Treize Gastel - Bernard Enjolras - E-Book

Treize Gastel E-Book

Bernard Enjolras

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Beschreibung

Meurtre ou accident ? Le chiffre 13 est-il ici plein de sens ?


Henri Descombes est retrouvé dans son atelier, écrasé sous une automobile de collection qu’il réparait. Ce retraité présidait d’une main ferme un groupe d’amateurs de voitures anciennes. Son décès est-il accidentel ou criminel ? La question se pose car, quelques jours avant sa mort, il a été photographié au sein d’un groupe de treize personnes. Fait troublant, il occupait, sur le cliché, la place du Christ lors de la Cène, son dernier repas. L’enquête de Bernie Andrew et de Jean-Jacques Bordier, qui les conduit, entre autres, à Pleumeur-Bodou, Trégastel, Perros-Guirec et Lannion, débouche sur ce qui semble être une impasse. 

Alors qu’ils s’apprêtent à renoncer, un autre membre du groupe est retrouvé assassiné, relançant aussitôt les deux détectives amateurs sur la piste encore chaude d’un bien mystérieux meurtrier.


Une nouvelle enquête de Bernie Andrew qui saura vous tenir en haleine !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né à Lyon, Bernard Enjolras vit depuis de nombreuses années à Trégastel. C’est là qu’il écrit, au cœur de la magnifique Côte de Granit rose. Son quinzième roman correspond à la treizième enquête de son personnage fétiche : Bernie Andrew. C’est donc sous le signe du 13, ce nombre maudit, qu’est placée cette nouvelle aventure.

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Couverture

Page de titre

GASTEL : De l’ancien français « nourriture » en référence à La Cène.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Raymond

« Écrire, c’est un moyen de s’isoler. »

JLD, janvier 2021

REMERCIEMENTS

À Michèle Jacques, à Yann Venner

et à toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.

I

La température extérieure avait chuté brutalement. En quelques jours à peine, l’été éclatant avait cédé la place à un automne déprimant et maussade.

Penché sur l’écran de son PC, André leva la tête et jeta un coup d’œil machinal à travers la grande baie de son bureau qui donnait sur la mer. Le soleil ne s’était pas montré de la journée et l’eau reflétait tristement la grisaille du ciel. Un frisson courut le long de son échine.

Non, vraiment aucune envie de se baigner ni même de se tremper les pieds dans ces vagues glacées. Il secoua la tête et replongea dans ses recherches, oubliant complètement le cadre magnifique qui l’entourait, en plein cœur d’un paysage dont la beauté exceptionnelle coupait habituellement le souffle à tous les visiteurs.

La Cène de Léonard de Vinci occupait l’intégralité de son écran. Il s’agissait de la fameuse fresque peinte à la fin du XVe siècle sur l’un des murs de Santa Maria delle Grazie à Milan.

André adorait cette peinture, exemple parfait de l’art chrétien de la Renaissance. Il la connaissait bien depuis longtemps et y retrouvait tout le génie de l’un de ses héros historiques préférés, à son avis l’un des plus grands talents de l’humanité. La perspective utilisée par l’artiste était étonnante pour l’époque et les couleurs vives des vêtements des personnages semblaient, grâce aux travaux de restauration, ne pas avoir souffert de l’outrage des ans.

Jésus-Christ et ses disciples !

À force de les contempler depuis le début de l’après-midi, André se sentait désormais capable de tous les nommer par cœur. Il les passa une nouvelle fois en revue mentalement en commençant par la droite du Christ.

André frissonna une nouvelle fois sans que cela eût aucun lien avec la météo. Une vague de découragement le submergea et il eut envie de chasser de son esprit toute cette histoire. Il n’avait pas la force morale pour faire face à ce genre d’épreuve. Physiquement, également, il n’avait rien de vigoureux et ne parvenait jamais à s’imposer. Taille moyenne, visage sans attrait particulier, yeux apeurés, il correspondait parfaitement à ce que l’on décrit classiquement à l’aide de la formule : signes particuliers « néant ».

Sur le plan professionnel, il n’était pas plus un cador. Il n’était jamais parvenu à maîtriser un chahut dans ses classes et ce n’était pas maintenant qu’il allait trouver l’énergie pour affronter la situation qui se présentait à lui. Il ne comptait plus ses années de déprime, ses congés maladie sans cesse renouvelés. La simple pensée de se retrouver seul face à une assemblée d’ados survoltés le rendait malade. L’épidémie de Covid qui sévissait depuis plusieurs mois n’était pas non plus de nature à lui remonter le moral.

Il fit le tour de la pièce du regard et s’attarda sur tout ce qui composait son environnement familier : les hauts plafonds, les meubles cossus, les tableaux anciens accrochés aux murs lambrissés de chêne, les magnifiques tapis d’Orient…

Il avait parfaitement conscience de vivre dans un cadre exceptionnel qu’il ne méritait pas. Cette demeure splendide, cette localisation unique, il les tenait de ses parents. Il n’était que l’héritier, le rejeton indigne du labeur de ses aïeux.

Il soupira une nouvelle fois, à la limite du larmoiement, en invoquant ces mêmes excuses, auxquelles il faisait régulièrement appel quand il avait une décision à prendre. Non vraiment, il n’avait jamais eu de chance dans la vie. Sa sensibilité exacerbée l’avait toujours empêché d’exprimer ses capacités, de se faire admettre et accepter par tous ceux qui le jalousaient sans se donner la peine d’entrevoir son mal-être. Nul ne pouvait comprendre les difficultés qu’il avait dû surmonter pour faire face à la vie.

