Intox à Carhaix - Jean-Michel Arnaud - E-Book

Intox à Carhaix E-Book

Jean-Michel Arnaud

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Beschreibung

Chantelle parviendra t-elle à éclaircir le mystère entourant la mort de son gendre ?

Après une trop longue absence, Chantelle revient à Carhaix-Plouguer, la ville de son enfance.
Et ce n'est malheureusement pas seulement pour un séjour touristique, car un corps a été retrouvé, noyé à proximité du pont gaulois de Sainte- Catherine, un endroit qui rappelle à la sorcerez de joyeux souvenirs de baignades dans l'Hyère avec ses copains de classe. Car la victime n'est autre que Victor Lastenet, son gendre qu'elle n'a jamais eu l'occasion de rencontrer. Cette mort n'étant pas accidentelle, sa fille tient la première place dans la liste des suspects !
Mais est-ce vraiment une malchance de ne pas avoir pu croiser la route de l'homme avant l'Ankou ?

Un polar passionnant autour d'une histoire familiale entourée de secrets !


À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1966 en région parisienne, Jean-Michel Arnaud a rallié la Bretagne en 1994 pour son travail d’ingénieur en informatique. Brestois depuis vingt ans, il a également vécu deux ans aux abords de Landivisiau et passe dorénavant ses week-ends dans la belle ville de Quimper, où se situe sa nouvelle histoire policière.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

Un livre s’écrit rarement seul. Après le travail de l’écrivain, relectrice et relecteurs prennent le relais, accompagnés pour ce roman d’une traductrice.

Je remercie donc en premier lieu Élyse, ma femme, qui me supporte (dans tous les sens du terme), me corrige orthographiquement et me conseille sur le style à adopter.

En deuxième lieu, merci à Guillaume, l’aîné de mes relecteurs (il a commencé son dur labeur dès mon deuxième roman) et le cadet en âge, fidèle malgré mon obstination à ne jamais suivre les strictes procédures policières qu’il m’indique pourtant clairement. Promis ! La prochaine fois, je ferai plus attention à respecter ces règles (promesse d’écrivain buté…).

Et en troisième place (uniquement pour raison alphabétique), un grand merci à Matthieu, toujours aussi tenace dans sa recherche des petites bêtes porteuses d’erreurs et d’incohérences qui se glissent à mon insu dans mes textes.

Pour ces trois réguliers, un gros merci supplémentaire pour leur célérité, ainsi que pour le service de livraison express de Guillaume.

Parler (ou écrire) breton, je ne sais le faire, mais heureusement Myriam est venue à mon secours. Donc, à Myriam, Trugarez vras, a-greiz va c’halon. Mais avant d’écrire, il faut aussi des idées. Je n’oublie donc pas Maddie ni Gildas, qui ont abreuvé mon inspiration en nous parlant du Carhaix de leur enfance.

PROLOGUE

Après-midi du dimanche 25 octobre 2020

Aux abords de la chapelle Sainte-Catherine, Plounévézel

Sous les arches en tiers-point du pont gaulois s’écoule flegmatiquement l’eau de l’Hyère. Sa surface à peine fripée réfléchit les hautes ramures du majestueux chêne qui se dresse fièrement derrière la chapelle Sainte-Catherine. Un promeneur baguenaudant dans ce coin paisible pourrait croire que cette eau sombre réduit volontairement le débit de son flux pour passer le vieux pont, par respect pour le grand âge de l’antique ouvrage d’art qui semble somnoler, bien à l’abri sous une épaisse couche de végétation.

Victor pose son bâtonnet de pastel pour reprendre son crayon gris. Gris comme l’époque, gris comme le temps, gris comme son humeur. Il espérait pourtant que son évasion de quelques heures pour dessiner lui remonterait le moral et lui permettrait de voir la vie en rose, comme le chantait si bien la môme Piaf. Mais ses pensées restent lugubrement monochromes dans les tons obscurs. Déjà, un versificateur d’opérette s’est cru malin de venir déclamer ses dernières productions sans queue ni tête à côté de lui, content de trouver du public en ce lieu désert. Il a fallu qu’il lui refile un billet pour que le gêneur aille emmerder d’autres gens ailleurs, et loin, de préférence ! Ensuite, les mauvaises nouvelles n’arrêtent pas de tomber et l’on part maintenant à coup sûr pour un nouveau confinement ! Quelles seront cette fois les distances et durées maximales autorisées pour sortir prendre l’air ? Quelques coups de mine noire pour obscurcir la silhouette du vieux pont. Le dessinateur se résigne à reproduire sur le papier la morosité de ses sentiments.

