Prophétie à Saint Renan - Jean-Michel Arnaud - E-Book

Prophétie à Saint Renan E-Book

Jean-Michel Arnaud

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Beschreibung

Que feriez-vous si un voyant vous annonçait que vous alliez tuer quelqu’un, sans plus de précision ? Le jeune Joe-Alderic a pris cette sinistre prophétie très au sérieux. Et quand, cinquante ans plus tard, son homme à tout faire est abattu de deux balles, il ne peut s’empêcher d’y repenser. Un huis clos s’établit alors dans le Maner ar Treoualen. Chantelle et son compagnon Michel vont venir s’y glisser, déguisés l’une en domestique et l’autre en cuisinier, afin d’assister discrètement la lieutenante Rousseau, chargée de l’enquête.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-Michel Arnaud est né en 1966 en région parisienne où il a vécu vingt-huit ans avant de s’installer à Brest. Outre son activité professionnelle d’ingénieur en informatique, il est bassiste dans le groupe My Bones Cooking, qui « joue du rock, mais pas que ». Depuis 2013, il écrit dans la collection Enquêtes & Suspense des romans policiers se déroulant dans le Finistère. Ce roman, quatorzième de sa série, se déroule à Saint-Renan. Jean-Michel Arnaud est également membre du collectif d’auteurs “L’assassin habite dans le 29”.

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Couverture

Page de titre

Retrouvez la série de Chantelle sur :https://chantelle-enqueteuse.pagesperso-orange.fr/

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

La relecture d’une œuvre est un art difficile, mais essentiel. J’ai la chance d’avoir une équipe de relecteurs efficaces et rapides, à laquelle s’ajoutent à l’occasion un ou plusieurs membres spécialistes du lieu ou du sujet traité.

Pour ce roman, je remercie donc mes habituels travailleurs de force que j’ai su, cette fois, ménager en leur laissant du temps pour accomplir leur pénible labeur. Ce trio gagnant est composé de ma femme Élyse, chasseuse chevronnée de mes fautes d’orthographe, mes erreurs d’accord ou mes incohérences de temps. Elle réussit également à me faire redresser le style quand il s’essouffle ou s’alourdit. Vient ensuite Guillaume, mon relecteur le plus ancien (et le plus jeune en âge), qui a choisi de se raser la tête plutôt que de s’arracher les cheveux en voyant les aberrations procédurales dont j’émaille mes récits. Par ses remarques pertinentes, il parvient malgré tout à ramener mes personnages dans le rang (d’où ils ressortent dès qu’il a le dos tourné). Et enfin Matthieu, nommé grand expert en chicaneries, capable de détecter la moindre incohérence même bien cachée au fin fond de mes textes.

Et pour se promener dans Saint-Renan, quoi de mieux qu’un Renanais pour vous guider ? Paul Antoine, collègue de travail et fidèle lecteur, s’est efficacement prêté au jeu de la relecture, entre autres pour remettre les plaques de rue de sa ville au bon endroit…

À tous les quatre, tous mes remerciements pour votre implication.

PROLOGUE

Mardi 31 mai 2022, milieu de matinée

Maner ar Treoualen, Saint-Renan

La citadine s’engage dans la longue allée boisée tandis que le lourd portail métallique se referme automatiquement derrière elle. Vitesse réduite ! La conductrice ne s’inquiète pourtant pas pour ses pneus ou sa suspension, même si son petit véhicule n’appartient pas à la catégorie des tout-terrain. Elle connaît l’endroit et sait que ses bas de caisse n’ont ici rien à craindre. Bien que le propriétaire des lieux n’emprunte ce passage qu’à de rares occasions, il impose à son personnel d’y traquer régulièrement ornières et nids-de-poule pour les colmater sans tarder.

