Lettres mortes à Lannilis - Jean-Michel Arnaud - E-Book

Lettres mortes à Lannilis E-Book

Jean-Michel Arnaud

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Beschreibung

Le professeur de français du collège public de Lannilis n’aura pas le temps de terminer la correction des rédactions de ses élèves...

Il est retrouvé dans son bureau, le corps transpercé d’une pique à brochette, avec l’Andaluza de Granados en fond sonore !
Qui peut avoir assassiné cet homme apprécié de tous ses collègues ? Sa mort est-elle en rapport avec sa passion pour la photographie nocturne, ou liée à ces lettres mystérieuses, écrites à la plume sergent-major sur un magnifique papier ?
À la demande de Chantelle qui souhaite disculper ses protégées, le capitaine Adrien Le Gac de la Police Judiciaire brestoise vient donner un coup de main à son ex-compagne, la lieutenante de gendarmerie Laurence Rousseau, pour résoudre cette enquête dans le Pays des Abers.

Découvrez le 6e tome de Chantelle, enquêtes occultes et laissez-vous surprendre par un duo d'enquêteurs détonant !

EXTRAIT

Le Gac s’étire avant d’accorder une ultime vérification au document affiché sur son ordinateur. Correct ! Il ne reste plus qu’à l’imprimer et ajouter cette feuille à l’épaisse liasse dans la chemise cartonnée, puis transférer le tout à la magistrature. Mais la sonnerie de son téléphone portable l’interrompt au moment où il allait cliquer sur le bouton : sur l’écran, l’indication « Chantelle » lui procure un sentiment mêlé d’étonnement et d’inquiétude.
— Bonsoir, joli capitaine. Nous devons absolument nous voir sans tarder. Tu m’invites à prendre un thé chez toi ?
Dans la voix généralement posée de la sorcerez, Adrien ressent l’urgence agrémentée d’une pointe d’anxiété. Coup d’œil à sa montre.
— Donne-moi une heure, que je plie cette affaire. Je n’aime pas laisser mon travail en plan.
— Accordée ! Toutefois, inutile de t’affoler, Ruby n’est en rien concernée.
Déjà, elle a raccroché. Lançant l’impression, Le Gac attrape le dossier à remettre au commissaire Pennac’h. Même si elle l’a rassuré en affirmant que sa compagne n’était en rien impliquée, le capitaine de la Police Judiciaire brestoise reste circonspect quant à cet appel : que peut donc lui vouloir cette étrange femme ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1966 en région parisienne, Jean-Michel Arnaud a rallié la Bretagne en 1994 pour son travail d’ingénieur en informatique. Il trouve là le plaisir de l’écriture : de la poésie pour commencer, avec les recueils “(In)quiétude” et “Flots Flous”. La lecture de romans policiers régionaux lui donne l’envie de tenter sa chance dans ce genre. Bassiste, il participe à plusieurs groupes pop-rocks amateurs, de 1999 à 2004 avec le groupe Hepanah, maintenant disparu, et depuis 2008 avec le groupe My Bones Cooking tournant régulièrement dans la région brestoise.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

– Encore et toujours à Guillaume, vieil habitué de la corvée de relecture, traquant les écarts dans le suivi des procédures policières (pour lui simplifier le travail, j’ai fait cette fois intervenir la gendarmerie, donc ce n’est pas de sa faute si mes enquêteurs se permettent quelques libertés).

– À nouveau à Matthieu, spécialiste en médecine, photographie, drones et j’en passe (la pratique de la batterie et la fabrication de guitares n’ont que faire ici).

– Et également à Jean-Louis et Françoise, (ex-)professeurs de français m’ayant un peu instruit sur leur profession.

PROLOGUE

La sonate pour piano n°17 s’achève de concert avec la lecture : ce morceau de Schubert collait parfaitement avec le style du rédacteur, questions-réponses, une conversation aux tonalités et rythmes changeants. Verdict ! Arnaud récoltera un 14 : dans le sujet, quelques passages étranges, mais, pour une fois, pas de salacité excessive.

Par la fenêtre de la pièce sombre, éclairée uniquement d’une vaillante lampe de bureau, le correcteur peut voir les arbres frémissant légèrement sous l’assaut de faibles rafales. La pile des copies encore à noter n’en comporte plus que deux, Jazic et Lavant. Courte hésitation : inéluctablement, le second obtiendra une bonne appréciation, 17 ou 18, il le garde donc pour la fin et prend l’autre feuille double. Comme pour les précédents, il recherche pour celui-ci une musique idoine dans la liste qui regroupe une soixantaine de morceaux classiques exempts de chant, car les arias se montrent promptes à détourner l’attention du texte. Seule exception à cette règle : l’Alléluia de Haendel, morceau réservé au jour où l’élève Bruno Fili-Rhiems parviendra à rendre une rédaction avec moins de dix fautes, mais, ce soir encore, il a allègrement dépassé la limite. Indécision entre le concerto pour deux violons de Bach et l’Andaluza de Granados, deux compositions complexes, aux nombreux entrecroisements d’instruments. Après l’Autriche et son côté germanique, le professeur jette son dévolu sur le pianiste ibérique, tapote le numéro de la plage sur sa télécommande et ajoute l’option « lecture en boucle », les quatre minutes ne suffiront pas à aller au bout du texte.

À la troisième interprétation de la danse espagnole, l’homme repose la copie à plat sur le sous-main pour inscrire la note au stylo rouge, sa décision est prise. Pour Jazic, ce sera… Il inscrit un 1 suivi de… L’ultime battement de cœur du correcteur propulse une giclée de sang à la place du chiffre des unités.

I

Le Gac s’étire avant d’accorder une ultime vérification au document affiché sur son ordinateur. Correct ! Il ne reste plus qu’à l’imprimer et ajouter cette feuille à l’épaisse liasse dans la chemise cartonnée, puis transférer le tout à la magistrature. Mais la sonnerie de son téléphone portable l’interrompt au moment où il allait cliquer sur le bouton : sur l’écran, l’indication « Chantelle » lui procure un sentiment mêlé d’étonnement et d’inquiétude.

— Bonsoir, joli capitaine. Nous devons absolument nous voir sans tarder. Tu m’invites à prendre un thé chez toi ?