Il ressent une impression de soudaine chaleur, malgré le ciel couvert et le vent frais qui agite les branches des arbres qui l’entourent. Sa main essuie son front trempé de sueur. Il retire son blouson et le laisse glisser sur l’herbe à ses pieds. Son hyperthermie disparaît quelques secondes. Mais une violente douleur interne lui vrille l’abdomen. Il lâche son crayon et tombe à genoux, manquant de renverser son chevalet. Un nouveau spasme, encore plus intense. Il a tout juste le temps de tourner la tête pour ne pas vomir son déjeuner dans le sac où est rangé son matériel. L’estomac vide, la souffrance s’amenuise quelques instants, mais ce n’est que pour mieux reprendre, par à-coups toujours plus virulents. Il veut appeler à l’aide, mais il ne voit personne à proximité. Quand il dessine, il abandonne systématiquement son téléphone dans sa voiture – garée sur le minuscule parking devant la chapelle – pour se concentrer sur son activité artistique plutôt que de devoir résister à l’insidieuse tentation de caresser ce maudit écran : rien qu’un regard rapide qui fait perdre chaque fois un quart d’heure ! Victor essaie de se relever en s’appuyant sur son tabouret pliant, mais, trop léger, celui-ci bascule et l’homme se retrouve par terre. Une nouvelle crispation interne le pousse à adopter une position fœtale. Soif ! Cet après-midi, il n’a rien emporté pour boire, mais l’Hyère coule juste à côté. Qu’importe si l’eau non purifiée est impropre à la consommation, ça ne pourra pas être pire que ce qu’il ressent. Il roule sur lui-même et parvient à se mettre à genoux, il avance à quatre pattes en prenant garde à ne pas s’effondrer sous l’assaut des spasmes qui lui vrillent le ventre. Mais maintenant, il sent que la lancination remonte dans son corps. Respirer lui devient de plus en plus pénible et éprouvant. Épuisé et à bout de souffle, il s’écroule, renonçant à atteindre la berge pourtant si proche, espérant seulement qu’un promeneur du dimanche vienne lui porter secours. Mais il n’entend que l’eau sombre qui s’écoule paisiblement par les arches en tiers-point du vieux pont gaulois, sous un ciel gris, gris comme l’époque, gris comme le temps, gris comme le teint de l’homme qui agonise, tordu de douleurs sur l’herbe. Ultime sursaut ! Il parvient dans un suprême effort à se tourner sur le côté et bascule sur le ventre, le visage dans l’eau, sans plus pouvoir se redresser.

I

Après-midi du lundi 26 octobre 2020

Maison de Michel et Chantelle, Plougourvest

Cet après-midi, Michel Mabec se retrouve seul à Plougourvest : comme tous les lundis, Chantelle s’est rendue à son cabinet de consultation, au centre-ville de Brest. En cette période chargée d’inquiétudes et d’incertitudes, un grand nombre de ses clients – presque exclusivement du genre féminin – cherche à se rassurer sur son avenir et sur celui de ses proches. Certaines personnes souhaitent même que la sorcerez leur concocte une potion magique apte à les protéger de ce virulent virus qui empoisonne la vie mondiale depuis le début du printemps. Malheureusement pour elles, et nonobstant les richesses curatives dont beaucoup de plantes sont pourvues, aucune ne s’est encore révélée capable de repousser cet agressif envahisseur asiatique…

Sa tasse de café à la main, l’écrivain jette un coup d’œil par la porte-fenêtre. Il espère admirer le ciel déchirant la pelisse grise dont il s’est accoutré depuis plusieurs jours pour laisser apercevoir ne serait-ce qu’une simple culotte de gendarme. L’expression lui fait penser au lieutenant Dumontoir, qui adorait naguère venir discuter un petit moment avec Michel et Chantelle dans son ancien corps de ferme, de préférence juste après le déjeuner pour profiter de l’excellent café que le propriétaire des lieux prépare. Mais, depuis que l’officier s’est vu confier le commandement de la brigade de Landivisiau – et toutes les corvées de remplissage de paperasse qui accompagnent cette promotion –, ces agréables moments de convivialité se font beaucoup plus rares.

Appuyés au mur de pierre de l’autre côté de la cour, quelques outils de jardinage ont été oubliés dehors la veille, après une vigoureuse séance de nettoyage automnal et d’éradication de mauvaises herbes. Bien que n’étant pas un forçat du rangement – Michel considère qu’une maison avec un peu de désordre est plus vivante qu’une demeure aseptisée digne de figurer dans quelques magazines de décoration –, l’écrivain termine sa tasse et chausse ses sabots en plastique pour sortir. Râteau, binette, sarcloir, taille-haie et même une pioche, plus le panier d’osier contenant les petits ustensiles, inutile de les laisser prendre la pluie annoncée pour cette nuit. Les bras chargés de sa cargaison, il voit une voiture s’engager dans sa cour. Aujourd’hui, il n’attend personne et son habitation est située au bout d’une voie communale qu’à part lui et ses visiteurs, seuls quelques tracteurs empruntent. Il s’agit donc obligatoirement d’une erreur d’itinéraire ! Il s’approche en souriant du véhicule au moment où en sort une jolie femme. Cheveux bruns milongs, des lunettes noires sur le nez, une tunique aux couleurs soixante-huitardes et un ample pantalon, un look très zen qui n’est pas pour lui déplaire. Trentenaire ou quadra ? Impossible à déterminer ! Mais quelque chose dans cette égarée le perturbe, sans qu’il puisse encore en établir la cause. Enfin elle s’adresse à lui avec une pointe d’hésitation dans la voix.

— Bonjour. On m’a indiqué que ma mère habite ici, et il faut absolument que je lui parle.

Dans la moue de Michel se mêlent l’étonnement et la déception de ne pouvoir venir en aide à cette jolie déroutée.

— Malheureusement, on vous a mal renseignée, car…

Mais lorsqu’elle soulève ses lunettes de soleil, il se rend compte de son erreur !

***

Après-midi du lundi 26 octobre 2020

Maison de Michel et Chantelle, Plougourvest

La tension qui règne dans la grande pièce de vie est presque palpable.

Confuse, Ariana s’est mise à l’écart pendant que sa mère essaie de convaincre son compagnon, qui boitille douloureusement.

— Je comprends que tu sois fâché, mais laisse-moi au moins m’occuper de ton pied, il faut te soigner…

— Inutile, je vais très bien ! J’ai du travail, je vous abandonne en famille ! répond Michel en appuyant lourdement sur le dernier mot.

