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Interruption des travaux ! Creuser son jardin pour construire les fondations d’un abri peut révéler bien des surprises. Malheureusement pour Antoine Delmont, il ne tomba pas sur un trésor, mais sur un cadavre à l’identité inconnu, enterré là depuis plusieurs années.
L’unité de police judiciaire de Morlaix est chargée de l’enquête. Mais le temps a effacé presque tous les indices. Comment faire sortir cette dépouille mortelle de l’anonymat ? Et comment démasquer son assassin ?
Maelyne voit dans cette macabre découverte l’occasion de se réconcilier avec son amie Chantelle. Même si elle demeure réticente à cette assistance ésotérique, la capitaine Duquesne n’aura pas trop de ce duo de sorcerezed pour l’aider au long des ruelles sinueuses de la cité du viaduc. La SDEP accueille une nouvelle enquêtrice…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Brestois depuis trente ans,
Jean-Michel Arnaud a quitté la région parisienne pour exercer son métier d’ingénieur en informatique dans la cité du Ponant. Il est bassiste dans le groupe My Bones Cooking qui « joue du rock, mais pas que ». Depuis 2013, il écrit dans la collection Enquêtes & Suspense des romans policiers se déroulant dans le Finistère. Il est également membre du collectif d’auteurs “L’Assassin Habite Dans le 29”.
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Pour ce livre particulier, je séparerai les remerciements en deux groupes, en commençant par celui de mes collègues écrivains de la maison d’édition Alain Bargain, avec en première place Jean-Louis Kerguillec qui m’a autorisé à utiliser ses personnages pour cette enquête menée sur “ses” terres morlaisiennes. Ainsi, Monique Duquesne, Joana Mélion et Didier Legendre ont pour un temps abandonné les livres de Jean-Louis pour s’incruster dans le mien, emportant avec eux leur imaginaire du commissariat de la rue du Mur et sa substitute du procureur Ghyslaine Dincuff. Merci aussi à Jean-Louis pour ses relectures attentives et ses remarques pertinentes que j’espère avoir correctement suivies. Merci également à Bernard Enjolras qui m’a permis de glisser une référence à son commandant Forisse et à l’affaire de Saint-Thégonnec à laquelle il participe. Je remercie Michel Courat pour ses conseils, même si je ne suis pas parvenu à faire apparaître LSD dans cette affaire. Et je n’oublie pas Bernard Larhant et Barbara, pour leur aide dans les traductions…
Viennent ensuite mes relecteurs réguliers ; Élyse, mon épouse, qui surveille aussi bien le fond que la forme, Guillaume, que je suis désolé d’avoir perdu dans les méandres ésotériques de mon histoire, mais grâce à qui j’ai tout de même pu un peu redresser la barre quant à la procédure policière, et enfin Matthieu, toujours aussi efficace dans la détection d’incohérences ou de flou pas assez artistique à rendre plus net.
À tous, un grand merci !
Début de matinée du mercredi 3 mai 2023 – Maison de Maelyne – Rampe du Créou, Morlaix
Juché sur son VTT, le jeune homme adresse un petit geste d’au revoir en passant devant la femme qui se retient de justesse de lui rendre son salut, restant l’épaule appuyée contre le montant du portail. Elle sait pertinemment que son visiteur n’attendait pas de retour à son signe de politesse. D’ailleurs, il a déjà disparu, avalé par les méandres de la rampe du Créou. Ses jambes robustes lui feront atteindre sa destination dans une dizaine de minutes. Malgré les fortes dénivelées qui agrémentent les rues morlaisiennes, le vélo demeure son moyen de locomotion préféré pour les déplacements intra-muros, beaucoup plus discret que la moto de petite cylindrée qu’il utilise s’il doit s’éloigner de la ville. Mais de passer du Léon au Trégor demande une vigoureuse musculature et un bon coup de pédale.
Se sachant seule et hors de portée des regards du voisinage, Maelyne s’autorise enfin un sourire. Longtemps, elle a dû se retenir, considérant avoir déjà trop décontenancé Bastien par son comportement inhabituel. Elle d’ordinaire si laconique s’est subitement découvert une éloquence nouvelle. Elle a ressenti l’étonnement de son interlocuteur. Que s’est-il donc passé ? Pourquoi cette idée saugrenue s’est-elle soudain imposée à son esprit, si perturbante qu’elle n’a pu s’empêcher de l’exposer avec quantité de détails, improvisant un début de plan complexe ?
Dans son dos, un long grincement aigu la fait se retourner. Un TGV s’engage sur le haut viaduc ferroviaire, prenant son essor pour s’élancer en direction de la capitale. Qui sont ses occupants ? Des travailleurs ou des voyageurs, s’en allant ailleurs, pour un meilleur… Depuis combien d’années n’a-t-elle pas quitté la Bretagne ? Si son projet aboutit, elle se promet de partir ! Durée et destination importent peu, elle mettra les voiles, au moins pour quelque temps…
Un rai de soleil se glisse entre deux nuages, venant frapper la manche noire de sa sae teñval*. De s’être appuyée au bois du portail l’a salie, alors Maelyne frotte doucement le tissu épais pour chasser les particules blanchâtres qui le souillent. Encore une preuve de son brusque laisser-aller. Elle porte depuis toujours une grande attention à sa tenue de cérémonie, héritage familial remontant au moins à trois générations, une robe lourde, d’une noirceur si intense qu’elle semble absorber toutes les couleurs environnantes. Jamais à ce jour elle ne s’est permis de recevoir sa clientèle accoutrée d’une autre manière. Mais pour les jours à venir, il va lui falloir adopter un habillement plus adapté, et aussi… Elle relève le bas de sa robe pour découvrir ses pieds nus. Leur blancheur contraste avec le gris sombre du goudron de la chaussée. Une visite chez un marchand de chaussures s’impose également ! Une grimace d’appréhension vient remplacer son sourire. Non, pas de contact direct ! La grande surface qu’elle fréquente parfois vend aussi ce genre d’article, cela fera amplement l’affaire.
