3 petits singes en Côte d'Armor - Bernard Enjolras - E-Book

3 petits singes en Côte d'Armor E-Book

Bernard Enjolras

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Beschreibung

Qui peut croire aux visites nocturnes d'un fantôme chez Jo Le Gwenn ?

C'est pourtant ce que prétend l'ancien marin, buveur patenté, mais homme apparemment sans histoire. En tout cas, on en fait des gorges chaudes à Trégastel ! Seul, Bernie Andrew, célèbre auteur de romans policiers et détective amateur, prend ces intrusions nocturnes au sérieux. Et à raison... car un premier meurtre va devoir être élucidé. Trouve-t-il son mobile des années en arrière, lorsque sa victime naviguait pour la marine marchande ? Bernie Andrew, aidé de son vieil ami, Jean-Jacques Bordier, va travailler en marge de l'enquête officielle qui piétine.

Plongez-vous dans le second tome des enquêtes passionnantes de Bernie Andrew ! Saura-t-il résoudre cette énigme qui défraye la chronique d'une paisible station balnéaire ?

EXTRAIT

L’ombre furtive se coula sans bruit à travers la cour. Arrivée devant le seuil du bâtiment, elle s’immobilisa et se tapit dans l’encoignure de la porte d’entrée. De longues secondes s’écoulèrent pendant lesquelles aucun mouvement ne fut perceptible. La forme sombre, dissimulée et invisible, retenait sa respiration. Le mur l’avait absorbée, l’avait intégrée comme un vieux lierre collé au granit depuis des années, que l’on ne remarque plus. Quiconque aurait emprunté, à cette heure indue, le chemin en perré passant devant l’antique longère n’aurait aperçu qu’une vieille bâtisse endormie par une nuit sans lune.
Ce n’est qu’au bout d’un long moment qu’une main, qui ne tremblait pas, s’avança en direction de la poignée de la porte. Comme le visiteur nocturne l’avait fort justement supposé, la clé n’était pas tournée dans la serrure. Avec moult précautions, il ouvrit la porte, tout doucement, manœuvrant la poignée millimètre par millimètre, sans que cette opération périlleuse laissât s’échapper le plus petit grincement. Puis, l’ombre se glissa dans la maison. L’intérieur baignait dans la pénombre.
L’intrus s’accorda une longue pause, à l’affût du moindre murmure, du moindre tressaillement, du moindre signe de vie. Il lui fallut un long moment avant de réussir à acclimater ses sens à cet environnement sépulcral. Une vague lueur provenant d’un réverbère distant de plusieurs dizaines de mètres dispensait, pour seul éclairage, un résidu de lumière maigrichonne et fantomatique. Pas un mouvement dans la maison, pas un craquement de vieille poutre, pas de traditionnel métronome lancinant, provoqué par des gouttes d’eau perlant d’un robinet mal fermé. Le moteur d’un réfrigérateur se déclencha. L’ombre tressaillit, tous les sens aux aguets. Un bruit sourd résonnait dans la maisonnée. Un homme endormi ronflait.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bernard Enjolras est né en 1952 à Lyon. Après une carrière professionnelle effectuée à France Télécom, il vit aujourd'hui à Trégastel au cœur même de la côte de Granit Rose. C'est ce cadre magique qui sert de décor aux premières enquêtes de son personnage fétiche : Bernie Andrew.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Kikazaru,

À Iwazaru,

Et à Mizaru.

I

L’ombre furtive se coula sans bruit à travers la cour. Arrivée devant le seuil du bâtiment, elle s’immobilisa et se tapit dans l’encoignure de la porte d’entrée. De longues secondes s’écoulèrent pendant lesquelles aucun mouvement ne fut perceptible. La forme sombre, dissimulée et invisible, retenait sa respiration. Le mur l’avait absorbée, l’avait intégrée comme un vieux lierre collé au granit depuis des années, que l’on ne remarque plus. Quiconque aurait emprunté, à cette heure indue, le chemin en perré passant devant l’antique longère n’aurait aperçu qu’une vieille bâtisse endormie par une nuit sans lune.

Ce n’est qu’au bout d’un long moment qu’une main, qui ne tremblait pas, s’avança en direction de la poignée de la porte. Comme le visiteur nocturne l’avait fort justement supposé, la clé n’était pas tournée dans la serrure. Avec moult précautions, il ouvrit la porte, tout doucement, manœuvrant la poignée millimètre par millimètre, sans que cette opération périlleuse laissât s’échapper le plus petit grincement. Puis, l’ombre se glissa dans la maison. L’intérieur baignait dans la pénombre.

L’intrus s’accorda une longue pause, à l’affût du moindre murmure, du moindre tressaillement, du moindre signe de vie. Il lui fallut un long moment avant de réussir à acclimater ses sens à cet environnement sépulcral. Une vague lueur provenant d’un réverbère distant de plusieurs dizaines de mètres dispensait, pour seul éclairage, un résidu de lumière maigrichonne et fantomatique. Pas un mouvement dans la maison, pas un craquement de vieille poutre, pas de traditionnel métronome lancinant, provoqué par des gouttes d’eau perlant d’un robinet mal fermé. Le moteur d’un réfrigérateur se déclencha. L’ombre tressaillit, tous les sens aux aguets. Un bruit sourd résonnait dans la maisonnée. Un homme endormi ronflait.

« Pas de doute », pensa l’intrus, « c’est bien ce que j’avais imaginé, Jo est en train de cuver son vin. Il est parti pour plusieurs heures. Il n’entendrait rien, même si on faisait tonner le canon près de son lit. »

Le visiteur nocturne sortit de sa poche une minuscule lampe électrique. Il l’alluma et recouvrit de ses doigts le faisceau lumineux pour filtrer la faible clarté émanant de l’accessoire et éliminer tout risque d’être vu de l’extérieur. Il promena la pauvre lueur sur le décor environnant. Très vite, il trouva ce pourquoi il avait entrepris cette équipée nocturne.

« Voilà ce que je cherchais », se murmura-t-il en aparté. Sans bruit, avec l’agilité et la souplesse d’un félin, il quitta la maison et se laissa engloutir par l’obscurité de la nuit.

* * *

— Officiel, mon pote ! Officiel ! Moi j’te l’dis, j’ai un fantôme à la maison ! Ah ça, tu peux me croire ! Hein, tu m’connais, j’suis pas du genre à raconter des bobards !