Dans la voix généralement posée de la sorcerez, Adrien ressent l’urgence agrémentée d’une pointe d’anxiété. Coup d’œil à sa montre.

— Donne-moi une heure, que je plie cette affaire. Je n’aime pas laisser mon travail en plan.

— Accordée ! Toutefois, inutile de t’affoler, Ruby n’est en rien concernée.

Déjà, elle a raccroché. Lançant l’impression, Le Gac attrape le dossier à remettre au commissaire Pennac’h. Même si elle l’a rassuré en affirmant que sa compagne n’était en rien impliquée, le capitaine de la Police Judiciaire brestoise reste circonspect quant à cet appel : que peut donc lui vouloir cette étrange femme ?

* * *

Adrien trouve Chantelle devant l’entrée de son immeuble. Le temps de monter et de mettre de l’eau à bouillir, la sorcerez se lance dans les explications sur le meurtre du professeur de lettres, à Lannilis.

— Ce gars donnait des cours du soir à Klaudia et Kathrina, afin qu’elles se perfectionnent en français. Ils utilisaient un dispositif équivalent au Sel, le Système d’Échange Local : en retour, elles effectuaient divers travaux chez lui, principalement du jardinage ou du bricolage, des activités nécessaires mais qu’il n’aimait pas pratiquer.

— Il vivait seul ?

— Oui, divorcé, deux grands fils qui ont quitté la maison depuis plusieurs années. Sa femme s’occupait du jardin et son beau-frère se chargeait des réparations indispensables, lui savait à peine tenir un tournevis d’après ce que me racontaient les filles. Étant donné qu’elles venaient régulièrement chez lui, une ou deux fois par semaine, les enquêteurs de la gendarmerie sont forcément tombés sur leurs empreintes par-ci par-là. Et l’ordinateur les a immédiatement reconnues dans le gros fichier dans lequel tu les as toi-même entrées…

Le Gac relève la taquinerie, mais se défend :

— Je devais certainement disposer d’une bonne raison pour cela. Sans doute qu’une personne peu scrupuleuse leur avait ordonné de procéder à quelques actes peu légaux. Quel âge ?

— La cinquantaine passée, un quinqua comme moi…

Hésitation bardée d’une moue de l’enquêteur qui démarre une réflexion à voix haute, alternant lui-même questions et réponses :

— Sa main ne se serait-elle pas permis quelques légèretés ? Ces demoiselles présentent des attraits qu’elles se plaisent à mettre en valeur en se parant d’agréables atours. Non, à moins de pratiquer les arts martiaux à un haut niveau, il se serait immédiatement pris une dérouillée avec ces deux-là, aussi bien la petite Kathrina que la grande Klaudia, encore plus impressionnante avec son mètre quatre-vingts dépassé. Les deux savent se défendre et n’auraient pas attendu pour faire comprendre à ce goujat que ses sales pattes devaient rester sagement au fond de leurs poches…

Chantelle sourit en écoutant les réflexions du capitaine qui poursuit son cheminement investigateur :

— Un motif quelconque invoqué par la gendarmerie pour les avoir si rapidement interpellées ? A-t-on retrouvé des objets lui appartenant chez les filles ?

— Pas à ma connaissance. Je me souviens qu’il leur avait donné quelques meubles dont il ne se servait plus et qui encombraient sa cave, mais cela date de plusieurs mois.

Signe de dénégation de Le Gac.

— Non, pas ce genre d’objet bien sûr, plutôt des trucs que l’on peut refourguer, matériel informatique, chaîne stéréo, téléviseur, tablette, des choses d’une plus grande valeur marchande. Je suppose que leur maison de Brignogan a été fouillée, j’espère juste qu’elles ne cachaient rien d’illégal chez elles…

— Si tu penses à de l’herbe ou des barrettes de cannabis, elles n’en consomment pas, leur unique drogue reste le sport.

Regardant sa montre, Adrien grimace.

— Trop tard pour joindre la gendarmerie de Lannilis sur la ligne directe et je ne dispose d’aucun de leurs numéros perso dans mes contacts… Je tente le coup à Brest : l’affaire leur est fort probablement revenue.

Les doigts de l’enquêteur vont et viennent sur l’écran tactile de son téléphone. Correspondant trouvé, il appuie sur le symbole vert déclenchant l’appel.

— Maréchal des logis Le Donge ? Capitaine Le Gac. Comment te portes-tu ? Dis-moi, tu te doutes que je ne te contacte pas uniquement pour m’enquérir de ta santé, j’aimerais obtenir un petit renseignement. L’affaire de Lannilis, le prof de français retrouvé mort chez lui, vous vous en occupez ?

En entendant la réponse de son correspondant, Adrien change de faciès. Après l’avoir remercié, il raccroche et reste un instant muet. Lorsqu’il reprend enfin la parole, le ton est devenu hésitant :

— J’ai très envie d’aider les filles à se sortir de ce pétrin, mais je vais rencontrer plusieurs difficultés pour cela. D’abord, Lannilis se trouve en zone “gendarmerie”, la Police Judiciaire de Brest n’est pas autorisée à agir par là, et je ne vois pas de raison pouvant inciter le procureur à déclarer une co-saisine pour ce crime isolé. Même si je parvenais à convaincre le commissaire de rédiger une demande, elle aurait peu de chance d’aboutir. Et, ensuite…

Ressentant son indécision, Chantelle vient à son secours, posant sa main sur celle de l’enquêteur :

— Ce gendarme t’a remis en face de ton passé. Laisse-moi deviner : tu connais la personne chargée de l’affaire, bien, très bien même, oh… intimement… Une ex !

Irrité, Adrien retire sa main brusquement.

— J’ai horreur que tu accomplisses ces actes avec moi, ça me donne l’impression de me retrouver nu devant toi, sans rien pouvoir te cacher. Oui, l’enquête a été confiée à la lieutenante Laurence Rousseau, et… j’ai vécu une aventure avec cette dame.

Les yeux de Chantelle s’illuminent, comme parcourus d’étranges étincelles colorées.