Nouveau grincement, un TER ralentit à l’entrée du viaduc. Celui-ci rentre à Brest. S’arrêtera-t-il à Landivisiau ? Elle espère avoir assez bien indiqué le chemin jusqu’au corps de ferme de Plougourvest à Bastien. Il lui a promis de s’y rendre dès ce soir, après son travail !
* * *
Début de soirée du mercredi 3 mai 2023 – Maison de Michel et Chantelle – Plougourvest
Michel ne s’étonne pas en entendant la moto pénétrer dans la cour de son corps de ferme. Toute la journée, il a ressenti la déstabilisation de sa compagne. Il a bien sûr supposé qu’elle s’attendait à quelque chose, mais sans pouvoir déterminer quoi. Toutefois, l’écrivain ne s’est pas affolé de ce comportement, n’ayant décelé aucune trace d’inquiétude, mais seulement une forte irrésolution. À plusieurs reprises, lors d’échanges de regards, elle a simplement répondu en haussant les épaules, ce qu’il a traduit en « Je pressens que quelque chose d’inhabituel va se produire, mais il n’y a aucun danger ! » Il a compris l’inutilité de chercher à lui en faire dire davantage, car elle ne savait pas plus que lui en quoi consisterait cette « chose inhabituelle ». Ce bruit de moteur prélude la solution de l’énigme. Ils n’ont aucun motard dans leurs relations, hormis Morrigane, mais celle-ci chevauche des engins d’une cylindrée bien supérieure à celle de ce deux-roues. Cette visite tardive correspond donc à l’événement mystère attendu depuis le matin. D’un petit mouvement de tête, Chantelle lui demande de s’occuper de l’accueil de l’arrivant alors qu’elle va rapidement s’apprêter dans la salle de bains. On a beau être sorcerez, on n’en reste pas moins une femme !
Abandonnant sa préparation du repas, Michel ouvre la porte. Devant lui se tient un grand jeune homme qui le dépasse de quelques centimètres, l’air embarrassé. Peut-être n’escomptait-il pas tomber sur un individu affublé d’un tablier de cuisine, une spatule en bois à la main. Mais le sourire du marmiton le rassure aussitôt.
— Entrez ! Chantelle arrive, car je suppose que c’est elle que vous êtes venu voir…
Tortillements et affichage d’une moue gênée, le visiteur ne sait pas s’il doit répondre et s’expliquer ou rester muet en attendant la destinataire de sa dépêche. Avec précaution, il s’avance à l’intérieur de la grande pièce de vie du corps de ferme. S’excusant, son hôte retourne à sa casserole pour surveiller la cuisson de sa préparation. Une porte s’ouvre en fond de salle, laissant apparaître une femme dont le jeune homme ne parvient pas à déterminer l’âge. Quadragénaire, quinquagénaire, ou plus ? Il note immédiatement les similitudes avec Maelyne : comme la Morlaisienne, la Plougourvestoise reste pieds nus sur le carrelage frais, et ses yeux affichent les mêmes folles irisations, rendant impossible la définition de leur couleur. Plus petite, mais pas moins agréable à contempler. En revanche, celle-ci est souriante, sans retenue. Elle lance un regard appréciateur à l’arrivant.
— Hum, Maelyne s’est trouvé un charmant émissaire. Que viens-tu donc me mander, noble messager ?
Décontenancé, Bastien ne sait comment réagir. Il ne remarque pas le froncement de sourcils de Michel, qui s’inquiète en entendant le prénom prononcé par sa compagne. Mais le cuisinier se reprend rapidement.
— Je suppose que vous avez des choses à raconter. Ce sera plus agréable en étant confortablement installé. Asseyez-vous ! Puis-je vous servir quelque chose ?
— Prépare-nous un de tes délicieux jus de fruits, répond Chantelle avant que l’interrogé ne puisse refuser la proposition. Notre plénipotentiaire est un garçon très sage, il boit très peu, et uniquement le samedi.
Elle montre le fauteuil et va se mettre sur le canapé, ramenant ses jambes sous elle. Après avoir pris place, le visiteur se lance, des bribes d’hésitation s’entortillant dans le flux de sa voix alors qu’il désigne l’exemplaire du Télégramme abandonné sur la table basse.
— Voilà… Je m’appelle Bastien Binet. Avec ma famille, nous habitons une maison proche de l’endroit dont on parle là-dedans…
Chantelle ne prend pas la peine de consulter le journal qui affiche en gros titre « Morlaix, un squelette découvert dans un jardin ! »
* « Robe sombre », en breton.
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Au long de la rue Maréchal-Foch, Morlaix
Un quartier pavillonnaire, comme on en trouve partout. Telles sont les pensées de Michel en cheminant main dans la main avec Chantelle dans la rue Maréchal-Foch. Une pente bien marquée, au pourcentage qu’il estime avoisiner les sept pour cent, une élévation nécessitant de bons mollets pour les cyclistes et les marcheurs, sans toutefois se révéler insurmontable. La verdure est omniprésente. Passé le bas de la voie, où plusieurs maisons donnent droit sur la chaussée, les demeures suivantes s’entourent de jardins plus ou moins luxuriants, certains n’hésitant pas à déborder sur le trottoir. Une tache dans le paysage, le kaki peu sexy du transformateur électrique, étonnamment non tagué, accompagné de deux bornes de collecte de recyclables qui montent la garde sur un minuscule parking sis au bout de la petite résidence venue remplacer le groupe scolaire Troudousten, quatre ou cinq ans plus tôt. La sorcerez ralentit, lui indiquant discrètement une habitation sur la gauche. Il devine qu’il s’agit de celle de leur visiteur tardif de la veille.