Le personnage haut en couleurs qui vociférait de la sorte était Jo Le Gwenn, un habitué des bars de Trégastel. Natif de la commune, ancien marin de commerce reconverti pêcheur, mais surtout et avant tout grand consommateur devant l’éternel de toutes sortes de boissons alcoolisées, il était, de ce fait, bienfaiteur patenté de tous les bistrotiers des environs. Jo avait l’aspect de tous ces anciens marins que l’on rencontre dans la plupart des villages de Bretagne. Forte carrure, visage buriné, cheveu blanchi ; il était habituellement vêtu du pantalon de toile et de la vareuse caractéristiques de son ancienne profession, sans oublier bien entendu la casquette de marin en coton bleu foncé. Au fil des années, les effets délétères d’une consommation répétée d’alcool commençaient à transparaître dans ses yeux délavés. Malgré cela, il portait fièrement sa soixantaine et paraissait solide comme un bloc de granit tout droit extrait de la côte qui l’avait vu naître.

L’homme qui l’écoutait d’une oreille distraite, arborait la mine hilare et enluminée de celui à qui on en raconte une bien bonne. C’était, lui aussi, un quasi permanent des débits de boissons trégastellois, compagnon de comptoir de Jo.

Comme tous les dimanches matins, les consommateurs étaient nombreux à défiler dans le bar PMU jouxtant la boulangerie, en plein cœur du quartier animé de la petite station balnéaire. Entre le marchand de journaux, le boulanger, le poissonnier, la supérette locale et le fleuriste, tout Trégastel avait une bonne raison de défiler dans cette partie de la cité à ce moment de la semaine.

L’ambiance était chaleureuse, la plupart des personnes présentes étaient des habituées. Et tout le monde connaissait bien Jo Le Gwenn et ses extravagances.

Naturellement très extraverti, il parlait, ce matin, encore plus fort que de coutume. Un généreux mécène ayant “remis ça”, il enchaîna de plus belle, prenant son voisin à témoin, mais faisant également profiter tout l’établissement de sa péroraison :

— Figure-toi qu’avant-hier, vendredi dans la nuit donc, je rentre à la maison comme d’habitude. Bon, d’accord, j’étais un peu chaud, mais sans plus. Tu m’connais, hein ? Tu sais qu’j’abuse pas des bonnes choses. Comme j’arrive pas à remettre la clé dans la serrure pour fermer la porte, j’la pose sur la table de la salle. Le matin, j’me réveille : plus de clé ! Hein ? Qu’est-ce t’en dis, mon pote ? Y’a un fantôme qui m’a piqué ma clé !

Son interlocuteur se mit à rire bruyamment, dirigeant vers les autres consommateurs un regard qui signifiait sans équivoque : « Complètement zinzin, ce pauvre Jo ! »

— Et ta clé, tu l’as retrouvée un peu plus tard par terre ou dans ta poche. Pas vrai, Jo ? lança une voix dans le bar. C’est le fantôme qui t’avait fait une blague !

— Négatif, j’lai bien retrouvée, mais sur la table où je l’avais laissée. Hein, c’est pas une preuve ça ?

— Ah, tu parles d’une preuve, si la clé était simplement là où tu l’avais posée !

— Ouais, mais c’était pas le même jour ! Samedi matin, elle avait disparu. Aujourd’hui, elle est revenue, toute seule, comme par enchantement. Si c’est pas un fantôme qui a fait ça, alors qui c’est ?

— Eh ben ! C’est ton frangin, c’est Marcel, tout simplement ! fit un autre consommateur.

— Marcel ! Il est même pas là ! Ça peut pas être lui !

— Mais je croyais que ça y était, qu’il avait pris sa retraite ? On l’a vu souvent ces derniers temps.

— Oui, ça y est, mais il n’a pas encore complètement déménagé. Il a encore son appart à Paname. Pour l’instant, il est là seulement de temps en temps. Ça peut pas être lui ! Donc ça peut être qu’un fantôme.

— Dis donc, Jo ? Tu te s’rais pas plutôt trouvé une petite fiancée pour remplacer Léontine, et c’est pas elle qui t’aurait piqué la clé ?

Jo Le Gwenn était un vieux garçon et il vivait seul dans l’ancienne longère léguée par ses parents depuis longtemps décédés. La maison était située dans le quartier de Sainte-Anne dans un très bel environnement. Elle comportait deux logements, l’un appartenant à Jo, l’autre étant revenu à son frère Marcel.

Autrefois bel homme, Jo avait connu ce que l’on appelait pudiquement jadis « quelques bonnes fortunes ». Aujourd’hui, tout cela lui paraissait bien lointain et il se contenta d’ajouter :

— Non, j’vous dis, c’est un fantôme qu’est v’nu m’piquer mes clés et qui m’les a rapportées !

Puis, la conversation dériva vers d’autres sujets et le fantôme fut relégué au second plan, remplacé par d’autres thèmes de discussion tout aussi passionnants, ponctués, de temps à autre, par les rires bruyants de toute l’assemblée.

* * *

Jean-Jacques Bordier s’assit paisiblement à sa table de travail. Son ordinateur était déjà allumé et il se mit à contempler son écran de veille qui représentait un aquarium. Des poissons multicolores défilaient sous ses yeux et ils accéléraient brusquement quand il tentait vainement de les toucher avec le pointeur de sa souris. Il venait tout juste de terminer son déjeuner et il était repu. Il s’était préparé un petit café qu’il sirotait avec délectation. Il se plaisait à considérer que ce breuvage amer et brûlant lui permettait de rassembler plus facilement ses dernières impressions avant de les coucher sur le papier.

S’étant découvert sur le tard un vague aïeul breton, il était venu s’installer récemment à Trégastel, une fois sa retraite prise. Il habitait une charmante petite bicoque dans le quartier de Golgon.

Jean-Jacques Bordier était un ancien professeur de lettres. Normalien, agrégé de lettres modernes, il aurait pu faire une très brillante carrière à l’université. Ses goûts simples l’avaient tout bonnement conduit à enseigner dans différents lycées parisiens où il s’était beaucoup plu. Il adorait son métier et il l’avait quitté à contrecœur. Il se piquait d’écriture et avait même commis, il y avait plusieurs années déjà, un opuscule, une étude de caractères, assez caustique, sur les personnages étranges qu’il avait côtoyés au cours de sa carrière professionnelle. Son pamphlet lui avait valu un relatif succès d’estime auprès de ses amis et de sa famille, mais, n’est pas La Bruyère qui veut, il n’avait pas réussi à retenir l’attention bienveillante d’un éditeur. Pas découragé par cette piètre performance d’écrivain, il s’était juré de reprendre la plume dès que les circonstances lui sembleraient redevenues favorables. Sa retraite toute récente lui avait paru tout à fait propice pour un redémarrage de ses activités littéraires.

