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Quand la malédiction frappe à nouveau...
En l'an de grâce 1352, le chevalier Gicquel du Chastel, Vicomte de Kérianégan, lançait une terrible malédiction à l'encontre de son épouse Adelice. Le lendemain, cette dernière était retrouvée sur son lit, sans vie, dans sa chambre fermée de l'intérieur. Plusieurs siècles plus tard, cette malédiction serait-elle encore un danger pour les habitants du manoir ancestral ? En effet, au cours d'une belle nuit de printemps, la mort vient à nouveau y frapper. Sans l'avoir désiré, Bernie Andrew, auteur de romans policiers à succès et détective amateur à ses heures, est mêlé à ces tragiques événements. Son mode de raisonnement cartésien saurait-il se satisfaire des explications irrationnelles que d'aucuns avancent ? Chacun sait qu'il peut se révéler un excellent limier. Alors, si fantômes il y a, ils n'ont qu'à bien se tenir...
Suivez Bernie Andrew au manoir de Kérianégan dans le troisième tome de ses enquêtes fascinantes !
EXTRAIT
À la disparition de son épouse, Guillaume s’était retrouvé seul dans leur maison de Lannion. Ses enfants, étudiants, avaient quitté le foyer familial depuis plusieurs années. Rester dans cette demeure qu’ils avaient achetée et aménagée ensemble s’avérait au-dessus de ses forces. Chaque meuble, chaque tableau accroché au mur lui rappelait Albane. Il la retrouvait partout ; son parfum, sa présence imprégnaient non seulement les murs, mais aussi les rideaux, les canapés…
Il souhaitait se débarrasser de cet endroit, mais Jean et Aude, ses enfants, ne voulaient à aucun prix que la maison de leur enfance devienne la propriété d’étrangers. Il ne parvenait pas à prendre une décision lorsqu’un soir, son père, Guy, le vicomte de Kérianégan lui avait fait cette proposition :
— Guillaume, mon garçon, tu le sais, ta mère et moi étions très attachés à ton épouse. Nous comprenons ta peine. Nous voyons bien qu’il n’est pas facile pour toi de rester dans ta maison de Lannion. Nous en avons parlé longuement avec ta mère… Si tu voulais, tu pourrais t’installer dans l’aile sud. Il y a quelques travaux à faire pour tout remettre aux normes actuelles, mais tu pourrais avoir un logement indépendant, tout en étant proche de nous.
—Oui, avait ajouté Irène, tu serais beaucoup moins seul. Je crois que ce serait bien pour toi, comme pour nous d’ailleurs. Ton père et moi, nous vieillissons et ta présence auprès de nous serait un vrai réconfort.
Et, son géniteur ne l’avait pas dit, mais il l’avait pensé si fort que Guillaume était presque certain de l’avoir entendu :
« C’est une tradition familiale que le fils aîné, qui deviendra vicomte au décès de son père, habite au manoir. »
CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE
Editions Bargain, le succès du polar breton. –
Ouest France
À PROPOS DE L’AUTEUR
Bernard Enjolras est né en 1952 à Lyon. Après une carrière professionnelle effectuée à France Télécom, il vit aujourd'hui à Trégastel, au cœur de la côte de Granit Rose. C'est ce cadre magique qui sert de décor aux enquêtes de son personnage fétiche : Bernie Andrew.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Seitenzahl: 330
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Allan Kardec
REMERCIEMENTS
- À Marc Reveillère pour ses relectures attentives et ses remarques pertinentes.
- Au docteur Alain Deniau pour ses conseils techniques.
- À Michel Courat.
- À toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.
Guillaume était un homme rationnel. Pour lui, un fait avait toujours été et serait toujours un fait. Jamais, durant toute sa vie, son tempérament cartésien n’avait pu se satisfaire ni de raisonnements byzantins ni de pensées tortueuses et approximatives. Les esprits malveillants, les forces des ténèbres maléfiques et nauséabondes, il n’en était pas question dans son univers. Chaque événement trouvait nécessairement sa genèse dans un ou plusieurs autres événements qui l’avaient obligatoirement précédé. Et ces événements eux-mêmes ne pouvaient être que des choses avérées, certaines, réelles, et non des délires cauchemardesques provenant d’un au-delà hypothétique. À chaque conséquence, sa ou ses causes, avec des liens de causalité parfaitement établis, ne suscitant aucune discussion, aucune possibilité d’ergoter.
Guillaume était chirurgien-dentiste. Praticien expérimenté, il jouissait d’une solide réputation de la part d’une patientèle très fidèle. De la même façon qu’il analysait un problème de stomatologie et déterminait le meilleur traitement à mettre en œuvre, il essayait, ce soir encore, de comprendre comment tous ces événements maudits avaient commencé, quels enchaînements diaboliques avaient pu conduire de manière aussi tragique et inexorable à un tel drame.
Il se concentrait intensément pour visualiser mentalement les derniers mois qu’il avait vécus. Il s’efforçait de revivre les heures passées, de ressentir chacune d’entre elles, dans sa chair, dans son corps, dans ses membres, jusqu’au bout de ses doigts. Cet effort de concentration, plusieurs fois répété depuis la nuit funeste, le conduisait comme toujours, inéluctablement, aux confins de la douleur. Comme Proust avec sa madeleine, il ressentait, dans tout son être, les peines qu’il avait traversées, les tristesses qu’il avait endurées. Son visage se crispait, sa gorge se serrait, ses yeux s’embuaient. L’émotion trop forte l’emportait comme un tourbillon, le goût salé des larmes mal contenues l’asphyxiait, son corps hoquetait, malmené comme dans un maelström, secoué par des sanglots de gosse inconsolable. Comme à chaque fois, il cachait son visage entre ses mains et, effondré, il attendait que sa souffrance s’éteigne en même temps que ses pleurs se tariraient.
