Escale à Cancale - Bernard Enjolras - E-Book

Escale à Cancale E-Book

Bernard Enjolras

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Beschreibung

Cancale, les quais, le port de la Houle, les parcs à huîtres... et une adolescente en fugue.

Bernie Andrew, auteur de romans policiers, et Jean-Jacques Bordier, professeur en retraite, sont à la recherche de Sandra, une adolescente en fugue. Alors que les deux détectives amateurs commencent à patrouiller dans les rues de la ville, le corps de Kevin, l’amoureux de Sandra, est retrouvé sans vie au beau milieu des parcs à huîtres.
Et c’est le début d’une quête tragique qui ne trouvera son terme qu’au prix d’investigations périlleuses où Bernie paiera chèrement de sa personne.

Plongez-vous dans le 9e tome des enquêtes de Bernie Andrew, avec cette enquête tragique qui ne trouvera son terme qu'au prix d'investigations périlleuses !

EXTRAIT

Cancale de nos jours...

Au pied du monument aux morts, deux hommes, les yeux écarquillés, contemplaient, admiratifs, le port de la Houle et le paysage qui s’offrait à eux.
L’un d’entre eux, auteur de romans policiers, connu sous le nom de plume de Bernie Andrew, se tourna ostensiblement vers son compagnon, Jean-
Jacques Bordier, professeur agrégé de lettres à la retraite, son vieux complice.
—Alors Jean-Jacques, que penses-tu de ce panorama ? Je suis bien certain que tu as potassé avant de venir et que tu vas pouvoir m’expliquer ce qui se
trouve à nos pieds.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Lyon, Bernard Enjolras vit depuis de nombreuses années à Trégastel. C’est là qu’il écrit, au cœur de la magnifique Côte de Granit Rose. Pour son dixième roman, il nous entraîne à Cancale, perle de la Côte d’Émeraude.

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Alain Bargain, initiateur de ce roman.

REMERCIEMENTS

- À Jean-Yves Le Fichous,

- Marc Reveillère,

- À toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.

PROLOGUE

Région de Lannion, été 2010

Deux heures du matin.

Noir quasi absolu sur la zone commerciale. La lune, dans son premier quartier naissant, ne laisse apparaître qu’une rognure d’ongle argentée sur la voûte sombre du ciel.

Deux silhouettes fantomatiques se faufilent en rasant les murs et s’approchent sans bruit de la porte d’un entrepôt imposant.

Leur ballet agile et bien réglé se déroule à pas feutrés, comme si leur chorégraphie silencieuse avait fait l’objet de nombreuses répétitions.

Très vite, les deux ombres se défont des cadenas verrouillant la porte et se glissent à l’intérieur. Aucune trace de leur passage n’est visible depuis l’extérieur, aucun son n’a troublé la nuit.

À l’intérieur, une lampe de poche s’allume, un chuchotis naît du néant :

— C’est par là, suis-moi. Fais attention à ne rien renverser.

En quelques secondes, les deux complices traversent le bâtiment et se retrouvent face à une nouvelle porte.

— Voilà, on y est. Le coffre est là-dedans.

L’expédition a été bien préparée, car la serrure cède en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et les deux malfaiteurs se précipitent dans la pièce.

Celui qui semble être le chef se dirige sans hésiter vers un bureau et récupère fébrilement une clé dans l’un des tiroirs. Après quoi, il se rue sur un placard mural qu’il ouvre sans difficulté.

Le coffre-fort de l’entreprise est bien là, comme convenu. Tout va bien, l’opération se déroule jusque-là sans anicroche.

Quelques secondes pour reprendre son souffle et calmer ces battements de cœur excessifs qui font trembler les mains et nuisent à l’efficacité.

Devant la porte blindée, la silhouette accroupie tend un bras décidé vers la molette et commence à afficher le code qui lui semble parfaitement connu.

Encore quelques minutes de concentration, et l’affaire sera faite. La tension est palpable. Derrière cet ultime obstacle se trouve un magot conséquent, de quoi se payer du bon temps pendant un bon moment. Plus que quelques tours à donner… Jusque-là, tout va bien.

— Arrête !

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai entendu un bruit. Éteins la lampe !

Noir total.

Les cœurs se mettent à battre un peu plus vite. Ce n’est peut-être rien, une poutrelle métallique qui se contracte dans la nuit…

Mais le bruit se fait plus distinct. Ce n’est pas la structure de l’entrepôt qui gémit. Une alarme a dû se déclencher quelque part et des agents de sécurité ont été dépêchés sur les lieux.

— Merde, qu’est-ce qu’on va faire ?

— T’inquiète pas. On ne va pas se faire prendre.

Une lueur bleutée éclaire furtivement la nuit.

— Qu’est-ce que tu as dans la main ?

— T’occupe pas de ça !

— Mais c’est un flingue, t’es malade !

— T’occupe, j’te dis. Laisse-moi faire. Essaie de te tirer discrètement, pendant que je fais diversion.

La voix est impérative, mais l’autre résiste.

— Mais Léo, tu es fou ! S’ils te voient avec une arme, ils sont capables de tirer. Il vaut mieux qu’on se sauve tous les deux pendant que c’est encore possible. Ce n’est pas la peine de risquer de se faire descendre comme des lapins…

— Mais laisse-moi faire ! J’vais pas me laisser choper par ces connards. Tire-toi, je vais détourner leur attention pendant ce temps.

