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L’ambiance est sinistre dans cette grande demeure bourgeoise où Bernie Andrew et Jean-Jacques Bordier sont reçus, à la nuit tombée, par Jean Le Restif.Ce dernier leur explique que, dix ans plus tôt, son neveu s’est donné la mort à l’issue du repas qu’il avait organisé chez lui.Mais la thèse du suicide vient d’être récemment remise en cause et Le Restif met ses deux visiteurs au défi de débusquer celui qui a assassiné son neveu.D’abord réticents, les deux compères se laissent fléchir, mais une décennie après les faits, leur mission semble irrémédiablement vouée à l’échec. Et de fait leur enquête piétine, jusqu’à l’étrange cambriolage du pharmacien et la survenue d’une belle tempête !
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né à Lyon, Bernard Enjolras vit depuis de nombreuses années à Trégastel. C’est là qu’il écrit, au cœur de la magnifique Côte de Granit rose. Son dix-huitième roman correspond à la quinzième enquête de Bernie Andrew, accompagné comme il se doit de son vieil ami Jean-Jacques Bordier. Ce nouvel opus qui concerne un cold case, une affaire vieille de dix ans, nous entraîne à Saint-Quay-Portrieux.
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Au Quinze
À Jean-Pierre Hascoet.
À toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.
Le crachin perfide que le ciel chagrin pulvérise dans l’air depuis des heures recouvre les routes et les campagnes d’une pellicule grasse et luisante guère engageante.
La nuit, maintenant complètement tombée, s’est liguée à un vent froid venu de la mer et à la fraîcheur sournoise qui en découle pour revêtir le paysage d’une chape de désolation qui évoque irrémédiablement un hiver précoce et sans pitié.
Les phares de la voiture de Jean-Jacques trouent l’obscurité profonde alors que le véhicule franchit le haut portail de fer forgé qui donne accès à la propriété.
Bernie observe avec attention les deux côtés de l’allée carrossable qui les conduit tout droit en direction de la silhouette d’une imposante bâtisse qui se dessine en ombre chinoise sur l’horizon opaque. Les taillis touffus qui bordent le passage de part et d’autre forment une barrière à l’apparence infranchissable.
L’environnement foisonnant est gorgé d’humidité, les troncs d’arbres, aux feuillages bruissants, malmenés pas les éléments, craquent comme des os que l’on piétine.
Les deux hommes, à l’abri et au chaud dans l’habitacle, restent silencieux, comme impressionnés par cette nature hostile. Bernie rompt cette atmosphère angoissante :
— Eh ben dis donc, tu m’emmènes dans un lieu pas très accueillant !
— Oui, je suis d’accord. C’est la première fois que je viens ici en pleine nuit et sous la pluie de surcroît. Je dois bien reconnaître que l’environnement n’est pas des plus chaleureux.
Bernie ne fait aucun commentaire désobligeant, mais il ne peut s’empêcher de songer qu’une fois de plus son vieux complice l’entraîne dans une aventure étrange. Ce dernier lui a, en effet, proposé de rencontrer une ancienne relation dont l’épouse, depuis longtemps décédée, avait passé son agrégation en même temps que lui. Cet homme, ayant appris que l’auteur de romans policiers Bernie Andrew était l’un de ses amis, l’aurait sollicité pour lui proposer une affaire qui pourrait les intéresser tous deux.
Ils ont quitté Trégastel il y a un peu plus d’une heure, et ils viennent de bifurquer dans la campagne à l’entrée de Saint-Quay-Portrieux.
Mais déjà le véhicule qui arrive au bout du chemin doit stopper. Il va falloir affronter le mauvais temps. Les deux amis remontent leur col et se précipitent en courbant l’échine vers la maison. Ils gagnent en courant la courte volée de marche conduisant à l’huis de bois massif.
Bernie qui relevait quelques minutes plus tôt le caractère peu accueillant de la propriété semble maintenant presque tomber sous le charme de cette demeure ancienne, un peu biscornue, comme cabossée par le temps qui a passé. Il se tourne vers son ami.