Au sein de ce haut couloir végétal, le soleil de la fin mai s’amuse à pointiller ses rayons à travers les branches et le feuillage des arbres qui l’entourent tout au long des quatre cents mètres de la voie. L’effet stroboscopique rebondit en étincelles irisées sur le gris métal des yeux de la sorcerez. Une flaque de lumière s’étale au bout du tunnel, marquant l’ouverture sur le parterre du manoir. Chantelle gare sa voiture dans l’ancienne grange transformée en aire de stationnement pour les visiteurs. D’ici, une allée dallée et couverte permet de rejoindre au sec l’entrée du bâtiment par temps de pluie. Mais en Bretagne, comme dans tout le pays, les ondées se sont absentées des pages météo depuis plusieurs semaines. Toutefois, le magnifique jardin à l’anglaise ne semble pas en avoir souffert jusqu’alors.

La sorcerez chemine d’un pas lent vers l’épaisse porte toujours close. Elle ne se presse pas et en profite pour admirer les complexes agencements d’arbustes, de massifs et de fourrés. Elle espère percevoir quelques infimes impulsions à travers les fines semelles de ses tennis blanches, mais le sol reste muet sur son passage. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’elle pourra déterminer si la lointaine prédiction de son collègue d’une autre époque va se réaliser. Toutefois, cela fait longtemps qu’elle n’y croit plus !

Voyant la poignée tourner, Chantelle se dépêche d’enfiler le masque FFP2 accroché à son poignet, seul modèle toléré par son hôte pour laisser ses invités pénétrer dans son royaume.

I

Après-midi du jeudi 15 février 2018

Bureau de Joe-Alderic Cœuru, troisième niveau de la section centrale du Maner ar Treoualen, Saint-Renan

Assis à son bureau, l’homme n’a pas daigné se lever pour accueillir la personne qui a pénétré dans son cabinet de travail. Est-ce là un traitement particulier ou s’agit-il de son attitude habituelle, quel que soit le visiteur ? Qu’importe ! Il en faut plus pour déstabiliser la nouvelle venue, car elle sait déjà qu’il a besoin d’elle. Les deux êtres en présence se jaugent mutuellement du regard. Elle n’a aucun doute sur la tranche d’âge de son hôte, sexagénaire tardif ou septuagénaire. Et malgré sa position assise, elle devine qu’il se tient toujours droit et qu’il marche d’un pas assuré. Il doit en imposer par sa stature – bien qu’il ne soit que de taille moyenne – car c’est la posture obligatoire pour quelqu’un qui règne sur un empire financier colossal depuis plusieurs décennies ! En revanche, lui peine pour évaluer l’âge de sa convive. Seules les quelques ridules qui prolongent les commissures de ses yeux – à peine visibles à cause des lunettes sombres qu’elle a conservées – lui permettent d’établir une fourchette large, qu’il estime de quarante à soixante ans. Nul cheveu blanc ne vient troubler le brun foncé de sa coupe au carré, et sa peau mate à l’aspect soyeux ne le renseigne pas plus.

Il désigne de sa main aux doigts serrés le lourd fauteuil sis au milieu de la pièce, où elle s’installe sans se préoccuper du regard scrutateur qui la toise, croisant haut ses jambes dissimulées par le tissu épais de sa longue robe noire. Enfin, sentant le moment opportun, la sorcerez relève ses lunettes aux verres fumés sur son front. Elle dévoile ses yeux à la couleur indéfinissable et fluctuante. Mais contrairement à son attente, cela ne semble pas impressionner l’homme qui continue à la fixer, comme si cet examen pouvait lui révéler les sombres mystères tapis au fond de l’âme de la femme se tenant en face de lui. Puis, toujours sans prononcer le moindre mot, il pointe son corps de son index, allant du col jusqu’aux chevilles avec lenteur.

Traduisant à sa guise cette silencieuse interrogation, Chantelle explique : robe de cérémonie ! Elle a sorti le grand jeu, mais ce n’était pas avec la seule intention d’en imposer à son hôte. Car ce vêtement ne consiste pas uniquement en un savant assemblage de pans de tissus noirs, taillés et cousus pour former ce fourreau adapté avec élégance aux agréables courbes de sa porteuse. Cette sae teñval* dispose d’une histoire, d’une mémoire et de pouvoirs, dont le principal est d’exhausser la perception sensorielle de celle qui l’enfile, qualité que la sorcerez a privilégiée pour cet étrange rendez-vous dont elle ignore encore le but. L’homme la remercie de son explication d’un simple mouvement de tête. Il a choisi de rester muet le plus longtemps possible, probablement pour tester les capacités de son invitée. Examen de passage pour une embauche, sans qu’il s’inquiète de savoir si ce job intéresse sa convive.