Les gens l’intéressaient, ceux que l’on a coutume d’appeler les « petites gens » tout particulièrement. Il adorait les observer, les voir évoluer, bouger, les entendre. Leur parler aussi, car il était très sociable et pas fier. Les bistrots de quartier étaient devenus son terrain d’observation favori. Son épouse n’avait jamais compris son intérêt pour le vulgum pecus et, c’est certainement pour cela qu’ils avaient divorcé, il y avait plus de dix ans déjà.

À Trégastel, il avait renoué avec ses habitudes parisiennes. Tous les matins, il quittait sa maison et prenait, à pied ou à bicyclette selon son humeur, la route qui allait le conduire dans ses estaminets de prédilection. Après être passé devant la chapelle de Golgon, il bifurquait sur la droite pour rejoindre le chemin de Kervoënnes. De là, il accédait à la rue des Écoles qui le conduisait très rapidement vers sa destination, après avoir emprunté la route du Bourg, puis celle de l’Abbé Bouget.

Il était présent hier matin quand Jo Le Gwenn avait amusé la galerie avec son histoire de fantôme. Cette anecdote l’avait beaucoup diverti et il avait décidé d’intituler le texte qu’il allait écrire : Le fantôme de Trégastel.

Il achevait d’écrire un paragraphe quand il entendit la porte d’entrée de sa maison s’ouvrir et une personne pénétrer dans sa demeure.

— Tiens, madame Le Dréan, c’est vous ? J’avais complètement zappé que nous étions lundi. Comment allez-vous ?

Madame Léontine Le Dréan était trégastelloise depuis des générations. Imposante matrone, à l’allure décidée, elle avait dû se résoudre à faire des ménages après le décès de son mari. Elle venait chez Jean-Jacques deux fois par semaine, le lundi et le jeudi.

— Ça va très bien, merci ! Et vous-même, monsieur Jean-Jacques ?

Léontine Le Dréan était une bénédiction pour l’exprofesseur. Elle connaissait tout le monde à Trégastel et, comme elle adorait parler, elle était pour lui une véritable corne d’abondance, source de renseignements inespérée et inépuisable.

— Ça va plutôt bien. Et vous alors, quelles nouvelles ? Que se passe-t-il à Trégastel ?

Après avoir passé en revue les décès récents et les derniers accidents de la circulation, Léontine donna à la conversation un tour plus personnel.

— Les Delcourt sont de retour ! énonça-t-elle, comme une évidence biblique.

— Les Delcourt, j’ai peur de ne pas savoir de qui il s’agit…

— Vous ne connaissez pas les Delcourt ? Vous voyez la belle maison à Sainte-Anne, c’est presque un manoir en fait, tout près du centre. Eh bien, c’est à eux !

— Ah oui ?

— Je fais le ménage chez eux. Ils viennent de temps en temps les week-ends, mais là, madame Delcourt m’a téléphoné pour me dire qu’ils allaient rester plusieurs semaines de rang.

— Le manoir, vous voulez dire l’espèce de maison bourgeoise, au bout d’un petit chemin en terre, en plein centre de Trégastel, juste à côté de la longère des frères Le Gwenn ?

— C’est bien ça ! Vous commencez à bien connaître Trégastel !

— Et ces Delcourt ont quelque chose de particulier ?

— Ce qu’ils ont surtout, c’est ça ! répondit Léontine, illustrant son discours du geste habituel qui consiste à frotter le dessous de son index contre le dessous de son pouce. C’est madame Delcourt qui a beaucoup d’argent, mais quand je dis beaucoup, c’est vraiment beaucoup !

— Ce sont des personnes âgées ?

— Lui, a la soixantaine. Elle, un petit peu moins. Ils ont deux grands enfants qui ont de belles situations. Ils viennent souvent les week-ends quand leurs parents sont là.

— Si je comprends bien, cette belle grande maison est vide une bonne partie de l’année ?

— Ah non ! La sœur de monsieur Delcourt vit là, à demeure, avec son fils. Toute l’année, j’y vais une fois par semaine, pour aérer et m’occuper du courrier. Là, je vais devoir y aller un peu plus souvent, c’est la seule différence.

Jean-Jacques changea brusquement de sujet de discussion.

Un détail de la conversation de bistrot d’hier lui étant revenu à l’esprit, il posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Dites-moi, madame Le Dréan, il y a beaucoup de Léontine à Trégastel ?

— Dans ma jeunesse, bien sûr, il y en avait plusieurs. Aujourd’hui, je crois bien que je suis la seule. Pourquoi, les prénoms anciens, ça vous intéresse ?

— Non, mais vous allez voir, c’est très drôle ! J’ai entendu hier quelqu’un parler à Jo Le Gwenn, de Léontine, sa fiancée. C’est pour cela que je vous ai posé cette question. Vous êtes la seule Léontine que je connaisse à Trégastel…

Son interlocutrice éclata d’un gros rire sonore.

— Tout ça, c’est de l’histoire ancienne. C’était il y a presque trente ans, c’est passé, oublié et heureusement d’ailleurs !

— Heureusement ?

— Dame oui ! Je plains la malheureuse qui aurait épousé Jo Le Gwenn. C’était un beau gars, mais ses penchants pour l’alcool ne datent pas d’aujourd’hui. J’ai été bien plus heureuse avec mon pauvre Albert. Paix à son âme ! Enfin, c’est pas le tout, je vais quand même attaquer. Je fais comme d’habitude monsieur Jean-Jacques ?

— Je m’en remets entièrement à vous. D’ailleurs, je vais vous abandonner la maison. Vous serez plus tranquille pour travailler.

Cela dit, Jean-Jacques se leva, enfila un vêtement et sortit.

* * *

Loïc Delcourt faisait grise mine. Sa mère, Jeanne venait de lui apprendre que son oncle et sa tante arrivaient à Trégastel pour plusieurs semaines. Ces deux-là allaient encore l’empêcher d’aller et venir à sa guise. La maison était la leur, bien entendu, mais quand même, il se sentait beaucoup plus libre, sans aucune contrainte, quand ils étaient chez eux, là-bas, à Guingamp. Avec sa mère, il faisait ce qu’il voulait. Aussi loin qu’il s’en souvenait, à la maison, c’est toujours lui qui avait commandé. Sa mère n’avait qu’à bien se tenir, et elle le savait très bien, car elle filait doux, sans demander son reste. Avec son oncle, ancien commandant de marine, c’était une autre paire de manches.

Décidément, leur arrivée tombait au plus mauvais moment ! Tout s’annonçait pourtant si bien ! Pour une fois qu’il risquait de réussir un coup fumant ! Finalement, il avait bien fait de fouiller dans les archives de son oncle avant leur arrivée. Quel idiot il avait été de n’avoir pas fait ça beaucoup plus tôt !