Ses yeux se posèrent de nouveau sur l’écran de son PC.

Treize, treize… Ce nombre maudit lui sautait encore à la figure avec son cortège de mystères et de menaces.

Maudits, maudits, treize, treize, treize…

Était-il maudit lui aussi ?

Les événements auxquels il se trouvait confronté étaient-ils également marqués par ce nombre maléfique ?

Mais quelle idée avaient-ils eu d’organiser cette rencontre en plein cœur de leur propriété ?

Quelle idée d’avoir, il y avait quelques jours à peine, succombé aux tentations maléfiques d’un temps resplendissant et d’un soleil radieux ?

Découragé, il lança une impression de la fresque et attendit que l’imprimante crachât son résultat. Il posa la reproduction sur les quelques pages qui encombraient déjà son bureau et s’arracha à son fauteuil en soupirant.

Ce n’était pas à lui de prendre une décision. Il ne pouvait porter tout le poids sur ses épaules, tout comprendre, tout maîtriser, il n’avait pas la science infuse.

Le ciel lui sembla soudain moins sombre, la mer affichait désormais quelques reflets bleutés éclaircissant la chape grise qui la recouvrait quelques minutes auparavant. Il décida d’en profiter pour aller faire quelques pas et essayer de chasser de son esprit toutes ces interrogations et ces obligations que l’on voulait lui imposer et qui n’étaient pas les siennes.

Nul besoin d’aller courir loin de la maison et de se demander s’il fallait porter un masque ou pas. Le parc était assez grand pour lui permettre de s’aérer et de savourer cette légère amélioration du temps. Il prit quand même soin de se munir d’un vêtement contre la pluie et sortit de la maison.

Quand il revint de sa promenade, il aperçut immédiatement la voiture dans l’allée du garage. Un mouvement de recul involontaire le fit tressaillir et un début de douleur vint contracter son estomac. Il hésita à rentrer se mettre au chaud mais le besoin de retrouver son confort douillet l’emporta et, de toute façon, il faudrait bien, à un moment ou à un autre, affronter la situation. Il poussa doucement l’imposante porte d’entrée, avança de quelques pas et suspendit son vêtement à la patère de l’entrée. Il tendit l’oreille. Le rez-de-chaussée était vide et il tenta de se faufiler dans la maison sans faire de bruit. Il savait que ce n’était que reculer pour mieux sauter et, effectivement, ce qu’il craignait se produisit. Une voix autoritaire se fit entendre :

— C’est toi, André ?

Le ton comminatoire le fit grimacer et son corps se crispa. Il en avait vraiment marre d’être traité comme un gamin. Décidé à ne pas se laisser faire, il se garda de répondre et se dirigea vers le salon en maugréant à voix basse. Il se servit un verre bien tassé en faisant tinter les bouteilles plus fort que nécessaire pour montrer qu’il était encore le maître chez lui et se laissa tomber à la renverse dans son fauteuil.

Des talons rageurs claquèrent dans l’escalier comme une rafale de pistolet-mitrailleur signifiant que les hostilités allaient commencer sans tarder.

Chantal entra vivement dans la pièce, arborant son air décidé habituel. André lui reconnaissait cette aptitude au commandement qui lui faisait défaut à lui. Son physique avantageux – c’était une très belle femme à la quarantaine resplendissante – lui permettait de s’imposer à tous sans aucune difficulté, et jamais le moindre doute ne semblait traverser son esprit.

— Alors, tu as réfléchi à ce que je t’avais demandé ?

Bien sûr qu’il avait réfléchi et il fut à deux doigts de la rembarrer. Il n’avait fait que ça depuis son départ. Il avait tourné et retourné le problème dans tous les sens. Il avait pesé le pour, le contre, le contre, le pour, sans parvenir à aucune conclusion.

Dans une vaine tentative pour grignoter encore un peu de temps, mais également pour se donner une contenance, il se mit à siroter son verre avec application.

Chantal lui jeta un coup d’œil irrité et secoua la tête. Elle savait très bien à quoi s’en tenir avec lui.

Elle insista :

— Eh bien, quoi ! Qu’est-ce que tu penses de mon idée ?

Il commença à souffler.

— C’est pas évident, ton histoire.

— Comment ça, pas évident ? Et puis d’abord, ce n’est pas mon histoire, comme tu dis. Ce n’est l’histoire de personne sauf peut-être celle du malheureux Henri.

André fit un effort pour se montrer conciliant. Il n’avait aucune envie d’aller jusqu’à l’affrontement.

— Tu as raison, mais à vrai dire, je ne sais pas trop quoi en penser, avança-t-il.

— Mais enfin, ce n’est pourtant pas compliqué ! Où as-tu mis la photo ?

— Elle est sur mon bureau.

— Eh bien, va la chercher, s’il te plaît.

Il s’extirpa de son siège avec difficulté et gagna l’étage en traînant les pieds. Il redescendit quelques minutes plus tard et balança, plus qu’il ne les déposa, sur la table basse du salon, le cliché attendu et l’impression papier de la Cène qu’il avait faite un peu plus tôt dans l’après-midi.

Chantal s’en saisit.

— Ah, quand même ! s’écria-t-elle en découvrant le Christ et ses apôtres. Tu es d’accord avec moi ?

Il bredouilla :

— Mais non… J’ai fait ça comme ça, pour essayer de comprendre…

Chantal tourna la photo dans sa direction.