La veille, son assistante, entrée à l’improviste dans son cabinet, l’avait découvert dans cette pitoyable attitude.
— Docteur du Chastel, ça ne va pas ? s’était-elle écriée, d’une voix effarée, saisie tout à coup d’un début de panique.
— Ce n’est rien, Mademoiselle. Ne vous inquiétez pas. Je ne vous avais pas entendue frapper. Que se passe-t-il ?
— Je venais simplement vous informer que monsieur Le Berre, votre rendez-vous de dix heures, était arrivé, Docteur.
— Très bien. Je m’occupe de lui tout de suite.
Ce soir, il était seul dans son cabinet. Personne ne viendrait troubler sa recherche rétrospective. Le dernier patient était parti depuis longtemps. Son employée, pimpante et coquette, avait certainement déjà retrouvé son amoureux qui l’attendait comme tous les jours sur le parking en bas de l’immeuble. Toutes les lampes étaient éteintes et la pénombre s’était emparée tout doucement de la pièce. La bouche amère, le nez embarrassé, Guillaume se redressa lentement. Il se moucha avec force et se leva pour se servir un verre d’eau. La fraîcheur du liquide lui procura un réconfort immédiat et bienvenu. Il se tamponna rapidement le visage avec une serviette humide et ce simple geste lui fit reprendre contact avec la réalité.
Sa raison reprit l’avantage sur son chagrin et il recouvra la maîtrise de ses pensées.
Remonter le temps, revivre les événements à rebours… Comment tout cela avait-il commencé ?
Il n’y avait aucun doute, le point de départ de toute cette sinistre affaire, l’événement qui avait tout déclenché, l’élément de causalité essentiel dans ce drame, ne pouvait être que le décès de son épouse.
Albane, partie il y avait un peu plus de deux ans de cela ! Elle l’avait abandonné, à l’aube de la cinquantaine, laissé seul, perdu, égaré, meurtri, malheureux… Un arrêt cardiaque l’avait emportée brutalement un soir de novembre.
Pendant des mois, il n’avait été qu’un zombie, épouvanté à l’idée de subir, jour après jour, une existence dont la vacuité lui semblait insondable. Sans sa femme, la vie n’avait pas de sens. Sans son sourire moqueur, sans sa voix sensuelle et posée, plus rien n’existait. Pendant des mois, le matin au réveil, il l’avait cherchée à tâtons dans le lit. Elle n’était plus là… elle ne serait plus jamais là ! Il n’y avait pas si longtemps, il ressentait encore, sur sa peau, le velouté de ses baisers, la moiteur de son corps. Au début de son deuil, il avait parfois la quasi-certitude d’être en elle, en train de l’étreindre avec force et tendresse, de la sentir s’abandonner. Il s’abîmait réellement au plus profond de ses yeux révulsés, il percevait distinctement son souffle court qui réchauffait sa peau, il entendait le feulement rauque de sa voix dans le creux de son oreille… « Oui, mon amour, je t’aime, je t’aime… »
Au fil des mois, il était parvenu à accepter la réalité, mais juste après le décès, tout cela avait l’air si vrai, si réel… Ce n’était pas possible, elle se trouvait bien là, allongée près de lui, son corps contre le sien. Il se réveillait d’un long cauchemar douloureux, tout redevenait comme avant. Mais non, tout n’était qu’un leurre, qu’une illusion, qu’un rêve. Le temps de rebasculer dans le monde des vivants, il se retournait sur sa couche, en sueur, complètement désemparé. Il était seul, désespérément seul. Son amour l’avait abandonné… à jamais. Quand le jour commençait à percer à travers les volets de la chambre, un seul désir s’imprimait dans son corps : être un spectre tapi dans le caveau familial du manoir, un ectoplasme las de ses sarabandes nocturnes, qui, chassé par la lumière du jour, s’en allait retrouver le monde des morts, monde qui, désormais, était le sien.
Depuis, il avait réussi à rouvrir les yeux, à faire face, à se lever, à affronter la vie…
Albane, avait chamboulé son destin alors qu’il était étudiant à l’école dentaire. Quelques années avant de faire sa connaissance, quand il avait décroché son baccalauréat, il avait commencé à entrevoir à quoi pouvait bien ressembler la liberté. Débarrassé du carcan des parents, affranchi du joug des traditions, soulagé du poids des responsabilités morales dont on l’avait accablé depuis sa naissance, il avait découvert un nouvel univers. Il s’était défait de toutes les contraintes qui l’engluaient et le maintenaient prisonnier derrière des barreaux invisibles. Il les avait abandonnées comme l’on quitte un vieux manteau usé, sans regret, mais avec un peu de mauvaise conscience, comme s’il se rendait coupable d’un acte interdit, d’une action répréhensible. Pourtant, elles se terraient encore, ancrées quelque part très profondément en lui, mais une fenêtre s’était ouverte dans sa vie et il avait découvert, pour la première fois dans sa jeune existence, la sensation de pouvoir s’enivrer d’air pur jusqu’à plus soif, de pouvoir courir à perdre haleine, de s’autoriser à se lâcher, de se permettre de rire sans retenue…
Il avait reçu une éducation très stricte, voire sévère. Noblesse oblige, n’était-il pas le seul fils du vicomte de Kérianégan, façonné et contraint par les valeurs et les obligations de sa condition ?
C’est au cours d’une soirée étudiante qu’il avait rencontré Albane. Soirée rock & roll. Tous les classiques du genre. Bill Haley & the Comets, Gene Vincent, Chuck Berry, Jerry Lee Lewis… Il avait découvert cette musique sur le tard, mais il était devenu assez vite un bon danseur et c’est grâce à cela qu’il avait réussi à l’approcher et à faire sa connaissance. Elle s’affichait avec une bande de copains, des carabins comme elle. Plusieurs d’entre eux tournaient ostensiblement autour de sa petite personne et il sembla à Guillaume que, sans la moindre vergogne, elle les menait tous par le bout du nez. Physiquement, elle représentait son idéal féminin. De taille moyenne, blonde, racée, elle l’avait subjugué au premier coup d’œil.