Décroisant les jambes, Chantelle pose maintenant ses pieds bien à plat sur le plancher, les écartant autant que la bienséance et l’étroitesse de sa tenue l’autorisent. Elle colle ses avant-bras aux accoudoirs du fauteuil ancien. Elle devine que son hôte n’aime pas attendre, bien que son agenda déborde de temps à perdre. Elle ne doit donc pas trop tarder à délivrer son analyse. Une sensation prédomine, mais elle est trop banale pour que la sorcerez puisse crier victoire si tôt. Car l’inquiétude est une évidence pour quelqu’un qui fait appel au service d’une diseuse de bonne aventure. Quelle peur le taraude ainsi quotidiennement ? La mort ? Là encore, la réponse est trop convenue, puisque la traversée inéluctable par cette sinistre issue constitue la plus grande angoisse de la majorité de l’humanité. Son hôte septuagénaire n’est pas en mauvaise santé. Aucune zone sombre ne rôde à proximité de son aura, la cause n’est donc pas là. L’expérience de la voyante lui souffle de suivre le lien de cette angoisse, afin de rechercher son origine. Et elle comprend alors que cette hantise s’ancre bien loin dans le passé.

— Quel âge aviez-vous lorsque cette crainte est apparue ? se permet-elle de demander.

Le petit sourire pincé que l’homme retient indique qu’elle ne s’est pas trompée. Enfin, il se décide à parler.

— Lorsque j’avais vingt et un ans, l’un de vos confrères m’a annoncé que j’allais tuer quelqu’un !

***

Soirée du mercredi 15 juin 2022

Bureau de Joe-Alderic Cœuru, Maner ar Treoualen, Saint-Renan

Pas besoin de froncement de sourcils pour que Chantelle prenne conscience du mécontentement de son auditrice. Elle prévoyait cette réaction et elle aurait été étonnée que son amie la lieutenante de gendarmerie Laurence Rousseau acquiesce sans broncher après le récit de sa première rencontre avec le propriétaire du Maner ar Treoualen, quatre ans plus tôt. La réplique attendue ne tarde d’ailleurs pas.

— Bien que j’accepte maintenant de croire en tes pouvoirs de divination, tu ne me feras jamais avaler qu’un de tes confrères soit capable de pronostiquer un assassinat un demi-siècle avant qu’il soit commis !