— Eh bien, justement, qu’est-ce que tu ne comprends pas là-dedans ? C’est pourtant simple. Henri est attablé au milieu du groupe avec six personnes à sa droite et six à sa gauche. Ça me paraît pourtant évident, et en plus tu as imprimé une reproduction de la Cène… Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

Il répliqua mollement :

— Oui, mais bon, ça ne veut rien dire…

Chantal éleva le ton :

— Mais enfin André, réfléchis un peu ! Treize à table, Henri au milieu, six personnes à sa droite, six à sa gauche. Henri était assis à la place du Christ… et Henri est mort aujourd’hui, Henri est mort, bon sang ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

Elle se tut d’un seul coup et la pièce sombra dans un pesant silence, seulement troublé par le battement paisible et quasi solennel de la vieille horloge.

André rompit le silence après plusieurs secondes :

— De toute façon, les gendarmes vont faire une enquête. Elle est peut-être même déjà finie. Qu’est-ce que tu veux que l’on fasse de plus ?

— Justement, je veux être sûre que cette affaire sera bien traitée correctement…

— Oui, mais…

— Il n’y a pas de mais qui compte. C’est bien toi qui m’as parlé à plusieurs reprises d’un collègue qui menait des enquêtes policières dans la région avec un de ses amis. C’est vrai ou pas ?

André grommela :

— Oui, c’est vrai, mais ça fait très longtemps que je ne l’ai pas vu… Je ne sais plus où il habite.

— Il habite à Trégastel, c’est toi qui me l’as dit. Tu m’avais même précisé que tu avais son numéro, alors je ne vois pas où est le problème pour l’appeler.

André soupira lourdement.

— Encore des emmerdes… des complications. Décidément, on dirait que ça te fait plaisir. Si tu crois que c’est facile !

Chantal répliqua d’un ton cinglant :

— Écoute, c’est très simple. Je te demande de l’appeler et, si tu ne l’appelles pas, c’est moi qui le ferai. Alors, la décision te revient entièrement. Qu’est-ce que tu décides ?

André était mécontent et il entendait bien le montrer. Il baissa la tête et s’enferma dans un mutisme têtu mais résolu. Il se leva et prit la direction de l’escalier.

— Où vas-tu ?

Il fit, sans se retourner, un geste agacé de la main.

— Je vais réfléchir.

Il commença à gravir doucement les marches. Il savait qu’il n’avait pas vraiment le choix, mais un dernier baroud d’honneur, pour bien montrer ce qu’était le fond de sa pensée, ne lui déplaisait pas. En son for intérieur, il savait qu’il allait le passer, ce coup de fil.

Que faire d’autre ?

Et d’ailleurs, contrairement à ce qu’avait affirmé Chantal, ce n’était pas lui qui avait pris cette décision. C’était elle, et elle seule. Il pensa qu’il l’avait bien roulée une fois de plus et un sourire narquois illumina son visage alors qu’il atteignait l’étage.

II

Jean-Jacques fut très surpris quand il engagea son véhicule dans l’allée conduisant à la maison d’André Cousin. Il n’aurait jamais imaginé que cet ancien collègue, qu’il avait seulement croisé pendant quelques années au cours de sa carrière, vivait dans une si belle et imposante demeure.

Il siffla d’admiration et se tourna vers Bernie :

— Eh ben, dis donc, quelle baraque !

Bernie était surpris lui aussi mais se garda, dans un premier temps, de tout commentaire. La propriété dans laquelle ils venaient de pénétrer ne correspondait pas du tout à l’image qu’il s’était faite du collègue de son ami. Jean-Jacques en avait parlé comme d’un personnage effacé, falot même, qui éprouvait beaucoup de difficultés à tenir ses classes. Cela aiguisa sa curiosité, et les réserves qu’il avait émises quand son vieux complice l’avait sollicité passèrent immédiatement au second plan.

Il demanda, comme s’il était en train de penser tout haut :

— Tu le connaissais bien, ce type ?

Jean-Jacques grimaça.

— Quand je vois où il habite, j’ai bien l’impression que je ne le connaissais pas du tout.

— Tu m’avais parlé d’une personne plutôt insignifiante et sans défense… mais, excuse-moi, ce n’est pas la première idée qui vient en tête quand on arrive chez lui.

— Je suis aussi surpris que toi, aussi surpris d’ailleurs que je l’ai été quand il m’a appelé. On va bien voir de quoi il retourne.

Il n’en dit pas plus et se rangea à côté d’un cabriolet étincelant qui se trouvait devant l’entrée.

André Cousin devait guetter leur arrivée car il apparut sur le perron avant même que ses visiteurs n’aient eu le temps de sortir de leur véhicule. Il s’avança sur le sol gravillonné, le coude droit en avant, dans le plus strict respect des gestes barrières.

— Jean-Jacques, je suis content de te voir et ravi que tu aies accepté mon invitation.

Il guida ses hôtes en trottinant jusqu’au perron et s’effaça maladroitement pour les laisser entrer. Il les conduisit jusqu’à un salon et les invita à prendre place dans de profonds fauteuils en cuir. Il leur servit à boire de manière un peu gauche. Un vieux whisky écossais millésimé dans des verres en cristal très épais. Tout cela était en parfaite harmonie avec le cadre cossu qui les entourait. Il paraissait cependant fébrile et mal à l’aise. Jean-Jacques, qui retrouvait le personnage qu’il avait connu et décrit à Bernie, vint à son secours :

— André, je te présente mon ami Bernie Andrew, l’auteur de romans policiers avec qui j’ai eu l’occasion de résoudre, avec succès, plusieurs énigmes policières. – Il se tourna vers son acolyte. – Bernie, je te présente André Cousin, que j’ai connu tout jeune professeur alors que j’étais déjà un ancien, blanchi sous le harnais. Nous avions tous les deux des attaches en Bretagne et c’est cela qui nous a sans doute rapprochés.