— Jean-Jacques, tu ne m’avais pas menti. Voilà une résidence en apparence plutôt étrange, je dirais presque incongrue, mais qui ne semble pas dénuée de caractère. Finalement je ne vais peut-être pas regretter d’avoir fait le déplacement.
Son ami lui répond d’un léger rire et entreprend déjà de gravir les quelques degrés donnant accès au seuil de la maison. Le bouton d’une sonnette électrique se trouve sur la droite.
— J’appuie ?
— Vas-y !
Jean-Jacques presse le bouton, mais aucun son ne parvient jusqu’aux visiteurs comme cela est habituellement le cas. Le dispositif vraisemblablement ancien est peut-être hors service ou alors la porte très épaisse ne laisse passer aucun bruit. Les deux amis échangent un regard interrogatif puis, dans le doute, Jean-Jacques réitère son geste.
Les deux complices hésitent. Ont-ils correctement compris l’heure, étrangement tardive, qui leur a été donnée ?
Sont-ils en avance, en retard ?
Alors qu’ils s’interrogent, une lumière, qui s’allume au-dessus de leurs têtes, les surprend soudain.
Et puis, un raclement se fait entendre et la porte s’ouvre lentement comme si elle se montrait réticente à dévoiler les mystères qu’elle dissimule.
Une silhouette se matérialise subitement sur le seuil, comme une apparition maléfique. L’homme qui maintenant les dévisage est un sexagénaire de haute taille, austère, presque hiératique. Bernie juge son allure sévère, il est surpris quand le visage du maître des lieux s’éclaire d’un sourire.
— Ah ! Jean-Jacques, c’est vous. Il me semblait bien avoir entendu une voiture qui arrivait. Mais entrez, ne restez pas comme ça sous la pluie.
Les deux amis qui commençaient effectivement à prendre l’eau obtempèrent.
Ils pénètrent dans un vaste hall plongé dans la pénombre où leurs ombres se meuvent comme des spectres le long des murs lambrissés. L’éclairage ne semble pas être le point fort des occupants de cette maison. Bernie, sensible aux atmosphères insolites, se plaît déjà à imaginer quels drames et quelles tragédies ont pu, au fil des années, se dérouler dans ces lieux déroutants.
Ils suivent leur hôte sans mot dire jusqu’à un salon cossu doté d’une impressionnante cheminée dans laquelle un feu de bois est allumé.
— Asseyez-vous, Messieurs, je vous en prie.
Ils prennent place, face à l’âtre, dans un canapé de cuir, élégant et certainement très chic, mais inconfortable au possible. L’éclairage est réduit à sa plus simple expression et une bonne partie de la pièce est plongée dans la pénombre laissant libre cours à leur imagination pour essayer de deviner quels éléments composent son mobilier.
Le maître des lieux, resté debout, fait volte-face, s’éloigne de quelques pas, et revient avec trois verres qu’il pose sur la table basse installée devant eux.
— Un whisky breton, suggère-t-il. Avec le temps qu’il fait dehors cela me semble s’imposer.
Il remplit les verres copieusement sans demander l’aval de ses visiteurs et prend place dans le fauteuil perpendiculaire à la cheminée.
— Bien ! s’exclame-t-il alors. C’est très gentil à vous d’avoir accepté mon invitation – se tournant ensuite vers Bernie –, je pense que votre ami vous a parlé de moi, je suis Jean Le Restif.
— Bernie Andrew, répond l’intéressé. Ravi de faire votre connaissance.
Jean-Jacques qui était resté silencieux se manifeste alors :
— Pardonnez-moi, je manque à tous mes devoirs. Bernie, je te présente Jean Le Restif que je connais de longue date et qui nous a sollicités pour une affaire dont je ne connais à vrai dire que les grandes lignes, mais qu’il va évoquer lui-même plus en détail. Jean, je te présente mon vieil ami Bernie qui est l’auteur de romans policiers dont j’ai eu maintes fois l’occasion de te parler.