Chantelle sourit en prémisse à sa réponse, d’un sourire doux et apaisant, dénué de la moindre trace d’ironie ou de moquerie. Car, tout comme l’enquêtrice, elle n’a jamais imaginé qu’une prédiction individuelle puisse s’étendre sur une aussi longue période. Elle revient quatre ans en arrière pour l’explication, avec sa recherche de renseignements sur Gwenarc’h de Châteaulin, décédé quarante-cinq ans plus tôt. Son fils a pris la suite à temps partiel, exerçant par ailleurs une activité banale à la mairie. Interrogé sur son père, Goulc’hen a décrit un sorcer à la réputation sulfureuse, brillant dans l’exactitude de ses présages, mais bien trop sombre dans sa façon de les transmettre aux personnes concernées. Gwenarc’h ne tenait malheureusement pas de carnet ni de journal. Des écrits auraient peut-être permis d’éclaircir l’annonce faite à son client cinquante ans auparavant, une prophétie effrayante et, jusqu’à preuve du contraire, erronée. La notoriété de son paternel était en danger, le fils chercha donc à défendre son honneur et émit une hypothèse vraisemblable. Chantelle retourna poser quelques questions au propriétaire du manoir afin de la vérifier. Ce qu’elle apprit alors confirma la supposition. Dans la fougue de sa jeunesse, renforcée par l’insouciance qu’éprouve l’unique enfant d’une famille plus qu’aisée, Joe-Alderic Cœuru adoptait très souvent des comportements à risques. Des risques pour lui-même en premier lieu, mais également pour ses amis qui l’accompagnaient dans ses intrépides divagations ; comme celles réalisées à bord de sa trop puissante voiture. Celle-ci avait été offerte par papa lorsque son fils était revenu du service militaire, son permis de conduire en poche. Rouler à fond sur les étroites routes du nord Finistère, avec l’excitation de titiller la pédale d’accélérateur pour faire rugir et bondir le bolide, s’amuser à le mener à la limite de la perte de contrôle. Il y avait aussi des escapades dans les falaises surplombant la rade de Brest, bien sûr sans équipement adapté pour s’assurer. Démonstrations de fanfaronnade, dans le simple but d’aller plus loin, sans penser aux conséquences d’une chute sur les rochers acérés dix ou vingt mètres plus bas. Il y avait surtout ce flingue qu’il avait plaisir à garder dans sa poche lors des sorties. Pour quoi faire ? Il n’avait aucune envie de s’en servir, ce n’était que pour frimer, jouer au mec qui en a, comme Alain Delon dans ses films, Le Samouraï ou Le Clan des Siciliens…

L’électrochoc provoqué par la sombre prophétie du sorcer changea entièrement la donne. Cette prise de conscience brutale mit un terme à tous les égarements de Joe-Alderic ! Plus de déambulation en groupe dans les rochers, trop de risques que l’un de ses camarades chute en voulant épater les copains. Finies, les folles virées automobiles ! En cas d’accident, ce n’était pas que sa vie qu’il mettait en péril, mais également celle d’autres personnes s’il venait à percuter une voiture, un vélo ou un piéton. Quant au pistolet, pourquoi se faire mousser avec cet objet au passé malsain qui n’était pas le sien et qu’il valait mieux oublier ? Les sorcered conclurent donc que cette modification radicale du comportement eut pour effet de briser la prophétie. Gwenarc’h avait mis son client en garde en utilisant le futur plutôt que le conditionnel, augurant qu’il était préférable d’employer les grands moyens pour éviter un drame.

— Mais, malgré les qualités indéniables de feu mon collègue, reprend Chantelle, sa prédiction eut des conséquences auxquelles il n’avait pas pensé. Même si mon explication sur la non-réalisation de la prophétie l’a convaincu, monsieur Cœuru garde toujours en lui cette peur de tuer quelqu’un. Depuis cinquante ans, il a choisi de vivre quasiment en ermite, réduisant au maximum ses contacts avec le monde extérieur. Il ne sort qu’exceptionnellement de son manoir et ne s’est jamais marié, par crainte d’être un jour responsable de la mort de son épouse.

— Au moins un qui ne s’est pas plaint des différentes périodes de confinement dues à la Covid, plaisante Laurence. Si j’en crois ta description, cela n’a pas beaucoup changé sa vie. Quand es-tu passée ici pour la dernière fois ?

— Je viens en général tous les trois ou quatre mois, et toujours à la demande du propriétaire. Ma dernière visite remonte à deux semaines ! Et avant que tu m’interroges, j’ai en effet alors ressenti qu’un drame allait se produire en ces lieux. Mais le signal était faible, très faible…

L’enquêtrice se rembrunit. Toute discussion serait vaine ! Chantelle n’a pas jugé utile de prévenir la gendarmerie qu’un acte criminel allait être commis au manoir, car elle n’en connaissait ni la date, ni la victime, ni le meurtrier. Quel officier sérieux allait prêter attention aux élucubrations d’une diseuse de bonne aventure, hormis elle ou le capitaine Adrien Le Gac de la police judiciaire brestoise ? Et quand bien même la sorcerez les aurait avertis, quels arguments auraient-ils pu présenter à leurs hiérarchies respectives pour justifier une action à Tréoualen ? Et d’ailleurs, elle a employé le mot « drame », ce qui peut correspondre à un accident aussi bien qu’à un crime. Elle serre les dents et secoue la tête. Son amie interrompt son grommellement silencieux :

— M’expliqueras-tu pourquoi tu m’as demandé de venir ? Car je ne sais toujours pas qui est mort…

*

— Tu viens régulièrement ici. Tu connaissais donc Erwan Le Kork ?