André Cousin rougit et balbutia :

— Nous ne nous sommes revus qu’une fois ou deux depuis que je suis revenu dans la région mais j’ai suivi avec intérêt tes aventures dans la presse.

— Si je comprends bien, intervint Bernie, vous n’avez donc pas enseigné très longtemps dans les mêmes établissements ?

— Pas assez longtemps malheureusement, déplora André, l’expérience d’un collègue plus expérimenté est toujours bonne à partager.

Jean-Jacques, peut-être pour détendre l’atmosphère un peu crispée, s’écria :

— Tu vois, Bernie, quand André a commencé j’étais déjà un ancien et…

André lui coupa la parole :

— Mais pas du tout, ce n’est pas ce que je voulais dire, tu sais que je t’ai toujours beaucoup apprécié…

Il paraissait tellement désolé d’avoir pu se montrer indélicat sans le vouloir que Jean-Jacques eut pitié de lui et s’empressa de le rassurer.

Ces préliminaires protocolaires se prolongèrent encore quelques minutes mais il fallut quand même en arriver à la raison de leur visite.

Jean-Jacques, comprenant que jamais André ne ferait le premier pas, mit les pieds dans le plat :

— Tout ça, c’est bien beau, mais si tu nous disais pourquoi tu nous as fait venir chez toi.

André baissa la tête, paraissant très gêné d’être ainsi interpellé. Il entreprit de se malaxer les mains d’un air douloureux, comme si ce qu’il s’apprêtait à leur exposer requérait le plus grand courage.

— Eh bien, commença-t-il, c’est un événement qui s’est produit récemment, qui nous a conduits… euh, à…

Bernie, qui observait leur interlocuteur avec la plus grande attention, se demandait si cet homme réussirait à leur expliquer de quoi il retournait. Il semblait avoir toutes les peines du monde à organiser ses pensées. Bernie jeta un regard en coin à Jean-Jacques. La description qu’il lui avait faite de son ancien collègue était tout à fait conforme au personnage qu’ils avaient présentement sous les yeux.

L’indécision qui menaçait de se prolonger et qui les mettait tous mal à l’aise fut soudainement interrompue par des claquements de talons qui dévalaient les escaliers.

Une femme franchit subitement le seuil du salon. Cette apparition inattendue les laissa pour ainsi dire sans voix. Bernie et Jean-Jacques se levèrent comme un seul homme, subjugués par la plastique de la nouvelle arrivante. Elle possédait un physique remarquable de femme fatale qui connaît son pouvoir de séduction, genre cobra, capable d’ensorceler d’un seul regard n’importe quel homme normalement constitué.

Les deux acolytes, sous le charme, furent instantanément pétrifiés comme de malheureux lapins pris dans les phares d’une voiture.

Jean-Jacques retrouva ses esprits le premier. Il s’avança sans tendre la main, Covid oblige :

— Madame Cousin, je présume. Enchanté de faire votre connaissance. Je suis un ancien collègue de votre mari.

Elle lui accorda un sourire resplendissant et se tourna vers Bernie, qui se présenta à son tour.

La femme virevolta devant eux et, sous leurs yeux ébahis, prit gracieusement place sur l’accoudoir du fauteuil occupé par André. Elle se tourna vers lui et demanda :

— Tu as expliqué à tes amis pourquoi tu as fait appel à eux ?

Il bredouilla :

— J’étais en train de le faire quand tu es arrivée. J’avais à peine commencé et je…

Elle l’interrompit sans ménagement :

— Tu as les photos ?

Visiblement contrarié par la tournure que prenaient les événements, André, rouge de confusion se rebiffa maladroitement :

— Justement, je voulais expliquer qu’avant de raconter toute l’histoire, j’avais besoin de photos et que je devais aller les chercher.

— Eh bien, vas-y, je tiendrai compagnie à tes amis. – Elle se tourna vers Bernie et Jean-Jacques. – Veuillez excuser mon frère, Messieurs, il a parfois du mal à présenter simplement les choses.

Sa sœur !

Cette séductrice n’était donc pas l’épouse d’André Cousin, ce qui leur avait semblé par trop extraordinaire et incompréhensible. L’étonnement fut certainement très visible sur les visages de Bernie et de Jean-Jacques car elle se mit à rire.

— Oui, je n’ai pas eu le temps de vous le dire mais je ne suis pas la femme d’André. Je suis sa sœur, Chantal. Nous vivons ensemble pour le moment dans cette maison que nous tenons de nos parents.

Jean-Jacques, fidèle à son personnage très disert, engagea aussitôt la conversation.

Bernie, manifestement sous le charme de leur interlocutrice, se cantonnait à une réserve prudente.

André revint bientôt, tenant à la main plusieurs documents. Sa sœur prit immédiatement la direction des opérations. Elle arracha une photo des mains de son frère et la tendit à Jean-Jacques.

— Tenez, jetez un coup d’œil là-dessus et dites-moi ce que vous en pensez. Vous aussi, Monsieur, compléta-t-elle à l’intention de Bernie.