— En effet, et je sais que vous êtes intervenus à plusieurs reprises et fort brillamment pour résoudre des enquêtes où les gendarmes se cassaient les dents. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai demandé son aide à Jean-Jacques.
Bernie, préparé par ce dernier, connaît plus ou moins précisément les raisons de sa présence en ces lieux. C’est pourquoi il est très curieux de savoir comment le maître de céans va expliquer ce qu’il attend de lui.
L’homme ne manifeste aucune hâte. Il prend tout son temps pour déguster son whisky à petites gorgées avant de reposer délicatement son verre sur la table.
Il se tourne alors vers les deux amis. Le feu de la cheminée qui se trouve derrière lui sur sa droite semble caresser son visage qui se dessine sur le fond orangé comme un masque maléfique et sardonique. L’ambiance s’alourdit soudain, comme figée dans une parenthèse de solennité.
— Voyez-vous, Messieurs, entame leur hôte au bout d’un moment, cette maison a connu, il y a dix ans exactement, un drame affreux.
Il se tait et laisse planer son regard sur ses deux visiteurs suspendus à son récit.
Bernie a froncé les sourcils. Jean-Jacques lui avait parlé d’une énigme policière qui pourrait l’intéresser sans lui en dire davantage, mais il est surpris par ce préambule. Ce serait une affaire ancienne de dix ans. Cela l’étonne. Mais l’homme continue :
— J’hébergeais à cette époque mon neveu Olivier que ma sœur m’avait confié en désespoir de cause, parce que, selon elle, il était devenu impossible à vivre. Il refusait tout travail et restait enfermé dans sa chambre pendant la journée. Il ne sortait que la nuit et rentrait au petit matin, hagard, les yeux dans le vague…
Cas de figure hélas plus fréquent qu’on ne le pense, songe Bernie. La drogue certainement, qui faisait déjà des ravages il y a dix ans.
Jean Le Restif poursuit :
— Il venait d’avoir vingt-deux ans et je l’ai donc accueilli ici. J’ai fait appel à certains amis que j’ai la chance de compter dans le milieu médical. Ils m’ont apporté leur secours, l’ont pris en charge et le garçon m’a paru aller mieux. Je lui ai même dégotté une occupation chez un commerçant qui a bien voulu l’employer quelques heures par semaine.
Le maître des lieux interrompt soudain son discours et se laisse aller à la renverse dans son fauteuil, les yeux fermés. Jean-Jacques et Bernie se gardent bien d’intervenir et respectent son silence. Le neveu qui vient d’être mentionné est certainement au cœur du drame qui s’est produit il y a dix ans et ils comprennent l’émotion de leur hôte.
Celui-ci paraît soudain recouvrer ses esprits. Il ouvre les yeux et darde sur eux un regard pénétrant qui les met mal à l’aise.
— Vous avez peut-être deviné la suite ? demande-t-il alors. Ou si vous étiez déjà dans la région, vous l’avez lue dans la presse. J’ai retrouvé mon neveu, un beau matin, mort dans son lit.
Suicide, accident, crime… l’homme ne le dit pas. Il s’est à nouveau renversé dans son siège, les yeux fermés.
Jean-Jacques fouille dans sa mémoire, mais aucun fait divers ancien d’une dizaine d’années ne lui revient. Bernie, quant à lui, explore méthodiquement les diverses conjectures envisageables, mais, en l’état de ce qu’il connaît, ne peut en privilégier une par rapport aux autres, même si la thèse du suicide lui paraît la plus probable.
Il se demande surtout pourquoi il est là et ce que l’homme assis dans son fauteuil attend de lui.
Il jette, à la dérobée, un regard à Jean-Jacques qui semble aussi perplexe que lui et ne peut s’empêcher de penser aux nombreuses occurrences où ce dernier l’avait entraîné dans des aventures qui semblaient, au premier abord farfelues, mais qui se révélaient plus sérieuses quand on se donnait la peine de s’y intéresser vraiment.