Loïc était un enfant naturel. Depuis des années, il faisait le désespoir de sa mère. Cancre à l’école, fainéant au travail, les rares fois où il en trouvait, sa génitrice ne savait plus quoi en faire.

Elle-même, smicarde, n’occupant qu’un simple emploi non qualifié, n’était absolument pas en mesure de satisfaire les exigences démesurées d’un vaurien de vingt-trois ans. Heureusement pour eux, grâce à la générosité de son frère et de sa belle-sœur, ils étaient, elle et son fils, logés gratuitement, ce qui était toujours ça de gagné.

Le hennissement d’un cheval retentit dans la poche du blouson de Loïc. C’était la sonnerie de son portable. Il l’extirpa de son vêtement, en fit coulisser la partie supérieure.

— Allô ! bougonna-t-il, qui c’est ?

— …

— Ah, c’est vous ! Euh, je veux dire, c’est toi !

— …

— Ouais, ça va. Tu veux que je vienne maintenant ?

— …

— Bon, OK, j’arrive.

Il enfourcha sa motocyclette, qu’il eut du mal à faire démarrer. Le moteur pétarada bruyamment, libérant à travers le pot d’échappement à moitié percé, une fumée bleuâtre qui sembla procurer au jeune homme un bien-être intense. La poignée de gaz à fond, il propulsa son engin en avant, arrachant une bonne partie de l’allée et en faisant valdinguer les gravillons.

II

La semaine se déroulait calmement. Aucune académie n’étant en vacances, peu de visiteurs arpentaient les rues et les chemins de la cité et Trégastel ronronnait paisiblement. La période de Pâques n’allait pas tarder à arriver et le temps était plutôt beau pour la saison. Jean-Jacques Bordier l’avait maintes fois observé : c’est quand il n’y avait pas de touristes que la météo était la plus clémente. Ce n’est que lorsque les premiers vacanciers arrivaient, que les éléments semblaient se donner le mot pour se déchaîner : pluie, crachin, vent, froidure, tout y passait.

Depuis quelques jours, Jean-Jacques était en panne d’inspiration. Il s’astreignait pourtant à s’asseoir quotidiennement derrière son PC, tantôt le matin, tantôt l’après-midi, mais sans résultat. Par moments, il mettait en route la webcam de son ordinateur et il contemplait son image, celle d’un postulant écrivain victime de la page blanche. Alors, il quittait sa maison et partait pour de longues balades sur les côtes de Trégastel. Les paysages qu’il rencontrait l’émerveillaient à chaque fois autant que lorsqu’il les avait découverts. Il commençait à connaître pas mal de monde dans la commune et il saluait de nombreux promeneurs au cours de ses longues randonnées solitaires. Cet après-midi-là, il croisa Jo Le Gwenn.

— Alors Jo, comment allez-vous aujourd’hui ?

— Ça va ! La pêche a été bonne ! Vous voulez du poisson ? Tenez, j’ai fait une razzia de maquereaux. Vous en voulez quelques-uns ?

Joignant le geste à la parole, l’ancien marin ouvrait grand, à l’attention de son interlocuteur, un cabas rempli de poissons.

— Eh bien, volontiers ! lui répondit Jean-Jacques. Mettez-m’en un ou deux de côté. Je passerai les prendre chez vous en fin d’après-midi. Et à propos, votre fantôme, il est revenu ?

— Ah ça, vous n’allez pas me croire, mais je crois bien que oui !

— Que s’est-il passé ?

— Pas plus tard que ce matin, je buvais tranquillement mon café quand j’ai remarqué que mon fauteuil avait été poussé. D’habitude il est juste devant le buffet et là, il était un peu décalé, comme si quelqu’un avait eu besoin de place pour pouvoir ouvrir la porte.

— Vous êtes sûr ?

— Dame oui, que j’suis sûr. J’suis pas fêlé tout de même !

— Et dans votre buffet, il manquait quelque chose ?

— J’ai même pas regardé, dites donc ! Vous étiez pas un prof pour rien. Vous avez vraiment du chou ! C’est pas comme moi, j’ai le cerveau plein de trous, comme un morceau de gruyère. Mais vous avez raison, je regarderai et tiens, j’vous dirai ça, tout à l’heure quand vous viendrez chercher vos poissons.

— Bon, c’est très bien. Nous verrons tout cela ensemble un peu plus tard. Allez, Jo, on se voit tout à l’heure…

— C’est ça, Prof, à toute !

* * *

Jean-Jacques se présenta chez Jo Le Gwenn en fin d’après-midi, comme cela avait été convenu. C’était la première fois qu’il rendait visite à l’ancien marin et il était impatient de découvrir le quotidien de ce riche spécimen qu’il avait observé à maintes reprises dans un autre environnement, celui qui, de très loin certainement, avait la préférence du pêcheur.

Comme son nom l’indique évidemment, la longère des frères Le Gwenn était un bâtiment tout en longueur. En granit rose comme il se doit dans la région, surmontée par un toit d’ardoises, la maison était séparée en deux parties. Sur la droite, l’appartement de Jo, sur la gauche celui de son frère. Ce dernier devait être présent, car la porte d’entrée était béante et l’on devinait du mouvement à l’intérieur. Une cour gravillonnée, où l’on ne devait pas se donner beaucoup de mal pour laisser proliférer à ce point les adventices, était commune aux deux logements. Tout cet ensemble avait un air assez négligé et semblait très mal entretenu, presque à l’abandon. Chacun des deux frères devait posséder son véhicule car deux voitures stationnaient devant la maison. Jo guettait certainement l’arrivée de Jean-Jacques car, dès que ce dernier eut fait quelques pas dans la cour, la porte de l’appartement de droite s’ouvrit et Jo apparut sur le seuil.

— Hé, Prof, venez, c’est par ici ! s’écria-t-il.

Jean-Jacques s’avança et il fut invité à entrer. L’intérieur se révélait en parfaite harmonie avec l’extérieur. Négligé et mal entretenu. Le visiteur pénétra directement dans la salle au fond de laquelle se trouvait la partie cuisine, avec évier, chauffe-eau au gaz, cuisinière et réfrigérateur. Une porte, sur la droite, donnait très certainement accès à la chambre à coucher. Le mobilier n’était pas récent. Jean-Jacques repéra très vite le fauteuil de Jo ainsi que le buffet dont ce dernier lui avait parlé.

— Voilà donc votre fameux buffet ? lui demanda-t-il. Avez-vous vérifié s’il manque quelque chose à l’intérieur ?

Jo ouvrit le meuble.