Il monte en clopinant dans son bureau. Quand il a fermé la porte, Chantelle se tourne vers sa fille, qui lui lance un regard désolé.

— Si j’avais su, j’aurais pris plus de précautions. Mais la personne qui m’a indiqué ton adresse ne m’a pas prévenue que…

La sorcerez lui retourne un sourire triste. Elle s’installe sur le canapé et attend qu’Ariana prenne place dans le fauteuil.

— Tu n’as pas à t’excuser, je suis la seule et unique coupable. Je partage la vie de Michel depuis huit ans sans jamais lui avoir parlé de toi ni de ta sœur… Et pourquoi ? Parce que je suis une mère indigne, qui a abandonné ses enfants à la garde de son mari. Voyant les excellents rapports qu’il entretient avec sa fille, j’ai eu peur que mon comportement ne le dégoûte de moi et qu’il ne me rejette. Il aurait eu raison de le faire, et il est parfaitement normal qu’il soit en colère contre moi, en découvrant cela aussi brusquement. Que s’est-il passé pour son pied ?

Ariana montre ses yeux.

— Lorsque j’ai retiré mes lunettes et qu’il les a vus, il a compris que j’étais bien ta fille. Il a été tellement surpris qu’il a lâché les outils qu’il tenait dans ses bras, et la pioche a atterri sur son gros orteil.

Chantelle esquisse une grimace compassionnelle en imaginant la scène, imitée par sa descendante, qui a assisté au spectacle.

— J’ai ce qu’il faut pour apaiser sa douleur dans mon laboratoire. Il suffit que je le convainque de se laisser soigner, ce qui risque de ne pas être une mince affaire… Mais je suppose que tu n’es pas venue me voir uniquement pour jeter le trouble dans mon couple ? Cela concerne Émeline ?

Ariana acquiesce d’un mouvement de tête avant de compléter :

— Son conjoint est mort hier. Il a été retrouvé noyé dans l’Hyère. D’après les rumeurs, il ne s’agirait pas d’un accident. En prenant Em’ dans mes bras pour la réconforter, j’ai ressenti… Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je suis sûre que ce n’est pas bon pour elle.

Même à distance, la sorcerez perçoit clairement l’inquiétude qui ronge son aînée.

Elle s’approche du fauteuil, les mains ouvertes devant elle.

Ariana hésite un moment avant de comprendre, et glisse ses mains dans celles de sa mère. Quelques secondes de contact suffisent.

— En effet, elle est partie pour avoir quelques ennuis. Je vois un espace fermé, des questions, beaucoup de questions, insidieuses et insistantes…

Le son d’une cloche clôt l’analyse. Ariana sort son téléphone portable d’une poche de son pantalon et lit rapidement le message reçu.

— C’est p’pa. Il me prévient qu’Em’ vient d’être mise en garde à vue ! Il demande où je suis…

Sourire crispé. Chantelle ne réfléchit que quelques secondes.

— J’ai besoin de dix minutes pour préparer mon sac et un petit mot pour Michel, avec l’onguent qu’il devra appliquer sur son pied blessé. Après, je te suis jusqu’à Carhaix !

***

Fin d’après-midi du lundi 26 octobre 2020

En bordure de route à Roc’h Tredudon

Les fesses appuyées sur le capot de la voiture de Chantelle, les deux femmes contemplent sans mot dire la vue qui s’offre à elles. Dans leur dos, l’immense antenne de Roc’h Tredudon s’acharne à ravitailler les téléphages de l’ouest de la Bretagne en ondes hertziennes. Quelques minutes auparavant, passé le rond-point qui sécurise le croisement des départementales D764 et D785, la mère a indiqué d’un appel de phares soutenu son souhait d’une halte. La fille a immédiatement capté le message, se rangeant sur l’accotement. Ici, des espaces de stationnement ont été aménagés en bordure de route pour permettre de s’octroyer une pause détente devant un paysage grandiose.

Les deux contemplatrices semblent avoir tacitement décidé de jouer à « la première qui parle a perdu » ! Toutefois, chacune trépigne intérieurement, s’efforçant de résister au besoin de s’exprimer pour s’expliquer. Mais peut-être n’est-ce ni l’endroit ni le moment… Ariana se contraint enfin à rompre le silence. De la pointe de sa bottine aux couleurs accordées à sa tenue, elle tapote celle de sa mère en souriant doucement.

— Je suis étonnée que tu n’aies pas déjà retiré tes chaussures. J’ai gardé ce souvenir de toi : à chaque balade dans les monts d’Arrée, tu ne pouvais pas t’empêcher de te retrouver pieds nus !

Crispation labiale, un demi-sourire s’accouplant à une moue de désappointement, la sorcerez espérait autre chose.

— En effet. Et je n’ai pas perdu cette mauvaise habitude. Tu as bonne mémoire. Mais nous n’avons pas le temps pour cela. Je voulais juste voir…

Chantelle fait un large mouvement du bras pour embrasser l’horizon : Roc’h Trevezel, le réservoir et la montagne Saint-Michel – toujours couramment appelée « le mont Saint-Michel de Brasparts » même si les jeux d’indépendance communale l’ont déclaré sur le territoire de Saint-Rivoal depuis des lustres – surmontée de sa chapelle, les tourbières du Yeun Elez, une ample collection de teintes vertes et rousses sous la grisaille du ciel d’automne.

— Ce n’est pourtant qu’à une demi-heure de route de chez toi. Qu’est-ce qui t’empêche de venir par ici ?

La tête de la sorcerez oscille doucement.