L’information complémentaire qu’ils attendaient arrive enfin :
— Suicide, Messieurs ! C’est ce à quoi l’enquête a conclu. Mon neveu, déprimé, a mis fin à ses jours en avalant une forte dose de barbituriques !
— Triste histoire, commente Jean-Jacques. Nous sommes vraiment désolés… Mais, Jean, dis-nous, dix ans ont passé, tout cela est très loin. Que pouvons-nous faire pour t’aider ?
Le Restif a écouté Jean-Jacques en hochant la tête, comme s’il comprenait et acquiesçait à son discours. Il ne répond pas directement à sa question, mais s’extirpe avec peine de son siège.
— Messieurs, si vous voulez bien vous donner la peine, je vous invite à me suivre.
Sans attendre, il se dirige vers le fond de la pièce et ouvre une porte que ses visiteurs n’avaient pas décelée dans la pénombre. Jean-Jacques et Bernie, interloqués, s’arrachent eux aussi au canapé dans lequel ils avaient pris place et se hâtent pour ne pas se laisser distancer.
Ils franchissent le seuil de la porte et sont très surpris de se retrouver dans une vaste salle à manger où la table est mise. La pièce est immense, austère, et sent la poussière. Les meubles patinés par les ans sont de bois sombre. Un lustre énorme pend au-dessus de la table.
Jean Le Restif s’est posté derrière la chaise qui doit, en principe, revenir au maître de maison.
Jean-Jacques et Bernie ont bien conscience qu’ils se trouvent face à une mise en scène savamment préparée à leur attention, une représentation qui n’est destinée qu’à eux, mais dont ils ne comprennent pas le sens. Ils sont conviés à un banquet sans convives, dans une pièce lugubre, au mobilier inquiétant…
— Approchez-vous, Messieurs, les invite Jean Le Restif. N’ayez pas peur, faites le tour de la table, imprégnez-vous de l’ambiance de ce lieu…
Ils s’avancent prudemment, Jean-Jacques en tête, Bernie le suivant de près sous les yeux du maître des lieux qui les observe en silence.
Verres en cristal d’Arques, assiettes en porcelaine, couverts en argent, serviettes de table brodées… Bernie compte trois verres par personne, trois fourchettes, trois couteaux… Tout est préparé pour un menu d’apparat. Il ne manque que le maître d’hôtel et les soubrettes s’affairant pour servir des convives soigneusement choisis. Il manque aussi les odeurs de la bonne chère, les bouchons de bouteille qui explosent, les rires qui fusent, les discussions qui s’animent…
Mais quel est le but de cette mise en scène millimétrée ? Quels sont les desseins non encore révélés de leur hôte qui leur laisse entrevoir une soirée de gala qui n’est, pour l’instant, peuplée que de fantômes ?
Bernie qui contourne la table à pas lents est intrigué par les étiquettes posées devant chaque assiette. Il ne peut s’agir que du nom des convives, qu’il n’a aucune raison de connaître, bien évidemment. Il se donne cependant la peine de les lire : Gérard, Madeleine, Régis, Colette, Antoine, Christine, Jean, Olivier…
Alors qu’il s’approche du bout de la table il est surpris de lire « Bernie », à la gauche du maître de maison.
Curieux de savoir qui sera à sa droite, il continue d’avancer et n’est pas vraiment étonné de découvrir le prénom « Jean-Jacques ». Ils sont donc, tous deux, invités à ce banquet virtuel.
De plus en plus intrigué, il relève la tête et croise le regard de Jean Le Restif qui l’observe d’un œil amusé.
— Alors, Messieurs, s’amuse-t-il, vous commencez à comprendre ?
Le regard ébahi qu’accordent les deux amis à Le Restif révèle, à l’évidence, leur incompréhension la plus totale.
— Vraiment, vous ne voyez pas où je veux en venir ? questionne-t-il.