Les deux amis se rapprochèrent l’un de l’autre et se penchèrent simultanément sur le cliché pour mieux l’étudier.

Au bout de quelques secondes, Jean-Jacques commença son commentaire :

— Il s’agit manifestement d’un groupe d’amis en train de partager un repas… à l’extérieur, sous un beau soleil… – il releva la tête – peut-être même chez vous, dans votre propriété…

Chantal ne répondit rien mais elle adressa un signe non équivoque à son frère pour lui passer la main. Soumis, il hocha la tête et glissa en avant sur les fesses jusqu’à se retrouver assis sur le rebord de son siège.

— Oui, c’est bien cela, mais…

Ce « mais » prononcé avec hésitation et du bout des lèvres signifiait que la photo recelait d’autres éléments. Jean-Jacques échangea un regard avec Bernie, comme pour l’appeler à la rescousse.

Bernie s’attarda quelques secondes sur le groupe attablé et déclara :

— Je note qu’ils sont treize et que ce chiffre a peut-être son importance dans ce que vous voulez nous montrer.

Jean-Jacques se morigéna intérieurement de n’avoir pas su relever ce détail.

— Mais bien sûr, s’écria-t-il, c’est ça que tu voulais nous montrer, André ?

Chantal intervint :

— Absolument ! C’est tout à fait ça, mais, vous le connaissez, il n’osait pas le faire.

André, rouge de confusion, bredouilla des paroles incompréhensibles.

Bernie reprit la parole :

— Le fait qu’il y ait eu à un moment donné à ce repas treize personnes photographiées en même temps n’est certainement pas le point le plus important de l’affaire. J’imagine qu’il y a autre chose.

Il regardait tour à tour le frère et la sœur, ne sachant trop à qui s’adresser. Chantal fit un nouveau signe à son frère pour qu’il expliquât de quoi il retournait.

— Vous avez raison, osa enfin ce dernier. Le fait est que l’une des personnes présentes à ce repas, un de nos amis proches, est morte quelques jours plus tard dans des conditions assez bizarres.

— Ah oui, et dans quelles conditions ? interrogea Bernie.

André, pressé par sa sœur, répondit :

— Il bricolait, allongé sous un véhicule de collection ; le cric a lâché et il s’est fait écraser.

— Donc il s’agit d’un accident. Le chiffre treize n’a rien à voir avec ça.

Chantal ne semblait pas d’accord. Elle interpella son frère :

— Montre où il se trouve sur la photo, insista-t-elle.

André se pencha en avant une nouvelle fois et, à moitié accroupi, en équilibre instable sur ses jambes, désigna du doigt une des personnes présentes sur la photo.

— Voilà, c’est lui. Henri Descombes, un de nos bons amis.

Bernie et Jean-Jacques se penchèrent de nouveau sur le cliché et focalisèrent leur attention sur l’individu en question. L’homme avait largement dépassé la soixantaine. Sa position assise ne permettait pas de préjuger de sa taille mais Bernie aurait parié qu’il était plutôt grand. Ses cheveux blancs, un peu trop longs, encadraient le visage carré, aux traits décidés, d’une personne qui, de prime abord, paraissait autoritaire. Jean-Jacques, peut-être vexé de n’avoir pas repéré plus tôt qu’il y avait treize personnes sur la photo fut, cette fois, plus prompt que Bernie à réagir.

— C’est très étrange, observa-t-il, votre ami occupe la même position que le Christ lors de la Cène.

Chantal Cousin s’exclama triomphalement :

— C’est bien ce que nous nous sommes dit, également ! N’est-ce pas, André ? Cela ne peut pas être le seul fait du hasard et c’est pour cela que la mort d’Henri nous a paru suspecte.

Comme pour conforter son propos, elle agitait devant elle tout en parlant la reproduction de la Cène imprimée par son frère quelques jours plus tôt. André avait noté à la main et sous chaque personnage le nom de tous les apôtres.

Bernie tendit la main pour récupérer le document et, s’en étant emparé, l’étudia avec attention.

— Effectivement vous avez raison, admit-il très vite, on dirait bien la Cène, mais il ne s’agit peut-être que d’une coïncidence.

— Drôle de coïncidence, vous ne trouvez pas ? s’écria Chantal.

Bernie et Jean-Jacques échangèrent un regard dubitatif.

— Le nombre treize a toujours été un nombre maudit, se hasarda André. La Cène, la malédiction des Templiers, le vendredi treize… Le treize est tout simplement maudit et point barre. Le décès d’Henri est peut-être tout bonnement lié à la malchance.

Il y eut un moment de silence et Chantal repassa à l’offensive.

— En tout cas, ajouta-t-elle, la question mérite d’être posée et c’est pour cela qu’André a pensé à vous. Pour tirer cette affaire au clair et lever toute ambiguïté.

Bernie leva les yeux vers elle.

— Qu’attendez-vous de nous, Madame ? s’enquit-il. J’imagine que les gendarmes sont intervenus et ont enquêté.

— C’est exact, la gendarmerie de Perros-Guirec. Il semblerait qu’ils aient conclu à une mort accidentelle mais cela reste à vérifier. André et moi sommes très sceptiques – elle prit son frère à témoin –, c’est pour cela que nous avons fait appel à vous. Pour savoir ce qu’il en est réellement.

Bernie, qui tenait toujours la reproduction de la Cène dans la main, demanda à Jean-Jacques de lui faire passer la photo où se trouvaient les treize personnes.

Il l’étudia avec soin pendant de longues secondes avant de hocher la tête d’un air pénétré.