Ce matin, Chantelle a décidé de se rendre sur les lieux de la macabre découverte. Son compagnon n’a pas essayé de l’en dissuader. Pourtant, l’article du journal stipule que l’affaire a été confiée à l’unité de police judiciaire de Morlaix. Elle ne pourra donc pas s’immiscer dans leurs recherches, comme elle aime à le faire lorsque le capitaine Adrien Le Gac, de la PJ brestoise, ou la lieutenante de gendarmerie Laurence Rousseau sont chargés des investigations. Toutefois, Michel ne s’inquiète pas pour la détective de son cœur. Celle-ci saura trouver un accroc dans le tissu pour mêler son fil à la trame de l’enquête officielle.
« Le terrain au coin de la rue, en face de chez nous », voilà l’endroit indiqué par Bastien. À partir d’ici, à tribord, le trottoir s’étrécit trop pour trotter tranquillement. Depuis leur position, on aperçoit les rubalises tirés par la police scientifique et les panneaux masquant leur travail. Une mini-pelleteuse sommeille en silence à côté, la pelle cachée entre ses deux chenilles de pattes. Le jeune homme a raconté que c’est en creusant pour les fondations d’un abri de jardin que les propriétaires sont littéralement tombés sur un os, et même sur plusieurs. Ils auraient sans doute préféré découvrir un coffre au trésor oublié là par quelque corsaire ou pirate. Quoique, dans le coin, on déterre plus souvent un obus destiné au viaduc, qui se serait égaré et qui n’aurait pas éclaté, trop déçu d’avoir manqué son but pourtant imposant*.
Chantelle écrase soudain la main de Michel, faisant tressaillir l’écrivain. Elle a senti l’approche, l’heure des retrouvailles est venue ! Mais elle ne sait pas encore si elle doit s’en réjouir ou s’en inquiéter.
* * *
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Page YouTube Mêle-toi de ce que je regarde ! sur Internet
Le jardin qui s’affiche sur l’écran témoigne d’une longue période d’abandon, par les broussailles hirsutes et opiniâtres persistant en bordure de terrain. Toutefois, on remarque vite les efforts effectués afin de contenir la gabegie végétale, avec un vague défrichement de la zone centrale et, surtout, l’amorce des travaux visible contre le mur de la maison voisine au fond de la parcelle. Ici, une bande rectangulaire a été entièrement mise à nu, laissant apparaître une terre grasse et sombre. Le premier détail hétéroclite dans ce tableau est cet engin de chantier de taille réduite, pétrifié auprès d’un gros tas qu’il a aidé à former. Le second détail consiste en deux panneaux mobiles dressés sur la moitié gauche du parallélépipède, masquant les fouilles pratiquées par une équipe d’individus emballés dans des tenus stériles à la blancheur tachée par cette terre qu’ils s’astreignent à creuser et tamiser, tels des chercheurs d’or. Mais eux sont des chercheurs d’os…
Après quelques secondes silencieuses, une voix se fait entendre. Le timbre laisse deviner une adolescente. Le rythme indique qu’elle n’a que peu de temps à accorder au commentaire de l’image présentée.
— Yo, les potos ! Mon frère m’a autorisée à faire ce flash spécial en lisant la remarque du boloss Andre29 qui m’accuse de mytho quand je raconte que j’habite juste à côté du jardin où on a déterré un squelette. Du coup, sur Mêle-toi de ce que je regarde !, voilà ce que je vois depuis la fenêtre de ma chambre. Les keums en blanc, ce sont les experts comme dans la vieille série à la télé, autrement dit des keufs ! Fin du flash, parce que je vais être à la bourre à Tristan-Corbière. Je dirai que c’est la faute à Andre29 ! Yo, les potos ! C’était Vanessa B. On se retrouve ce soir sur ma chaîne YouTube. Restez connectés !
* * *
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Au long de la rue Maréchal-Foch, Morlaix
Michel regarde avec curiosité la femme qui approche par la rue Maréchal-Foch d’un pas déterminé. Chantelle lui en a tant parlé ces derniers temps ! Mais comment dépeindre quelqu’un que l’on n’a pas vu depuis quarante ans ? Sa compagne a seulement indiqué qu’à l’époque où elles se fréquentaient, Maelyne était très belle, sans davantage de précision. Il peut enfin ajouter quelques détails à cette description. Plutôt grande, le corps fuselé, les cheveux longs aux reflets poivre et sel. La finesse du visage est rehaussée par sa pâleur et par les larges lunettes noires qui dissimulent ses yeux. Il serait agréable si la bouche n’affichait une moue de contrariété acrimonieuse, voire même inquiétante.
L’écrivain se demande si sa présence est la cause de cette grimace. Devinant sa préoccupation, Chantelle le rassure.
— Elle a adopté ce masque depuis très longtemps. Héritage familial ! Elle a suivi l’exemple de sa mère et de sa grand-mère pour qui une sorcière doit faire peur !
Ignorant le gêneur, Maelyne s’arrête devant sa consœur qu’elle surplombe de plus d’une demi-tête. Les deux femmes se dévisagent pendant ce que Michel endure comme une courte éternité. Il en arrive à croire que la tension entre les sorcerezed devient audible tant elle est puissante. Mais constatant qu’il ne s’agit que du zonzonnement d’un véhicule électrique remontant la rue, il se retient de sourire de sa méprise, de peur de s’attirer les foudres de ces paisibles belligérantes.
Enfin, Chantelle se décide à abandonner son mutisme.
— Explique !
