapé comme cela m’arrive souvent, cela n’en réduit pas notre attachement réciproque pour autant. Des épisodes me reviennent à l’esprit, des fous rires et des incompréhensions, des soupirs et des interversions, des potions ratées, des traductions hasardeuses, mais, toujours, elle admettait ses fautes et repartait sans faillir une seconde fois.

Comme souvent, lorsqu’un proche disparaît, vient le temps des reproches : que ne l’ai-je visitée plus tôt, ou proposé de passer me voir ? Rien qu’un petit coup de téléphone, histoire de m’enquérir de sa santé, prendre de ses nouvelles. La vie est ainsi faite, on s’éloigne et l’on s’oublie, loin des yeux, loin du cœur… Ouessant n’est pas si distante que cela, si ce n’était cette maudite traversée, obligatoire… Quelle idiote j’ai été ! Et maintenant, il est trop tard, comme le chantait si bien Georges Moustaki.

L’arrivée d’un véhicule marqué « Police municipale » interrompt mes questionnements. En sortent une femme – dont l’inscription sur l’uniforme précise qu’il s’agit de la garde champêtre – et un homme aux cheveux gris clair, que je reconnais comme étant le maire d’Ouessant. Je vais à leur rencontre et leur dépeins le spectacle à l’intérieur :

— Vous n’avez pas effacé les empreintes digitales sur la poignée au moins ? me demande la policière municipale.

Je la rassure, décrivant par le geste ma manière de procéder, générant un froncement de sourcils chez l’interrogatrice :

— Et vous vous êtes permis d’entrer sans qu’elle vous y ait autorisée ?

Je montre l’appentis :

— Je la savais présente, à cause de son vélo. Et avec cette pluie, je n’imaginais pas qu’elle soit sortie se promener.

La garde champêtre s’apprêtait à me poser une nouvelle question lorsque le maire intervient :

— Le capitaine Cassini de la BR* brestoise m’a contacté pour me prévenir qu’il a commandé l’hélicoptère afin de transporter une équipe de techniciens et plusieurs gendarmes. Malheureusement, il n’est pas encore parvenu à joindre le procureur ou son substitut, pour le constat de décès. Vous connaissez personnellement Cassini ? Je n’imaginais pas qu’ils mettent tout en branle sans même attendre notre confirmation. Cet appel aurait pu n’être qu’une très mauvaise farce !

— J’ai plusieurs fois eu affaire à la lieutenante Rousseau, subordonnée directe du capitaine, et elle me porte une totale confiance. Elle a su convaincre son supérieur d’opérer immédiatement. Toutefois, si vous souhaitez constater les faits par vous-même… Je m’écarte pour leur laisser le passage, mais l’air horrifié de mes auditeurs tient lieu de réponse, ils préfèrent m’accorder créance plutôt que d’assister à ce macabre spectacle. Le maire reprend son explication :

— J’ai ordonné aux employés de préparer une camionnette pour conduire tout le monde ici dès leur atterrissage à l’héliport de la Duchesse Anne… C’est l’un des hôtels situés dans le bourg de Lampaul, se croit-il obligé de préciser, incertain de ma connaissance de l’île.

Je le remercie d’un hochement de tête. Mais l’agente chargée de la police municipale reste dubitative :

— Je ne me souviens pas de vous avoir déjà croisée à Ouessant. Vous êtes venue uniquement pour visiter madame…

— Madame Eusaline Pratt, complète immédiatement le premier édile.

J’acquiesce, me demandant comment je vais maintenant pouvoir expliquer ma présence ici. Inutile de mentir à Laurence, elle connaît mes pouvoirs… Du moins ceux dont je disposais encore hier soir. Mais il lui sera nécessaire de rédiger quelques rapports à destination de ses supérieurs et dans ceux-ci, impossible de mentionner cette tache noire que j’ai vue en écoutant le message d’Eusaline. Le téléphone portable du maire sonne, il s’écarte légèrement pour répondre et revient nous informer :

— L’hélicoptère a atterri. Le temps de charger la camionnette, ils arriveront dans une dizaine de minutes !