— Qu’est-ce que tu as vu ? demanda Jean-Jacques. Quelque chose qui nous aurait échappé ?

Bernie releva la tête et rechercha son regard.

— Tu vas rire, mais puisque nous en sommes aux références bibliques, je me demandais tout simplement qui, sur la photo, occupait la place de Judas.

III

Selon la tradition chrétienne, Judas, appelé également Judas Iscariote, aurait été l’apôtre qui a facilité l’arrestation de Jésus par les grands prêtres de Jérusalem ; il est tenu pour responsable de sa comparution devant Ponce-Pilate, le procurateur de Judée, et donc de sa crucifixion et de sa mort.

Dans l’imaginaire collectif, Judas est la représentation de l’essence même du traître.

La question de Bernie jeta le trouble auprès du frère et de la sœur. S’il est sans conséquence immédiate de s’interroger sur l’origine accidentelle ou non d’un décès, c’est une tout autre histoire que d’accuser nommément une personne précise.

André et Chantal se récrièrent aussitôt, assurant qu’il n’était pas dans leur intention de viser un des membres de leur groupe.

Bernie insista néanmoins pour connaître les noms de tous les convives présents sur la photo ainsi que les circonstances qui avaient conduit à les réunir.

André et Chantal unirent leurs efforts pour tous les citer et Bernie nota tous les noms dans le petit calepin qu’il avait toujours sur lui, ainsi que sur la copie de la Cène que Chantal demanda à son frère de faire pour Jean-Jacques et lui.

Pour la petite histoire, il s’avéra que la personne occupant la place de Judas venait de Lannion et se dénommait Yvon Luzec.

Bernie s’étonna de ne pas voir Chantal Cousin parmi les convives et elle expliqua que cela était bien normal puisque c’était elle qui tenait l’appareil photo. Elle montra d’ailleurs aux deux amis certains des autres clichés qu’elle avait pris pendant la journée, qui leur permirent de comprendre le centre d’intérêt commun à tous les convives.

Ils partageaient une même passion pour les véhicules de collection. Avec leurs voitures anciennes, ils se retrouvaient régulièrement chez l’un ou chez l’autre, parlaient mécanique, moteurs, échappements, cylindrées et calandres, puis profitaient de l’occasion pour partager un pique-nique ou parfois un vrai repas.

Ils ne constituaient pas réellement une association dont les statuts doivent être déposés à la préfecture mais, dans les faits, leur organisation en était très proche.

Henri Descombes, l’homme écrasé sous sa voiture, en était le président de fait. Paul Tréveller occupait les fonctions de trésorier et Jacques Lannac jouait le rôle de secrétaire, c’est-à-dire qu’il lui revenait de faire circuler l’information et de transmettre les e-mails chaque fois que nécessaire.

Jean-Jacques se tourna vers André :

— C’est toi qui te passionnes pour les vieilles voitures ? demanda-t-il.

André s’excusa presque :

— C’était le passe-temps de mon père. Il possédait plusieurs modèles assez intéressants que nous avons récupérés. Je pourrai vous les montrer si ça vous tente.

Cette proposition, quoique alléchante, n’avait aucun caractère d’urgence. Bernie demanda plutôt à André et à Chantal si des faits notables s’étaient produits durant la journée du pique-nique. Tous deux déclarèrent n’avoir rien remarqué de particulier et Chantal insista sur le fait qu’elle avait passé une bonne partie du temps en cuisine car, même s’il ne s’agissait pas formellement d’un vrai repas, elle avait grandement contribué à la préparation de certains des plats qui avaient été servis.

Bernie, qui avait noté soigneusement toutes les informations qui venaient de lui être transmises, posa délicatement son calepin devant lui.

Il prit son verre en main, y trempa les lèvres et grimaça. Il n’était pas spécialement fan des whiskys très tourbés comme celui qu’André leur avait servi. Puis il leva les yeux sur le frère et la sœur et demanda :

— Bon, tout ça, c’est très bien, mais qu’est-ce qu’on peut en déduire et comment on avance maintenant ?

Il pivota ensuite vers Jean-Jacques pour l’inclure dans son interrogation. Après tout, c’était lui qui l’avait entraîné dans cette histoire, et la moindre des choses était qu’il donnât lui aussi son avis.

Bien évidemment, personne ne se précipita pour émettre des suggestions.

Bernie, qui s’attendait à ce genre de réaction, avança quelques idées :

— Selon moi, la première chose à faire est de connaître les conclusions des gendarmes.

Jean-Jacques se manifesta :

— On peut essayer de téléphoner à Victor.

Bernie acquiesça :

— Tout à fait. Je te laisse le soin de t’en occuper, mais ce n’est qu’une première étape. Il sera ensuite nécessaire de mieux cerner l’environnement du défunt. Vous remarquerez qu’à ce stade je n’emploie pas le terme « victime ».

Tout le monde buvait ses paroles. André, sans surprise, s’était recroquevillé au fond de son siège. Chantal, sublimement installée sur son accoudoir, regardait Bernie d’un air mi-amusé, mi-ironique, comme si tout cela n’était qu’une distraction qui allait se révéler passionnante. Sa position assise, les jambes croisées dans une attitude soigneusement calculée, lui permettait de dévoiler, comme si cela n’était nullement volontaire, des jambes interminables et somptueuses, gainées de collants ou, peut-être, de bas noirs.