Amoureux, puis amants, puis mari et femme, leur vie semblait toute tracée, rectiligne, sans ornière, simple, belle… Lui, chirurgien-dentiste, elle, psychiatre. Deux beaux enfants avaient consacré leur union. Tout allait bien. Des années plus tard, à l’approche de la cinquantaine, ils étaient encore amoureux comme au premier jour. Pourquoi avait-il fallu qu’elle parte ? Par quels mécanismes sournois du destin son décès avait-il déclenché ce funeste mouvement de dominos qui avait conduit au drame actuel ? Comme si sa mort à elle n’avait pas été suffisante, comme si elle ne l’avait pas blessé, lui, au plus profond, comme si elle ne l’avait pas marqué au fer rouge d’une douloureuse meurtrissure, comme si tout cela n’avait pas été assez !
À la disparition de son épouse, Guillaume s’était retrouvé seul dans leur maison de Lannion. Ses enfants, étudiants, avaient quitté le foyer familial depuis plusieurs années. Rester dans cette demeure qu’ils avaient achetée et aménagée ensemble s’avérait au-dessus de ses forces. Chaque meuble, chaque tableau accroché au mur lui rappelait Albane. Il la retrouvait partout ; son parfum, sa présence imprégnaient non seulement les murs, mais aussi les rideaux, les canapés…
Il souhaitait se débarrasser de cet endroit, mais Jean et Aude, ses enfants, ne voulaient à aucun prix que la maison de leur enfance devienne la propriété d’étrangers. Il ne parvenait pas à prendre une décision lorsqu’un soir, son père, Guy, le vicomte de Kérianégan lui avait fait cette proposition :
— Guillaume, mon garçon, tu le sais, ta mère et moi étions très attachés à ton épouse. Nous comprenons ta peine. Nous voyons bien qu’il n’est pas facile pour toi de rester dans ta maison de Lannion. Nous en avons parlé longuement avec ta mère… Si tu voulais, tu pourrais t’installer dans l’aile sud. Il y a quelques travaux à faire pour tout remettre aux normes actuelles, mais tu pourrais avoir un logement indépendant, tout en étant proche de nous.
— Oui, avait ajouté Irène, tu serais beaucoup moins seul. Je crois que ce serait bien pour toi, comme pour nous d’ailleurs. Ton père et moi, nous vieillissons et ta présence auprès de nous serait un vrai réconfort.
Et, son géniteur ne l’avait pas dit, mais il l’avait pensé si fort que Guillaume était presque certain de l’avoir entendu :
« C’est une tradition familiale que le fils aîné, qui deviendra vicomte au décès de son père, habite au manoir. »
Après avoir réussi à convaincre ses enfants, effectué les travaux nécessaires, beaucoup plus importants qu’une simple remise aux normes comme l’avait déclaré le vicomte, vendu sa maison, il était revenu à Trégastel. Il avait repris sa place dans le manoir de ses ancêtres, à Kérianégan.
Tout doucement, il avait poursuivi son travail de deuil. Ses parents qui logeaient dans le corps principal du manoir respectaient son besoin de solitude. En fait, en dehors de son activité de praticien, il voyait assez peu de monde. Il se levait tôt, partait travailler de bonne heure et rentrait le plus tard possible. Il déclinait systématiquement toutes les invitations à dîner, qu’elles émanent de ses parents ou de sa sœur qui était installée, à l’entrée du parc, dans l’ancienne maison des gardiens. Chaque soir, recru de fatigue, il se préparait rapidement un plateau-repas et il s’affalait dans son canapé devant la télévision. Il passait ainsi une partie de la nuit, la télécommande à la main, passant de chaîne en chaîne, recherchant plus à s’abrutir qu’à vraiment essayer de s’intéresser à un programme quelconque.
Tout juste quelques mois après son installation à Trégastel, sa mère était venue le trouver un soir. Il avait instantanément remarqué son excitation. Elle paraissait même, d’une certaine façon, bouleversée, comme une personne qui vient d’être témoin d’un grave accident ayant fait des victimes corporelles. Ses joues étaient empourprées, elle soufflait et reprenait difficilement sa respiration. Manifestement, sa course avait été trop rapide.
— Guillaume ! s’écria-t-elle.
— Que se passe-t-il, maman ? s’étonna-t-il.
Sa mère était habituellement une femme très posée, maîtresse d’elle-même, consciente de son air réservé, un peu hautain, très conforme à l’idée que l’on se fait habituellement d’une vicomtesse. Très à cheval sur les convenances et le respect des règles de bienséance, son comportement était pour le moins inhabituel et incongru.
— Guillaume, tu ne vas pas me croire, mais pourtant je te jure…
— Mais enfin, maman, vas-tu me dire enfin ce qui se passe ?
— Écoute-moi bien ! Tout ce que je vais te dire est vrai.
Il la fit entrer dans le salon et la pria de s’asseoir. Elle prit place dans le canapé et il s’installa à ses côtés. Nerveusement, elle remettait en place une mèche de cheveux gris qui, sans cesse, tombait sur son front. Au bout d’un court instant, elle se lança :
— Guillaume, tu sais comme j’aimais Albane…
Il le savait bien entendu. Sa mère avait été conquise par son épouse dès leur première rencontre. Si des problèmes relationnels existent parfois entre des belles-mères et leurs brus, qu’elles ne communiquent qu’avec des mots fielleux, aigres-doux, chargés de sous-entendus, en ce qui concerne Albane et Irène, il n’avait jamais été question de cela.