L’ordre est asséné sèchement, confirmant que ce court face-à-face n’a pas suffi à enterrer la hache de guerre. En réponse, Maelyne fixe Michel du regard.
Chantelle se mordille les lèvres, s’octroyant quelques secondes de réflexion après lesquelles elle s’adresse à son compagnon.
— OK, mon chéri, je suis au regret de t’annoncer que tu ne pourras pas participer aux recherches pour cette nouvelle affaire, du moins dans un premier temps. Rentre à Plougourvest ! Au besoin, Maelyne me raccompagnera…
Michel ne perd pas son temps à hésiter, car il sait qu’il est inutile de regimber. Leur décision est prise !
Un rapide baiser sur les lèvres de son amante, un petit signe des doigts pour lui demander de le tenir informé par texto, et il tourne le dos au duo de sorcerezed pour retourner à sa voiture.
* * *
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Maison de Maelyne – Rampe du Créou, Morlaix
Après une courte délibération, les deux femmes déterminent qu’il sera plus aisé de discuter en étant confortablement installées. Elles rejoignent donc d’un pas rapide la maison de la Morlaisienne, rampe du Créou. Tout juste arrivée, Maelyne se presse de retirer ses fines tennis en toile pour se masser les pieds.
— La prochaine fois, enfile des socquettes, suggère Chantelle tout en se déchaussant. Cela t’évitera cette sensation de brûlure, surtout avec des chaussures neuves. La vendeuse ne t’a pas conseillée ?
— Je les ai achetées en grande surface, sans même les essayer tellement j’avais honte. Mais je me suis dit qu’il fallait changer d’apparence pour passer un peu plus inaperçue. J’ai voulu jouer à la jeune fille, elles portent toutes cela, mais je n’ai jamais fait attention à ce qu’elles mettent dedans. Je ne suis pas comme toi à regarder les chevilles de ces dimezelled*.
Chantelle sourit doucement, observant maintenant l’intérieur de cette maison où elle n’était pas entrée depuis quatre décennies. Ici, le temps semble s’être arrêté. Rien n’a changé dans la décoration. À peine, remarque-t-on quelques rafraîchissements de la peinture jaunissante. Mais les vieux meubles de bois sombre avalent toujours la lumière de la grande pièce de vie, enténébrant l’espace. Et le lourd rideau rouge, tiré durant les consultations pour séparer le cabinet du reste de la salle, appesantit encore plus l’atmosphère. Autre héritage familial, la sorcière se doit de faire peur et d’officier dans des lieux à l’aspect inquiétant. Mais la sorcerez de Brest et de Plougourvest ne se permet pas de critiquer ce style, étant donné qu’elle a longtemps conservé le même genre de décoration ésotérico-oppressante pour recevoir sa clientèle. Toutefois, elle n’hésitait pas à modifier souvent l’agencement du mobilier et du contenu des étagères supportant diverses babioles étranges, abandonnées là à but uniquement ornemental. Alors qu’ici, elle était prête à parier que rien n’avait bougé depuis plusieurs générations, hormis pour passer le chiffon à poussière. Car si elle excellait dans ses fonctions de sorcière intimidante, Maelyne se distinguait également dans son rôle secondaire de fée du logis. Chantelle se demande si la cuisine et la chambre de son hôtesse sont aussi restées dans leur jus des années quatre-vingt…
— Assieds-toi ! ordonne Maelyne en montrant le lourd siège positionné devant son bureau.
Conservant son sourire, Chantelle secoue négativement la tête.
— Et après, me feras-tu payer le prix de la consultation ? Si tu veux que nous parlions, ce ne sera pas à ton poste de travail.
D’office, elle se dirige vers le coin salon de la pièce et pousse un fauteuil massif pour le mettre en face de la vieille banquette défraîchie, avant de s’installer dedans, les pieds sur l’assise, les bras autour de ses jambes repliées et le menton posé sur ses genoux, attendant que sa collègue la rejoigne. Capitulant, Maelyne vient prendre place à l’endroit indiqué, mais d’une façon beaucoup plus conventionnelle et guindée, les pieds à plat sur le sol et les cuisses sagement serrées. Chantelle lui demande de s’exprimer d’un signe de tête. Alors Maelyne commence par raconter comment elle a fait la connaissance de Bastien. Durant ses études, le jeune homme devait écrire un article sur un sujet libre pour la partie “communication” de sa formation. Ayant par hasard entendu parler de la sorcerez morlaisienne, il a espéré pouvoir l’intégrer dans son papier.
— J’ai bien sûr refusé, en me demandant comment ce godelureau pouvait avoir conçu un tel plan. Mais, de le voir là devant moi, se tortillant sur sa chaise sous mon regard méchant, je l’ai pris en affection, sans que je sache pourquoi. J’ai peut-être été émue par sa naïveté. Trois affirmations m’ont suffi pour lui prouver que je ne suis pas une de ces bohémiennes soi-disant extralucides qu’on trouve dans les fêtes foraines, qui promettent amour et gloire à tous les gogos venant les visiter, ce qui constituait en fait la thématique cachée de son reportage. Je lui ai retourné les sens et l’esprit, au point de lui faire abandonner son intention première. Mais, avant qu’il ne parte, je lui ai proposé de revenir régulièrement, pour discuter, m’aérer les idées et les remettre au goût du jour. Ai-je eu raison de lui demander ?