— Peut-être la peur, les peurs… Allez, en voiture !

La déception change de camp, et Ariana serre les lèvres pour cacher la sienne alors que chaque femme rejoint son véhicule.

***

Fin d’après-midi du lundi 26 octobre 2020

Logement d’Ariana, rue Brizeux, Carhaix-Plouguer

À la vue de la boutique de sa fille aînée, un sourire appréciateur se dessine sur les fines lèvres de Chantelle. Sise en l’étroite rue Brizeux, le Lak-Pep-Tra arbore fièrement son enseigne métallique, qui oscille au-dessus de la devanture. Sur la vitrine, la représentation d’une besace à rabat ressemblant étrangement au modèle en toile épaisse que la sorcerez porte aujourd’hui à l’épaule.

“Le fourre-tout” entoure le croquis du sac d’une écriture curviligne, traduction utile pour les non-bretonnants.

— Que vends-tu là-dedans, des contenants ou du contenu ?

— Les deux, mais surtout ce que l’on trouve à l’intérieur. Je ne voulais pas faire de concurrence à la maroquinerie de la rue Général-Lambert…

Ariana se glisse par l’étroite porte située sur le côté droit du bâtiment, s’ouvrant sur un court couloir terminé par un escalier.

— J’habite en haut. P’pa m’a prévenue que c’est une très mauvaise idée de mélanger travail et vie privée, mais, pour l’instant, je n’y vois pas d’inconvénient. Viens découvrir mon chez-moi…

D’un pas vif, elle gravit les marches, tranquillement suivie par sa mère, qui la retrouve assise sur un petit banc de bois à retirer ses boots.

— Ici, c’est pieds nus ou en chaussettes, mais je présume que cela ne te dérange pas.

S’asseyant à son tour pour enlever ses bottines, Chantelle s’interroge sur les connaissances occultes d’Ariana. Il ne fait aucun doute que sa descendante dispose de pouvoirs, très probablement prescience et divination comme elle. La folie colorée habitant ses iris en est la preuve indéniable. Mais n’a-t-elle jamais appris à s’en servir ? Non, impossible ! Pour cela, il faut l’aide d’une formatrice ou d’un formateur, kelennerez pe kelenner. Et aucun des collègues de la sorcerez ne se serait permis d’instruire sa fille sans la prévenir. Une sonnerie de téléphone la sort de ses pensées.

— C’est p’pa, indique Ariana avant de décrocher. Allô, alors ?

Elle met le haut-parleur pour que sa mère puisse profiter des explications :

— Ce charlot ne veut rien entendre ! Émeline reste pour l’instant en garde à vue. L’expertise toxicologique n’est encore que partielle, mais les suspicions d’empoisonnement sont déjà confirmées. Victor ne s’est pas noyé par accident !

La sœur aînée acquiesce silencieusement d’un lent mouvement de la tête. Elle était au courant bien avant que son père n’appelle, devine Chantelle.

— Le lieutenant Chauvard a envoyé une équipe perquisitionner la maison d’Émeline. J’espère qu’ils ne trouveront rien dans son armoire à pharmacie. Tu sais si elle consomme des trucs particuliers ?

— Particuliers ? Que veux-tu dire par là ?

— Par exemple des trucs de filles qui, à forte dose, peuvent être dangereux. Dans le prérapport d’analyse, il n’y a que des noms de molécules, pas de médicament, et aucune indication sur ce à quoi ça peut servir…

Ariana contient son sourire en entendant l’avocat proférer de telles incertitudes :

— Alors non, je peux te garantir qu’elle ne prenait rien de spécial, sinon elle m’en aurait parlé. Victor, par contre…

La voix de Gérard Le Duff trahit son affolement :

— Quoi donc ? Dis-moi vite ! J’ai besoin d’un maximum de renseignements pour pouvoir faire sortir Émeline sans tarder !

— Victor était à la limite de l’hypocondrie, toujours mal quelque part. Son docteur va perdre un bon client, ainsi que le pharmacien…

— Putain, le con ! J’espère que ça ne va pas causer de problème à ta sœur. J’attends ici le retour de la perquise et je passe te voir. Il faut que tu me racontes tout ce que tu sais pour m’aider à la tirer de là. Je n’ai pas envie de rentrer chez moi ce soir. Tu pourras m’héberger pour la nuit ?

Ariana fronce les sourcils, cherchant une excuse pour dissuader son père de venir. Mais d’un mouvement explicite, sa mère lui fait comprendre qu’elle s’éclipsera pour la durée de la visite.

— OK pour passer, mais je ne pourrai pas te garder. Huelgoat n’est qu’à une vingtaine de minutes de Carhaix, et je suppose que tu n’as pas prévu d’affaires de rechange ni de rasoir…

Après quelques bougonnements de déception se terminant par « à tout à l’heure », l’avocat raccroche.

— Tu ne l’as pas prévenu avant de te rendre à Plougourvest.

Le ton indique qu’il ne s’agit pas d’une question. Ne trouvant rien à rétorquer, Ariana hausse les épaules d’un air dépité.

— Depuis combien de temps est-il en retraite ? se renseigne Chantelle, sentant qu’il est préférable de changer de sujet. De se tenir à distance des prétoires a considérablement dégradé son vocabulaire, je ne le reconnaissais pas.

— C’est sans doute parce que sa fille chérie est en danger. Il s’affole à l’idée qu’on la mette en prison, et perd tous ses moyens…

Une pointe d’agacement mitonnée de jalousie perce dans le ton de la sœur aînée.

— Elle est donc demeurée sa favorite ? demande la sorcerez en rechaussant ses bottines.