— Lorsque cela dure près d’un an, il ne s’agit plus d’une aventure mais d’une liaison. Tout simplement, vous n’étiez pas fait pour rester ensemble. Écoute ma proposition : tu as dit à Ruby que tu disposais d’un grand nombre de jours de récupération. Cela ne serait-il pas l’occasion ? Et tu pourrais profiter de ces jours de congé pour te balader dans le Pays des Abers…

Le téléphone de Chantelle interrompt son énoncé. Conversation de courte durée :

— Sylvie est arrivée, Michel l’attendait à Guipavas et l’a immédiatement conduite à la gendarmerie où les filles sont gardées à vue. Elle avait l’air confiante : sans détermination d’un motif valable, ils ne pourront pas les retenir bien longtemps.

Adrien opine :

— Avec cette super-avocate pour les défendre, tes protégées seront sorties d’ici peu… Bon, OK pour demander quelques jours de congé au commissaire, mais comment investiguer sur place ? La gendarmerie n’appréciera pas que je mène mes explorations en parallèle des leurs, je vais rapidement être repéré et me faire tirer les oreilles…

II

Un ruban jaune marqué « Gendarmerie nationale » interdit l’accès au jardin. Deux hommes en uniforme s’extirpent de la camionnette bleue garée à proximité lorsqu’Adrien et Chantelle s’approchent de la porte. Le policier sort sa carte et se présente, recevant en retour un salut réglementaire.

— Le lieutenant Rousseau nous a prévenus de votre visite, Capitaine. Par contre, elle n’arrivera que d’ici une bonne demi-heure : l’avocate des deux GAV1 se montre particulièrement chiante et ne la lâchera pas tant que ses clientes ne seront pas libérées, elle doit finir la paperasse avant de pouvoir venir.

Le Gac masque son sourire, appréciant la franchise du gendarme quant à son avis sur Sylvie Perrier.

— Pouvons-nous au moins pénétrer dans le jardin ? Bien sûr, nous prendrons toutes les précautions nécessaires afin de ne pas dégrader les éventuelles traces.

— L’IRCGN2 a tout relevé dès hier, mais ils n’ont rien pu récupérer d’intéressant en extérieur, aucune empreinte sur les dalles ni rien qui permette d’identifier celui ou celle qui serait passé par là. Vous pouvez donc aller jeter un œil, Capitaine.

Après un nouveau salut rapide, l’homme retourne s’installer au chaud dans la camionnette : même si cette mi-mars offre un temps agréable, la température peine à s’élever jusqu’aux « normales saisonnières » chères aux présentateurs météo. Adrien et Chantelle se glissent sous le ruban jaune pour pénétrer dans le jardin. En façade, quatre marches conduisent à un perron sur lequel donne la porte d’entrée ajourée, la vitre épaisse parée d’une grille de fer forgé, le tout fraîchement verni et repeint. Sur le côté, un chemin de dalles descend vers l’arrière de la maison à la cave semi-enterrée. Les deux visiteurs contournent le bâtiment, constatant l’état de propreté de l’ensemble.

— Les filles me racontaient souvent les petits boulots qu’elles accomplissaient pour lui ; elles ont refait la porte, les garnitures métalliques s’abîmaient et avaient bien besoin d’un décapage et d’une couche de protection. Pour les plantations, elles ont dégagé pas mal de trucs qui poussaient de manière anarchique.

À l’arrière, l’enquêteur remarque immédiatement le pot de fleurs abandonné sur le côté de l’ouverture, avec une motte de terre séchée au fond :

— La planque habituelle pour la clef de secours… Si l’assassin connaissait un peu la maison, il l’a rapidement découverte et est entré sans difficulté par là.

Chantelle désigne le magnifique barbecue de briques rouges qui trône en bordure de pelouse.

— Propre et net, prêt à servir pour une nouvelle saison ! Michel veut en installer un à Plougourvest, un modèle fixe comme celui-ci. Klaudia et Kathrina se sont proposées pour lui en mettre un en place.

— N’arrêtent-elles donc jamais de travailler ?

— Elles ne sont pas du genre à se faire dorer sur une plage, surtout la peau de blonde de Klaudia qui s’empourpre tout de suite. Non, elles aiment rendre service. Elles nous parlaient souvent de cet homme et de sa maison, elles adoraient y venir pour bricoler, nettoyer, jardiner. On trouve toujours à s’occuper les mains dans un tel endroit, regarde ça !

Elle montre le petit appentis jouxtant le pavillon, à l’arrière du garage, abritant matériel de jardinage et mobilier de plastique vert, modèle ornant moult pelouses les beaux jours revenus. Comme pour la porte d’entrée, on devine que le hangar a subi un récent décapage et vernissage.

Le téléphone de Chantelle résonne à l’arrivée d’un SMS qu’elle lit à Adrien :

— « Kl et Ka libres. GAV stop. Proc (con)vaincu. Go to Paris. Bisous. »

Le capitaine de Police Judiciaire sourit :

— Elle se révèle plus succincte dans ses textos que dans ses plaidoiries. Voilà une bonne chose de faite si elle est parvenue à convaincre le substitut du procureur.

Dans la rue, on entend le claquement d’une portière de voiture que l’on referme. Remarquant la grimace d’Adrien, Chantelle s’amuse à le titiller :

— Qu’est-ce qui t’inquiète le plus, joli capitaine ? De retrouver ton ex ou de devoir me présenter à elle ?

*

La lieutenante Rousseau contourne la maison d’un pas vif. Visage fermé, elle ne se donne pas la peine de saluer, mais personne n’ose s’en offusquer : visiblement, l’arrivante n’est pas à prendre avec des pincettes. D’un mouvement de tête, elle désigne Chantelle, aux yeux dissimulés derrière des lunettes sombres.

— Qui est cette femme ?

Adrien ne tergiverse pas, préférant affronter directement la colère de l’officier de gendarmerie :

— Elle m’a convaincu de te demander de venir ; elle tient pour ainsi dire le rôle de tutrice vis-à-vis des deux jeunes demoiselles que ton équipe a mises hier en garde à vue.

Se plantant face à la sorcerez, elle la fixe du regard.

— Et comment s’appelle cette soi-disant tutrice ?