Jean-Jacques se tourne vers Bernie. Si l’un d’entre eux est apte à comprendre cette mise en scène savamment orchestrée, c’est bien lui. Bernie, sous le feu croisé d’une paire de regards, se sent obligé de fournir au minimum une réponse. Il se lance prudemment :
— J’imagine que la table dressée devant nous ne l’est pas par hasard.
Il observe, en même temps qu’il s’exprime, les réactions de leur hôte. Il va progresser comme dans le brouillard. Le paysage s’éclaircit au fur et à mesure que l’on avance et c’est, pense-t-il, Le Restif lui-même qui va lui indiquer, par ses mimiques involontaires, les lueurs dans ses yeux, s’il va dans la bonne direction. Il poursuit :
— L’hypothèse que je peux proposer est qu’il existe un lien entre la disparition de votre neveu et toutes les personnes dont les noms figurent sur cette table.
Le Restif ne répond pas, mais la petite étincelle que Bernie voit briller dans son regard lui confirme qu’il est sur la bonne voie.
— Peut-être étaient-elles présentes chez vous le soir du drame ? Peut-être même aviez-vous organisé ce soir-là un dîner où toutes étaient invitées ?
Un large sourire éclaire le visage de Le Restif.
— Bravo, s’exclame-t-il, c’est tout à fait ça ! Toutes les personnes dont vous avez vu le nom étaient chez moi le soir où mon neveu s’est donné la mort.
D’un geste de la main, il désigne en même temps qu’il parle la table luxueusement dressée, tel un magicien préparant son public à un tour destiné à les époustoufler. Bernie acquiesce d’une saccade de hochements de tête.
— Je vois, répond-il, vous aviez convié toutes ces personnes à dîner ce soir-là. Et si je vous comprends bien, vous pensez qu’il existe un lien entre cette réception et le décès de votre neveu ?
Jean-Jacques, témoin de cette discussion, se garde bien d’intervenir. Il se remémore ses récents entretiens avec Le Restif qui est resté très vague quand il a fait appel à lui. Les dernières remarques de Bernie lui permettent d’entrevoir un peu mieux ce que leur hôte pourrait attendre d’eux.
La réponse de Le Restif le surprend :
— Je ne sais pas, réplique-t-il. Je n’en ai pas la moindre idée. Est-ce une coïncidence malheureuse, une concomitance de faits n’ayant aucun lien entre eux ? Je ne sais pas répondre à votre question.
Et pourtant !
Ce n’est pas un hasard s’il a demandé à Jean-Jacques et Bernie de venir chez lui et a organisé cette mise en scène.
Bernie ne peut imaginer que Le Restif n’a pas une idée derrière la tête. Et pourquoi cette rencontre a-t-elle lieu dix ans exactement après le drame ?
Et pourquoi ce décor ?
Ces pièces obscures, à peine éclairées. N’est-ce pas pour créer une atmosphère de mystère, une ambiance particulière, propre à susciter les scénarios les plus scabreux ?
Bernie est persuadé que Le Restif ne leur dit pas tout et garde par-devers lui certains éléments essentiels.
Il décide de s’en ouvrir franchement à lui :
— Monsieur Le Restif, je n’irai pas par quatre chemins et ma question sera très simple. Nous invitez-vous à honorer les dix ans du décès de votre neveu ou bien s’est-il passé récemment un événement particulier qui vous a conduit à reconsidérer les causes de son décès ? Croyez-vous désormais, par exemple, que ce suicide n’en est pas un ? Jean-Jacques et moi sommes disposés à vous aider, mais vous devez en retour nous donner tous les éléments nécessaires.
Jean Le Restif reçoit ce questionnement sans trahir la moindre réaction. Il reste dans un premier temps silencieux et semble uniquement absorbé par le bout de ses chaussures. Quand il relève enfin la tête, Bernie lit dans son regard que son intervention a atteint son but. L’homme paraît soudain soulagé, son visage est détendu, ses yeux bienveillants.