— Toujours ! confirme Ariana. Émeline est celle qui fait tout bien comme il faut, des études brillantes, un mariage brillant avec un jeune homme de bonne famille, un travail brillant, sérieux, qui rapporte. Alors que moi…

Elle désigne ses orbites d’un geste ondulant des doigts.

— Tu me ressembles trop, concède tristement Chantelle, physiquement et peut-être aussi…

— Où vas-tu te réfugier ? la coupe sa fille avec l’envie évidente d’écourter la conversation sur ce sujet.

— Je vais traîner dans les rues de Carhaix. J’y croiserai peut-être des traces de mon passé…

***

Fin d’après-midi du lundi 26 octobre 2020

Pensées du lieutenant Ludovic Chauvard

« Bon sang, quelle tuile, il fallait que ça tombe sur moi ! Un homicide, le premier de ma carrière. Mais moi, je n’ai pas envie de m’occuper d’un cas comme ça, trop compliqué, des tonnes de paperasse à remplir, le procureur sur le dos, il ne me lâche pas la grappe. Paraît que c’est parce que c’est un bon copain des parents de la victime, c’est Siffredi qui m’a raconté ça. Le proc’ n’a qu’à faire intervenir la brigade de recherche, c’est sa spécialité. Mais il dit qu’à cause de ce virus asiatique qui a poussé le gouvernement à décréter cette interdiction de déplacement de mars à mai, on ne peut pas demander à l’équipe de Rennes de débarquer ici. N’importe quoi ! Je pense surtout que les Rennais n’ont pas envie de venir s’emmerder dans ce trou. Tant pis pour eux…

En attendant, moi, je galère, et ça me donne mal au bide. J’ai dû ressortir discrètement mes cours sur toutes les procédures à suivre dans ce cas. Heureusement, Siffredi a déjà eu affaire, alors qu’il servait à Bayonne, à une rixe entre éleveurs de taureaux. Mais il m’a raconté que c’était allé très vite, plusieurs témoins ayant assisté à la scène. Ici, pour l’instant, personne ne s’est signalé comme ayant vu quoi que ce soit. D’ailleurs, qu’y avait-il à voir, si c’est vraiment une histoire de poison ? On attend encore le rapport complet du légiste et les résultats des analyses toxicologiques, mais ça semble être la direction qu’il faut prendre.

Je me rappelle des remarques du vieux Chauvard, mon père. Pour lui, l’utilisation d’un poison était caractéristique des femmes.

Hélène Jégado, Marie Bernard pour ne citer que les plus connues, chacune a un triste palmarès à son actif… Souvent, les femmes des victimes sont elles-mêmes les coupables ! qu’il disait. Finalement, il avait peut-être raison, le vieux… Il suffit maintenant de trouver le motif. Celle-ci a refusé l’examen médical en début de GAV*. Dommage, ça nous aurait peut-être permis de savoir si elle avait des marques de coups sur le corps. Ah non ! C’est vrai que, dans ce cas, on ne se désape pas… Tant pis pour elle. Des bleus ou des rougeurs suspectes l’auraient fait basculer dans la case “femme battue qui se venge de son tortionnaire”. Ça n’excuse pas le geste, mais les juges se montreront plus conciliants. Ou bien il avait une maîtresse ! Le vieux disait que la jalousie était le mobile dans 90 % des cas de… Tiens, il n’y a donc pas de nom pour ce sens-là ? Quand un homme tue son épouse, c’est un féminicide ou un uxoricide, mais quand c’est l’inverse ?

En revanche, si elle l’a assassiné parce qu’il allait coucher ailleurs, là, les magistrats seront moins cléments. Ils ne voudraient pas donner de mauvaises idées à leurs légitimes, si celles-ci venaient à découvrir que leurs heures supplémentaires de travail se passent dans une garçonnière plutôt qu’au palais de justice… Et, en plus, il fallait que je tombe sur la fille d’un avocat. Siffredi prétend que c’était un ténor du barreau et, même s’il est en retraite, ce chien doit encore avoir du mordant. Surtout si l’on cherche à emprisonner sa fifille chérie… Tout à l’heure, il semblait bien affolé, mais je crois qu’il prenait son élan pour mieux nous sauter à la gorge plus tard… Salauds d’avocats, à toujours nous mettre des bâtons dans les roues pour nous empêcher de coller des coupables en taule. Ils sont grassement payés pour nous faire chier. J’aurais dû choisir cette voie plutôt que la gendarmerie. Mais là, c’était crise cardiaque assurée pour le vieux Chauvard !

Voilà Siffredi qui revient. Ça va me faire du bien de me lever, j’ai mal au dos à trop rester le cul sur ma chaise, penché sur mon ordinateur. Pour faire de l’exercice, on va retourner secouer un peu la veuve, parce que je suis persuadé qu’elle ne nous a pas tout dit ! »

***

Fin d’après-midi du lundi 26 octobre 2020

Centre-ville de Carhaix-Plouguer

Chantelle jette un coup d’œil à son téléphone. Mais est-ce pour regarder l’heure ou pour vérifier que Michel ne lui a pas laissé un message ? Rien ! Son amant boude, et il a entièrement raison ! Quant à l’heure qu’il est, avec le passage à l’heure d’hiver survenu deux jours plus tôt, la sorcerez ne sait plus où elle en est. Bientôt 18 h 30, il fait déjà noir… À pas lents, elle remonte la rue Brizeux, anciennement rue du Pavé comme l’indique le panneau accroché à l’angle de la façade du bar-tabac. Devant la porte, plusieurs personnes font la queue pour renouveler leur stock de nicotine ou de jeux à gratter avant la fermeture. Même dans la ville des bonnets rouges, on respecte les mesures de distanciation et de jauge dans les commerces. D’ailleurs, quelques regards désapprobateurs en direction de Chantelle lui signalent qu’elle a oublié de se masquer. Alors qu’elle ajuste les élastiques autour de ses oreilles, une luxueuse berline s’engage dans l’étroite rue. Coup de klaxon pour que la file de clients lui laisse le passage. Où va-t-il se garer avec son char d’assaut ? se demande l’ex-femme du conducteur, car elle a bien reconnu Gérard Le Duff au volant…