— Oui, je le sais, maman, bien sûr que je le sais !
— Depuis son décès, je prie pour elle tous les jours. Je pense à elle sans arrêt. En permanence, je demande au ciel le salut de son âme et son repos éternel.
— Mais oui, maman, ne t’inquiète pas, je le sais bien. Je sais que tu pries pour elle, que tu fais dire des messes pour elle. Je sais tout cela. Mais pourquoi, t’es-tu mise dans un tel état ? Je ne comprends pas.
— Depuis des mois, j’invoque le ciel en permanence. J’appelle Albane. Je m’adresse à elle comme si elle était là, toute proche de moi. Je parle tout haut, je lui demande comment elle va.
Guillaume eut cette vision de sa mère parlant toute seule. L’image de ces pauvres personnes égarées en train de radoter que l’on croise parfois dans la solitude des grandes villes, dont les enfants se moquent et sur qui l’on se retourne dans la rue, lui traversa l’esprit :
« Oh non, maman, pas ça ! » pensa-t-il, « pas toi ! »
Il entrevit soudain que les ravages du temps, le poids des années, avaient choisi une nouvelle cible. Instantanément, il se dit qu’il avait compris ce qui se passait et il rechercha aussitôt une façon charitable de suggérer à sa mère qu’il était temps de regagner son domicile.
— Je comprends, maman, lui dit-il doucement. Mais je crois qu’il est déjà tard et que tu ferais bien de rentrer chez toi. Papa va s’inquiéter.
— Mais attends, Guillaume, je n’ai pas fini.
Elle remonta la mèche grise qui, une fois de plus, était tombée sur son front. Elle était si menue, si frêle que son fils s’imagina qu’elle pouvait se casser comme une flûte de cristal que l’on essuie un peu trop fort. Elle poursuivit :
— Ce matin, comme tous les matins, j’écoutais la radio en faisant ma vaisselle du petit-déjeuner. Mais quand je dis que j’écoutais, c’est un bien grand mot, car en fait, je n’écoutais pas vraiment mais cela me faisait un fond sonore. En réalité, je pensais à Albane, comme très souvent. Je me disais : « Comment vas-tu, Albane, est-ce que tu es bien ? » Mon esprit était totalement absorbé par cette pensée. Tu me comprends, Guillaume ?
— Oui, maman, je comprends.
— Tout à coup, un coup de gong à la radio me sort de ma rêverie. Malgré moi, mon oreille est attirée par le poste et…
De façon totalement inconsciente, elle marqua une pause, comme pour ménager un suspense certainement bien involontaire.
— Et ? s’inquiéta son fils.
— Et j’entends une voix lointaine qui me dit : « Irène, ne t’inquiète pas, je vais bien. »
Elle leva les yeux, presque apeurée, et resta silencieuse un court instant. Au bout d’un moment, elle ajouta :
— Voilà, c’est tout. Je suis simplement venue te dire que j’ai eu des nouvelles d’Albane et qu’elle va bien.
Ses yeux inquiets quêtaient dans ceux de son fils, un réconfort, un geste de tendresse, des remerciements… Guillaume le comprit. Il la prit dans ses bras avec délicatesse. La pensée que ce que sa mère disait avoir entendu pouvait être vrai ne l’effleura pas l’espace d’un seul instant. Moment d’égarement, rêve éveillé, son esprit cartésien lui interdisait d’envisager quoi que ce soit d’autre. Pourtant, il ne lui fit aucun commentaire désobligeant. Il était assez malheureux lui-même pour ne pas comprendre la douleur de sa pauvre mère. Il murmura à son oreille :
— Merci maman, il est vraiment temps de rentrer maintenant.
Elle se leva lentement et se dirigea vers la sortie. Elle ouvrit la porte et s’engagea sur le seuil. Elle se retourna pour refermer et, avant de partir, tandis qu’un sourire contrit éclairait furtivement son visage, elle murmura :
— Je suis contente, Guillaume. Je sais qu’elle est bien là où elle est.
La porte se referma et le silence envahit la pièce.
Plusieurs semaines s’écoulèrent pendant lesquelles il ne fut plus du tout question de cet incident. Ce qui, pour Guillaume, n’était d’un point de vue scientifique qu’un non-événement, avait toutefois instillé en lui une espèce de malaise. Bien entendu, il n’avait pas cru un seul instant à la réalité de ce que sa mère déclarait avoir entendu. Mais le fait qu’elle, y croie, l’avait quelque peu désarçonné. Durant toute son existence, elle s’était toujours montrée très rationnelle, très raisonnée. Et puis, d’un seul coup, elle se mettait à croire aux fantômes, elle entendait des voix ! Et par le truchement d’un vulgaire poste à transistors qui plus est ! Il mit cela sur le compte d’une peine inconsolable et il décida même de ne pas en parler à son père. Après tout, à soixante-quatorze ans, sa mère avait bien le droit de trouver des consolations là où elle le pouvait. Que cela puisse soulager son chagrin était la seule chose qui comptait, même si cela devait conduire à ce que tous les prix Nobel de la terre crient à l’hérésie et se liguent contre elle pour lui lancer l’anathème !
Il avait quasiment oublié cette péripétie sans importance lorsqu’un soir, alors que l’obscurité avait recouvert le domaine depuis longtemps, il eut de nouveau la visite d’Irène. Dès qu’elle entra dans la pièce, il perçut instantanément ces signaux de déjà-vu que l’on ressent parfois, au réveil, lorsque les rêves de la nuit n’ont pas encore été effacés par l’aube naissante. Avant même qu’elle ne s’adresse à lui, il savait ce qu’elle allait lui dire. Comme la fois précédente, elle était fébrile, un peu essoufflée… Son regard, habituellement si plein de certitude, affichait ce soir, un voile d’angoisse mêlé de doute. Elle eut du mal à regarder son fils droit dans les yeux.