Hochement de tête affirmatif. Chantelle ne juge pas utile de préciser que cette connaissance n’est que lointaine. Elle croisait parfois l’homme durant ses passages au manoir et elle n’a jamais échangé plus de quelques mots avec lui. Leur plus longue conversation s’est produite quatre ans auparavant, lors de la première rencontre entre Joe-Alderic Cœuru et la sorcerez. Quand elle avait arrêté sa voiture devant les hautes grilles du parc, Le Kork était sorti de la maison de garde, une tablette numérique à la main. Il avait vérifié l’identité de la visiteuse et il l’avait interrogée sur la raison de sa venue. Les réponses concordant avec celles inscrites sur son écran, il avait commandé l’ouverture du portail en tapotant sur l’appareil, puis il lui avait rapidement indiqué comment rejoindre le bâtiment et où se garer, rien de plus.

— Cause de la mort ?

La lieutenante se touche le haut du buste en deux endroits distants d’une quinzaine de centimètres.

— Deux balles ! Du petit calibre d’après les premières constatations, mais il faudra attendre l’extraction lors de l’autopsie pour plus de précisions.

Elle s’interrompt en remarquant le froncement de sourcils de Chantelle.

— Je n’y connais rien en arme à feu. Petit calibre, cela peut-il correspondre à un Luger, le pistolet dont étaient équipés les officiers allemands pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Laurence hoche immédiatement la tête.

— Si mes souvenirs de balistique sont bons, oui, en effet. Ce serait alors du 9 mm. S’agit-il du flingue dont tu parlais tout à l’heure, celui que le jeune homme fougueux s’amusait à trimbaler dans ses poches ?

La sorcerez rapporte ce que Joe-Alderic Cœuru lui a raconté à propos de ce Luger, un trophée récupéré par son père Jacques-André sur le cadavre d’un ennemi abattu durant l’un des multiples assauts portés au moment de la libération du pays en 1944. Joe-Alderic possède un permis de port d’arme, mais ce méchant joujou ne quitte plus jamais l’enceinte du domaine. Un pas de tir sécurisé a été installé à l’arrière du manoir pour l’utiliser.

— Ta grimace me laisse à penser que ce pas de tir n’était pas si sécurisé que ça, remarque Chantelle. Le drame s’est donc produit à cet endroit ?

Sans mot dire, l’enquêtrice admire le talent de son amie à interpréter aussi rapidement le moindre signe. Sa tête opine en un acquiescement muet alors que l’on frappe à la porte. Sébastien Jodoin entre. Le gendarme, subalterne régulier de la lieutenante Rousseau, sourit en voyant Chantelle.

— Bonjour, tu es venue nous aider dans cette nouvelle affaire ? Laurence, le légiste et l’équipe technique ont terminé leurs investigations. Ils t’attendent pour un débrief avant de partir.

***

Soirée du mercredi 15 juin 2022

Pas de tir du Maner ar Treoualen, Saint-Renan

Chantelle patiente, le dos contre le mur blanc. Elle a renoncé à essayer d’entendre l’échange entre son amie enquêtrice et les spécialistes de l’investigation, la massivité de l’épaisse porte qui la sépare du groupe étouffe tous les sons provenant de l’extérieur. Alors elle observe et réfléchit. Le gendarme Jodoin les a menées du bureau jusqu’à cet accès en empruntant quelques raccourcis et escaliers de service bien cachés, les engageant dans ces louvoiements afin de ne pas effectuer de détour par le grand hall. La sorcerez admire la vitesse à laquelle Sébastien a su assimiler le plan des lieux. Il s’est dirigé sans la moindre hésitation dans les méandres architecturaux de l’immense bâtisse.