Elle prend à gauche en direction de la Grand-Rue pour une déambulation désintéressée, ne jetant qu’un coup d’œil distrait aux vitrines éclairées. L’une des premières qu’elle longe lui rappelle d’ailleurs un récent souvenir de Ploudalmézeau*. Car ici aussi fleurissent les agences immobilières. Le « English spoken » écrit sur sa porte d’entrée indique fièrement l’aptitude de celle-ci à affronter la forte présence britannique en Centre-Bretagne. Mais qu’en sera-t-il dans les années à venir, maintenant que le Brexit se met en place, éloignant encore un peu plus la perfide Albion des côtes européennes ?

Poursuivant son vagabondage, Chantelle grimace d’amertume derrière son masque lorsqu’elle constate le trop grand nombre de locaux commerciaux abandonnés, à vendre ou à louer. Effet secondaire du virus et du long confinement du printemps dernier ou, comme dans beaucoup de métropoles, désaffection pour les boutiques des centres-villes ? La vieille quincaillerie Guenver lui redonne le sourire, avec son enseigne qui résiste au temps qui passe. Même si elle est inactive depuis des années, l’échoppe d’une autre époque semble prête à reprendre du service pour délivrer clous, vis ou ustensiles de cuisine à sa fervente clientèle.

Félix Faure laisse sa place au Général Lambert sur les plaques de rue, et la densité de commerce s’accroît avec la largeur des trottoirs. Mais la promeneuse n’a pas l’esprit au lèche-vitrines. On sent l’heure de fermeture proche, balais et aspirateurs sortent des placards et réserves en fond de magasin pour le nettoyage du soir. Les affichettes gouvernementales indiquant l’obligation du port du masque à l’intérieur décorent sombrement les portes d’entrée. Flânerie citadine, sans autre but que de passer le temps en attendant que l’ex rentre chez lui à Huelgoat. Au coin de l’impasse Marat, un reflet attire l’œil de Chantelle. Elle se souvient bien de l’endroit : aux tréfonds de ce cul-de-sac, le portail du couvent des Augustins, presque le seul vestige du bâtiment, devenu propriété privée. Un panneau informatif mis en place par la municipalité explique d’ailleurs l’histoire de ce bâtiment religieux et son étrange destinée. Se reculant au maximum pour avoir une vue d’ensemble de la façade, la sorcerez sursaute lorsqu’elle sent une main se poser sur son épaule. Elle se retourne vivement, prête à dégainer son stylet qui ne la quitte jamais. Mais il ne s’agit que d’une vieille femme, d’un âge indéfinissable, toute de noir vêtue.

— Gouzout a ouien e vefes bet kavet amañ. Evel hemañ e oas aet kuit. (Je savais que je te trouverais ici. Comme celui-ci, tu es partie.)

Il faut quelques secondes à Chantelle pour comprendre le breton utilisé par cette mamm-gozh, (Vieille femme, grand-mère), tout en se demandant d’où elle a pu sortir, convaincue que l’ancêtre n’était pas là quand elle est arrivée.

— Poent eo dit treuzkas ! Arabat dit mont kuit o leuskel ac’hanomp o tioueriñ ar bareourez ! (Il est temps pour toi de transmettre ! Ne repars pas en nous laissant démunis de guérisseuse !)

Un long grincement s’élève dans le dos de Chantelle, qui pivote, persuadée de voir le portail du couvent s’entrouvrir. Mais rien. L’huis demeure clos, n’ayant plus âme qui vive à qui offrir le passage ! Et lorsqu’elle se retourne pour répondre à cette grand-mère venue de nulle part, il n’y a plus personne derrière elle ! Coup d’œil aux alentours, aucun endroit où elle aurait pu se dissimuler, et, à son grand âge, impossible qu’elle se soit engagée aussi rapidement dans l’impasse… Nouveau sursaut ! Cette fois, la vibration du téléphone en est responsable.

Consultation du message d’Ariana : « Si tu as fini de faire causette avec les fantômes de ton passé, tu peux revenir quand tu veux, papa est parti. »

« Tu ne crois pas si bien dire », pense la sorcerez en prenant la direction du retour.

***

Début de soirée du lundi 26 octobre 2020

Logement d’Ariana, rue Brizeux, Carhaix-Plouguer

Chantelle retrouve Ariana, qui s’affaire à la cuisine lorsqu’elle arrive.

— Ce soir, le repas sera frugal ! J’ai oublié de faire des courses, je ne m’attendais pas à avoir une invitée. Purée-jambon, ça ira ? Heureusement qu’il me restait des patates, du lait et du beurre…

La sorcerez se force à sourire, pensant à Michel, cuisinier hors pair, avec un petit pincement au cœur.

— Ce sera parfait. D’habitude, c’est le menu qu’une maman confectionne pour sa fille à l’appétit capricieux, et pas l’inverse. Des nouvelles d’Émeline ?

Léger haussement d’épaules.