* * *

La pluie a repris son ardent battage lorsque la camionnette blanche se range derrière la voiture de la garde champêtre. Une petite Renault Clio bleue la talonne. Au volant, Sébastien Jodoin conduit Laurence, un deuxième gendarme que je n’ai jamais rencontré et le médecin légiste. Descendant du premier véhicule, les TIC** grimacent en nous voyant installés sous l’appentis :

— Ils vont nous tirer les oreilles parce qu’on a effacé d’éventuelles empreintes de l’assassin…

Ne percevant pas immédiatement l’ironie de ma remarque, l’élu montre le ciel et l’eau qui tombe à seaux avant de sourire :

— Je tâcherai de nous faire excuser ! Cette dame est donc l’officière que vous connaissez ?

Arrivant, mon amie tend la main au premier édile :

— Lieutenante Rousseau ! Bonjour, Monsieur le maire. Je dois m’entretenir avec madame Marzin pour lui demander de me préciser quelques détails avant d’autoriser les techniciens à effectuer les prélèvements.

Nous profitons d’une nouvelle interruption de la pluie pour nous écarter. Question immédiate et agacée de l’enquêtrice :

— Que fiches-tu ici ? J’espère que ce n’est pas encore un truc…

Mais son regard se trouble en m’observant, et je comprends alors : depuis que j’ai débarqué sur l’île, je n’ai pas remis mes lunettes aux verres fumées, moyen efficace de cacher l’étrange coloration qui affecte d’ordinaire mes iris. Et Laurence vient de remarquer le calme inhabituel de mes yeux.

— Tu as un problème ? C’est en liaison avec…

Son doigt montre la porte de la maison devant laquelle attendent les TIC, maintenant en tenue de travail. Je la rassure sans tarder :

— Aucun rapport, du moins à ma connaissance. J’ai fait très attention à ne pas laisser d’empreintes digitales sur la poignée. Par contre, je me suis avancée de deux pas à l’intérieur, vous trouverez donc les traces de mes semelles au sol.

L’air très inquiet, elle m’abandonne quelques instants pour répéter mes remarques aux techniciens avant de revenir :

— Tu m’expliques ce que tu fabriques ici ?

Je lui relate alors les conditions de la veille :

— Nous sommes rentrés assez tard de notre balade en forêt, ensuite nous nous sommes réchauffés mutuellement sous la douche, puis j’ai rangé ma cueillette pendant que Michel préparait le repas. Il était environ 23 heures lorsque j’ai consulté le message. Toutefois, avec le changement d’heure du week-end dernier, je n’ai pas encore recouvré tous mes repères temporels.

Regardant pensivement les longues surfaces vertes et brunes des landes aux alentours, la lieutenante réfléchit à voix haute :

— Tu as donc pressenti qu’un malheur allait survenir à ta… collègue ?

J’adresse un petit sourire en coin à l’enquêtrice :

— Tu as bien deviné. Eusaline était la sorcerez d’Ouessant, et j’ai été l’une de ses kelennerezed !

Les sourcils de Laurence se dressent, cherchant à déchiffrer le sens de ce mot. L’arrivée d’un TIC interrompt notre conversation. L’homme me regarde d’un air inquiet, mais, d’un geste, la lieutenante lui intime de s’exprimer :

— Le légiste est entré pour confirmer le décès de la victime. À vue de nez, il estime qu’il s’est produit hier soir. Nous poursuivons les relevés avant qu’il ne déplace le cadavre pour plus de précisions.

L’enquêtrice remercie le technicien pour ce rapport rapide. J’attends qu’il se soit éloigné pour expliquer :

— Une kelennerez est une professeure, une formatrice. Être sorcerez ne s’improvise pas, et les grimoires ne se décryptent pas comme ça, les lire et les interpréter correctement nécessite un apprentissage…

Je stoppe net en pensant aux hommes qui inspectent chaque recoin de la demeure d’Eusaline. Ils vont forcément tomber sur ses ouvrages ésotériques !