— Mais Léo…

— Merde, tu fais chier ! Casse-toi, je te dis ! Casse-toi, bordel, tu as compris !

I

Cancale de nos jours…

Au pied du monument aux morts, deux hommes, les yeux écarquillés, contemplaient, admiratifs, le port de la Houle et le paysage qui s’offrait à eux.

L’un d’entre eux, auteur de romans policiers, connu sous le nom de plume de Bernie Andrew, se tourna ostensiblement vers son compagnon, Jean-Jacques Bordier, professeur agrégé de lettres à la retraite, son vieux complice.

— Alors Jean-Jacques, que penses-tu de ce panorama ? Je suis bien certain que tu as potassé avant de venir et que tu vas pouvoir m’expliquer ce qui se trouve à nos pieds.

— C’est magnifique, n’est-ce pas ? Ce n’est pas sans raison que l’on appelle Cancale la perle de la Côte d’Émeraude. Eh bien, juste en dessous de nous, en contrebas de la falaise, c’est le port de la Houle, la ville basse en quelque sorte. Tu vois là-bas, la jetée de la Fenêtre et un peu plus loin, le môle de l’Épi.

— Et là où nous sommes, c’est donc, par opposition, la ville haute ?

— Oui, c’est le centre-ville, le bourg, là où résidaient autrefois les armateurs et les commerçants. Mais regarde comme la vue est exceptionnelle aujourd’hui…

En effet, bien que l’on fût au tout début du mois de décembre, un soleil généreux dardait ses rayons ardents dans un ciel exempt de tout nuage.

— Et là-bas, juste en face, ajouta le professeur retraité, on distingue le Mont Saint-Michel.

Les deux amis restèrent un moment silencieux comme pour mieux s’imprégner de la beauté du site.

Bernie fut le premier à rompre le silence :

— Je suis quand même surpris par toute cette agitation au niveau du port, tous ces tracteurs qui défilent en permanence. Montrant les parcs à huîtres de la main, il ajouta : Je viens d’en compter pas moins de vingt-cinq qui vont et viennent à perte de vue…

— Noël est dans moins d’un mois. Les ostréiculteurs préparent la saison. N’oublie pas qu’une part essentielle de leur chiffre d’affaires annuel va se jouer dans les prochains jours.

Jean-Jacques regarda sa montre puis le soleil qui commençait à baisser sur l’horizon en face d’eux.

— Dans quelques minutes, il fera nuit, dit-il. Il va falloir penser à redescendre. Il est certainement trop tard pour commencer nos recherches dès ce soir, mais nous devrons nous y mettre sans faute dès demain matin.

— On peut quand même faire un tour en ville, on ne sait jamais. De toute façon, il est trop tôt pour aller dîner. Allez, on y va !

*

Sandra se glissa dans la ruelle rendue déjà sinistre par la disparition du soleil et parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l’entrée du squat. La nuit n’allait pas tarder à tomber complètement et elle n’aimait pas traîner seule dans les rues, le soir venu.

La vieille maison décrépite paraissait déserte.

Cathy et William devaient encore faire la manche dans le centre-ville ou tenter de glaner quelque nourriture dans les poubelles d’un quelconque supermarché.

Sandra hésita.

Elle craignait de se retrouver en tête à tête avec Jackson, ce sale type qui la dévisageait sans vergogne de son regard lubrique et concupiscent. Ce garçon lui procurait une angoisse terrible chaque fois qu’elle le croisait.

C’était pourtant lui, rencontré quelques jours plus tôt, qui leur avait révélé l’existence de ce squat à quelques mètres à peine du bord de mer.

Elle se faufila à travers la porte à moitié défoncée, emprunta l’escalier branlant et gagna l’étage rapidement, sans heureusement rencontrer âme qui vive.

Elle prit place près de la fenêtre pour profiter du peu de lumière extérieure qui restait et s’installa sur son sac de couchage déployé sur les lattes disjointes du vieux plancher vermoulu.

Elle sortit de sa poche la demi-baguette de pain et la tranche de jambon qui allaient composer son repas et les posa près d’elle.

Elle contempla machinalement le triste décor qui l’entourait et eut soudain envie de pleurer. De grosses larmes brûlantes vinrent encombrer ses yeux et son nez s’obstrua.

Mon Dieu, mais que faisait-elle là, dans cette bicoque infâme ?

La vie qui était la sienne maintenant était sans rapport avec ce qu’elle avait imaginé quand elle s’était entichée de ce garçon. Elle qui rêvait de liberté, de grands idéaux, elle comprenait qu’à tout juste dix-sept ans, elle s’était fourvoyée dans une impasse complète.

Le début de son aventure lui avait pourtant semblé plein de promesses. Faire l’amour avec Kevin quand bon leur semblait, n’importe où, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, passer la nuit dehors, fumer n’importe quoi, boire jusqu’à plus soif sans se soucier du lendemain, de l’école, des devoirs, de la discipline…

Mais cela n’avait duré qu’un temps.

Elle eut une pensée pour sa mère. Comment allait-elle ? Avait-elle souffert de son départ ?

Elle se crispa soudain, se rebellant contre ces sentiments mièvres qui l’envahissaient tout à coup.