— Votre perspicacité m’impressionne, cher Monsieur ! s’écrie-t-il. Et je dois dire que vous avez parfaitement raison. Il s’est en effet produit un événement particulier qui a ébranlé toutes mes convictions… – il marque un temps comme pour ménager ses effets. J’ai trouvé il y a quelques mois dans ma boîte aux lettres, à la mi-juillet pour être précis, un courrier qui m’était destiné – il sort une enveloppe de la poche de son veston et la brandit devant lui. Cette lettre, anonyme bien évidemment, ne contient que les mots suivants : « Votre neveu ne s’est pas suicidé, il a été assassiné. »
Il tend la lettre à Bernie qui ne peut retenir un mouvement de recul.
— N’ayez aucune crainte, l’assure Le Restif, vous pouvez la prendre en main. Les gendarmes l’ont examinée de près et n’y ont découvert aucune empreinte.
Bernie s’empare de l’enveloppe et note qu’elle ne comporte aucune adresse. Seule la mention « Pour Jean Le Restif » y figure, composée de lettres découpées dans un journal. Il en extrait une feuille de papier pliée en quatre et contenant le texte construit à partir de lettres découpées et collées que Le Restif vient de lire.
Bernie analyse tout cela avec attention et tend l’enveloppe à Jean-Jacques qui l’étudie à son tour avec le plus grand soin.
Jean Le Restif, après avoir attendu que les deux amis prennent connaissance du document, conclut alors :
— Voilà, Messieurs, vous comprenez maintenant pourquoi j’ai fait appel à vous ; et veuillez pardonner le cadre un peu dramatique que j’ai concocté pour retenir votre attention.
Le décor est maintenant posé, mais les intentions de Le Restif ne sont pas toujours précisées.
Qui va poser la question ?
Les deux amis échangent un bref coup d’œil et Jean-Jacques se lance :
— Quand tu m’as appelé, j’avais bien cru comprendre que tu souhaitais faire appel aux compétences “criminalistiques” de mon ami romancier. Mais je n’imaginais pas qu’il s’agissait d’une affaire aussi dramatique qui te touchait de façon aussi intime. Je saisis mieux aujourd’hui l’affaire qui te préoccupe, mais je ne suis pas sûr de bien voir ce que tu attends de nous. Je ne sais pas si toi, Bernie, tu y vois un peu plus clair que moi…
Habile façon de refiler le bébé à un tiers. Bernie, coincé, est dans l’obligation d’intervenir. Il jette un œil noir à son ami et réplique :
— Je suis comme Jean-Jacques et la seule explication qui me paraît plausible est que vous souhaitiez que nous écrivions une biographie de votre neveu en mémoire de sa triste fin.
Jean-Jacques n’avait peut-être pas envisagé cette hypothèse, mais elle semble lui convenir, car il présente alors à leur hôte un regard confiant et soulagé. La biographie, il n’y avait pas pensé ! Ce ne peut être que cela.
L’étonnement se lit sur le visage de Le Restif. Il se décolle de la chaise derrière laquelle il s’abritait et entreprend de faire quelques pas dans la pièce. Il va et vient pendant plusieurs secondes, légèrement penché en avant, comme perdu dans ses pensées. Quand, après quelques instants, il relève la tête, un grand sourire éclaire son visage.
— Votre idée est excellente, déclare-t-il d’une voix assurée. Mais bien sûr, c’est ce qu’il faut dire ! Vous venez de trouver la clé, la solution à toutes les difficultés que je voyais se dresser sur notre chemin.
L’homme semble tout à coup transformé, rajeuni, réjoui. Jean-Jacques et Bernie observent, étonnés, le brusque changement qui vient de s’opérer en lui. L’austérité, la sévérité, viennent de laisser subitement la place à l’enthousiasme, au dynamisme, à la vivacité.
Il s’écrie soudain :
— Messieurs, retournons au salon, nous y serons mieux pour parler !