Laurence comprend mon inquiétude :

— Si ta collègue les a bien rangés sur ses étagères, les tech’ ne devraient normalement pas emporter ses livres de cuisine, d’autant plus que l’équipe prendra l’hélicoptère pour retourner à Brest. Ils éviteront de se charger trop lourdement… Alors, que disait le message laissé par la victime ?

Je sors mon téléphone pour lui faire écouter les deux phrases : « Ils sont revenus, avec les mêmes intentions qu’à l’époque. Tu dois venir, rapidement ! »

— Sais-tu de qui elle parle, et à quoi correspondent ces « intentions » qu’elle mentionne ?

Je hoche la tête négativement :

— Non, impossible de trouver à qui elle fait référence.

— Serait-il envisageable qu’elle se soit trompée de numéro ? demande Laurence, l’air embarrassé.

Je hausse les épaules :

— Eusaline et moi ne nous voyions que sporadiquement, lors de ses passages à Brest quand elle avait besoin d’ingrédients qui ne poussent pas sur l’île. Mais elle n’était pas venue depuis longtemps, bien avant que je m’installe à Plougourvest avec Michel…

Malgré mon récent épisode de larmes, je me retiens bêtement d’ajouter les moult détails qui me reviennent maintenant en mémoire, considérant, certainement à juste titre, que ceux-ci ne sont d’aucun intérêt pour l’investigation. Je ne parle donc que d’une amitié distante, les vœux à la nouvelle année et quelques appels téléphoniques, de plus en plus rares. La lieutenante hésite à sortir son carnet pour noter ces informations, sans doute par peur de me vexer en pratiquant comme avec un simple témoin.

— Et toi, de quand date ton dernier séjour ici ?

— Idem, il remonte à une petite dizaine d’années. Même si les paysages exceptionnels d’Ouessant valent le coup, je ne suis pas friande de la traversée en bateau, et n’utilise ce moyen de transport que si c’est vraiment nécessaire, comme aujourd’hui.

À l’autre bout de la cour, les TIC invitent le légiste à entrer de nouveau. Les relevés à proximité du corps sont terminés, l’homme de l’art médical peut maintenant pratiquer un examen préliminaire à l’autopsie, qu’il réalisera au plus tôt à l’IML*** brestois de la Cavale Blanche. Laurence grimace :

— Je dois prévenir ses proches ! Avait-elle de la famille sur l’île ?

— Ses parents sont décédés il y a assez longtemps et elle était fille unique. Ensuite…

La durée de ma réflexion surprend mon amie qui me regarde, inquiète. Enfin, je réagis :

— Un fils… que je n’ai jamais rencontré. Je ne me souviens plus de son prénom, et je ne connais rien de l’histoire associée à cet enfant, mais je l’imagine très triste…

Laurence s’étonne :

— Pourtant, si tu as été sa kelerné…

— Kelennerez…

— Oui, sa formatrice donc, et surtout avec tes…

Mon hochement de tête négatif interrompt mon amie dans ses conjectures :

— Eusaline ne voulait pas que je sache ! Dans certains cas, je peux retenir mes pouvoirs pour ne pas voir ce que l’on désire absolument me cacher. Elle souhaitait garder ce secret, j’ai par conséquent respecté sa volonté ! Mais je ne doute pas que tu trouveras rapidement la réponse à cette question.

Le légiste ressort et se dirige directement vers l’officière de gendarmerie. Attendant que le médecin rapporte ses premières constatations, je retourne caresser les chèvres qui suivent, intriguées, le va-et-vient devant la maison d’Eusaline. La pluie se remettant à tomber, j’accompagne les biquettes jusque sous leur abri, observant de loin les techniciens qui referment consciencieusement leurs containers remplis d’échantillons et de relevés d’empreintes avant de les transporter dans la camionnette. Laurence me rejoint pour me résumer le compte rendu :

— Décès hier soir, entre 22 heures et minuit, dû à de nombreux coups de couteau, vraisemblablement avec une lame longue et fine, bien aiguisée. L’assassin s’est acharné !