C’était de sa faute à elle si elle avait tout quitté. Si elle s’était montrée un peu plus cool, un peu moins rigide, elle ne serait pas partie comme ça. C’était aussi pour la punir qu’elle s’était enfuie sans un mot, pour lui faire du mal puisqu’elle refusait de la comprendre…

Elle regarda autour d’elle et se mit à pleurer à chaudes larmes.

Un sac de couchage en guise de lit, pas de toilettes, pas d’eau, pas d’électricité, aucune hygiène.

Et le froid !

Ce froid perfide de l’automne qui la réveillait avec ses insidieuses morsures matinales. Quand ce n’était pas Kevin avec ses besoins sexuels qu’elle ne supportait plus. Dans la crasse de ce taudis poussiéreux, avec ce malade de Jackson qui jouait les voyeurs quand son compagnon la forçait et qu’elle gémissait de douleur sous ses coups de boutoir.

Elle sortit son portable de sa poche, un des rares vestiges de sa vie d’avant. Elle avait envie d’appeler sa vieille copine Mathilde, mais sa batterie était presque déchargée. Kevin avait encore passé plusieurs appels aujourd’hui, sans se soucier qu’un téléphone ça se recharge presque tous les jours et que, pour un routard, ce n’est pas toujours une petite affaire.

Où était-il d’ailleurs ?

Il était bien mystérieux depuis leur arrivée à Cancale. Ils ne devaient y passer qu’un jour ou deux et cela faisait plus d’une semaine qu’ils y zonaient partageant leur temps entre le port et le centre-ville.

C’était là, près de l’église, sous un des kiosques verts de la place qu’il disait avoir reconnu quelqu’un.

— On va se faire pas mal de blé, avait-il annoncé d’un ton jubilatoire.

Et il s’était lancé dans une chasse mystérieuse qui avait duré plusieurs jours. Il avait eu ensuite besoin de son téléphone et passé des appels fiévreux en prenant des airs importants de conspirateur sur un gros coup.

Et ce soir, il était parti en lui disant de ne pas s’inquiéter, que demain, ils auraient du fric et pourraient se payer l’hôtel.

Tu parles !

Elle portait désormais sur lui un regard sans complaisance. Ce n’était qu’un paumé et le plus tôt elle pourrait le quitter, le mieux ce serait pour elle.

Un bruit se fit entendre à l’étage inférieur. Pourvu que ce ne soit pas Jackson ! Elle se recroquevilla machinalement contre le mur.

— Sandra, Kevin, vous êtes là ?

Soulagement, c’était la voix de Cathy.

— Oui, je suis là. Montez, je suis toute seule…

*

Le garçon s’approcha de la table d’un air cérémonieux.

— Messieurs, annonça-t-il, vos entrées.

Il se pencha et déposa une douzaine d’huîtres devant chacun des convives.

Jean-Jacques se frotta les mains de contentement tandis qu’un discret sourire prenait naissance sur le visage de Bernie Andrew.

— Autant joindre l’agréable à l’utile, tu ne crois pas ? affirma sentencieusement le professeur. Profitons de ces quelques jours à Cancale pour goûter les spécialités locales.

Bernie, grand amateur d’huîtres, acquiesça sans se faire prier. Il remplit le verre de son commensal ainsi que le sien et les deux compères trinquèrent à leur vieille amitié.

Le silence s’imposait pour apprécier leur entrée à sa juste valeur et, pendant plusieurs minutes, il ne fut pas question de gâcher par des phrases inutiles ce plaisir subtil de la dégustation des huîtres cancalaises.

Jean-Jacques fut le premier à reprendre la parole :

— Elles sont vraiment exceptionnelles, tu ne trouves pas ? Ce petit arrière-goût de noisette est fabuleux. C’est un plaisir divin que de se régaler de telles merveilles !

Bernie, d’un hochement de tête entendu, manifesta son accord à cette pensée philosophique profonde. Il prit tout son temps pour savourer l’huître qu’il tenait en main, reposa la coquille vide sur un coin de son assiette et releva la tête en direction de son ami.

— N’oublions quand même pas pourquoi nous sommes venus ici ! Même si cet intermède cancalais auquel tu m’as convié tombait fort à propos dans mon agenda, il ne s’agit quand même pas, si j’ai bien compris le peu que tu as bien voulu me révéler, d’un simple séjour de détente. Tu m’as déjà expliqué que nous sommes ici à la recherche d’une jeune fille en fugue, mais pourrais-tu m’en dire un peu plus maintenant que nous sommes à pied d’œuvre ?

Jean-Jacques se mit à sourire et se recula machinalement dans son siège.

— Tu as raison, dit-il. Nous ne sommes pas ici uniquement pour prendre du bon temps – il s’accouda sur le rebord de la table et se frotta délicatement les mains l’une contre l’autre – Tu te souviens bien sûr de la fille de ma vieille amie de Perros, Jacqueline Harcourt ?

— Josée Harcourt ! Il est bien évident que je n’ai pas oublié cette charmante personne1. Comment va-t-elle ? J’espère qu’elle n’a aucun problème ?

— Elle va très bien, je te rassure et n’a aucun problème. Il ne s’agit pas d’elle, mais d’une de ses amies de Perros-Guirec.

— Je t’écoute.