— Chantelle Marzin. Le terme « tutrice » ne convient pas parfaitement, disons que j’aide autant que possible ces personnes…

Retirant ses lunettes, elle dévoile ses yeux aux reflets étranges, déstabilisant son interlocutrice qui s’écarte en réfléchissant. Quand le nom lui revient en mémoire, elle fond sur Adrien.

— Marzin, la femme que vous aviez soupçonnée de les employer pour les mauvais coups perpétrés, il y a quelques années ? Qu’est-ce qu’il te prend, Adrien, de fréquenter ainsi des délinquantes ? Elles te servent d’indics ? Ou bien, tu me caches autre chose ? Toi, si régulier…

Le capitaine Le Gac tend les mains devant lui, en signe d’apaisement.

— Laurence, si tu acceptes de te calmer un peu, nous allons tout t’expliquer. Le passé de ces femmes importe peu, elles ont tourné la page et n’agissent maintenant que de façon tout à fait légale, et, comme tu as dû le lire dans le dossier, Chantelle a été entièrement lavée de tous soupçons.

— Ne m’appelle pas Laurence ! Dorénavant, je ne suis pour toi que le lieutenant Rousseau, chargé de cette affaire criminelle sur la commune de Lannilis où tu ne disposes d’absolument aucune autorité. Je me demande ce qui me retient d’ordonner à mes hommes qu’ils vous foutent dehors !

Chantelle veut répondre, mais Adrien l’en empêche, l’entraînant à l’écart pour un échange discret :

— Je connais Laurence depuis longtemps et je saurai improviser un moyen d’adoucir sa mauvaise humeur…

La sorcerez s’éloigne alors, laissant les ex-amoureux discuter entre eux. Après un court échange, Le Gac lui fait signe de revenir.

— Laurence accepte d’entendre ta défense…

Chantelle allègue un argumentaire dépouillé, se contentant de décrire le plaisir qu’éprouvaient Klaudia et Kathrina à se déplacer de Brignogan à Lannilis pour suivre leurs cours de français et s’occuper du jardin et de la maison, trouvant toujours de nouveaux travaux à y effectuer : bricolage, peinture et vernissage. Les activités ne manquaient pas. Rompue aux interrogatoires, la lieutenante ne tarde pas à rétorquer :

— Et qui nous dit que, justement, cet homme n’a pas décidé de cesser ce contrat d’échange de services ? Si elles aimaient tant venir, cela aurait pu les peiner au point de leur donner envie de se venger de lui…

Adrien se charge lui-même de la contre-attaque :

— Quand tu imagines le temps qu’elles ont passé à rénover toutes ces petites choses, tout saloper aurait représenté la pire des représailles, que la victime ne puisse pas profiter de leur travail…

Laurence ne reste qu’à moitié convaincue par ces arguments, mais se résigne, sa fébrilité se dissipant peu à peu :

— Bon, on verra, nous sommes peut-être allés un peu vite en besogne, trop contents de pouvoir boucler une affaire en un temps record, avec les empreintes qui matchaient… Et cette avocate qui m’a énervée, elle ne nous a pas lâchés depuis son arrivée, à tout contrôler, à l’affût de la moindre coquille, une vraie plaie ! Heureuse d’en être débarrassée, en espérant ne pas avoir à me la coltiner à nouveau !

Le Gac et Chantelle cachent leurs sourires, connaissant bien Sylvie et ses attitudes parfois agaçantes. La lieutenante poursuit :

— Comme tu me l’as demandé, je te montre les lieux, mais tu avertis cette personne de ne surtout toucher à rien. À la moindre connerie, je vous fais dégager manu militari par mes gars, compris ?

Sortant son carnet de notes pour retrouver les détails, elle commence son rapport :

— Hier matin, les collègues de Philippe Kermarec ont été étonnés de ne pas le trouver à son cours. Cet homme ponctuel et rarement malade prévenait toujours au plus tôt en cas d’empêchement. Inquiet, le prof de technologie, monsieur… Coup d’œil aux pages griffonnées du bloc avant de reprendre : Ripoche, Patrick, l’un des meilleurs amis de la victime, a décidé de venir voir chez lui, craignant un accident, glissade dans la douche ou une marche ratée en descendant l’escalier, le truc bête. Arrivé devant la maison, il a entendu la musique à l’intérieur, super-fort. Il a sonné et frappé à la porte du perron, sans réponse. Montrant le pot de fleurs, elle poursuit : Comme beaucoup de ses collègues, il connaissait l’existence d’une clef de secours dans cette cachette. Il est entré par là et a découvert le corps dans le bureau, à l’étage. Il a alors immédiatement appelé la gendarmerie de Lannilis. L’IRCGN est intervenu. Premières constatations : le meurtrier a lui aussi emprunté ce chemin, le verrou présent sur la porte de devant ne s’actionne que de l’intérieur.

Adrien a déjà retrouvé ses réflexes professionnels.

— Des traces ? Même s’il n’a pas plu depuis plusieurs jours et que les dalles restent relativement propres, le fait de transiter par le jardin aura obligatoirement laissé des marques au sol…

Moue de la lieutenante Rousseau.

— Nos équipes l’espéraient, pouvoir au moins choper une empreinte de semelle, même partielle, déterminer une pointure, mais elles n’ont absolument rien trouvé.

Entraînée dans le récit, Chantelle ose proposer une idée :

— Le meurtrier aurait-il retiré ses chaussures ?

— Oui, et plus que cela : un nettoyage intégral du chemin suivi, le passage au sous-sol, chacune des marches des escaliers, celui qui mène de la cave au hall d’entrée, en béton, et celui qui monte à l’étage, en bois. Le sac de l’aspirateur reste introuvable.

— Une vraie fée du logis… Tu acceptes de nous faire pénétrer à l’intérieur ? Si tu veux, je garde des kits complets dans ma voiture : gants, surchaussures et charlotte ; nous pouvons enfiler cela afin de ne pas polluer la scène de crime si jamais vos techniciens veulent pratiquer un nouveau prélèvement…

La lieutenante hoche la tête.