Chantelle approuve d’un hochement de tête. Depuis qu’elle est entrée dans cette demeure, elle a ressenti toute la vie de son ancienne amie, peuplée de solitude et d’amertume, de questionnements et de refoulements, de retraits et de regrets. Et elle s’en considère comme étant partiellement responsable… Mais Maelyne ne lui laisse pas le temps de s’appesantir sur cette pensée. Elle reprend son explication en revenant rue Foch, avec la maison où habitent Bastien et sa famille d’un côté, le jardin à la macabre découverte de l’autre. En rentrant du travail deux jours plus tôt, le jeune homme a remarqué le déploiement des forces de l’ordre autour du terrain. Un voisin lui a alors rapporté ce que les agents de garde avaient bien voulu lui dire, les os fort probablement humains déterrés par hasard, que ceux-ci devaient être là depuis plusieurs années et que la police scientifique allait avoir des difficultés à établir l’identité de cette victime si son ADN n’était pas enregistré dans leurs fichiers.
— Il m’a avoué avoir secrètement espéré que ce serait le cas, et que cette personne resterait anonyme. Son imagination fertile lui a fait monter un étrange plan dans lequel je mettrais mes pouvoirs en œuvre pour découvrir de qui il s’agit.
— Son imagination ou l’abus de séries policières à la télévision, précise Chantelle. Mais je présume que tu ne t’es toujours pas équipée d’un tel appareil que ta mère considérait comme étant diabolique, déjà à l’époque où il n’y avait pas encore toutes les chaînes aujourd’hui disponibles.
La sorcerez de Plougourvest ne parvient pas à interpréter la grimace qu’elle reçoit en retour de sa remarque. Elle se souvient que Maelyne supporte très mal les reproches, qu’ils soient adressés à sa famille ou à elle-même. Il semble que les années n’aient pas modifié ce comportement. Préférant changer de sujet, Chantelle expose son hypothèse.
— N’ayant jamais eu à enquêter en parallèle de la police, tu t’es dit que nous pourrions nous associer afin de nous glisser dans les investigations de la PJ morlaisienne. Car j’imagine que tu as, d’une façon ou d’une autre, entendu parler des différentes affaires auxquelles j’ai peu ou prou participé.
Toujours sans se départir de sa grimace de mécontentement, Maelyne applaudit silencieusement.
— Bravo ! Tu as parfaitement deviné mes intentions. Je suppose que la précision « d’une façon ou d’une autre » indique que tu me soupçonnes de t’avoir par moments espionnée. Inutile de tergiverser, tu as tout à fait raison ! J’ai vu dans ce sinistre événement l’occasion de rétablir un lien entre nous, sinon d’amitié, au moins de statu quo dans cette triste mésentente qui nous a si longtemps séparées…
Plusieurs sentiments et pensées contradictoires se percutent sous le crâne de Chantelle. Elle se souvient du passé et de cet attachement entre les deux jeunes sorcerezed. Un fil solide, mais qui fut rompu par ce qu’elle considère maintenant être une mauvaise manipulation. « Mésentente », a dit Maelyne. Est-ce pour elle une façon d’admettre qu’elle a refusé d’écouter ce que sa bonne copine lui a conseillé ? Inutile de revenir là-dessus, toutes deux camperont sur leur position, et les étincelles de friction, qui en résulteraient, risqueraient de remettre le feu aux poudres !
— Soit ! J’accepte de collaborer avec toi pour œuvrer à la découverte de la vérité sur cette affaire, mais à une petite condition !
Maelyne fronce les sourcils, se demandant ce que cache cette formulation. Elle craint le piège, mais une courte réflexion lui suffit à reconnaître que, seule, elle aura beaucoup de difficultés à parvenir à ses fins.
— Dis toujours ! propose-t-elle en haussant les épaules, se laissant une sortie de secours si la « petite condition » était insurmontable.
Chantelle se lève pour venir s’agenouiller devant elle, lui attrapant doucement le menton du bout des doigts.
— Il est inutile de chercher à m’impressionner, alors abandonne cette affreuse grimace qui t’enlaidit au possible et redevient la femme dont j’ai admiré la beauté à l’époque où nous étions amies. Et il en sera de même avec Michel si nous devons le faire intervenir dans notre enquête.
Maelyne tente de rester immobile et surtout de réprimer les tremblements qui l’assaillent, tant cette étrange requête et ce contact génèrent d’émotion en elle. Mais la main de Chantelle vient maintenant lui enserrer le bas du visage qu’elle masse délicatement pour y redessiner un sourire trop longtemps oublié.
* * *
Fin de matinée du jeudi 4 mai 2023 – Maison de Michel et Chantelle – Plougourvest
Michel abandonne son bureau, incapable d’aligner trois mots sans tout effacer quelques secondes plus tard. L’inquiétude a coupé les ailes de son inspiration, car une sale intuition taraude ses sens depuis qu’il a laissé Chantelle en compagnie de Maelyne un peu plus tôt dans la matinée. Pourtant, sa sorcière bien-aimée lui a maintes fois affirmé qu’elle ne courrait strictement aucun danger. Mais après ce qui s’était produit à Saint-Renan, pouvait-il toujours lui faire aveuglément confiance ? Surtout que cette Maelyne devait en grande partie être considérée comme responsable de ce drame, même si ce n’est que de façon involontaire…
L’écrivain rejoint sa cuisine, second endroit de la maison où il se plaît à développer sa créativité. Mais après avoir ouvert le réfrigérateur et plusieurs placards, aucune envie ne naît en lui et nul éclair de génie ne vient zébrer le ciel de son palais des arts culinaires. Dépité, il se décide pour des pâtes au jambon. Le menu préféré des enfants difficiles le contentera largement pour son repas en solitaire, car il a la certitude que sa compagne ne reviendra pas déjeuner avec lui. D’ailleurs, la reverra-t-il avant la fin de la journée ? Il réalise maintenant que dix ans de vie commune l’ont rendu capable d’interpréter et de décrypter les signaux ésotériques involontaires émis par la sorcerez de son cœur. Ce matin déjà, elle savait qu’elle rencontrerait Maelyne durant sa promenade à Morlaix, et qu’il ne serait pas convié à leur discussion de retrouvailles.