— Qu’y a-t-il, maman ? l’interrogea-t-il d’une voix douce.
— Guillaume, j’ai encore entendu Albane.
— Oui, maman. C’était encore à la radio, n’est-ce pas ?
— Non, pas cette fois. Elle s’est adressée à moi directement, la nuit passée. J’étais couchée…
Guillaume ne la laissa pas continuer. Il l’interrompit avec délicatesse :
— Oui, je comprends, maman. Tu l’as entendue dans un demi-sommeil, c’est bien ça ? Tu t’étais certainement endormie en ayant l’impression d’être encore réveillée. Cela arrive parfois. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Ce n’est rien, ne t’inquiète pas.
— Mais non, Guillaume, je ne dormais pas, j’en suis sûre ! J’étais bien réveillée, j’ai bien entendu sa voix.
Il décida de ne pas la contredire. A quoi bon. Il passa un bras sur son épaule.
— Très bien, maman, tu l’as bien entendue. Je crois qu’il est temps que tu rentres, il est tard.
— Mais Guillaume, elle m’a vraiment parlé, insista-t-elle. Tu ne veux pas savoir ce qu’elle m’a dit ?
— Mais si, maman, bien sûr. Tu vas me le dire et puis tu rentreras chez toi. Il est onze heures du soir. Je crois que tu devrais être au lit ! Alors, que t’a-t-elle dit ?
Le visage un peu pincé, consciente mais mécontente que son fils la considère comme une pauvre vieille en train de perdre la boule, la vicomtesse qui était en elle releva la tête. D’un ton, cette fois sans réplique, elle asséna :
— Eh bien, puisque cela t’intéresse, je vais te le dire. Elle m’a demandé de la contacter !
— La contacter, mais qu’est-ce que ça veut dire ?
— La contacter, oui, c’est bien ça ! « Irène, appelle-moi », voilà ce qu’elle m’a dit. Je ne sais pas ce que cela signifie ni comment faire pour la contacter, mais je vais trouver et je vais le faire. Crois-moi, mon garçon !
Ayant retrouvé sa superbe, elle ne prit pas la peine d’attendre une réponse, elle tourna les talons et quitta prestement la pièce.
Quelques mois plus tard, Guillaume revivait cette scène nocturne. Il en était persuadé, c’était cela qui avait tout déclenché !
Le café était chaud et parfumé. Jean-Jacques Bordier s’appuya fermement contre le dossier de sa chaise. Les événements dont il venait d’être récemment informé occupaient encore douloureusement son esprit. Il se conditionna pour prendre le temps de savourer le breuvage qu’il venait de se concocter méticuleusement. Le liquide odorant et parfumé s’écoula lentement, excitant ses papilles gustatives. Une sensation de réconfort s’empara de lui. Il tenta de faire durer ce moment le plus longtemps possible, s’efforçant de ralentir le temps au maximum.
Réussir à jouir d’un instant de bien-être n’est pas une chose aussi aisée qu’on pourrait le croire. C’est un apprentissage de toute une vie. Il faut savoir se poser, laisser aux secondes le temps de s’égrener, sentir dans tout son être la lente vibration de l’univers.
Sa condition de retraité lui facilitait grandement cette tâche qui consistait à essayer de capter chaque seconde. En réalité, il n’avait que ça à faire : apprécier le temps qui passe, profiter de chaque instant.
Après une carrière dans l’enseignement public, il s’était installé à Trégastel, quelques mois auparavant.
Dans un environnement privilégié, il essayait d’assouvir une de ses passions de toujours : l’écriture. Normalien, ex-professeur agrégé, il était un érudit dans son genre. Il avait, au cours de sa vie, dévoré un nombre incalculable de livres, abordant tous les thèmes, tous les styles, tous les genres.
Pourtant, il était toujours resté simple, trop simple même selon certaines personnes qui lui reprochaient ses penchants par trop populaires. C’est vrai qu’il était à l’écoute des gens. Il possédait ce talent inouï de savoir, en toutes circonstances, animer avec brio une conversation, mettre ses interlocuteurs à l’aise, réussir à les faire parler de leur vie, de leurs envies, de leurs joies, de leurs peines. Cette trop grande proximité avec les autres, notamment avec les gens simples, ceux que l’on croise dans la vie de tous les jours, dans les bistrots de quartier, lui avait certainement coûté son mariage. Son épouse n’avait pas supporté cet intérêt vulgaire qu’elle ne jugeait pas digne de son mari et un divorce avait entériné cette incompréhension entre les deux époux. Cette séparation remontait à plusieurs années et les dommages collatéraux qu’elle avait entraînés n’étaient plus que de lointains souvenirs. Quand Jean-Jacques se remémorait sa vie d’homme marié, il s’efforçait de n’en visualiser que les moments de bonheur et les instants de tendresse. Il appelait cette époque bénie « la bienheureuse béatitude du début », celle que vivent très certainement la plupart des couples au commencement de leur union. Aujourd’hui, il vivait seul, mais cette solitude n’était pas un fardeau. Sa vie était riche de rencontres, d’intérêts multiples, de lectures, d’écriture…
Cet après-midi-là, le glissement des dernières gouttes de café au fond de sa gorge, par un mécanisme psychique inexpliqué, fit revenir à sa mémoire ce dimanche de l’an dernier, qui avait constitué le point de départ de son implication personnelle dans cette chaîne tragique qui avait conduit au drame.
Le temps était à la pluie. De violents dards translucides mitraillaient impitoyablement la pelouse de son jardin. Ils claquaient sur les lucarnes de son toit comme des volées de flèches lancées par une bande d’archers en furie. Le vent glacé malmenait les arbres dans la campagne alentour. D’imposants nuages noirs et ventrus s’agglutinaient, menaçants, au-dessus de l’horizon décharné.