— Ne t’emmerde pas ! Avec mes gars, nous sommes plusieurs fois montés et descendus lorsque la police scientifique nous a donné le feu vert. Suivez-moi, mais évitez tout de même de toucher…

La lourde porte de bois du sous-sol semi-enterré s’écarte sans grincement, preuve d’un récent graissage des gonds rutilants. Une cave propre, parfaitement rangée, chaque chose à sa place sur l’une des étagères qui ornent les murs, mis à part une élégante mallette restée ouverte sur l’établi. À l’intérieur, tout un jeu d’ustensiles pour le barbecue. Un espace pour pique à brochette demeure vide…

— L’arme du crime provient de cette valise, le meurtrier s’est servi au passage, pas la peine de s’encombrer, il savait déjà pouvoir trouver tout le nécessaire utile ici…

— Tu sous-entends donc qu’il s’agit d’un habitué de la maison, un proche ?

Laurence sourit, prenant un malin plaisir à garder quelques informations pour elle. Elle s’engage dans l’escalier conduisant au niveau principal du pavillon. Là, le contenu de chaque meuble a été éparpillé, sans ménagement, sur le sol. Visiblement, on a voulu faire croire à un cambriolage. La lieutenante précise qu’aux premières constatations, des objets semblent avoir disparu, mais la victime ne possédait rien de valeur, ni bijou ni œuvre d’art, acquise ou héritée. Sans pause, elle conduit le groupe à l’étage, montrant l’escalier en bois, propre et net.

— Aspirateur et lingettes nettoyantes, le genre qui décape bien, notre assassin n’a rien laissé au hasard.

Sur le palier, quatre portes reçoivent une indication rapide : chambre du professeur, d’amis, salle de bain avec WC et, enfin, le cabinet de travail où l’on a découvert le corps.

— D’après l’ex, il s’agissait auparavant la chambre de l’un des gamins, réaménagée par son père lorsqu’il a déménagé.

Au centre de la pièce trône le bureau tournant le dos à l’entrée, taché d’une impressionnante auréole sombre qui se propage jusqu’au sol, rougissant les copies posées sur le meuble ainsi que le pied de l’immense écran d’ordinateur. Chantelle remarque immédiatement l’élégant secrétaire appuyé contre un mur.

— Les filles m’ont parlé de cette écritoire, elles l’admiraient. Héritage familial, elles l’ont retapé, changé les charnières, raboté les tiroirs et reverni le tout… C’est vrai qu’il le mérite, un bel objet… Étonnant qu’il n’ait pas été fouillé, comme le mobilier du bas…

Laurence confirme :

— Tout se trouve dans l’état où nous l’avons découvert, mis à part bien sûr le corps. Il était assis à son bureau, donc orienté vers la fenêtre et ne voyait pas la porte. Son meurtrier est entré et lui a directement planté une pique à brochette dans le dos, le transperçant de part en part, atteignant le cœur au passage, mort instantanée. Les techniciens ont également été étonnés par le peu de désordre ici, les tiroirs du meuble ont à peine été entrouverts, idem pour la commode et l’armoire.

Adrien montre la chaîne stéréo, un modèle récent connecté à un disque dur.

— La musique dont tu parlais tout à l’heure venait de là ?

— Oui, son ami Ripoche nous a expliqué cela, Philippe Kermarec avait pris l’habitude de corriger ses copies en compagnie d’un orchestre symphonique, du classique, sans chant, à un niveau sonore très élevé : il souffrait d’un problème auditif depuis plusieurs années. Il n’a donc pas entendu son agresseur monter l’escalier. Hier matin, Ripoche a préféré éteindre la chaîne lorsqu’il a découvert le corps : difficile d’appeler les collègues avec ce bruit.

Le trio redescend et Laurence les conduit dans la plus vaste pièce, d’un côté salon, de l’autre salle à manger.

— Le mobilier mériterait d’être rafraîchi, ça fait vieux, on voit qu’il vivait là seul, sans enfants…

— En effet, ça manque de meubles suédois, confirme Chantelle en souriant. Oh ! Superbe !

La femme retire ses lunettes aux verres fumés pour admirer la photo de grand format accrochée au mur. Elle répond d’avance à la question que Le Gac s’apprête à lui poser :

— Joli capitaine, tu ne reconnais pas cet endroit ? Il s’agit du Pont du Diable, qui traverse l’aber Wrac’h entre Plouguerneau et Lannilis.

Courte réflexion de l’enquêteur :

— Ah oui, je me souviens de cette histoire, mais je ne suis jamais allé le voir de près.

Clin d’œil de la sorcerez.

— Tu ne perds pas grand-chose. Ce soi-disant pont ressemble plus à un alignement aléatoire de roches plates et disjointes qu’à une construction monumentale, on peut facilement passer à proximité sans même le remarquer, surtout qu’il reste une bonne partie du temps immergé. Mais cette photo possède le pouvoir de le magnifier, elle a été prise par un artiste.

Sur le cliché, l’ouvrage de pierre éclairé uniquement par la lune qui se reflète dans les eaux montantes de l’aber, acquiert la dimension surnaturelle que son appellation laisse augurer. Jusqu’alors muette, Laurence demande :

— « Pont du Diable », est-ce son vrai nom ? J’aimerais entendre cette histoire…

Chantelle se charge de la réponse :

— Il doit officiellement être désigné comme « Pont Krac’h », mais je ne sais pas comment il est référencé sur vos cartes d’état-major, si cela existe toujours. Quant à l’histoire, elle date du temps où plusieurs meuniers exerçaient dans les environs. L’un d’entre eux possédait un moulin à Prat Paol, du côté de Plouguerneau, sur l’autre rive, et il livrait toute la région. Un soir, fatigué, il lui restait un lourd sac à apporter jusque Lannilis. Malheureusement, impossible alors de traverser l’aber et il devait effectuer un long détour. Épuisé, l’homme invoqua le diable qui apparut juste devant lui, lui proposant un pacte : « Dès demain, tu pourras passer la rivière au sec, si tu consens à ce que la première âme qui franchira ce pont soit mienne ! » Bien trop las pour réfléchir, le minotier accepta. La nuit tombée, le malin se mit au travail, trimant jusqu’au petit matin, armé de son solide marteau. L’ouvrage était presque fini. Quand vint le meunier, un sac pesant sur son dos, le roi des enfers s’écarta en souriant, son outil sur l’épaule, pour laisser s’avancer sa future victime qui, au milieu du pont, déposa son lourd fardeau. De celui-ci s’échappa alors un chat qui traversa la construction à toutes pattes. Furieux de la duperie, le diable lança son marteau en l’air : retombant du côté de Lannilis, il prit la forme d’une croix, toujours présente. L’histoire court encore que si des hommes chutent de ce pont, la responsabilité n’en incombe pas à leur ivresse, mais plutôt à l’esprit du mal qui les aurait bousculés pour se venger…

L’épais nuage gris qui passe devant le soleil assombrit la pièce, laissant la lune de la photo se refléter dans les yeux étranges de la sorcerez. La lieutenante frémit et attrape le bras d’Adrien, se collant à lui. Le téléphone de Chantelle rompt le charme de sa douce sonnerie, elle consulte l’écran et s’excuse. Sortant pour répondre, elle abandonne les deux enquêteurs ensemble. Lorsqu’elle se rend compte de sa position par rapport à son ex-petit ami, Laurence sursaute et s’écarte.