— Eh ben non ! Tout est là ! Rien ne manque. Pourtant, j’vous jure, le fauteuil a bien été bougé. Tenez, Prof, regardez, on voit bien sur le sol les traces. Vous voyez, j’vous raconte pas des craques !

Prof examina le sol. Effectivement, le fauteuil avait été déplacé sur quelques centimètres. Le linoléum antédiluvien qui n’avait pas été lessivé depuis un temps plus que certain rendait cette observation très facile.

— Et vous pensez que c’est un fantôme qui s’est amusé à déranger votre fauteuil ?

— Et qui qu’ça pourrait être d’autre ? C’est quand même pas moi qui bouge mes propres meubles sans m’en rendre compte !

— Vous êtes bien certain que ce n’est pas vous ? C’est peut-être votre frère. J’ai vu que sa porte était ouverte. Vous ne pouvez pas dire que ce n’est pas possible car il n’est pas là !

— Eh ben, on va bien voir ! On va lui d’mander.

Jo se précipita bruyamment dans la cour tout en criant pour appeler son frère.

— Marcel, où qu’t’es ? Viens par ici, on a besoin de toi !

Marcel Le Gwenn ressemblait étonnamment à son frère. Il en avait la corpulence et la carrure. Ses yeux étaient du même bleu, un peu délavé. Seule la chevelure, un peu plus abondante, mais tout aussi blanche, indiquait qu’une différence d’âge de plusieurs années le démarquait de son aîné.

Au grand étonnement de Jean-Jacques, Jo eut l’idée de faire les présentations.

— Tiens, Marcel, j’te présente un ami. Il habite du côté de Golgon.

— Prof, lui, c’est Marcel, mon p’tit frère.

Le petit frère jeta sur Jean-Jacques un regard soupçonneux. Était-ce l’appellation de “Prof” qui lui produisait cet effet ? Jean-Jacques sentit le regard inquisiteur de Marcel le balayer de la tête aux pieds et cela lui fut désagréable. Mais déjà Jo continuait :

— Marcel, est-ce que, par hasard, c’est pas toi qui s’rais v’nu fouiller dans mon buffet ?

— Fouiller dans ton buffet ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Jean-Jacques se sentit obligé d’intervenir :

— Monsieur Le Gwenn, votre frère est persuadé qu’une personne s’introduit chez lui, subrepticement, et lui joue des tours. Selon lui, quelqu’un lui aurait caché ses clés, il y a quelques jours de cela, et maintenant, il pense que l’on a inspecté l’intérieur de son buffet. Il affirme cela parce que son fauteuil, qui est juste devant, a été déplacé.

— Affirmatif ! acquiesça Jo, c’est exactement ça. Mais moi, j’dis pas que c’est une personne, moi j’dis qu’c’est un fantôme. Qui ça pourrait être d’autre ? Hein, qu’est-ce t’en penses, Marcel ?

Marcel contempla ses deux interlocuteurs comme s’il avait à faire à deux débiles. D’un ton bougon, il grogna :

— J’en pense qu’il serait temps que tu arrêtes la bibine. Un fantôme… pourquoi pas le pape pendant que tu y es ?

— Mais j’t’assure, Marcel, j’raconte pas des blagues. C’est pas parce que t’es flic et moi simple pêcheur qu’il faut pas me croire !

Un flic ! Jean-Jacques comprit à retardement le regard soupçonneux que lui avait adressé Marcel. Ce n’était que de la déformation professionnelle.

Il essaya de se montrer sympathique :

— Vous êtes policier, monsieur Le Gwenn ? Ce doit être un métier passionnant… J’ai entendu dire que vous veniez de prendre votre retraite ? Je crois, que chez vous, la retraite est à cinquante-cinq ans ? C’est bien exact ?

— N’écoutez pas trop ce que dit le frangin, expliqua Marcel d’un ton rogue. J’étais gardien de la paix, pas détective comme dans les feuilletons américains. C’est un métier comme un autre. On peut pas dire que ce soit passionnant comme ce qu’on voit à la télé.

Il se tourna vers son frère.

— En tout cas, toi, essaie de boire un peu moins et tu verras, les fantômes ne reviendront plus.

Comme ce dernier haussait les épaules, il commenta à l’attention de Jean-Jacques :

— Certains soirs, il rentre complètement bourré. Il tient à peine debout. Alors qu’il ne trouve plus ses clés, c’est pas étonnant ! Qu’il se casse la gueule dans son fauteuil, c’est pas étonnant non plus ! Perdez pas votre temps avec ça, Monsieur… ?

— Bordier, Jean-Jacques Bordier

— Oui, c’est ça ! Monsieur Bordier. Enfin, c’est pas que je m’ennuie avec vous, mais comme je vais m’installer définitivement à Trégastel, il faut que je m’occupe de ma maison. Alors au revoir, Monsieur ! Au plaisir !

— Au plaisir, monsieur Le Gwenn ! Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance. J’espère que nous aurons à nouveau l’occasion de nous rencontrer !

Resté seul avec Jo, Jean-Jacques rentra dans la longère pour récupérer les maquereaux que le pêcheur lui avait promis. Ce dernier, lui tendit un pochon de grande surface, dans lequel marinaient quelques poissons.

— Tenez, Prof ! Vous m’en direz des nouvelles. Je vous conseille de les faire au barbecue, avec un peu de moutarde. Vous verrez, c’est un vrai régal !

Avant de quitter la maison, l’ancien professeur, pris de scrupules, demanda soudain :

— Dites-moi Jo, avez-vous des objets de valeur chez vous ? Des bijoux, des peintures, des souvenirs auxquels vous tenez particulièrement ?

Le marin réfléchit un instant avant de répondre par la négative :

— Que voulez-vous que j’aie ? Y’a rien ici qui ait de la valeur. Vous pensez ! Un gars comme moi, un pauvre petit pêcheur !

Effectivement. Par acquit de conscience, Jean-Jacques prit le temps de contempler avec attention l’intérieur dans lequel il se trouvait. Une chose était sûre, le marin ne vivait pas dans le luxe. Loin de là ! Son maigre mobilier n’aurait pas déparé dans une décharge publique. Son fameux buffet, son vieux fauteuil défoncé, une table, quelques chaises. Dans un coin de la pièce, un antique téléviseur, vraiment rien qui ait la moindre valeur. Accrochée au mur, une vieille photographie jaunie mettait maladroitement en scène, sur le pont d’un cargo, quelques matelots souriant niaisement à l’objectif. Sauf à imaginer que l’ancien marin ait des lingots d’or cachés dans un recoin secret de cette demeure, il n’y avait vraiment pas de quoi attirer en ces lieux le moins intéressé des fantômes que l’on ait jamais connu.