— Elle demeure à la gendarmerie pour la nuit. P’pa a pu discuter avec elle, mais elle ne comprend pas ce qu’elle fait là.

— A-t-il pu consulter les rapports de la perquisition ?

— Il n’en a pas parlé, donc je suppose que, si c’est le cas, rien d’inquiétant n’a été découvert dans l’armoire à pharmacie de Victor.

Ariana plante un couteau pointu dans une pomme de terre. Moue négative : pas encore assez cuites. Se retournant, elle remarque le trouble dans le regard de sa mère et en devine immédiatement la raison.

— Pour que tu saisisses mieux, je vais te raconter l’histoire de leur couple depuis le début, cela éclairera ta lanterne. Pour ses études, Em’ a choisi de partir à Paris. Pourquoi aussi loin ? Je pense que c’est parce qu’elle ne s’entendait pas du tout avec la pouffe qui vivait à la maison à l’époque. Je ne sais pas si tu as suivi la vie amoureuse de notre père, mais elle a toujours été tumultueuse, comme tu dois t’en douter… Pour revenir à ma sœur, elle a donc préféré partir hors de Bretagne, ce qui lui offrait une bonne raison de ne pas rentrer tous les week-ends. Elle s’est trouvé une coloc’ avec trois autres nanas. Détail original, les quatre points cardinaux étaient représentés, avec une Lilloise pour le nord, une Strasbourgeoise pour l’est, une Toulousaine pour le sud et une Huelgoataine pour l’ouest. Elle a rencontré Victor alors qu’elle était en licence. À ce qu’elle m’a raconté, il a changé de filière exprès pour suivre les mêmes cours qu’elle. Je me souviens de nos coups de fil à rallonge de l’époque. Elle s’amusait à le faire mariner, pas pressée de passer à la casserole avec lui. Parce que Victor Lastenet avait une réputation de chaud lapin à la fac.

— Lastenet, réfléchit Chantelle qui ne connaissait pas encore le patronyme de son presque-gendre, un nom du Finistère.

— Oui, sans doute, sauf que ses ancêtres ont migré pour le Morbihan, à Vannes plus précisément. Est-ce parce qu’il s’était trouvé une jolie Bretonne qu’il a tant insisté ? Em’ a mis plus d’un an à répondre à ses avances, quand il l’a accompagnée en master…

— Master, c’est l’étape après la licence ? Quelles études a-t-elle d’ailleurs suivies ? demande Chantelle, maintenant honteuse de s’être autant désintéressée du parcours universitaire de ses filles.

— Gestion des entreprises, je crois, ou quelque chose d’approchant, je ne me souviens pas du nom exact. Je sais juste qu’Em’ y ajoutait des modules spécifiques au monde agricole. Elle avait en vue d’ouvrir une boîte à Carhaix à son retour en Bretagne. Je dis « elle », mais je devrais plutôt dire « ils », Victor était intégré à l’équation après avoir conquis le cœur – et le cul – de ma sœur…

— J’ai l’impression que tu ne portais pas ton beau-frère dans le tien, de cœur, je me trompe ?

— Honnêtement…

Le long silence parfumé d’hésitation qui s’insère dans la réponse confirme l’intuition de la sorcerez.

— Depuis qu’elle me l’a présenté, j’ai fait beaucoup d’efforts pour l’apprécier, reprend Ariana. Mais quelque chose m’a toujours retenue, une sensation indéfinissable…

— Tu permets ? demande Chantelle qui, sans même attendre l’acquiescement, attrape en douceur les poignets de sa fille et la fixe de ses yeux dont les étranges irisations se réveillent soudain.

— Fausseté !

Sec et indiscutable, le verdict tombe après quelques courtes secondes. L’entendant, Ariana serre les dents et fronce les sourcils, cherchant un argument à y opposer, sans rien trouver. Finalement, elle abdique, dépitée. Mais n’est-ce que par l’incontestabilité du jugement aussi rapidement établi par sa mère ?

— Tes pouvoirs me font peur ! Là, je comprends un peu p’pa et toutes les méchancetés qu’il sortait sur toi. Comment fait Michel pour supporter cela ?

Chantelle hausse les épaules, désolée que sa propre fille prononce ces paroles…

— Tout comme toi, je n’ai pas demandé à en bénéficier, un cadeau peut-être légèrement empoisonné de mes ancêtres, et que je vous ai transmis sans le vouloir, à toi et à ta sœur. Si tu le souhaites, je peux t’enseigner des techniques pour le vivre le mieux possible… Mais, pour l’instant, revenons plutôt à l’affaire d’Émeline.

Courte moue d’amertume, avant qu’Ariana ne reprenne :

— Fausseté ! C’est en effet exactement ce que je ressentais, sans pouvoir mettre un nom sur cette sale impression, ce manque de confiance en cet homme. Mais Em’ semblait heureuse avec lui…

— Tu ne me parais pas persuadée par ce que tu me racontes, s’étonne Chantelle.

Du bout des doigts, la fille se caresse le lobe de l’oreille droite d’où pend une améthyste polie en goutte. Elle regrette d’avoir parlé trop vite et s’être fait aussi facilement découvrir.

— Tu m’emmerdes ! Mais tu as raison, elle simulait. Pour la compagnie, pour p’pa, pour Damien, pour l’associé et pour ses beaux-parents. En voilà d’ailleurs d’autres pour lesquels je n’ai aucune sympathie…

— Doucement… Damien ?