— Eh bien, cette jeune femme qui, entre parenthèses, est séparée de son mari depuis plusieurs années est maman d’une jeune fille de dix-sept ans qui a fugué il y a peu. Elle a rompu tout contact, se refusant même obstinément à répondre aux appels téléphoniques de sa mère. Bien que son enfant soit mineure et pour des raisons que l’on peut comprendre, elle ne souhaite pas s’adresser à la police. Elle a donc fait appel à moi sur le conseil de Josée Harcourt et je t’ai contacté à mon tour.

Bernie, d’un signe de tête, encouragea son ami à poursuivre. Ce dernier reprit :

— La maman, sans aucune nouvelle de sa fille depuis plusieurs semaines, se rongeait les sangs quand une lueur d’espoir s’est manifestée un beau matin. Sa fille qui, au passage, se prénomme Sandra, venait tout juste de contacter téléphoniquement une de ses copines de lycée ; celle-ci, sur les conseils de sa propre mère, a rapporté cet entretien à la maman de Sandra.

— Et c’est comme ça que nous savons qu’elle se trouve à Cancale, ou qu’elle s’y trouvait il y a peu ?

— Exactement ! J’ai eu Josée Harcourt au téléphone juste avant ton arrivée et, selon elle, la jeune Sandra y était encore avant-hier et elle semblait devoir y rester quelques jours de plus.

Bernie s’empara d’une nouvelle huître et jeta à son ami un regard dubitatif.

— À moins qu’elle ne vive en recluse volontaire ou forcée, il devrait être assez facile de la repérer dans une petite ville comme Cancale, suggéra-t-il. Refais-moi voir la photo que tu m’as déjà montrée…

Jean-Jacques s’exécuta, sortit un cliché de sa poche et le tendit à l’écrivain.

Ce dernier contempla avec attention le portait d’une jeune fille plutôt mignonne, aux traits délicats et encore enfantins. Ses cheveux châtains encadraient son petit visage triangulaire éclairé par ses yeux noisette.

— Tu connais sa taille ?

— Elle mesure un mètre soixante-cinq et pèse un peu moins de cinquante kilos.

Bernie, tout en continuant d’étudier la photo, demanda :

— Tu sais si elle est accompagnée ? Il n’y aurait pas un garçon là-dessous ?

Jean-Jacques lui répondit en souriant :

— D’après la petite copine de Perros, il y aurait un Kevin, un beau vagabond que Sandra aurait rencontré près de la gare de Lannion. Elle l’aurait suivi comme ça, sur un vrai coup de tête et, toujours d’après la copine, il semblerait qu’elle émette aujourd’hui désormais quelques regrets.

— Toujours la même histoire, soupira Bernie. Et ce sont ces regrets qui te laissent à penser que tu pourras la ramener au bercail ?

Jean-Jacques grimaça.

— Je n’en sais rien, mais j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque chose à faire… Si on peut tirer une gamine d’un mauvais pas, pourquoi ne pas essayer ? C’est peut-être l’ancien prof qui sommeille en moi, mais je crois qu’une fille de dix-sept ans serait mieux au lycée qu’à courir les routes avec un SDF, fût-il le plus beau garçon que la terre ait porté. Tu ne crois pas ?

Bernie lampa une petite gorgée de son muscadet et leva son verre en direction de son vis-à-vis.

— Jean-Jacques, lui dit-il, tu n’es qu’un sentimental et cela te perdra un de ces jours… mais sur le fond, je suis entièrement d’accord avec toi.

1 Voir : Jeu d’échecs à Perros-Guirec, chez le même éditeur.

II

La journée ne commençait pas sous les meilleurs auspices pour Lionel Evran. Au volant de son tracteur, tous feux allumés, il roulait quasiment à l’aveuglette, dans un brouillard épais, en direction de la pointe des Crolles.

Il s’agissait de son deuxième voyage de la matinée, il avait dû rentrer chez lui précipitamment, ses deux bottes étant percées.

Ce contretemps le faisait râler. En pleine saison, il n’avait vraiment pas besoin d’incidents de cette sorte !

Il traversa le quai Gambetta comme sur un pont suspendu dans la brume, ne distinguant même pas les voitures garées sur les parkings du port. Au rond-point de la place de la Chapelle, il plongea dans la ouate sur le quai Thomas, sans même distinguer la silhouette du petit phare devant lequel il tournait plusieurs fois par jour. Il traversa le marché aux huîtres, devinant sans les voir, les étals bleus et blancs qui, la veille, resplendissaient sous le soleil.

La mer avait commencé à se retirer et ses parcs à huîtres étaient parmi les premiers à se découvrir.

Son tracteur ronronnait et, derrière lui, la barque qu’il traînait en remorque tressautait bruyamment sur les irrégularités de la chaussée.

En s’approchant de l’une de ses parcelles, il aperçut, au milieu du passage, une forme sombre, semblable à un vieux tas de chiffons.

— Qu’est-ce que c’est que cette merde ? grogna-t-il.

Il stoppa son lourd attelage et sauta à terre. Ses bottes faisaient en marchant un bruit de succion incongru qui détonnait dans le brouillard.

Il s’avança vers l’amas informe et se pencha en avant pour le déplacer. Ce qu’il découvrit alors lui arracha un nouveau juron :

— Bordel de merde ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il tira jusqu’à lui ce qui surnageait dans l’eau peu profonde et comprit instantanément de quoi il retournait.

Une masse chevelue, un corps, deux bras, deux jambes…

— Merde ! réitéra-t-il. Me voilà bien avec ça !