Jean-Jacques décida de prendre congé. Il était ravi de cette petite visite. Il avait entrevu l’univers intime d’un personnage intéressant et il comprenait pourquoi ce dernier préférait traîner dans les bars plutôt que de rentrer chez lui. Il avait également eu l’occasion de faire la connaissance de son frère, tout comme lui-même, jeune retraité.

Il chercha quelques paroles amicales avant de quitter les lieux.

— Eh bien, Jo, je vais vous laisser. Je vous remercie beaucoup pour les maquereaux.

— M’en parlez pas ! C’est vraiment rien du tout.

— En tout cas, vous habitez un beau quartier. C’est le manoir des Delcourt, là, à côté de chez vous ?

— Ah ! Vous les connaissez ?

À cet instant, un motocycliste déferla, à une allure excessive, en pétaradant sur le petit chemin qui donnait accès à la modeste longère ainsi qu’à l’imposant manoir.

— Ça, c’est Loïc Delcourt, commenta Jo. À force de rouler comme un marteau, un de ces quatre, il va s’emplafonner quelqu’un. C’est un sacré client, celui-là, croyez-moi ! On lui a pourtant foutu une belle raclée, y’a pas longtemps, mais ça lui a pas mis d’plomb dans la tête. La prochaine fois, y aura du grabuge, moi, j’vous l’dis. Y’a un d’nous qui va rester sur le carreau !

Jean-Jacques adorait ses contemporains. Tout le monde était bien d’accord là dessus. Mais il détestait se mêler de leurs disputes privées. Sans autre commentaire, il prit congé et dirigea ses pas vers le centre de Trégastel.

L’ex-enseignant se souvint qu’il n’avait plus de pain pour son repas du soir. Il décida donc de faire un détour par la boulangerie. Comme il s’approchait du magasin, il aperçut madame Le Dréan en grande conversation avec une femme qu’il n’avait encore jamais croisée dans le village. Cette personne avait un air très distingué. Certainement très sûre et très maîtresse d’elle-même, elle affichait cette force tranquille qu’ont les gens qui ont toujours été gâtés par la vie et n’ont jamais connu les vicissitudes de l’existence, les affres des fins de mois difficiles.

Madame Le Dréan tournait le dos à Jean-Jacques ; elle ne le voyait donc pas arriver. Malgré lui, il entendit la conversation entre les deux femmes.

— Alors, c’est entendu Léontine, disait l’inconnue. Je compte sur vous. Les enfants arrivent dès ce soir. Nous serons, à table, le même nombre que samedi passé, puisque Maxence a encore invité Olivier pour travailler avec lui comme le week-end dernier. Ne vous inquiétez pas pour les courses, je vais de ce pas m’en occuper avec mon mari et acheter tout ce qu’il faut.

— Est-ce qu’il faudra compter madame Jeanne et Loïc ? s’enquit Léontine.

— Non, pas du tout ! Nous les logeons déjà, nous n’allons pas, en plus, les nourrir ! Pour les remerciements et les satisfactions que nous en avons en retour ! Merci bien !

Jean-Jacques s’étant rapproché, Léontine se retourna et le vit. Elle s’empressa aussitôt de le présenter à son interlocutrice :

— Madame Delcourt, annonça-t-elle, je vous présente monsieur Bordier, professeur agrégé de lettres.

Jean-Jacques n’avait, bien entendu, jamais fait étalage de son cursus et de ses titres, auprès de sa femme de ménage, mais cette dernière avait dû tomber un jour, par hasard, sur un courrier mentionnant sa qualité d’agrégé. Elle s’en était fait expliquer la signification et avait abondamment interrogé son employeur sur son parcours estudiantin. D’une certaine façon, elle s’était approprié tous ses mérites et ne manquait pas, chaque fois que l’occasion s’en présentait, d’énoncer doctement « Monsieur Bordier, professeur agrégé ».

Dans les grands jours, elle allait même jusqu’à déclamer « Normalien, professeur agrégé ».

S’étant cantonnée à la version minimum, elle devait être en petite forme aujourd’hui. Mais déjà, elle enchaînait :

— Monsieur Bordier, je vous présente madame Delcourt.

Chacun se déclara ravi de faire la connaissance de l’autre. Madame Delcourt ne devait pas être insensible aux titres universitaires, car elle adressa à Jean-Jacques un sourire éclatant et lui minauda qu’elle « adorait positivement la littérature ».

— Vous êtes à Trégastel pour quelques jours ? demanda poliment Jean-Jacques.

— Nous sommes là très souvent, vous savez, l’informa madame Delcourt. Nous habitons à Guingamp et nous venons presque tous les week-ends. Mais vous-même, vous êtes un nouveau venu à Trégastel, n’est-ce pas ?

— Vous avez raison ! Mon administration m’a demandé gentiment de faire valoir mes droits à la retraite. J’ai donc quitté Paris, il y a peu, pour venir m’installer dans cette charmante petite bourgade.

— J’adore Paris ! Nous y avons un grand appartement de famille, et j’essaie d’y traîner mon mari chaque fois que cela est possible. Vous savez ici, sur le plan culturel, c’est le désert complet. Si vous aimez le théâtre, les concerts, les expositions, vous allez souffrir ! Pour les magasins, c’est encore pire. Il faut aller courir à Brest ou à Rennes. Vous verrez, votre épouse va s’en plaindre très rapidement. Vous êtes bien marié, monsieur Bordier ?

— Je suis divorcé depuis très longtemps, je n’aurai donc pas à gérer ce problème du manque de magasins. Pour le reste, le théâtre, les expositions, je verrai bien. Rien ne m’empêchera d’aller faire quelques petites virées à Paris de temps en temps.

— En tout cas, je suis ravie d’avoir fait votre connaissance. Mais, pardonnez-moi, il faut que je me sauve. Les enfants vont arriver et je dois retrouver mon mari pour aller faire les courses.

— J’ai été enchanté également. J’espère que nous aurons le plaisir de nous rencontrer à nouveau.

— Mais bien évidemment. Venez donc prendre un café à la maison un de ces après-midi. Léontine vous expliquera où nous habitons, n’est-ce pas, Léontine ?

— Je n’y manquerai pas, répondit l’interpellée.

III

Depuis plusieurs jours, le temps se maintenait au beau. Le ciel était bleu, sans nuage, et le soleil réchauffait l’air de façon très sensible. L’aiguille du baromètre semblait bloquée sur des pressions bien supérieures à 1015 millibars. Une ambiance printanière flottait agréablement sur le village.