Ce jour-là, le café très chaud avait, au contact de l’une de ses molaires, fait naître une douleur sourde et lancinante. Très vite, elle s’était transformée en une souffrance indicible, une véritable torture. Il ressentait des élancements le tarauder, en longs traits répétés de douleur à l’intérieur de l’émail. L’envie le prenait par instants de se saisir d’une tenaille pour tout arracher et, peut-être, réussir à évacuer ce mal affreux qui le tyrannisait. Pour Jean-Jacques, la fin de ce week-end avait été très longue. Il avait hésité à faire appel aux pompiers ou au SAMU, tant la douleur était grande. Heureusement, avec la béquille des analgésiques, il avait réussi à tenir jusqu’au lendemain.
Le lundi matin était le jour de sa femme de ménage. Comme à l’accoutumée, elle était arrivée assez tôt. Après une très mauvaise nuit quasiment sans sommeil, il l’attendait de pied ferme avec impatience.
— Madame Léontine, lui dit-il, dès qu’elle entra, vous qui connaissez tous les habitants de Trégastel, pouvez-vous m’indiquer le nom d’un bon dentiste ?
La veuve Le Dréan native du coin comptait beaucoup de monde dans ses relations.
— Vous avez entendu parler du vicomte de Kérianégan ?
— Le vicomte de Kérianégan, diantre, mais ce n’est que pour une rage de dent, lui rétorqua-t-il, presque amusé, malgré son affliction, à la pensée de l’irruption d’un tel personnage dans un simple problème dentaire. J’ai simplement besoin d’un dentiste, pas d’un héros de roman.
— Guillaume, le fils du vicomte est dentiste à Lannion. C’est un très bon dentiste. Nous le connaissons très bien à Trégastel. Le pauvre malheureux a perdu son épouse il y a à peu près un an. Vous pouvez aller chez lui, les yeux fermés. Vous serez très bien traité. D’ailleurs, c’est là que je vais moi-même et mon Victor aussi, alors, c’est vous dire !
Jean-Jacques connaissait bien Victor, le fils de Léontine. Il était gendarme à la brigade de Perros-Guirec.
C’était un grand gaillard baraqué dont l’ex-professeur avait fait la connaissance à l’occasion d’une sombre affaire criminelle1 qui avait défrayé la chronique de Trégastel, il n’y avait pas si longtemps.
— Va pour le fils du vicomte, s’était-il alors écrié et il s’était hâté de prendre un rendez-vous en urgence.
*
La personnalité du docteur du Chastel avait intrigué l’enseignant retraité dès sa première visite. Il avait senti chez l’homme une très grande tristesse, une espèce de mélancolie intense et profonde que ce dernier d’ailleurs ne faisait aucun effort pour dissimuler. Outre une distinction naturelle assez remarquable, son allure générale combinait à la perfection une imperceptible rigidité, issue sans nul doute d’une éducation très stricte, avec la souplesse féline d’une longue silhouette élancée. L’apparente sévérité de ses traits fins et réguliers était atténuée par l’éclat bienveillant de son regard bleu ciel.
Plusieurs séances ayant été nécessaires pour traiter correctement la molaire qui avait été la cause d’autant de douleur, l’ex-professeur avait réussi, tant bien que mal, à nouer un début de dialogue avec son docteur. Habitant tous deux Trégastel, ils avaient aisément trouvé des sujets de discussion. De fil en aiguille, les thèmes qu’ils abordaient avaient pris un tour de plus en plus personnel. Un jour où le patient qui devait succéder à Jean-Jacques s’était décommandé à la dernière minute, le praticien avait proposé soudain :
— Monsieur Bordier, ce n’était pas prévu, mais je dispose d’une vingtaine de minutes. Vous auriez le temps de prendre un café avec moi ?
— Mais bien volontiers ! Ce serait avec plaisir, avait rétorqué son patient.
Le temps de rejoindre le débit de boissons le plus proche, les deux hommes étaient installés devant une petite table bancale. Les sens aguerris de l’ex-professeur l’avaient averti que son vis-à-vis désirait lui parler de choses personnelles. Soucieux de ne pas le brusquer, il attendit que les cafés aient été servis avant de prononcer le moindre mot. Il pensait que son médecin souhaitait aborder sa condition de veuf et échanger avec lui à propos de leurs vies de célibataires à tous deux. Il fut totalement pris à contre-pied lorsque la question suivante lui fut posée :
— Monsieur Bordier, que pensez-vous du spiritisme ?
Le jésuite qui sommeillait en lui réagit instantanément :
— Le spiritisme ? Mais pourquoi diable me posez-vous cette question ?
Guillaume du Chastel se tortilla sur sa chaise sans que cela n’impacte le moins du monde son allure distinguée. Seule altération dans son comportement, son sourcil droit s’était imperceptiblement soulevé au-dessus de sa paupière.
— Voyez-vous, dit-il après un temps de réflexion, vous avez devant vous un être exclusivement de raison. Je suis dans l’incapacité complète d’accepter le monde de l’irrationnel. Pourtant, j’y suis confronté… bien malgré moi, cela va sans dire ! Je pensais que, peut-être, avec l’ouverture d’esprit que vous me semblez posséder, vous pourriez m’aider à y voir un peu plus clair. Veuillez me pardonner si vous pensez que j’ai été au-delà du convenable.
— Mais pas du tout ! s’écria Jean-Jacques. J’ai été surpris par votre question, mais le spiritisme est un sujet qui m’a toujours intéressé au plus haut point. Vous me dites que vous êtes personnellement confronté au monde de l’irrationnel. Accepteriez-vous de m’en dire un peu plus ?
Guillaume regarda son interlocuteur comme s’il voulait le jauger. Son visage ne trahissait pas la moindre émotion.