Bernie, pas dupe de ce comportement et de cet intérêt apparent qu’il jugeait assez factices, poursuivit néanmoins son exposé et demanda :

— Y a-t-il parmi les membres de votre groupe une personne particulière qu’il serait intéressant que Jean-Jacques et moi rencontrions ? Quelqu’un qui pourrait nous renseigner sur la victime, quelqu’un qui pourrait être au courant de problèmes au sein du groupe dont vous n’avez pas connaissance ? Vous voyez ce que je veux dire ?

Chantal s’écria :

— Ce sont les petits potins qui vous intéressent ? Alors il faut voir Martine.

— Martine ?

— Oui, Martine Hénon.

Elle s’empara de la photo que Bernie avait reposée sur la table basse et montra du doigt la personne qui se situait en deuxième position en partant de la gauche.

Bernie reprit la photo et la regarda avec attention.

— Très bien, dit-il. Pour les potins, nous commencerons par cette personne…

Il avait volontairement employé un ton détaché, à la limite de l’ironie, pour faire le pendant de l’attitude de Chantal qu’il n’avait pas appréciée plus que cela. Elle ne pouvait pas, en même temps, les solliciter Jean-Jacques et lui, et donner l’impression qu’elle prenait cette affaire par-dessus la jambe. Il poursuivit :

— Qui, dans votre groupe, était le plus proche d’Henri Descombes ? Qui pouvons-nous considérer comme l’un de ses amis ?

C’est André qui répondit cette fois :

— C’est Paul, sans aucun doute.

Il jeta un regard à sa sœur, peut-être de peur qu’elle ne le contredise. Mais, sourire ironique aux lèvres et regard pétillant, elle ne manifesta aucune objection.

Bernie demanda où se trouvait cet homme sur la photo. André précisa qu’il se situait à droite du défunt.

— Très bien, dit Bernie, nous allons donc rencontrer Martine et Paul. Je vous laisse le soin d’organiser les rendez-vous, ajouta-t-il en regardant Chantal et André.

La sœur ne laissa pas à son frère le temps de réagir et affirma :

— Je m’occupe de Martine. Quand voulez-vous la voir ?

— Le plus tôt sera le mieux, déclara Bernie.

— Très bien, je l’appelle tout de suite.

Elle se leva d’un bond et, avant de quitter la pièce, commanda à son frère d’un ton péremptoire :

— Je te laisse Paul, tu le connais mieux que moi.

André se retrouva seul avec Bernie et Jean-Jacques. Il soupira en secouant la tête, comme s’il les prenait à témoin sur la manière dont sa sœur le traitait. Il leur proposa un verre et, devant leur refus, se resservit copieusement. Il se carra dans son fauteuil et entreprit de siroter son verre avec application.

*

Martine Hénon habitait Louannec et elle était disponible pour rencontrer Bernie et Jean-Jacques le soir même. Son mari se trouvait en déplacement professionnel et ses deux enfants étudiants vivaient, l’un à Rennes, l’autre à Brest.

Bernie avait expliqué avec diplomatie à Chantal qu’il préférait qu’elle ne soit pas présente lors de cette rencontre. Son comportement durant leur premier entretien avec son frère lui avait dicté cette conduite car il savait par expérience qu’il est très facile de perturber une entrevue même sans l’intention de le faire.

Chantal avait certainement été déçue mais elle avait, finalement, accepté plutôt facilement la proposition de Bernie.

Jean-Jacques entra l’adresse de Martine sur son GPS et ils se laissèrent guider jusqu’à destination. Ils s’assurèrent à l’arrivée qu’ils se trouvaient au bon numéro et Jean-Jacques s’engagea dans la propriété au fond de laquelle s’érigeait la maison. Son aspect plutôt ordinaire était rehaussé par la très belle vue dégagée sur la mer dont elle jouissait. La bâtisse ne soutenait bien évidemment pas la comparaison avec la belle demeure des Cousin ; il en émanait cependant un certain charme désuet un peu fané.

Jean-Jacques rangea sa voiture devant la porte d’un garage attenant à la maison et les deux compères dirigèrent leurs pas jusqu’à l’entrée. Ils s’étaient mis d’accord pour n’évoquer ni le chiffre treize, ni la Cène, ni la place d’Henri Descombes sur la photo montrée par Chantal Cousin.

Bernie et Jean-Jacques considéraient que tout cela n’était pas très sérieux et relevait d’une imagination nourrie aux romans policiers qui se piquaient d’ésotérisme.

Ils étaient attendus car une silhouette colorée ne tarda pas à apparaître derrière le verre cathédrale de la porte. Chantal avait prévenu Martine et lui avait expliqué les raisons pour lesquelles il lui fallait absolument rencontrer ceux qu’elle avait présentés comme de très grands amis de son frère.

Bernie et Jean-Jacques ne furent donc pas surpris d’être accueillis avec un grand sourire par une femme d’une quarantaine d’années, légèrement replète, qui, manifestement, avait pris le soin de se refaire une beauté avant leur arrivée. Son maquillage sans discrétion mettait cependant en valeur les traits réguliers de son visage et ses yeux pétillants et vifs, que Bernie compara volontiers à ceux d’une fouine. Ses cheveux châtains, coupés court, bien coiffés, témoignaient de l’intérêt qu’elle portait à sa personne.

— Chantal m’a annoncé votre visite. Entrez, Messieurs, je vous en prie.