Après un nouveau test de la cuisson, la cuisinière sort les pommes de terre de l’eau et commence à les éplucher, tout en poursuivant :

— Damien est le frère cadet de Victor. Presque de mon âge, à peine plus vieux de quelques mois. Je ne le colle pas dans le même panier que ses parents, il est cool, et… avant que tu ne mettes tes pouvoirs en œuvre, je préfère tout dire. Je crois que je suis parfois amoureuse de lui, et parfois non… Peut-être une simple tentation physique. Il est beaucoup moins “beau gosse” que son aîné.

Pause pour attraper le presse-purée. Chantelle résiste à l’envie de poursuivre à la place de la narratrice afin de ne pas la braquer une nouvelle fois contre ses dons divinatoires. Mais elle a d’ores et déjà compris que ce Damien n’a jamais montré le moindre signe d’attirance pour Ariana, alors que celle-ci a tout essayé pour le séduire. Sortant de sa méditation, la sorcerez remarque les yeux de sa fille qui la fixent intensément. Les variations de couleurs dans ses iris trahissent une réflexion tumultueuse :

— Tu connais déjà la suite, donc inutile que je te l’explique. Mais peut-être pourras-tu me dire si c’est mieux ainsi ou pas ? J’ai entendu dire que tu avais également des facultés de bazvalan*…

— Je me ferai un plaisir de t’aider à découvrir le meilleur parti pour toi, réagit Chantelle, heureuse de pouvoir sourire quelques secondes avant de poser la question qui la tarabuste depuis un moment. Et pourquoi Carhaix, et pas Huelgoat ou Vannes ?

Écrasant soigneusement les pommes de terre, Ariana répond d’une moue circonspecte :

— Je ne suis pas sûre de connaître l’explication, mais quelle importance ?

— Pas sûre de connaître ne veut pas dire que tu ne la connais pas. Quelle est donc ton interprétation ?

Ajout d’un peu de lait et reprise du malaxage.

— D’après moi, c’est le tonton d’Amérique qui leur a conseillé de s’installer ici…

Après la fille, c’est au tour de la mère d’afficher une moue circonspecte.

— Qui c’est, celui-là ?

— L’homme est respectueusement nommé oncle Hector par ses deux neveux. Il a longtemps vécu à Carhaix, où il possède toujours une grande maison dont s’occupe maintenant Damien, avant de partir faire fortune à Toronto, dans je ne sais quel secteur économique. Oncle Hector roulant sur l’or, je m’amuse à l’appeler le tonton d’Amérique plutôt que du Canada, ce qui horripile ma sœurette.

Chantelle grimace.

— Encore une personne supplémentaire à prendre en compte dans cette enquête…

— Non, la rassure son aînée. Je ne l’ai pour ma part jamais rencontré, mais je sais qu’il échange régulièrement avec ses chers neveux, à qui il fournit moult conseils avisés. Raison pour laquelle je présume que c’est à cause de lui qu’Émeline et Victor ont monté leur boîte à Carhaix. Peut-être aurons-nous l’honneur de le croiser aux obsèques…

Mais le peu de conviction dans le ton employé par Ariana ne trompe pas sa mère ; oncle Hector restera très certainement un mystère. La sorcerez réfléchit quelques instants avant de relancer la discussion :

— Hector est donc responsable de la présence d’Émeline, de Victor et de Damien à Carhaix. Mais toi, pourquoi as-tu choisi cet endroit ? J’ai à peine aperçu le contenu du Lak-Pep-Tra, mais Huelgoat m’aurait semblé plus adapté à une telle boutique, avec la quantité de légendes que cette ville transporte…

Période de cogitation ! La commerçante se caresse le philtrum du bout des doigts pendant plusieurs secondes avant de répondre :

— P’pa m’a dit la même chose quand je lui ai annoncé vouloir m’installer ici, et je n’ai pas trouvé d’argumentation. Mais j’ai tenu bon et il a fini par céder. Je ne sais pas pourquoi Carhaix plutôt que Huelgoat. Un besoin de m’éloigner de la demeure familiale ? Sans doute un peu. Mais c’est comme si…

Elle abandonne la cuillère qui lui servait à transvaser la purée de la casserole au plat en grès pour montrer le bois sombre du plancher.

— Comme si cette terre t’appelait, alors que le sol de Huelgoat te conseillait d’aller vivre ta vie autre part ? propose Chantelle.

Lueur de colère dans les yeux aux teintes indéfinissables de la cuisinière, qui pointe le vaisselier du doigt.

— Mets la table plutôt que de m’emmerder avec des questions dont tu connais déjà la réponse ! Oui, c’est exactement ça ! Les vibrations sous mes pieds, presque hostiles, dérangeantes. J’ai compris qu’il fallait que je me tire ailleurs, et…

Ariana reste un moment bouche bée à regarder sa mère, qui finit d’installer les couverts, en oubliant même de respirer tant l’idée qui lui traverse l’esprit l’importune. Enfin, elle secoue vivement la tête pour s’en débarrasser.

— Tu ne parviendras pas à me faire croire que tu nous as abandonnées, Émeline et moi, parce que le sol te l’a soi-disant ordonné. Une maman n’abandonne pas ses enfants ! Sorcière ou pas, ou plutôt tarée ou pas, comme prétendait papa !

— J’ai faim, répond Chantelle sans s’énerver. Nous continuerons cette discussion plus tard, rien ne presse…

Elle s’assied tranquillement à table et se sert une généreuse part de purée. Après un bruyant soupir d’exaspération, Ariana la rejoint.

* Garde à vue.

* Voir Peur bleue à Portsall, même collection.

* Entremetteur de mariage (en breton, bazvalan signifie bâton de genêt).