*

Il fallut de longues secondes à Sandra pour comprendre ce qui l’avait tirée du sommeil.

Elle crut au début qu’il s’agissait du froid et elle se recroquevilla sur elle-même dans une position fœtale certainement lourde de sens et de symbole.

Cela la réchauffa un peu, mais elle sut aussitôt qu’il y avait autre chose. Elle ouvrit un œil et distingua une forme au fond de la pièce. Effrayée, elle se réveilla complètement et jeta un coup d’œil machinal à ses côtés. Le sac de couchage de Kevin était vide, il n’était pas rentré.

Elle tourna alors la tête vers la silhouette immobile.

Jackson, le sale type était là qui l’observait en silence.

— Qu’est-ce que tu fous là ? Te gêne pas surtout et continue à me mater !

Elle se redressa pour se mettre en position assise, offrant en se penchant en avant, sa poitrine menue au regard de Jackson. La lueur lubrique qui se mit à briller dans ses yeux ne lui échappa pas et elle remonta aussitôt son sac de couchage contre ses seins.

En l’absence de Kevin, elle ne se risqua pas à provoquer l’intrus du regard et se contenta de le surveiller du coin de l’œil pour parer à toute éventualité. Elle éleva volontairement le ton dans l’espoir que Cathy ou William manifesterait sa présence.

Son souhait fut exaucé.

— Arrêtez ce raffut, merde, y en a qui essaient de dormir !

Jackson esquissa un sourire. La voix ensommeillée de William ne sembla pas l’émouvoir plus que cela et il continua à contempler Sandra d’un air gourmand comme le renard lorgnant sur le fromage tenu par le Maître Corbeau de la fable. Il n’avait pas tout à fait l’allure d’un SDF et la jeune femme soupçonnait qu’il jouait un rôle en traînant avec eux. Ses vêtements n’étaient pas élimés comme ceux des vrais routards et ses cheveux avaient été coupés récemment. Seule sa barbe naissante qui lui mangeait le visage, le faisait ressembler à un clochard. Le plus inquiétant chez le personnage, c’était ses yeux fourbes et ses manières peu franches qui faisaient que, d’instinct, on se méfiait de lui.

— Ton copain t’a laissé tomber ? releva-t-il d’un ton qui se voulait charmeur mais qui était tout au plus inquiétant.

— Il est parti faire une course, répliqua Sandra qui s’en voulut aussitôt de se laisser entraîner dans une discussion avec ce garçon.

Elle décida de briser là et lui dit d’une voix sans réplique :

— Si tu veux bien me laisser, je dois m’habiller.

Jackson ne répondit pas, sembla hésiter quelques secondes et, finalement, quitta la pièce.

Sandra entendit ses pas résonner dans l’escalier, puis le bruit caractéristique de la porte que l’on pousse.

Elle se leva, enfila rapidement, car il ne faisait pas chaud, son jean, passa son pull, son blouson, se chaussa et quitta la maison sans bruit. Elle fut surprise de se trouver noyée dans le brouillard et, pendant quelques secondes, s’imagina dans un monde parallèle, comme si elle avait pénétré l’arrière du décor.

La froidure du matin la ramena vite à la réalité. Elle quitta la cour de la maison et se glissa dans la ruelle en direction des quais. Elle déboucha sur le trottoir et faillit entrer en collision avec le triporteur du facteur. Le véhicule électrique se déplaçait sans bruit et l’accident fut évité de peu.

— Hou là là, c’était limite ! s’écria le postier qui avait pilé juste à temps. Ah, mais c’est toi, ma belle, qu’est-ce tu fais dans les rues à cette heure ?

Roger Ferrut était l’une des rares personnes chaleureuses que Sandra avait rencontrée à Cancale. Ils avaient fait connaissance sur les quais et avaient commencé à sympathiser. Elle lui avait déjà confié son portable à plusieurs reprises pour qu’il le recharge et elle avait vite senti qu’elle ne lui était pas indifférente.

— Viens avec moi, je t’offre un café… proposa-t-il.

Il faisait froid, les rues étaient désertes, Kevin parti Dieu seul savait où. Elle accepta.

Quelques instants plus tard, attablés dans un bistrot du port, ils sirotaient tous deux leur boisson en mangeant un croissant tout juste sorti du four.

— Si tu veux prendre une douche ou recharger ton portable, tu n’hésites pas, hein ?

Elle lui sourit gentiment en le dévisageant.

On ne pouvait pas dire que c’était un beau garçon, mais son visage respirait la franchise et l’honnêteté. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Il était grand et fort, d’une gentillesse certainement pleine de naïveté, mais on sentait en lui un gars solide, sur qui on pouvait compter.

Qu’est-ce qui était le mieux dans la vie ? Un beau mec pas très fiable, ou quelqu’un d’un peu moins bien physiquement mais à qui on pouvait accorder toute sa confiance ?

Sandra aurait voulu le mélange idéal des deux. Un gars qui aurait fait pâlir d’envie ses copines et qui aurait été aux petits soins pour elle.

Roger la tira de ses pensées.

— Tu veux prendre autre chose ?

Elle secoua négativement la tête.