Il quitte résolument la salle à manger et regagne en quelques enjambées la pièce où il avait initialement reçu ses visiteurs. Mais l’état d’esprit de l’homme a changé et le décor n’est plus le même. Toutes les lumières sont désormais allumées, révélant tout ce qui était auparavant dissimulé dans la pénombre. Les hauts plafonds moulurés, les papiers peints modernes aux motifs contemporains, les magnifiques cadres design accrochés aux murs, les somptueux rideaux tirés devant les fenêtres, les appliques dorées, les lampes à halogène, les parquets en chêne blond…
La maison, de mausolée obscur, est devenue demeure moderne et chaleureuse.
Les deux visiteurs sont surpris, mais n’en laissent rien paraître. Bernie notamment, qui rencontre Le Restif pour la première fois, comprend que l’homme qui les reçoit n’est pas un être du passé comme il l’avait cru de prime abord, morose, renfermé sur lui-même, mais au contraire une personne ancrée dans le présent, habile négociateur qui leur a joué la comédie.
Chacun retrouve sa place, qui dans le canapé toujours aussi peu confortable, qui dans son fauteuil près de la cheminée et déjà le whisky coule de nouveau dans les verres.
Le Restif lève le sien.
— Merci encore une fois, Messieurs, d’avoir accepté mon invitation. Merci pour votre intelligence et votre perspicacité. Pardonnez la pitoyable mise en scène que je vous ai infligée, mais je voulais vraiment vous impliquer dans mon histoire, quitte à dramatiser de façon excessive. Mais je me dois maintenant d’être franc avec vous. Ce que j’ai à vous demander est très délicat et je ne voyais pas, jusqu’à il y a quelques minutes, comment vous pourriez accepter. Mais c’est vous, Monsieur – il tend son verre en direction de Bernie –, qui avez certainement trouvé la bonne façon de procéder – il marque un temps d’arrêt comme pour solenniser le moment. Je vous demande tout simplement de débusquer l’assassin de mon neveu.
Un moment d’effarement accueille cette affirmation. Jean-Jacques et Bernie, stupéfaits, échangent un regard chargé d’incompréhension.
— Mais, Jean, tu n’y penses pas ! s’exclame Jean-Jacques en levant les bras devant lui. Ce que tu nous demandes est complètement insensé.
Il se tourne vers Bernie comme pour l’appeler à la rescousse d’un air qui semble dire : « Mais explique-lui, toi, que ce qu’il nous demande est impossible. »
Bernie, un sourire énigmatique aux lèvres, choisit de patienter un peu avant de s’exprimer. Il attend de voir comment Le Restif va réagir et quels arguments il va opposer à son ami.
De fait, cela ne se fait pas attendre longtemps :
— Pourquoi dis-tu que ma demande est insensée ? demande-t-il à Jean-Jacques. Elle me paraît, au contraire, tout à fait rationnelle.
— Mais, Jean, dix ans après, ce n’est pas raisonnable ! Cela est possible dans les films, je ne dis pas le contraire, mais dans la vraie vie, une telle enquête est tout simplement impossible.
Le Restif, impassible, s’adresse alors à Bernie :
— Et vous, Monsieur, qu’en pensez-vous ? Croyez-vous également que cette enquête soit impossible ?
Bernie se redresse dans le canapé, toussote pour se donner une contenance et gagner quelques secondes. Il est, au fond de lui, entièrement d’accord avec Jean-Jacques. Enquêter sur un décès suspect, dix ans après sa commission, cela n’a pas de sens et cela d’autant moins que les enquêteurs pressentis ne sont que des amateurs sans véritables moyens d’investigation. Il comprend cependant la requête de leur hôte qui voudrait légitimement savoir ce qui est arrivé à son neveu. Il faut simplement lui faire comprendre gentiment la réalité des choses, sans le peiner ni le heurter inutilement.