— Par quel mystère as-tu pu devenir aussi proche de cette curieuse femme ? Même si elle a été disculpée, elle n’en a pas moins été accusée de choses peu légales…

— Longue histoire, je trouverai peut-être l’occasion de te la raconter…

Retour de Chantelle qui explique :

— Michel a conduit les filles à Plougourvest et leur prépare un brunch pour rattraper l’affreux café bouilli qu’on leur a servi ce matin à la gendarmerie, pendant qu’elles prennent une bonne douche. Elles tenaient à se décrasser après leur nuit passée en cellule de GAV. Une fois leur frichti avalé, elles répondront avec plaisir à tes interrogations, joli capitaine.

Comprenant qu’elle ne s’adressait pas à elle, la lieutenante bondit.

— Monsieur Le Gac n’a aucune autorité pour intervenir dans cette enquête ! Aucune co-saisine n’a été déclarée, hors de question que l’on dépose une demande auprès du procureur !

Adrien sourit.

— Disons que je vais profiter de mes vacances pour mettre en évidence l’innocence de ces demoiselles, rien de plus. Le reste demeure en effet de ton ressort et je ne te volerai pas ton affaire.

Étonnée d’obtenir aussi facilement gain de cause, Laurence bafouille :

— Mais… tu me préviendras, si jamais tu découvres des choses ? Peut-être ne m’ont-elles pas tout rapporté, alors qu’avec toi…

— Je verrai, si je juge que cela peut se révéler d’une quelconque utilité pour toi… Mais, comme tu l’as indiqué, cette enquête te revient. Allez, je ne traîne pas ! Connaissant Michel, je me doute qu’il a préparé un brunch beaucoup trop copieux pour ces deux jeunes femmes et elles auront besoin de notre aide pour tout dévorer.

Sa main droite mime le signe « je te téléphone », qu’il agrémente d’un clin d’œil énigmatique avant de redescendre l’escalier de béton menant au sous-sol.

* * *

En entrant dans le corps de ferme, l’appétissante odeur du brunch caresse agréablement les narines des nouveaux arrivants. Aussitôt, Michel Mabec les salue, poignée de main franche pour Adrien et baiser sur les lèvres pour sa compagne, suivi de près par Klaudia et Kathrina qui sautent au cou de Chantelle. Les effusions terminées, l’Allemande retourne finir sa copieuse assiettée d’œufs brouillés alors que, repue, l’Italienne s’installe sur le canapé. Le maître de maison explique :

— Je reviens de conduire Sylvie à la gare de Landivisiau. Elle prendra un TER pour Morlaix et, de là, un TGV la mènera à Paris, ce qui lui laissera le temps de bosser son dossier sur ordinateur pour une plaidoirie importante demain, sans quoi elle serait volontiers restée quelques jours ici… Adrien ?

Montrant le vaisselier, Michel Mabec n’attend même pas la réponse du capitaine pour se diriger vers son plan de travail afin de confectionner une nouvelle portion de son brunch. Chantelle a déjà rempli deux mugs de café et en apporte un à l’enquêteur qui installe ses couverts sur la table.

— Les questions après ! C’est très malpoli d’investiguer la bouche pleine !

Glissant de la poêle fermement tenue par le cuisinier, une omelette garnie de pommes de terre sautées et de champignons atterrit dans l’assiette d’Adrien.

— Rien ne presse ! Laisse-leur un peu le temps de récupérer, ta copine leur a mené la vie dure.

En signe d’acquiescement, Adrien lève sa main libre, l’autre restant trop occupée à manier sa fourchette.

*

Le brunch terminé, Adrien vient s’installer dans le fauteuil, face aux deux filles maintenant détendues, serrées l’une contre l’autre sur le grand canapé.

— Alors, pour commencer, racontez-moi comment vous êtes entrées en relation avec cet homme.

Se relayant, Kathrina et Klaudia répondent au capitaine sur le ton de la conversation. Plusieurs mois auparavant, un collègue de boulot vivant à Lannilis avait entendu parler de ce professeur qui proposait d’échanger des cours de perfectionnement en français contre quelques petits travaux, de bricolage ou jardinage. Il se doutait qu’une telle offre intéresserait l’Allemande et l’Italienne, désirant améliorer leurs connaissances de notre langue qu’elles peinaient toujours à maîtriser. Kathrina se montre dithyrambique :

— La première fois que je l’ai vu, je l’ai adoré, il était gentil, il nous enseignait bien : avec lui, on a beaucoup avancé.

— Oui, et surtout, sa maison avait très besoin de nous, il y avait plein de choses à faire, à tous les étages, et dehors aussi ; le jardin, il ne s’en occupait pas trop.

Rapidement, une forte amitié s’était forgée entre ce couple particulier et le professeur ; aucun compte ne fut jamais tenu du nombre d’heures de cours ou de travaux domestiques.

— S’il y avait à bricoler, on bricolait, sinon, il nous donnait une leçon de français, des exercices de grammaire.

Malgré sa gêne, Adrien s’oblige à poser la question suivante :

— Et, concernant votre relation… Savait-il que vous êtes…

Klaudia vient au secours de l’enquêteur qui s’empêtre dans sa requête :

— Lesbiennes ? Oui. On faisait attention devant lui, pas de caresses, pas de baisers. On ne voulait pas le choquer ; certains, ils supportent pas ça.