— Bon alors, je vais y aller. Tu as mon numéro, si jamais tu as besoin de quelque chose…

Elle fit oui la tête. Il se leva et quitta le bistrot. Le brouillard n’avait pas faibli et elle frissonna à l’idée de se retrouver dehors à faire la manche pour récupérer des clopinettes. Elle hésitait sur la conduite à tenir quand, soudain, une camionnette de gendarmerie fit le tour du rond-point à vive allure, tous feux allumés, sirènes hurlantes, et se dirigea vers le marché aux huîtres. Dans son sillage, une ambulance du SAMU prit la même direction, déchirant à son tour, et dans le même vacarme, la purée de pois qui s’obstinait sur la ville.

Le barman s’approcha de sa vitrine.

— Il y a certainement eu un accident dans les parcs à huîtres, dit-il d’un air entendu. Si les gendarmes se sont déplacés c’est que ça doit être sérieux !

*

Le major Caulnes, homme grand et sec, arborait une chevelure poivre et sel qu’il portait très court. Ses traits émaciés et sa mâchoire serrée lui conféraient une allure d’autorité et de rigueur qui seyait parfaitement à sa fonction. On devinait en lui un homme soucieux, voire stressé, qui ne devait pas très souvent se laisser aller aux confidences ou aux familiarités avec ses subordonnés.

Il conservait en permanence une paire de bottes dans le coffre de son véhicule de service pour parer à toute éventualité.

Quand on l’avait appelé en tout début de matinée pour lui signaler un noyé dans les parcs à huîtres, il s’était félicité d’être aussi prévoyant.

À présent, debout à quelques mètres du corps, il se demandait bien sur quelle affaire il était tombé.

Le cadavre gisait sur le dos, dans la vase, affalé en plein milieu du chemin qui délimitait le passage entre les diverses parcelles. Lionel Evran, l’homme qui avait contacté les secours, attendait sans mot dire que les forces de l’ordre veuillent bien l’autoriser à reprendre ses activités.

Le médecin, dépêché sur les lieux, qui auscultait le malheureux grommelait des mots incompréhensibles qui n’auguraient rien de bon. Quand il se releva, les représentants de la maréchaussée étaient suspendus à ses lèvres. Comme il gardait le silence, le major demanda :

— Alors Docteur, qu’en pensez-vous ? C’est une noyade, n’est-ce pas ?

Le médecin fit une grimace.

— J’ai un doute.

— Un doute, comment ça ?

Nouvelle grimace.

— Il y a quelque chose de pas clair. Il y a des traces de lutte et de coups sur le corps – il se retourna et s’accroupit près du noyé – Regardez ces marques sur le visage et cet hématome à l’arrière du crâne. Il est évident que cet individu s’est battu peu de temps avant de mourir. Je ne peux pas affirmer avec certitude s’il est mort noyé ou si c’est le coup sur la tête qui l’a tué, mais j’émets de sérieuses réserves sur une éventualité de mort par noyade, qu’elle soit accidentelle ou pas.

Le major Caulnes comprit que les ennuis allaient commencer.

— Il faudra une autopsie ? s’enquit-il.

— Je crois que, malheureusement, vous ne pourrez pas y échapper. Mais cela ne relève plus de mes compétences, il va falloir faire appel à la médecine légale. Je vous laisse le soin d’organiser tout cela, moi j’ai atteint les limites de ce que je peux faire.

Le major acquiesça d’un signe de tête et jeta un coup d’œil désolé sur le site de la découverte du corps. Le sol avait été piétiné par de nombreuses allées venues du personnel du SAMU. Le site était désormais trop pollué et il ne servirait à rien de faire appel aux TIC1. L’enquête devrait se contenter de photographies de la zone les plus précises qui soient.

Il se tourna vers le brigadier qui l’accompagnait pour lui signaler, en quelques mots brefs, qu’ils devaient désormais prendre tout ça en charge.

— Docteur… dit-il.

— Oui ?

— Pouvons-nous fouiller le corps pour rechercher si l’homme a des papiers d’identité sur lui ?

— Vous pouvez y aller, mon travail est terminé… – Il commençait déjà à s’éloigner lorsqu’il se ravisa et fit volte-face. – J’ai remarqué que le jeune homme portait une gourmette au poignet gauche. Il m’a semblé qu’il y avait un prénom que je n’ai pas eu la curiosité de lire.

— Merci de votre aide, Docteur. Au revoir.

Le major demanda à son subordonné de lui fournir une paire de gants jetables, après quoi il s’accroupit près du corps et entreprit de fouiller le défunt. Il ne trouva rien dans les poches du blouson ni dans celles du pantalon.

— Aucun papier d’identité. Nous voilà en présence d’un parfait inconnu, annonça-t-il à la cantonade. Nous voilà bien ! Comme nous l’a si gentiment expliqué le docteur, il y a quelque chose de pas clair dans cette affaire. Voyons voir cette gourmette…

Il s’empara du bras gauche du noyé, remonta avec difficulté la manche trempée et aperçut le bracelet. La face gravée n’étant pas directement apparente, il fallut faire rouler la chaînette pour parvenir à la lire.

— Première bonne nouvelle de la matinée, s’écria le major. Nous connaissons désormais le prénom de ce garçon. Il s’appelle Kevin.

— Kevin, répéta le brigadier. Des Kevin, il y en a des milliers, surtout en Bretagne. C’est pas avec ça qu’on va l’identifier…

1 Techniciens en Identification Criminelle.

III

Sandra, mue par un pressentiment funeste dirigea ses pas presque malgré elle vers la direction prise par les véhicules qui hurlaient quelques minutes plus tôt.