Propreté ! Tout au long du trajet, elle a remarqué cela. Un tel manoir ne doit pourtant pas se montrer avare en poussières, toiles d’araignées ou traces d’humidité, surtout à proximité du lac de la Laverie. Chantelle avait déjà constaté la netteté de l’endroit en venant pratiquer ses consultations régulières. Mais elle n’avait jamais eu l’opportunité de pénétrer dans les espaces privés du bâtiment, comme ces corridors dissimulés très probablement peu employés et en tout cas jamais par un visiteur occasionnel. L’absence de salissure et de taches suspectes donne l’impression qu’une armée de fées du logis œuvre discrètement pour traquer toutes souillures afin de conserver la pureté immaculée des angles et recoins. L’endroit où elle se trouve a été passé au peigne fin par l’équipe technique sans que les experts y dénichent le moindre élément utilisable.

La porte s’ouvre enfin, et Laurence fait signe à son amie de la rejoindre, TIC* et légistes ayant abandonné les lieux. Chantelle n’a jusqu’alors vu cette place que depuis le troisième niveau, qu’elle montre à l’enquêtrice.

— La fenêtre est située au bout d’un couloir transversal, en face du bureau de Joe-Alderic où nous nous tenions tout à l’heure.

La lieutenante consulte ses notes pour rapporter les détails relevés, tout en pointant les différents endroits cités de son index. Le pas de tir consiste en une étroite allée pavée, bordée d’un côté par le rez-de-chaussée de l’aile droite du manoir, dépourvu d’ouverture, et sur la gauche par un mur. Au fond se dresse un cabanon pour présenter et stocker les cibles et les silhouettes de remplacement ainsi que du matériel pour effectuer un nettoyage rapide de la zone. Deux postes de tir sont placés le premier à dix mètres et le second à vingt-cinq mètres du but, chacun étant équipé d’une petite table pour reposer l’arme et les éventuelles munitions. Plusieurs patères servent à accrocher blouson et casque antibruit. Ici, l’odeur de la poudre est toujours prégnante. À quelques mètres en direction de la cible, un marquage au sol indique la posture du corps. Laurence se met de profil et lève le bras droit, à l’horizontale, l’index et le majeur tendus, les autres doigts repliés, simulant un tir au pistolet.

— L’assassin se trouvait à cet endroit. Le Kork avait sa protection auditive autour du cou. Nous supposons qu’il avait tiré et qu’il s’apprêtait à recommencer. Il s’est probablement rendu au fond pour vérifier le groupement de sa volée. Le carton était percé de quatre marques, la moitié d’un chargeur de P08.

L’officière de gendarmerie intercepte le froncement de sourcil et comprend la nécessité d’une explication. P08 correspond au modèle de l’arme, la lettre P pour Parabellum et le chiffre indiquant l’année de conception de l’engin par monsieur Luger, soit 1908 dans ce cas. Elle clôt l’intermède balistique en précisant que le pistolet accepte deux calibres différents, le 7,65 et le 9 mm.

— Une boîte de munitions du second format a été découverte sur l’établi dans l’atelier d’Erwan Le Kork. Nous devrons attendre l’extraction des balles du corps, mais le légiste semblait également pencher pour ce calibre. L’arme n’a pas encore été retrouvée. Les TIC reviendront demain afin de poursuivre les explorations.

Elle se retourne et montre les portes de la façade arrière de la partie centrale. La plus proche, par où elle est venue chercher Chantelle, était fermée de l’extérieur avec la clef toujours engagée dans la serrure. Il est impossible que le tueur soit reparti par-là, car il n’aurait alors pas pu verrouiller derrière lui. L’autre issue est située presque au coin opposé de cette cour. Des empreintes n’ont été relevées que sur la poignée intérieure. Ce sont celles de l’épouse, qui a emprunté cette sortie pour rejoindre son mari et qui a découvert le corps.

— Il existe également un accès extérieur plus grand à l’extrémité de l’aile gauche, par où nos techniciens sont passés.