Kathrina complète :

— C’est ma faute. Après un cours, j’ai dessiné un peu la photo du salon sur mon carnet, elle était trop belle. Il a vu et on a discuté, j’ai raconté que j’aime ça depuis toujours et j’ai donné le bloc pour qu’il regarde, sans réfléchir… Une semaine avant, Klaudia fêtait son anniversaire. J’avais acheté une tenue très…

Chantelle devine la suite de l’anecdote.

— Tu lui as choisi une guêpière fort seyante, qui mettait ses charmes en valeur et ne cachait absolument rien. Cela t’a donné très envie de la dessiner, parée de ton cadeau, et les croquis se trouvaient dans le carnet que tu as tendu au professeur, c’est cela ?

À l’évocation de ce souvenir, la gêne assaille l’Italienne toujours empourprée.

— J’ai oublié. Quand je dessine, je pense pas au reste. Il a tourné la page et vu Klaudia presque toute nue, ses gros seins gonflés et aussi sa figa, son minou… Il a passé après, mais j’avais fait plusieurs. Il a refermé et rendu, son visage tout rouge. J’ai dit pardon, il a dit : « Pas grave ! » Klaudia est arrivée : elle était descendue à la cave ranger l’étagère. Elle a vu nous deux, on bougeait plus et le carnet entre nous, elle a compris tout de suite.

L’Allemande complète :

— Alors, j’ai rigolé, c’était trop amusant. En Allemagne, on n’est pas pudeur, euh non, pudique, beaucoup pratiquent le naturisme, ça me gênait pas qu’il a regardé les dessins de Kathrina, je n’ai pas honte de mon corps. Et comme je rigolais, on a rigolé tous les trois ensemble, longtemps.

Kathrina clôt le sujet :

— Il était moderne, il a accepté. Pendant les pauses, il offrait un goûter, thé ou chocolat, des biscuits, et alors, on discutait, de choses personnelles. Il racontait sa vie, sa femme qui l’a trompé, son frère et sa belle-sœur, euh… chiants, on peut dire ? Et ses fils, on les a rencontrés, ils sont gentils. Et nous on lui a raconté notre histoire, comment on s’est connues à Brignogan pendant les vacances et la suite… enfin, sauf nos petites affaires avec toi, Chantelle.

Kathrina ayant mentionné les enfants de la victime, Adrien en profite.

— Voyiez-vous du monde venir chez lui ?

— Pas souvent, d’autres professeurs, une femme…

— Si, Veronica ! Pas très sympathique, pressée qu’on s’en va…

Chantelle intervient, intéressée par les détails :

— Peut-être qu’elle attendait votre départ pour…

Hochement de tête synchronisé du duo germano-italien.

— Baiser avec lui ? Non, moi je ne crois pas, et Klaudia non plus, on a parlé de ça toutes les deux. Il la regardait pas avec les yeux amoureux ni comme l’homme qui a envie de tirer un coup. Je dis c’était juste une amie qui voulait discuter.

— Quel âge environ ?

— Un peu moins que lui, pas jolie sexy, mais pas brutto, euh… laide ?

— Patrick aussi, ajoute Klaudia, un autre professeur, mais un copain plus. Il observait nous bricoler, lui il aimait ça ; il donnait des conseils et prêtait ses outils. Il venait beaucoup.

— Et ses fils ? Kathrina les déclare gentils…

L’Italienne reprend les rênes pour répondre à Adrien :

— Si, molto ! On voyait un surtout, il habite à Brest, Florian, le giovane, euh, je sais plus le mot.

— Le plus jeune ? Le cadet, donc…

— Oui, merci. Jérémie, il travaille à Saint-Brieuc, il ne passait pas souvent. Sympa aussi.

Klaudia poursuit, tout sourire :

— Florian, il disait en rigolant : vous avez nettoyé le jardin ? Alors papa doit vous offrir au moins deux ans de cours gratuits, pour vous transformer en championnes du français, capables de faire un 0 faute dans la dictée de Pivot ! Il était content qu’on aide son père…

Dans les yeux bleus de l’Allemande passe un nuage de nostalgie masquant ces temps révolus…

— Et son ex-femme ? En parlait-il ?

— Un peu, il disait « Agnès faisait comme ça, mais vous décidez, vous aurez certainement de meilleures idées… » Moi je crois qu’elle ne manquait pas à lui.

La constatation oriente le capitaine sur dans une autre direction.

— Avait-il une compagne ? Vous avez mentionné sa collègue avec qui sa relation ne semblait qu’amicale, mais, sinon, avez-vous remarqué quelque chose, une présence féminine ?

Nouveaux hochements de têtes synchronisés : si le professeur de lettres vivait une aventure amoureuse sur Lannilis, il l’avait bien caché…

— Ça, il ne disait pas, alors on le forçait pas…

Sentant qu’Adrien répugnait à aborder un sujet plus sensible, Chantelle prend la suite :

— A-t-il commis une fois un geste déplacé ?

Le mot posant visiblement problème aux filles, la sorcerez complète :

— Une main qui traîne et qui vient se poser sur une épaule, une cuisse ou ailleurs…

Kathrina répond :

— Jamais ! Des cochons, on a connu. Au travail aussi, il y en a un, je faisais les photocopies, il est passé dans le couloir et ses doigts se sont mis sur mes fesses. Il a bien regretté, mes bottes avec le talon très dur ont écrasé son pied, il a boité longtemps… Mais Philippe, jamais…

— Quand il a vu le dessin où je pose toute nue, il était pas gêné à cause du nu, mais parce que c’était moi, Klaudia. Je crois qu’il considérait nous comme ses enfants…

La remarque sensée de l’Allemande laisse l’enquêteur un moment silencieux : il ne doutait nullement de l’innocence des jeunes femmes. Point positif ressortant de la conversation, les témoignages des fils ou du copain bricoleur joueront en leur faveur, au cas où la lieutenante Rousseau déciderait de repasser à l’attaque. Mais il faudrait plus…

— Avez-vous la moindre idée de qui aurait pu lui en vouloir ? Au cours de vos discussions, il aurait pu lâcher une information, une anecdote, quelque chose qui nous donne une piste…

Elles réfléchissent longuement, fouillant leur mémoire à la recherche d’un renseignement utile.