Elle se retrouva très vite, noyée dans le brouillard, à proximité du phare.

En dessous d’elle, sur la droite, les lumières des gyrophares ne parvenaient qu’à grand-peine à trouer la brume qui recouvrait le sol.

On distinguait malgré tout, le contour des véhicules et, tout près d’eux, une espèce d’agitation anormale et annonciatrice de mauvaises nouvelles.

Désemparée, la jeune fille se savait démunie et impuissante.

Les tracteurs des ostréiculteurs passaient bruyamment près d’elle dans un va-et-vient incessant qui ne prendrait fin que lorsque la marée haute interdirait tout déplacement sur le site.

Sandra se demanda si elle ne s’inquiétait pas pour rien. Après tout, Kevin avait pu découcher sans que cela signifie qu’il lui était arrivé quelque chose. Il avait pu rencontrer une autre fille qui l’avait invité chez elle. Il avait peut-être décidé de tailler la route et avait tout bonnement quitté Cancale sans se soucier d’elle…

Elle ne parvenait toutefois pas à se persuader complètement que tout allait bien. Elle devait absolument savoir ce qui avait déclenché ce branle-bas de combat de si bon matin.

Le plus simple aurait été qu’elle descendît à pied au milieu des parcs à huîtres pour essayer de découvrir de visu ce qui se jouait un peu plus bas. Mais cette manœuvre lui semblait un peu risquée car, mineure en fugue, elle ne souhaitait pas attirer l’attention sur elle.

Gamine perdue dans un monde trop dur pour elle, elle ne put retenir les larmes qui se mirent à dégouliner le long de ses joues.

Elle décida d’attendre sur place jusqu’à ce que les véhicules de police et de secours vident les lieux. Elle se posta au sommet de la rampe donnant accès aux parcs à huître, en espérant elle ne savait quel miracle. Blottie contre le barnum d’une vendeuse d’huîtres elle essayait tant bien que mal de se réchauffer quand l’ambulance du SAMU quitta la zone. Gyrophare en service mais sirène éteinte, le chauffeur passa devant la jeune fille sans se douter de la présence de la frêle silhouette tapie derrière l’étal déserté.

Elle resta plantée là, pendant de longues minutes, ne sachant quelle décision prendre, égarée dans le brouillard qui s’obstinait sur le port, malgré l’heure tardive.

Elle désespérait quand un ostréiculteur stoppa sa machine sur le quai et arrêta son moteur. Ce devait être l’heure de sa pause matinale.

Il descendit de son engin et orienta ses pas vers le bar le plus proche.

Sandra se précipita sur lui.

— Monsieur, cria-t-elle, Monsieur…

L’homme se retourna, surpris d’être interpellé ainsi.

— Oui, qu’y a-t-il ?

La jeune fille, essoufflée par sa course et par l’émotion qui l’étreignait, lui posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Monsieur, qu’est-ce qui s’est passé là en bas ? Pourquoi les gendarmes sont là ? Il y a eu un accident ?

L’inconnu prit le temps de la dévisager avant de lui répondre. Il perçut certainement l’angoisse de la jeune personne qui lui faisait face.

— Vous ne savez pas ?

Elle fit non de la tête. Les larmes qui avaient coulé sur ses joues lui donnaient un air de biche aux abois.

L’ostréiculteur, sensible au désarroi de cette adolescente, expliqua :

— Il y avait un noyé dans les parcs à huîtres. C’est pour ça que les gendarmes sont venus.

Elle crut que son cœur allait se briser et faillit hurler. Elle réussit cependant à se contrôler et à demander sans crier :

— Oh, mon Dieu ! Vous avez vu de qui il s’agissait ?

— Non, je ne l’ai pas vu mais les collègues m’en ont parlé. Il paraît que c’était un jeune. Un gars avec les cheveux longs… C’est quelqu’un que vous connaissez peut-être, un ami à vous ?

Elle prit peur et se mit à bafouiller :

— Non non, pas du tout, j’ai simplement entendu les sirènes et je suis venue voir… mais ce n’est certainement pas quelqu’un que je connais.

— Bon ben, je vais vous laisser alors. Bonne journée, Mademoiselle !

Elle n’eut pas la force de le remercier et demeura prostrée et muette dans le froid brumeux qui l’enveloppait. L’homme tourna les talons et reprit sa marche vers le bistrot où son café l’attendait.

Sandra se retrouva seule sur le quai, plus que jamais désarmée face à l’adversité, ne sachant plus à quel saint se vouer.

*

Les services des pompes funèbres avaient été contactés et les gendarmes faisaient le pied de grue dans l’attente de l’enlèvement du corps. Le major Caulnes avait désormais tout loisir pour s’intéresser au sort de Lionel Evran.

Il s’agissait de l’ostréiculteur qui avait découvert le noyé et appelé les secours un peu plus tôt dans la matinée.

Lui et le major se connaissaient plus ou moins de vue et chacun savait que l’autre était un brave homme.

— Bien, si on commençait par le début. Racontez-moi comment vous avez découvert le corps…

Lionel Evran amorça un geste de la main traduisant son embarras.

— C’est quand je suis arrivé ce matin… J’ai vu une masse bizarre en plein milieu du passage. Je ne savais pas ce que c’était et j’ai failli ne pas m’arrêter et rouler dessus. Faut dire qu’avec le brouillard qu’il y a aujourd’hui…

Il s’interrompit, gêné, et Caulnes le pressa de continuer.

— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Eh ben, j’me suis arrêté et j’ai été voir de plus près. Et c’est là que j’ai vu le garçon…

— Et alors ?

— J’ai vite compris ce que c’était et j’ai appelé les secours.

Un silence pesant s’instaura entre les deux hommes et le major s’étonna de l’attitude empruntée de l’ostréiculteur. Il n’avait en principe aucune responsabilité dans l’événement. Quelle était donc la cause de son embarras ?

Il essaya de le pousser dans ses retranchements.

— Et c’est tout ce que vous avez à me dire ? poursuivit-il en dardant sur lui un œil noir.

Lionel Evran se mit à se dandiner gauchement. Son épaisse carcasse balançait d’un pied sur l’autre tandis qu’il fixait le sol sans oser lever les yeux.

— Alors ? insista le major. Qu’est-ce que vous pouvez me dire d’autre ? C’est pas tout quand même ?

Mais les mots avaient décidément du mal à sortir. Caulnes ne chercha pas à brusquer son interlocuteur. Il attendit patiemment que ce dernier se décide.

Dans un décor irréel, les pieds dans la vase, la tête dans le brouillard, on aurait pu croire les deux hommes seuls au monde sans le grondement ininterrompu des tracteurs dont la ronde incessante dans les parcs à huîtres n’avait jamais cessé.

Finalement, au bout d’un moment assez long, et peut-être encouragé par l’attitude compréhensive du gendarme, l’homme sembla se décontracter. Il se racla la gorge comme pour se donner du courage.

— Vous avez raison, dit-il, c’est pas tout. C’est peut-être rien, mais…

Sa réticence à s’exprimer était encore forte.

— Je vous écoute, dit Caulnes. Nous avons tout notre temps.

— En fait, je n’ai vu le corps que la deuxième fois…

Le gendarme s’étonna :

— Comment ça, la deuxième fois ?

— C’est-à-dire que ce matin, je suis tombé du lit et j’ai fait un premier tour très tôt, un peu trop tôt même, car l’eau était encore assez haute. Je me suis rendu compte que mes bottes étaient percées et j’ai dû repasser à l’entreprise pour en changer.

— Vous voulez dire que le cadavre ne s’est trouvé sur le chemin qu’après votre premier passage ?

Lionel Evran acquiesça d’un mouvement du chef, d’un air penaud.

— Mais est-ce que la marée aurait pu l’entraîner entre vos deux voyages ? Vous pensez que cela aurait été possible ?

L’homme secoua négativement la tête.

— À mon avis, non. Le flux n’était pas assez important et j’ai fait un aller-retour plutôt rapide.

— Vous en concluez quoi ?

L’ostréiculteur projeta ses deux bras en avant dans un geste de défense.

— Moi, rien du tout, se défendit-il. Je vous rapporte simplement ce que j’ai vu. C’est à vous qu’il revient de tirer les conclusions. C’est votre métier, moi j’y connais rien et d’ailleurs, ça me regarde pas.

« Ça me regarde pas. » Caulnes comprit soudain les réticences de l’homme à s’exprimer. Il ne voulait mettre en cause aucun de ses collègues en émettant des hypothèses qui pourraient se retourner contre l’un d’entre eux.

— Qui, parmi vos confrères, a l’habitude d’arriver en premier le matin ?

Le regard embarrassé qu’Evran lui jeta lui confirma qu’il avait vu juste.

— Ça, j’pourrais pas vous dire, répliqua-t-il sans parvenir à cacher qu’il mentait.

Le major ne fut pas dupe mais décida de ne pas brusquer inutilement ce témoin, tout au moins pas encore. Il savait par expérience qu’il ne servait à rien de braquer les braves gens, surtout ceux dont on pourrait peut-être avoir encore besoin.

Il mit fin à l’entretien et expliqua à son interlocuteur qu’il devrait passer prochainement à la brigade pour signer sa déposition.

*

Jean-Jacques Bordier, un mug de café à la main, colla son nez contre le carreau de la fenêtre et fit la moue.

— C’est vraiment un brouillard à couper au couteau, râla-t-il. Nous ne sommes guère chanceux pour notre premier jour de recherches.

Bernie, installé à la table de cuisine en train de petit-déjeuner, lui adressa une moue fataliste.

— Ça finira bien par se lever, philosopha-t-il, ne te fais pas de souci. Et puis, nous ne sommes pas à un jour près. Le propriétaire nous a expliqué hier soir que nous pouvions garder le meublé aussi longtemps que nous le souhaitions. Alors il n’y a pas de quoi s’inquiéter.

— Je sais bien, mais c’est rageant. Comment repérer quelqu’un dans une telle purée de pois ? Avec un temps comme ça, je n’ai même pas envie de sortir. Autant allumer un bon feu et s’installer près de la cheminée avec un bon livre…

Le romancier se mit à rire.

— Décidément, tu fais un drôle d’enquêteur. Ce ne sont quand même pas quelques nuages bas qui vont nous empêcher de sortir ! Qui sait, ta protégée va peut-être chercher refuge dans un café, ce matin. Je te suggère que nous en fassions le tour. Après tout, on n’est jamais à l’abri d’un coup de pot.

Quelques instants plus tard, les deux compères se retrouvèrent à pied d’œuvre sur le quai John Kennedy.