Les jardiniers amateurs retrouvaient, avec grand plaisir, les activités de plein air qu’ils affectionnaient. Les embouteillages, les jours d’ouverture, à la déchetterie étaient, sans aucun doute, la meilleure preuve que le printemps était bien de retour.

Jean-Jacques n’était pas un inconditionnel des joies du jardinage. Il avait cependant décidé de prendre de bonnes résolutions. Dès la semaine prochaine, il irait à la jardinerie, acheter quelques plantes et, c’était juré, il allait s’y mettre.

En attendant, par ce beau dimanche ensoleillé, il marchait d’un bon pas, tout guilleret, en direction de Sainte-Anne.

Comme chaque dimanche matin, le petit centre était en pleine effervescence.

Sans hésiter, il pénétra dans le bar PMU et alla s’installer à l’une de ses tables favorites, adossé au mur, face au bar. L’endroit était stratégique. Il offrait une vision panoramique sur tout l’établissement ainsi que sur une partie de la rue. Jean-Jacques commanda un café et, en attendant d’être servi, il se mit à observer les autres clients. Il retrouva la population d’habitués qu’il commençait à connaître assez bien maintenant. Il y avait ceux qui venaient simplement faire leur tiercé, pour lesquels le fait de prendre un verre n’était qu’une activité accessoire. Il y avait également ceux qui, agrippés au bar comme à une planche de salut, se retrouvaient là uniquement pour consommer et retrouver les copains.

Son petit noir lui ayant été servi par le patron, il se mit à le siroter doucement. Il était en train de se demander si Jo Le Gwenn ferait une apparition ce matin, quand ce dernier entra à son tour dans le bistrot.

Fidèle à son personnage, il se dirigea, sans la moindre hésitation vers le bar. Le patron lui servit sa consommation sans qu’il ait eu besoin de commander quoi que ce soit, ni même de dire : « Patron, comme d’habitude ! »

Jean-Jacques se fit tout petit. Il était content que Jo n’ait pas relevé sa présence. Il allait pouvoir l’observer en toute tranquillité.

Jo retrouva quelques connaissances et ils se mirent aussitôt à discuter à voix haute. Jean-Jacques écoutait attentivement. Il était curieux de savoir si l’ancien marin allait parler à nouveau de son visiteur nocturne. Il n’eut pas très longtemps à patienter. Après les saluts d’usage et quelques considérations sur le temps qui se montrait étonnamment beau, il se trouva bien une bonne âme assez curieuse pour poser la question tant attendue :

— Hé, Jo ! Tu ne parles pas de ton fantôme de la semaine dernière. Il t’a donc laissé tomber ?

Jean-Jacques eut l’impression que le pêcheur était troublé. D’un ton, moins “grande gueule” qu’à l’accoutumée, il répondit cependant :

— M’en parle pas ! Il est rev’nu encore une fois cette nuit !

Comme ses copains s’esclaffaient et se moquaient de lui, il monta d’un ton et grommela :

— Vous foutez pas d’ma gueule. Puisque j’vous dis qu’il est rev’nu, c’est qu’il est rev’nu !

— Il t’a encore piqué tes clés ? interrogea quelqu’un.

— Il t’a chatouillé les orteils dans ton lit ? commenta un autre.

— Arrêtez vos conneries ! gronda Jo. Cette fois, personne pourra dire que c’était parce que j’étais bourré ou une histoire comme ça.

— Qu’est-ce qu’il a donc fait cette fois ?

— Cette fois, il m’a piqué une photo !

— Une photo ?

— Ouais, une photo qu’était accrochée au mur ! Jean-Jacques se souvint effectivement d’avoir noté la présence d’une vieille photographie jaunie, quasiment seul élément de décoration dans la triste demeure de l’ancien marin. Si sa mémoire était fidèle, le cliché montrait quelques matelots qui prenaient la pose sur un cargo. Si ce que disait Jo était avéré, on pourrait difficilement dire, cette fois-ci, qu’il était l’auteur de cette disparition. Décidément, cette affaire était étrange !

— Tu devrais aller porter plainte à la gendarmerie, ironisa un consommateur. Imagine, si jamais la prochaine fois, le fantôme vient piquer tes sous !

— Tiens, mais c’est pas Le Dréan qui fait son tiercé ? Le Dréan, t’aurais pas une minute ? Viens donc voir par ici, s’il te plaît.

Un homme de belle prestance s’avança. Manifestement, il était du coin. Il connaissait tout le monde. Jean-Jacques se demanda si ce quidam qui portait le même nom que sa femme de ménage avait un rapport avec elle. Il ne manquerait pas de poser la question à Léontine la prochaine fois qu’il la verrait.

— Salut les gars, fit le costaud. Comment ça va t’y ?

— Hé, Le Dréan, toi qu’es gendarme, interrogea le plus proche voisin de Jo, est-ce qu’on peut porter plainte contre un fantôme ?

— Contre un fantôme, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?

Quand les compères se furent expliqués, le gendarme partit d’un grand rire. Il se tourna vers le pêcheur.

— Tu peux passer à la brigade si tu veux, Jo, mais viens à jeun, sinon le collègue de permanence aura du mal à te croire !

L’incident amusa fort l’assistance et les habitués du bar en firent des gorges chaudes pendant un bon moment. Lassés, au bout de plusieurs minutes, ils changèrent de sujet de conversation et continuèrent à manifester bruyamment leur présence.

Le lendemain, c’est-à-dire le lundi, Jean-Jacques se décida enfin à respecter l’engagement qu’il avait pris avec lui-même, à savoir, s’occuper de son jardin. Il était totalement néophyte en la matière, et il lui fallut se forcer un peu pour se risquer à l’intérieur de la jardinerie. Il fut complètement submergé par l’abondance et la variété de plantes qui pouvaient exister. Finalement, pour limiter les risques, et après avoir demandé conseil à un vendeur, il se borna à l’achat d’un simple céanothe en pot. En réponse à ses inquiétudes sur ce que l’on pouvait planter à cette saison, on l’avait gentiment rassuré :

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur, on peut planter toute l’année des plantes en pot.

Il se dirigeait vers la caisse pour régler son achat, lorsqu’en chemin, il aperçut, du côté des graminées, un couple, absorbé dans une conversation qui paraissait pleine d’intérêt. Madame Delcourt était en grande discussion avec Marcel Le Gwenn. Ces deux personnes avaient l’air de bien se connaître et leur tête-à-tête semblait très sérieux.