Le bleu de ses yeux restait franc et direct et il n’était voilé par aucun soupçon de doute ni de gêne.
— Monsieur Bordier, dit-il enfin, vous le savez peut-être, j’ai perdu mon épouse l’an dernier. Cette disparition a été un drame épouvantable dans ma vie et dans celle de mes enfants. Elle a été très éprouvante également pour mes parents qui adoraient Albane.
Il marqua une pause et ses yeux clairs se portèrent sur Jean-Jacques comme pour s’assurer que ce dernier ne prenait pas peur à l’écoute de ce début d’histoire qui s’annonçait rocambolesque. L’ex-enseignant soutint sans sourciller ce regard inquisiteur, se gardant bien de prendre la parole et de risquer de troubler le récit de son vis-à-vis. Le dentiste enchaîna :
— Plusieurs mois après le décès, ma mère s’est persuadée, je ne sais pas trop comment, que ma femme essayait de communiquer avec elle. Elle l’aurait tout d’abord entendue à la radio, puis directement pendant une phase d’endormissement. Enfin bref, rien de sérieux ni de vraiment inquiétant à ce stade. Puis, elle s’est mise en tête de trouver un moyen de communiquer avec l’esprit des défunts. Et, là encore, je ne sais pas trop ni où ni comment, elle s’est débrouillée pour trouver une bonne âme qui lui a enseigné quelques rudiments lui permettant, soi-disant, d’établir des contacts avec l’au-delà.
— Et, bien entendu, tout cela vous paraît complètement extravagant et vous vous inquiétez de la santé mentale de madame votre mère ? interrogea doucement Jean-Jacques.
— Je n’irais pas jusque-là. Ma mère a toujours été une femme raisonnable et sensée, par ailleurs très pieuse. Je n’ai aucun souci sur son état mental. Non, je me demande plutôt si elle n’est pas en train de se faire manipuler par une secte ou une personne sans scrupule dont le seul objectif serait de l’escroquer.
— En quoi pensez-vous que je puisse vous aider ?
— Eh bien, en réalité, je n’en sais rien. Je n’avais aucune idée précise en tête quand j’ai commencé à vous parler de tout cela. Appelez cela un besoin inexpliqué, une envie irrépressible ! Je ne saurais dire pourquoi, mais j’ai eu très vite confiance en vous. Je pense que vous avez le don d’attirer les confidences de parfaits inconnus. Est-ce que je me trompe ?
Jean-Jacques se contenta de rire doucement.
— Vous ne vous trompez pas, dit-il enfin, mais de votre côté, vous devez avoir un don également. Sans vraiment me connaître, et sur ma seule bonne mine, vous m’entretenez d’un sujet qui m’a toujours passionné : le spiritisme. C’est quand même étonnant !
— Oui, peut-être en effet. Si vous voulez bien, nous appellerons cela un hasard ou une coïncidence…
— Les adeptes du spiritisme vous rétorqueraient aussitôt que le hasard ou les coïncidences n’existent pas. Ce ne sont que des formules faciles pour évacuer des phénomènes dont le sens profond nous échappe. Mais, pardonnez-moi, je vous ai coupé.
— Je vous en prie, c’est sans importance ! Ce qui, pour moi, en revanche, a du sens c’est que vous me déclarez être passionné par le spiritisme. Vous allez peut-être pouvoir éclairer ma lanterne. Finalement, le spiritisme qu’est-ce que c’est, du charlatanisme tout simplement ?
Jean-Jacques, amusé par cette dernière réplique, s’accorda quelques secondes pour rassembler ses idées et essayer de répondre très clairement à la question qui venait de lui être posée.
— Le spiritisme, expliqua-t-il enfin, c’est peut-être, pour reprendre votre propre expression, du charlatanisme, je ne me prononcerai pas là-dessus, mais c’est aussi une doctrine qui se base sur deux idées-forces. La première est qu’il existe tout autour de nous des Esprits. La seconde est que l’homme possède la faculté de communiquer avec ces Esprits.
— Et les Esprits, ce sont les esprits des disparus j’imagine ?
— Pas seulement ! Dans la doctrine spirite, c’est un peu plus compliqué et un peu plus subtil que cela. Les Esprits sont des êtres intelligents qui se situent sur un autre plan que notre monde corporel. En ce qui concerne les êtres humains, eh bien, pour un spirite, quand quelqu’un décède, son âme rejoint le monde des Esprits, monde qu’elle n’avait quitté que momentanément, pendant la durée de la vie terrestre du corps qui l’hébergeait.
Guillaume se renfrogna.
— Pardonnez-moi, monsieur Bordier, je n’ai aucun désir de vous offenser si vous partagez ces croyances, mais tout cela me semble être un ramassis d’élucubrations de bas étage. D’ailleurs, peut-être avez-vous vous-même pratiqué le spiritisme ?
— En effet, il m’est arrivé d’assister à quelques séances de tables tournantes ou de choses comme cela. Rien de très exceptionnel.
— Ce que vous me dites est très intéressant. Je ne voudrais pas que vous le preniez mal ni que vous vous mépreniez sur mes intentions, mais seriez-vous intéressé pour assister à une séance organisée par ma mère ?
— Ma foi, je ne sais pas trop quoi vous répondre. Quelle est votre idée ?
— Eh bien, considérant mon caractère très cartésien et mon opposition à toute forme d’escroquerie intellectuelle, je suis bien entendu, persona non grata à toutes les soirées où ma mère fait tourner les tables, parler les Esprits ou je ne sais quoi d’autre. Pourtant, je voudrais bien être rassuré sur le fait qu’elle n’est pas tombée sous la coupe d’un individu mal intentionné. Votre concours pourrait s’avérer précieux s’il m’aidait à y voir un peu plus clair. Qu’en pensez-vous, monsieur Bordier ?