La lieutenante tourne sur elle-même, ne sachant plus comment s’oriente ce bâtiment en forme de U. Finalement, elle se met dos à la partie centrale et tend le bras gauche à quarante-cinq degrés.

— Il sert principalement au jardinier. C’est un portail assez large pour une voiture ou un petit tracteur. Mais il est verrouillé et ne semble s’ouvrir qu’avec un système électronique. J’attends le rapport des TIC pour comprendre ça. Bref, on suppose que l’assassin est ressorti par là-bas, ce qui ne nous avance pas. Malheureusement, rien ici ne nous permet d’incriminer qui que ce soit pour l’instant. Nous allons bien sûr effectuer des recherches de résidus de tir sur toutes les personnes présentes au manoir à l’heure du drame. Les scientifiques ont saisi les vêtements que chacun portait à l’heure du crime afin de procéder à des prélèvements en laboratoire, mais cela prendra un certain temps. Une rapide vérification olfactive des mains et poignets n’a rien donné. Je te propose de me suivre au grand salon où ces suspects potentiels nous attendent. J’imagine que tu les connais tous, au moins de vue…

***

Soirée du mercredi 15 juin 2022

Grand salon, rez-de-chaussée de la section centrale du Maner ar Treoualen, Saint-Renan

Un gendarme tend une feuille imprimée à la lieutenante lorsqu’elle pénètre dans la pièce accompagnée de Chantelle. Une rapide explication glissée à l’oreille précise l’utilité de ce papier que Laurence consulte sans tarder. Puis, elle se tourne vers les six personnes qui patientent, assises sur les sièges du grand salon. Elle les remercie d’avoir répondu aux questions des hommes de son équipe et indique qu’elle relira au plus vite chaque rapport de conversation afin de déterminer si des points sont à clarifier.

Debout à côté de la porte, Chantelle observe discrètement les membres de l’assemblée. La mère de Joe-Alderic Cœuru est installée sur le sofa, entourée de deux femmes en blouse blanche. L’ancêtre est dans sa quatre-vingt-seizième année et ne se déplace que très difficilement, comme le témoigne le fauteuil roulant attendant à ses côtés. Les escortes qui l’encadrent sont ses infirmières privées. Pourquoi les deux sont-elles présentes en même temps, s’interroge la sorcerez ? Elle s’intéresse ensuite à cet homme assis à l’écart. Beaucoup plus jeune que le reste de l’assemblée, il n’a pas encore atteint la quarantaine. Elle reconnaît le jardinier qu’elle a déjà vu, mais toujours de très loin. Son vêtement ne laisse toutefois aucun doute sur son emploi. Sont-ce ses habits crottés de terre qui le mettent aussi mal à l’aise dans cet environnement immaculé ? Proche du maître des lieux se tient un quinquagénaire de petite taille en surpoids manifeste, crâne dégarni et lunettes d’écaille démodées sur le nez. Chantelle se souvient avoir croisé ce personnage après l’une de ses consultations au manoir. Ce jour-là, son patient avait abrégé la séance sous prétexte de l’arrivée de son administrateur de biens pour une longue session de travail. Cette information lui avait été fournie par la tablette qu’il conservait à portée de regard durant chaque visite. Erwan Le Kork retirait une valise cabine du coffre de l’imposante berline de l’homme lorsque la sorcerez regagnait sa voiture. Le gestionnaire l’avait à peine saluée d’un sec mouvement du menton. Son bagage signalait qu’il passerait au moins une nuit sur place. Agrémentée d’un 35, sa plaque d’immatriculation mentionnait le nom d’un concessionnaire rennais.

La lieutenante Rousseau adopte le faciès contrit du porteur de mauvaise nouvelle et poursuit en montrant la feuille remise par son collègue.