Ils traversèrent une petite entrée et débouchèrent dans une vaste pièce qui faisait office tout à la fois de salon, de salle à manger et de cuisine. La partie salon, qui donnait sur le jardin, comportait un ensemble hétéroclite de meubles assez âgés, armoire, commodes, consoles, table basse, manifestement tous des biens de famille. Les murs étaient surchargés de tableaux anciens et de cadres dorés aux miroirs piqués par les ans.

Ils s’installèrent dans des fauteuils en cuir craquelé et elle prit place en face d’eux. La pluie s’était mise à tomber et le jardin qui devait être agréable sous le soleil évoquait à ce moment un vieux chat trempé sous l’averse.

Martine ne semblait nullement intimidée par la présence de deux inconnus chez elle mais plutôt intriguée et curieuse, voire gourmande, de savoir ce qu’ils allaient lui demander.

Bernie se rappela les paroles de Chantal concernant les petits potins et fut certain qu’elle avait réussi à appâter son amie.

La maison, silencieuse, fleurait bon un certain laisser-aller.

Bernie se dit que Martine, qui manifestement prenait soin d’elle, accordait assez peu d’importance à son intérieur.

Son esprit s’égara, imaginant leur hôtesse dans son cadre de vie, avec son mari et ses enfants. Jean-Jacques le rappela à l’ordre discrètement en toussant légèrement.

— Bernie, même si je suis bien certain que Chantal Cousin a expliqué à Madame qui nous étions ainsi que le but de notre visite, je pense qu’il serait bon que nous nous présentions.

Bernie, pris en faute, acquiesça avec vigueur, mais laissa la parole à son vieux complice. Il savait pertinemment que Jean-Jacques était beaucoup plus doué que lui pour cela et il se garda d’intervenir. Il se cantonna à un rôle qui lui était familier et dans lequel il s’imaginait volontiers avoir quelque talent : l’observation.

Il ne quitta pas des yeux Martine Hénon pendant que Jean-Jacques s’exprimait avec son brio habituel. Elle paraissait entièrement conquise par son discours et semblait s’en pourlécher les babines à l’avance, manifestement impatiente de pouvoir dévoiler à son tour tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle ne rata pas l’occasion de prendre la parole dès que Jean-Jacques reprit son souffle.

— Si vous saviez ! s’écria-t-elle, comme ces rencontres autour de ces vieilles bagnoles me fatiguent. J’y accompagne parfois mon mari, mais c’est vraiment pour lui faire plaisir. Tous ces bonshommes qui s’extasient devant une antique quatre-chevaux ou une vieille Aronde, ça me sort vraiment par les yeux.

— Vous ne connaissez donc pas très bien les membres du groupe, alors ?

— Oh que si ! Je ne les connais que trop bien, tous autant qu’ils sont.

Bernie comprit aussitôt qu’ils étaient tombés sur la bonne personne et que Chantal Cousin était certainement plus fine mouche qu’il n’avait pensé. Il échangea un rapide coup d’œil de connivence avec Jean-Jacques, comme pour lui dire qu’il pouvait foncer, ce qu’il fit :

— Vous connaissiez donc toutes les personnes présentes chez les Cousin avant la mort d’Henri Descombes ?

— Toutes, bien sûr. Ce sont de bons amis, enfin… de bonnes relations.

— Rien ne vous a étonnée ou surprise lors de cette journée ?

Elle lui lança un regard surpris :

— Comme quoi ?

— Je ne sais pas, une ambiance qui vous aurait semblé particulière ou tendue, des comportements inhabituels, des échanges vifs entre certaines personnes…

Martine hocha la tête :

— Je vois ce que vous voulez dire, affirma-t-elle.

La petite lueur qui se mit à briller dans ses yeux n’échappa pas à Bernie. Il sut avant même qu’elle ne reprenne la parole qu’elle s’apprêtait à leur faire des révélations croustillantes.

Et cela ne manqua pas de se produire car, après un léger temps de réflexion, elle confia :

— Je ne sais pas si cela va vous intéresser, mais j’ai assisté ce jour-là à une scène étrange.

Consciente de l’effet que sa déclaration produisait sur ses deux visiteurs, elle les défia du regard comme si elle souhaitait attiser leur curiosité.

Jean-Jacques ne se fit pas prier :

— De quoi s’agissait-il ?

Elle prit tout son temps avant de répondre, comme pour faire durer le plaisir. Quand elle estima le moment venu, elle expliqua d’une voix qui se voulait posée :

— Eh bien, c’était juste avant le déjeuner. J’aidais Chantal à la cuisine quand j’ai entendu des voix.

— Des voix ?

— Oui, des gens qui se disputaient. J’ai reconnu la voix d’Henri mais je n’ai pas pu le voir ni son interlocuteur car ils se trouvaient tous les deux masqués par un buisson.

— Vous n’êtes pas allée voir de qui il s’agissait ?

— Ah non ! Il faut savoir rester discrète. Je ne suis pas comme ça !

Bernie, qui avait son idée sur la discrétion dont Martine pouvait faire preuve, demanda quand même :

— Vous ne les avez pas vus mais vous les avez entendus.

Elle lui jeta un regard vif comme si elle se sentait accusée et répliqua :

— C’était une dispute assez virulente. Je n’ai pas compris de quoi il retournait mais ça m’avait l’air assez sérieux. Henri criait qu’il était hors de question qu’il aille en prison et menaçait son interlocuteur de le poursuivre en diffamation.

Bernie et Jean-Jacques échangèrent un regard. Ils tenaient quelque chose. La victime s’était violemment disputée avec un membre du groupe quelques jours avant sa mort.

Mais lequel ?

IV