Jean-Jacques, n’eut besoin que de quelques secondes pour peser les avantages et inconvénients de cette étrange proposition.
— Pourquoi pas… déclara-t-il assez rapidement. Après tout, ce pourrait être une expérience très intéressante.
*
Le vendredi soir suivant, à vingt-deux heures, roulant à faible allure, il essayait de se repérer dans ce quartier, un peu excentré, de Kérianégan qu’il connaissait assez mal. La nuit était tombée, mais le manoir qui dominait la colline de sa haute silhouette sombre s’était avéré finalement assez facile à trouver. Guillaume l’attendait à l’entrée de la propriété.
— Bonsoir Jean-Jacques, vous n’avez pas eu trop de problèmes pour trouver notre tanière ?
— Non, j’avais le manoir en point de mire et en fait, j’ai trouvé mon chemin plus facilement que je ne pensais.
— C’est très bien ! Comme je vous l’ai dit au téléphone hier, j’ai parlé à ma mère de votre intérêt pour le spiritisme. Je vous préviens : elle s’est aussitôt imaginé que vous vouliez établir un contact avec une personne disparue. En tout cas, elle est ravie de votre présence ce soir.
— Voilà qui est parfait. Vous-même, allez-vous assister à la séance ?
— Non, pas du tout ! Comme je vous l’ai dit lundi dernier, je suis considéré comme un élément perturbateur pour ce genre de chose. Ne soyez pas surpris, mais je me sauverai dès que j’aurai fait les présentations.
Irène du Chastel était une femme distinguée et gracile. Son port altier compensait largement son assez petite taille. Son visage serein était encadré de cheveux gris à la coupe étonnamment moderne dans ce cadre quasiment moyenâgeux. Le visiteur fut tout de suite séduit par les yeux pleins d’intelligence et par les manières délicates et un peu surannées de la maîtresse des lieux. Après que son fils eut fait sobrement les présentations et se fut retiré, sans avoir posé la moindre question, elle précéda Jean-Jacques dans un salon où se tenait déjà une dame d’une soixantaine d’années. Cette dernière se leva silencieusement à leur arrivée.
— Maria Pape, Jean-Jacques Bordier, dit simplement leur hôtesse.
Chacun salua l’autre et sur l’invitation de la vicomtesse, tous trois s’assirent autour d’une petite table ronde en bois. La pièce, plutôt grande, était silencieuse et baignée d’obscurité. Il y régnait l’atmosphère un peu magique de ces demeures anciennes, où le temps semble s’être arrêté depuis des lustres. Le retraité restait silencieux, ostensiblement respectueux du lieu et de ce qui allait s’y dérouler. Il remarqua sur la table, un verre retourné et, posés sur le pourtour du plateau en bois, une quarantaine de petits carrés de papier sur lesquels étaient inscrits les lettres de l’alphabet, quelques chiffres et les mots OUI et NON.
Chacun posa un doigt sur le fond du verre et se tint coi. Au bout de quelques instants, la maîtresse de maison prit la parole :
— Au nom du Seigneur, nous invoquons la présence d’un Esprit parmi nous.
Aucun bruit, aucun mouvement. Jean-Jacques n’entendait que la respiration des deux femmes autour de la table.
— Au nom du Seigneur, Esprit, si tu es là, manifeste-toi !
L’invocation fut répétée plusieurs fois. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Toujours rien ! Une fois de plus, la voix de la vicomtesse se fit entendre :
— Au nom du Seigneur, Esprit, es-tu…
L’ex-enseignant sentit tout à coup un tressaillement sous ses doigts. Ce ne fut qu’un tout petit mouvement, à peine perceptible. Il pensa que l’une de ses voisines avait tout simplement très légèrement bougé. Mais la vicomtesse reprenait la parole d’une voix lente et profonde :
— Est-ce bien toi, Esprit ? Désires-tu entrer en contact avec nous ?
Le verre se remit à bouger. Cette fois, plus aucun doute n’était possible. Il se déplaçait sur la table. D’abord hésitant, sa trajectoire devint plus affirmée ; il entama une véritable rotation sur le pourtour du plateau de bois. Jean-Jacques était incapable de dire s’il était victime ou non d’une supercherie. Parmi les participants, l’un d’entre eux exerçait-il une pression sur le verre ? Impossible de le dire !
— Esprit, désires-tu entrer en contact avec nous ?
Le verre sembla échapper à tout contrôle. Il tourna plusieurs fois sur la table à vive allure. Brusquement, il s’immobilisa devant le petit papier sur lequel le mot OUI était écrit.
— Veux-tu parler à l’un d’entre nous en particulier ?
Derechef, après cinq ou six tours effectués très rapidement, le verre revint se positionner devant le OUI.
— Peux-tu nous donner les initiales de cette personne ?
Après quelques cercles assez brusques, la course de l’objet se ralentit. Elle devint en quelque sorte erratique, comme hésitante. Puis, lentement, comme à regret, l’objet se positionna d’abord devant le B, puis devant le O.
— Ces initiales évoquent-elles quelque chose pour l’un d’entre vous ? s’enquit Irène.
Jean-Jacques attendit, avant de prendre la parole, qu’une des deux dames présentes s’exprime si jamais elle s’estimait concernée. Comme elles se taisaient, il dit :
— Mon nom de famille est Bordier. C’est peut-être moi qui suis visé…
— Très bien, monsieur Bordier. Vous pouvez intervenir. Essayez de commencer avec des questions qui appellent des réponses simples exprimées avec des OUI ou des NON. Jean-Jacques se fit un devoir d’obtempérer.
La séance se poursuivit pendant plus d’une heure. Le professeur retraité posa de nombreuses questions. Les réponses qu’il reçut lui semblèrent parfois totalement incohérentes, parfois sensées, mais toujours vagues et invérifiables. Une chose était certaine, le