— Ce papier stipule les entrées et sorties au niveau du portail principal de la propriété. Donc, à moins qu’il n’ait pénétré par une autre issue…

— Impossible ! la coupe brutalement Joe-Alderic Cœuru. La vérification des systèmes de surveillance faisait partie des attributions de mon homme à tout faire, et il n’y dérogeait pas. Si qui que ce soit avait franchi les capteurs, nous en aurions été immédiatement avertis.

— Merci, Monsieur, de ces précisions. Cela confirme que l’assassin d’Erwan Le Kork se trouve dans cette salle, car toutes les personnes présentes sur le domaine au moment du drame sont rassemblées ici…

— Mais non, ce n’est pas vrai ! s’insurge le gestionnaire. Il manque sa femme, la blonde !

Le regard de Laurence se durcit. L’enquêtrice est exaspérée par ces interruptions. Discrètement, elle consulte les fiches pour retrouver le nom du gêneur.

— Monsieur Maugaron, si vous ne m’aviez pas coupée dans mon explication, vous m’auriez entendue compléter ma phrase avec « hormis madame Nathalie Le Kork, épouse de la victime qui a découvert le corps de son mari et a été prise d’une crise de nerfs ». Il a fallu la mettre sous tranquillisants et la conduire à l’hôpital où elle restera en observation pour la nuit.

— Alors il vous suffit de trouver celui ou celle qui avait quelque chose à reprocher à ce type, ce sera forcément le ou la coupable !

Sentant l’agacement de l’officière s’accroître, le propriétaire du manoir s’interpose entre le gestionnaire et l’enquêtrice.

— Merci, Jean-Marie, mais il est inutile de conseiller nos amis de la gendarmerie, ils savent exactement ce qu’ils ont à faire. Lieutenante Rousseau, je me permets de déposer une requête. Avec la disparition d’Erwan et l’absence de Nathalie, nous nous retrouvons dépourvus de personnel de maison. Le couple se chargeait de toute l’intendance, l’approvisionnement et le service. Pour les suppléer, j’ai pensé à appeler Ronan et Geneviève qui les remplacent le dimanche et pendant leurs vacances…

— Oh, Joe-Alderic ! intervient la mère avec un air choqué. Comment oses-tu vouloir déranger le frère de ce pauvre Erwan dans un tel moment ? Certes, tu es fils unique, mais figure-toi la peine que peut éprouver la famille Le Kork à cette heure !

Le silence pesant qui suit la remontrance maternelle est troublé par un long gargouillement s’échappant du ventre rebondi de Jean-Marie Maugaron. Dans l’assemblée, Chantelle repère plusieurs paires de lèvres qui se serrent ou se tordent pour éviter à leurs propriétaires d’éclater de rire. L’une des infirmières lève la main et attend que la lieutenante lui fasse signe pour parler.

— Avec votre autorisation, et à titre tout à fait exceptionnel, je me chargerai ce soir du service, si c’est là le seul moyen pour que nous puissions dîner. L’heure avance et, avec Irène, nous sentons que madame Denise se fatigue énormément.

Laurence regarde sa montre et constate qu’elle s’est laissé déborder par le temps. Elle acquiesce donc à la proposition de la soignante qui part immédiatement avec sa collègue chercher le repas heureusement déjà préparé. L’enquêtrice ne s’étonne même plus quand la sorcerez vient lui glisser à l’oreille qu’elle a peut-être une solution…

***

Soirée du mercredi 15 juin 2022

Maison de Michel Mabec, Plougourvest

Michel n’est pas surpris quand l’écran du téléphone posé à côté de son clavier affiche la photo de sa compagne. De l’index, il établit la connexion.

— Bonsoir, ma chérie. Je suppose que tu ne dîneras pas à la maison ce soir.

— Non, mon chéri, répond Chantelle, tu peux mettre ma part au congélateur. Tu me disais l’autre jour que tu aimerais changer un peu de boulot, juste pour quelque temps. Je t’ai trouvé un poste en CDD, tu vas adorer. Bien payé, logé et nourri.

L’écrivain fronce les sourcils. Jamais il n’avait évoqué une telle idée, n’ayant aucune envie d’abandonner son gagne-pain ! Quelle était cette nouvelle blague ?