— Peut-être ce qu’il faisait la nuit ?

Énoncée comme une évidence, la phrase étonne Le Gac et Chantelle.

— La nuit ? Que faisait-il la nuit ?

— Fotografia, je l’appelais souvent le paparazzo pour rigoler.

Adrien maugrée :

— Pas du gâteau de mener une enquête lorsque l’on ne dispose que de la moitié des informations ! Vous aviez oublié de nous raconter ça, toutes les deux.

Déconcertée, Klaudia s’excuse :

— Je croyais tu savais, on parlait de la photo tout à l’heure, que Kathrina dessinait, au mur devant la table…

— Le Pont du Diable, Kermarec a pris cette photo ?

— Oui, avec son appareil, il a acheté il y a pas très longtemps, il était fier.

Adrien secoue la tête.

— Évidemment ! Sur le meuble trônait un écran d’ordinateur grand format. J’ai bêtement considéré qu’il l’utilisait pour de la bureautique, mais, maintenant, je comprends qu’il s’en servait pour visionner ses clichés, et peut-être également les retoucher !

Adrien se lève, sortant son portable pour composer un SMS. Reposant le smartphone, il explique :

— J’ai demandé à Laurence, elle ne nous a pas parlé de cela, je pense qu’il s’agit en effet d’un axe de recherche important… Lors de leur visite de la maison, je suppose que l’équipe technique a dû récupérer des tirages de ces photos…

— Oh, non ! Il gardait dans sa machine, il n’imprimait pas souvent sur papier, seulement les plus belles images, et il offrait. On a accroché une à Brignogan, c’est, euh…

Visiblement, l’Italienne peine à retrouver les mots pour décrire le cliché. Sa compagne prend le relais :

— Le colombier de Kerbabu, une tour ronde avec le toit qui penche, on dirait que la lune elle sort de là. Tu viendras voir !

Déjà, Chantelle a tapé le nom sur son ordinateur portable et montre une page Internet au capitaine :

— Il est situé dans une propriété privée. Avait-il demandé l’autorisation pour y pénétrer ?

Haussements d’épaules : visiblement, personne ne sait. Un signal sonore indique l’arrivée d’un message qu’Adrien consulte immédiatement.

— Laurence poursuit l’interrogatoire des collègues de la victime, certains lui ont parlé de cette passion pour la photographie nocturne.

Chantelle lance une hypothèse :

— Il peut avoir vu des choses qu’il ne devait pas voir, un trafic quelconque, drogue ou autre, deux amants adultérins en action à l’extérieur, ou bien d’autres choses…

Une idée revient à Kathrina.

— Une fois, il racontait l’histoire des pilleurs d’épaves, il disait qu’ils avaient fait à Landéda, juste à côté.

— Oui, en effet, ancienne tradition du Pays Pagan, dont Brignogan fait partie, qui se serait étendue entre autres à Landéda : en cas de naufrage, les habitants des communes avoisinantes s’offrent le droit de récupérer tout ce que la mer rejette. Il existe même une légende des “naufrageurs” allumant des feux, de nuit, pour tromper les navires qui venaient alors s’échouer sur les côtes. Mais, de nos jours, l’électronique dont toutes les grosses embarcations sont équipées, guide les marins, ils ne se font plus prendre aussi facilement…

Adrien émerge de la profonde réflexion où il était plongé.

— Je dois absolument parvenir à convaincre Laurence de me laisser participer à son enquête, j’aimerais beaucoup suivre cette piste des activités nocturnes de la victime…

1. Garde à vue, ou ici gardée à vue.

2. Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale, les scientifiques chargés de relever les indices sur les sites de crimes.

III

Lorsqu’Adrien pénètre dans l’enceinte du Collège des Abers, Bénédicte Tarmon, responsable de l’établissement scolaire, vient immédiatement l’accueillir :

— Capitaine Le Gac, je suppose ? Le lieutenant Rousseau m’a prévenue de votre arrivée. Vous allez donc travailler ensemble sur l’affaire ?

Elle conduit l’enquêteur dans les couloirs, poursuivant son monologue sans laisser à son interlocuteur le temps de répondre aux questions qu’il contient :

— J’ai beaucoup hésité à ouvrir aujourd’hui, mais nous avons choisi de fermer le jour de l’enterrement, ou de l’incinération. Savez-vous ce qui a été prévu ? Votre collègue – mais dois-je l’appeler ainsi, étant donné que vous n’appartenez pas aux mêmes armes ? – donc le lieutenant Rousseau, interroge actuellement chacun des enseignants, à la recherche d’une piste… J’y suis passée aussi, en premier, pour montrer l’exemple à chacun. J’ai craint que certains me ressortent cette idée de sanctuarisation de l’espace scolaire. Mais, dans le cas présent, l’homme assassiné est un de nos professeurs et nous devons tout mettre en œuvre pour découvrir au plus tôt le coupable. C’est impressionnant de devoir répondre à un gendarme en tenue, assise sur une chaise derrière une table, même sans avoir rien à se reprocher et que l’on n’est pas dans une vraie salle d’interrogatoire comme on en voit à la télévision. Pour ma part, je pratiquais la gymnastique au dojo des Abers. Cela me fait un bien fou ! Et, ensuite, je suis retournée chez moi, mon mari pourra témoigner que je n’ai pas bougé : les mardis soir, cette heure d’entraînement m’épuise, malgré la modération des exercices. J’appréciais beaucoup Philippe, un homme très dynamique, partant pour beaucoup d’activités. J’ai débuté ici à la rentrée 2014, mais il m’a invitée à ses barbecues dans son jardin, à deux reprises, une preuve qu’il ne me reprochait rien. Nous arrivons, voici la salle que j’ai prêtée au lieutenant.

Content que cesse le flot de paroles, Adrien se demande comment l’audition de cette principale volubile s’était déroulée : Laurence était-elle parvenue à l’interrompre pour glisser une ou deux questions ?

Un homme sort, consultant sa montre, ce qui inquiète madame Tarmon :

— Quelque chose ne va pas, François ? Je croyais que vous n’aviez pas cours à cette heure.

— Non, mais je dois corriger les devoirs des 4e