« Tiens donc, pensa Jean-Jacques, la châtelaine et le gardien de la paix. Cela sonne comme le titre d’une fable. C’est curieux, je n’aurais jamais imaginé une femme comme madame Delcourt, qui “adore positivement la littérature”, entretenir des relations de voisinage avec les frères Le Gwenn. Décidément, ces petits villages de province n’ont pas fini de m’étonner ! »

De retour chez lui, Jean-Jacques trouva Léontine en pleine activité. C’est vrai, on était lundi ! Il avait encore oublié qu’elle venait ce jour-là. Il engagea la conversation :

— Eh bien, madame Le Dréan, comment allez-vous ? Quelles sont les dernières nouvelles ?

Comme toujours, Léontine allait bien et elle avait des tas de choses à raconter. Jean-Jacques la laissa parler, mais, assez rapidement, il essaya d’orienter la discussion sur deux ou trois sujets qui lui tenaient à cœur.

— Dites-moi, Léontine, vous devez connaître Loïc Delcourt ? lui demanda-t-il tout à coup.

— Ah pour ça, qui ne le connaît pas !

— À ce point ?

— Ne m’en parlez pas ! C’est un voyou de la pire espèce. Sa mère est désespérée à cause de lui. C’est un fainéant et un faiseur d’histoires.

— Je l’ai vu l’autre jour sortir du manoir des Delcourt. C’est donc là qu’il habite ? Avec sa mère, si je ne m’abuse…

— Oui, c’est bien là qu’ils habitent tous les deux, grâce à la générosité du frère de sa mère. Elle se saigne aux quatre veines pour lui, mais on se demande bien pourquoi ! Enfin, c’est comme ça. Vous savez, je suis au courant de beaucoup de choses, et je pourrais en raconter…

Elle adopta la mine et le regard ad hoc de la personne qui en sait beaucoup plus qu’elle ne veut en dire. Jean-Jacques fut persuadé qu’il n’aurait pas fallu insister beaucoup pour qu’elle en dise autant qu’elle en savait, mais il se retint. Après tout, les turpitudes de Loïc Delcourt ne l’intéressaient guère et moins il en saurait, mieux il se porterait. Il préféra aborder un autre point.

— Dimanche matin, enchaîna-t-il, j’étais au bar PMU et il y avait un Le Dréan, un grand gaillard baraqué. Je me suis demandé s’il était de votre famille ?

Ah mais, c’était Victor, mon fils !

— Vous avez un fils gendarme ? Je l’ignorais. Il est à Perros-Guirec ?

— À la brigade de Perros, c’est ça ! Il a réussi à avoir sa mutation après avoir passé plusieurs années en Corse. Il n’y a pas très longtemps qu’il a réussi à revenir. C’est d’ailleurs grâce à ce qu’il m’a raconté que j’en sais long sur Loïc Delcourt. Un vrai gibier de potence !

Madame Le Dréan était prête à relancer la conversation sur ce thème. Jean-Jacques jugea prudent de battre en retraite.

— Bon, je vais vous laisser travailler, se contenta-t-il de déclarer, pour s’esquiver, sans en avoir l’air.

* * *

Madame Delcourt était aux anges. Elle avait reçu, ce matin, un coup de téléphone de Léontine. Cette dernière l’avait appelée pour vérifier que l’invitation à prendre un café qu’elle avait adressée l’autre jour à Jean-Jacques Bordier n’était pas qu’une simple formule de politesse. Elle avait confirmé que « non, pas du tout, cette invitation était très sérieuse. » En ce mardi après-midi, elle attendait donc son visiteur avec impatience. Pour faire bonne mesure, elle avait demandé à son mari de rester à la maison et d’être avec elle pour recevoir son invité. Son époux s’était fait prier pour être présent. Il avait fait mine d’accepter, à contrecœur, dans le seul but d’être agréable à sa femme. Mais, au fond de lui, il n’était pas mécontent. « Enfin une nouvelle tête à Trégastel ! » se disait-il, pas fâché d’avoir un peu d’animation et de distraction dans sa grande maison.

La discussion fut très agréable pour tout le monde. Jean-Jacques avait l’art de la parole et, en toute circonstance, il savait comment animer et enrichir une conversation. Madame Delcourt venait de lancer la discussion sur la littérature du XVIIIe siècle.

— J’adore notamment André Chénier s’extasiai-t-elle. Que pensez-vous de cet auteur, monsieur Bordier ?

Si Jean-Jacques préférait la littérature contemporaine, il n’en connaissait pas moins ses classiques. Il connaissait aussi, parfaitement, la triste et belle histoire de Myrto, la jeune Tarentine. Il ne répondit pas directement à madame Delcourt, mais, voluptueusement, il énonça :

— « Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés, Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez. »

Bien avant la fin du poème, madame Delcourt était conquise.

— C’est admirable ! s’écria-t-elle. N’est-ce pas, Hubert ? pressa-t-elle son époux.

— Je ne suis pas très féru en la matière, se risqua-t-il, mais je dois reconnaître que c’est très beau.

— Votre domaine de prédilection serait plutôt les bateaux, je crois ? se hasarda Jean-Jacques.

— En effet, répliqua Hubert. J’étais commandant dans la marine marchande.

— Vous avez connu une vie très aventureuse, très certainement…

— Il est vrai que j’ai eu à traverser certains épisodes un peu délicats, se rengorgea l’ancien commandant, flatté de l’attention qui lui était portée. C’était une autre époque, il n’y avait pas de téléphone portable, il fallait quitter les siens pendant des mois…

— Pas très commode pour la vie de famille ! souligna Jean-Jacques.

— Ah ça ! Mon mari n’a pas vu grandir ses enfants. N’est-ce pas, Hubert ? Fort heureusement, c’étaient des enfants faciles qui ne nous ont pas posé de problèmes.

— Vous avez plusieurs enfants ? Vous avez de la chance. J’imagine qu’ils sont déjà installés dans la vie ?

— Notre fils aîné, Maxence, a plus de trente-cinq ans. Il est notaire près de Rennes. Notre fille, Violaine, est pharmacienne à Guingamp. Nous avons préféré lui acheter une officine pas très loin de chez nous. C’est quand même plus facile pour une fille de ne pas être trop loin de ses parents. Nous pourrons plus facilement l’aider quand elle aura des enfants…

— Encore faudrait-il qu’elle commence par trouver un mari ! releva son époux.

— Les jeunes femmes d’aujourd’hui veulent profiter de la vie avant de s’engager, c’est bien normal ! fit remarquer Jean-Jacques.

— Certes, s’exclama son père, mais notre fille, en plus, est très exigeante. Elle est plutôt jolie, grâce au ciel, c’est un beau parti, mais tout de même !

— Ne t’inquiète pas ! le réconforta son épouse. Nous trouverons bien chaussure à son pied. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’elle n’est pas insensible au charme de l’ami de Maxence.