Quarante ans, une fâcherie sacrément longue ! Tout cela parce que Chantelle avait souhaité veiller au bonheur de son amie qui s’était entichée d’un bellâtre de bonne famille. Pourquoi Maelyne n’a-t-elle jamais voulu faire confiance à sa copine sorcerez en devenir tout comme elle, quand celle-ci affirmait que le trop beau Maxence lui ferait tôt porter des cornes ? Même si elle débutait dans cet art mystérieux, les dons de Chantelle étaient déjà bien développés et un simple contact charnel lui permettait de déterminer l’honnêteté du propriétaire du corps touché. L’élue du cœur de Maelyne n’hésitant pas à égarer ses mains au creux des reins de la meilleure amie de sa promise lorsqu’il l’embrassait pour la saluer, Chantelle a pu se faire une idée sur l’infidélité manifeste du personnage. Plusieurs citations associent l’amour à la cécité, à laquelle s’ajoute parfois la surdité et d’autres pertes de sens. « L’amour rend bête, mais on aime ça… au moins pendant quelque temps », voilà comment Michel avait défini la chose dans Punition amoureuse, l’un de ses ouvrages érotiques – de ceux qu’il a écrits sous le surnom de Double-M – traitant de multiples déviations sexuelles qu’un couple fusionnel aimait s’infliger pour se prouver leur attachement.
Chantelle aurait pu abandonner l’idée de convaincre la fiancée obstinée qu’elle faisait un mauvais choix et de laisser ce mariage de déraison se faire, mais elle craignait la réaction de Maelyne lorsque celle-ci découvrirait les adultères que son époux ne manquerait pas de lui faire subir. Car elle avait depuis toujours remarqué l’extrême irritabilité de la Morlaisienne, prompte à s’emporter si quelque chose ne lui convenait pas. « Le genre d’enchanteresse qui te transforme en crapaud si tu lui marches par accident sur le pied ? » avait proposé Michel en plaisantant, ce à quoi son amante avait répondu par l’affirmative, avant de préciser qu’elle avait heureusement caché la baguette magique de sa trop colérique amie pour éviter ce genre de fâcheux incident. Mais après ces boutades, le ton est redevenu beaucoup plus grave lorsque Chantelle avait indiqué que les sorcerezed de la famille de Maelyne pratiquaient la magie noire depuis plusieurs générations, et que les aïeuls transmettaient systématiquement ce sombre savoir à leur descendant. L’écrivain se souvient du regard troublé de sa compagne quand il lui a demandé si les pouvoirs maléfiques de cette sorcellerie étaient réels ou s’il s’agissait de pures galéjades, ainsi que de sa réplique absconse : « Il y a des choses fausses, mais il y a des choses vraies ! »
Alors, pour éviter un drame probable, Chantelle avait monté un plan avec la complicité d’une jolie femme de sa connaissance qui lui devait un service. Celle-ci n’eut aucun mal à appâter le beau Maxence. Restait ensuite à influencer la destinée pour que Maelyne trouve cette assistante dans le lit de son fiancé. Mais ce ne fut pas un gros problème pour l’intrigante, qui proposa une promenade entre copines. Celle-ci fut fortement raccourcie, la faute en incombant à une panne mécanique survenue comme par hasard à proximité de la propriété familiale. Chantelle avait découvert que le goujat y avait une garçonnière. On frappe à la porte, Maxence apparaît affolé, prétendant une sieste suite à une mauvaise nuit, mais l’acolyte montre le bout de son nez en tenue d’Ève, jouant l’innocente.
Chantelle escomptait n’avoir qu’à consoler son amie en la serrant dans ses bras, mais son plan n’était pas parfait, car Maelyne n’a alors plus rêvé que de vengeance contre son ex-futur époux et sa maîtresse. Connaissant la virulence de la Morlaisienne et craignant surtout pour son assistante, Chantelle préféra se dénoncer et expliqua son stratagème, espérant que cet aveu ne provoquerait qu’une colère passagère. Mais la rancune de Maelyne était tenace, et elle ne répondit plus jamais aux appels ni aux courriers de Chantelle. Et longtemps après, il y a eu l’affaire de Saint-Renan, mais cela, c’est une autre histoire*.
Après en avoir goûté une, Michel sort ses pâtes de l’eau bouillante et prépare son assiette. Mais cela manque trop de couleur, alors il retourne inspecter son réfrigérateur, sachant déjà ce qu’il allait ajouter à son plat pour y trouver des touches de vert et de rouge, et peut-être aussi de jaune… Il imagine les retrouvailles, la colère dans un premier temps, puis l’émotion prend le dessus et elles se serrent l’une l’autre dans les bras pour se consoler. Mais pas plus, car Chantelle lui a affirmé n’avoir jamais été l’amante de Maelyne. Et même s’il s’agit d’une intrigante et d’une sorcerez, Michel la croit !
* * *
Fin de matinée du jeudi 4 mai 2023 – À proximité du commissariat – Rue du Mur, Morlaix
Lorsqu’elles arrivent rue Ange-de-Guernisac, Chantelle remarque la légère grimace sur le visage de Maelyne et en devine immédiatement la cause.
La position encaissée de la ville a contraint ses urbanistes des siècles passés à l’organiser en étages, reliés par moult rampes escarpées, escaliers et rues en lacets. Mieux vaut être bien chaussé pour parcourir la cité du viaduc. Mais sa collègue morlaisienne a tenu à remettre ses tennis aux semelles trop fines sans pouvoir les accompagner de socquettes adaptées, ses tiroirs ne renfermant que de chaudes chaussettes de laine. La longue descente depuis la rampe du Créou lui a encore une fois trop échauffé la plante des pieds. Un court détour par la rue de Brest, une boutique de prêt-à-porter bien achalandée, un achat vite fait et rapidement enfilé dans un coin discret.
Puis, les deux femmes s’engagent dans l’étroite rue du Mur pour rejoindre le commissariat. Vieilles édifications, des pierres d’un autre temps où les normes de constructions n’étaient pas aussi bétonnées qu’aujourd’hui. Tant de sensations s’en échappent que les sorcerezed ne parviennent pas à toutes les ignorer. Elles se retrouvent là assaillies par des époques entières d’amours et de haines, de joies et de peines, d’espoirs et de jalousies, de vérités et d’hypocrisies, toutes ces petites histoires qui se sont déroulées cachées derrière ces vieux murs. Arrivant à proximité du but, Maelyne explique enfin.
— La personne qui doit nous fournir quelques renseignements ne souhaite pas qu’on la rencontre sur son lieu de travail. On doit l’appeler et elle nous rejoindra…
Chantelle observe les alentours, à la recherche d’un endroit où ils pourront discuter tranquillement. Mais remarquant que son amie la regarde avec insistance, elle finit par comprendre. Maelyne n’a pas emporté son téléphone portable, peu habituée aux usages de cet instrument dont elle s’est très récemment équipée pour suivre le conseil du jeune Bastien. Elle sort donc le sien et compose les chiffres dictés.
— Capitaine Duquesne, fait la voix féminine dans le haut-parleur, avec une fermeté mâtinée d’une pincée d’incertitude, légitime lorsqu’un numéro d’appelant non enregistré s’affiche sur l’écran de son smartphone.
Chantelle attend que Maelyne prenne la parole, mais la Morlaisienne restant muette, elle se lance.
— Bonjour, Capitaine. Je suis avec Maelyne, que vous connaissez, et nous aimerions discuter avec vous d’un sujet qui vous préoccupe actuellement…
Longue hésitation. Toutefois, cette étrange présentation n’a fait naître aucune question. La sorcerez devine même des influx de curiosité dans ce silence perdurant. Enfin, l’officière se décide.
— OK, vous voyez le resto “La Saison des Thés”, au coin opposé de la place Allende ? Rendez-vous là-bas dans dix minutes !
* * *
Jeudi 4 mai 2023, heure du déjeuner – Restaurant La Saison des Thés – Grande-Rue, Morlaix
Chantelle remarque immédiatement la femme qui vient d’entrer dans le restaurant. Grande et élancée avec de longs cheveux bruns, cette quadragénaire avancée se targue d’entretenir son corps par une pratique sportive régulière. Lèvres serrées, l’arrivante parcourt les tables du regard. La sorcerez de Plougourvest imagine le trouble qui doit envahir l’esprit de cette enquêtrice ; un étrange rendez-vous avec une personne qu’elle doit connaître en tant que voyante, intrigant et peut-être même inquiétant. Maelyne n’a toutefois fourni aucune information sur la capitaine à sa collègue, petit jeu d’énigmes entre sorcerezed, comme ceux auxquels elles aimaient s’amuser lors de leurs formations en commun. Enfin, l’arrivante s’approche d’elles, affichant clairement son étonnement.
— Madame Maelyne ! Je ne vous reconnaissais pas sans votre robe habituelle…
Elle a hésité sur le terme, se retenant de justesse d’employer le mot “uniforme”. Chantelle en déduit qu’elle a déjà rencontré son amie plusieurs fois, fort probablement à son cabinet de consultation. Mais le changement le plus marquant se situe au niveau du visage, débarrassé de sa grimace inquiétante et égayé d’un très léger maquillage réalisé grâce à l’aide expérimentée de sa collègue. La Morlaisienne en est presque méconnaissable. Maelyne présente rapidement sa “copine du temps des études”. La capitaine s’installe sur la banquette, observant avec fascination les deux paires d’yeux étranges qui la fixent.
— Vous savez quels sont mes dons. À plusieurs reprises, je vous ai prouvé qu’il ne s’agit pas de charlatanisme. J’aimerais les mettre au service de la police pour l’affaire du squelette enterré dans ce jardin…
Monique Duquesne se mord la lèvre supérieure, soupesant sa réponse avant de l’énoncer.
— Si vous souhaitez nous aider à découvrir le coupable, votre proposition arrive un peu trop tard…
Elle ordonne tout d’abord de ne jamais divulguer ce qu’elle raconte, puis elle résume l’état de la procédure. Le matin même, les deux fils de l’ancien propriétaire André Pentrec ont été auditionnés. Ils ont fondé une famille dans les Côtes-d’Armor, l’aîné à Guingamp et le cadet à Saint-Brieuc, loin de la demeure où ils ont grandi. Après la mort de leur mère en 2009, leur père est resté vivre seul à Morlaix. Les enfants ne venaient le voir qu’à de rares occasions, anniversaire ou fête des Pères. Ils ont tous deux constaté une lente dégradation de son état mental.
— L’aîné semblait dire qu’André devenait de plus en plus agressif. Il a plusieurs fois eu peur que son père ne représente un danger au point de nécessiter un enfermement. Ils ont effectué quelques recherches pour une maison spécialisée pouvant l’accueillir, mais ont vite abandonné devant la complexité des démarches. Je crois surtout que c’est le fait de vivre plutôt loin qui les a dissuadés de persister. Ils ont juste tenté de venir le voir un peu plus souvent…
Chantelle perçoit le doute dans la voix de l’enquêtrice. Elle n’est pas persuadée de la véracité de ce qu’elle rapporte. Toutefois, elle poursuit.
— Pour mon collègue, le capitaine Didier Legendre, l’affaire est pliée de ce côté. Dans un accès de démence, le vieux Pentrec a tué et enterré le corps au fond de son jardin…
L’enquêtrice sourit en voyant les moues dubitatives des sorcerezed et acquiesce d’un mouvement de tête.
— Je suis d’accord avec vous, il va un peu vite. Nous aurons des difficultés à récupérer un quelconque indice. André Pentrec est décédé en 2018, sa maison a été vendue en 2020 et le nouveau propriétaire a entièrement retapé l’intérieur ; les murs, les plafonds et les sols, tout y est passé ! On ne retrouvera nulle trace exploitable pour affirmer ou infirmer. L’hypothèse est plausible, mais elle reste une hypothèse.
— Rien que pour faire bisquer ce monsieur Legendre, tu aimerais pouvoir lui prouver qu’il a tort, s’impose Chantelle, optant d’emblée pour le tutoiement. Mais tu n’as pas plus d’indices à décharge que lui n’en a pour accuser. Ce mystérieux rendez-vous proposé par Maelyne t’a donné l’espoir.
Quelques secondes de réflexions se glissent dans la conversation avant que la sorcerez ne reprenne.
— Peut-être que si l’on pouvait interroger directement le principal intéressé…
La capitaine serre la mâchoire, faisant claquer ses dents avant de secouer négativement la tête. Elle refuse de se lancer dans ce genre d’aventure qui risque de lui coûter sa place. Jamais elle n’a avoué à ses collègues de travail qu’elle visite régulièrement une voyante. Et aucun membre de son équipe ne semble prêt à croire aux revenants. Quand bien même ce serait le cas, un témoignage d’outre-tombe n’aurait aucune valeur devant la loi.
— Les choses ne se déroulent pas comme ça ! Vous n’avez aucune connaissance en enquête policière…
Chantelle se penche vers elle, attendant que l’officière approche son oreille pour lui faire une révélation sur un ton de confidence.
— J’ai d’excellentes lettres de recommandation rédigées par ton alter ego Le Gac, de la PJ brestoise, mais il les garde bien cachées au fond d’un tiroir secret. Appelle-le discrètement, en lui disant que celle grâce à qui il a rencontré sa compagne souhaite te donner un coup de main.
Le trouble s’installe dans l’esprit de Monique Duquesne qui préfère se réfugier dans la dégustation de la crêpe que la serveuse vient de déposer devant elle. Elle connaît évidemment le capitaine Adrien Le Gac. Une rumeur persistante raconte que la mère de ses enfants serait médium.
— Pensais-tu à Ruby pour communiquer avec Pentrec ? s’enquiert Maelyne, se posant la même question que l’enquêtrice.
Chantelle hausse une épaule, s’amuse à jouer l’indécision.
— Pas obligatoirement… J’avais quelqu’un d’autre en tête. Sa kelennerez* m’a dit qu’elle était très douée, même si elle débute dans cet art…
* Le bombardement du viaduc de Morlaix a eu lieu le 29 janvier 1943. Il a été mené par les Alliés et a coûté la vie à près de quatre-vingts personnes. Parmi les victimes, on compte trente-neuf enfants et leur institutrice qui se trouvaient à l’école Notre-Dame-de-Lourdes.
* « Demoiselles », en breton.
* Voir Prophétie à Saint-Renan, même collection.
* « Formatrice », en breton.
Début d’après-midi du jeudi 4 mai 2023 – Commissariat – Rue du Mur, Morlaix
La capitaine Duquesne raccroche son téléphone, se titillant la pointe du menton du bout des doigts. Son mari souriait en la voyant faire cela : « Te voilà plongée en pleine réflexion ! » Il avait bien raison. Elle l’imagine qui la surveille d’un œil bienveillant. Par la pensée, elle lui adresse un ordre : « Dis-moi quoi faire plutôt que de te moquer de moi ! » Malheureusement pour elle, l’esprit de Frédéric Duquesne n’a pour l’instant aucune réponse à lui fournir, à moins qu’il n’ait choisi de la laisser décider par elle-même. Déjà, elle a osé appeler son alter ego de Colbert*. À son retour du restaurant, elle a attendu d’être seule avant d’attraper le combiné. Elle espérait presque qu’il ne réponde pas ou qu’il prétende une surcharge de travail pour ne pas pouvoir lui porter secours, mais c’était mal connaître l’officier qui a décroché à la première sonnerie. Monique a tenté de masquer sa requête sérieuse en employant un ton d’amusement et d’incrédulité. « Elle a voulu me faire croire que tu avais déjà profité de ses services un peu particuliers », en sous-entendant qu’elle supposait une mauvaise blague. Mais Le Gac a sans aucun doute deviné le trouble dissimulé derrière la question de la Morlaisienne et il n’a pas adopté la langue de bois pour sa réponse. « Elle dit vrai, et cela sur plusieurs points ! » Toutefois, ce genre de conversation ne pouvait décemment se tenir à distance. Et justement, Adrien avait quelques outils à rapporter à Michel Mabec. Il profitera de son déplacement à Plougourvest pour ensuite pousser jusqu’à Morlaix afin de raconter Chantelle et ses exploits à sa collègue.
Monique Duquesne reste songeuse, se souvenant maintenant de sa première rencontre avec Maelyne, cette étrange femme au regard envoûtant. Plusieurs années auparavant, la capitaine de police judiciaire a préféré quitter la banlieue parisienne pour venir s’installer à la frontière entre le Léon et le Trégor. Elle avait besoin de s’exiler, de changer de cadre et d’ambiance après la mort brutale de son époux. Plusieurs choix s’offraient à elle, certains étaient sans doute beaucoup plus attractifs que celui pour lequel elle avait opté. Mais c’était pour elle l’occasion de retrouver la branche bretonne de sa famille, basée aux environs de Carhaix. L’enquêtrice se rappelle ce repas dominical, sa tante qui lui affirme qu’une sorcerez