— Je ne crois pas que cela soit impossible, répond-il en notant l’œil noir que Jean-Jacques darde aussitôt sur lui. Je crois seulement que c’est une affaire à soumettre à la police ou à la gendarmerie. Eux seuls ont les compétences et les moyens pour rouvrir cette affaire. Ma suggestion est que vous preniez contact avec les enquêteurs qui étaient intervenus à l’époque. Je suis sincèrement persuadé qu’il s’agit là de la seule chance de voir cette enquête aboutir.
Jean-Jacques paraît soulagé de voir Bernie se ranger à son avis. Il jette un regard plein d’espoir à Le Restif en souhaitant ardemment que ce dernier adhère à leur avis commun. Il en rajoute même un peu.
— Jean, tu seras d’accord avec nous. Reconnais que Bernie parle d’or. C’est à la police que tu dois t’adresser, pas à nous et…
Le Restif ne le laisse pas terminer sa phrase :
— Mais, mon cher Jean-Jacques, que crois-tu qu’ait été ma première démarche ?
Bernie se souvient soudain que l’enveloppe qui leur a été montrée a été analysée et qu’aucune empreinte digitale n’y a été trouvée. Cela signifie que Le Restif a contacté la police avant de s’adresser à eux, contraint et en dernier recours, et donc que les policiers l’ont envoyé bouler.
— La police vous a gentiment éconduit, avance-t-il.
Le Restif se met à rire.
— Ces gens-là sont très occupés, déclare-t-il, et la plupart de ceux qui étaient là il y a dix ans n’y sont plus. Je n’ai pas réussi à les intéresser plus de cinq minutes.
— Aucune chance pour qu’ils reprennent l’enquête ? C’est sans espoir ?
— C’est sans espoir ! Enfin non, pas tout à fait.
Il me reste une possibilité.
— Ah bon ! À quoi pensez-vous ?
— Eh bien ! À vous. Ma seule chance, c’est vous !
Jean Le Restif a habilement battu le fer tant qu’il était chaud. Jean-Jacques et Bernie ont longuement bataillé, sans doute trop mollement parce qu’ils n’ont pas su ou pas vraiment souhaité résister à son insistance, peut-être séduits par la mission impossible qui leur était proposée.
Ils ont accepté son invitation, limitée à ne passer que quelques jours dans sa grande demeure de famille et se sont mis d’accord sur le week-end suivant leur première rencontre, ce délai permettant à Le Restif de prévenir les autres personnes conviées également à cette occasion.
*
Arrivés dans le courant de l’après-midi du vendredi, les deux amis ont disposé de tout le temps nécessaire pour s’installer confortablement et se familiariser avec les lieux.
Les autres personnes n’étant attendues qu’en tout début de soirée, Le Restif en a profité pour brosser à ses deux invités un portrait de chacun d’entre eux.
Gérard Bailly viendra avec son épouse. C’est le médecin qui s’était occupé de son neveu, avec succès semble-t-il, car le jeune homme paraissait aller beaucoup mieux. À présent en semi-retraite, le docteur Bailly est toujours dans la région et s’adonne désormais, en sus de ses patients et au moins partiellement, à sa passion pour les balades en mer tandis que sa femme se consacre à son jardin avec une attention particulière pour les roses anciennes.
Régis Morvan, le pharmacien, sera malheureusement seul, son épouse venant récemment de décéder de ce que l’on appelle pudiquement une longue maladie. Toujours en activité, il est le pharmacien attitré de la maison.
Antoine Kerivel est le marchand de meubles qui employait le neveu de Le Restif. Employer est un bien grand mot, et le verbe “occuper” serait plus adapté, car le jeune homme ne daignait consacrer que quelques heures par semaine à cette activité. Madame Kerivel, à l’étranger pour raisons professionnelles, n’accompagnera pas son mari ce soir.
Bernie renonce à deviner à quoi ces personnes peuvent ressembler. Les différents médecins qu’il a croisés au cours de sa vie étaient tous différents, certains chaleureux, d’autres introvertis, certains enveloppés, d’autres très affûtés physiquement et idem pour les pharmaciens. Quant aux marchands de meubles, il en a connu assez peu, pas de quoi en tout cas en tirer un stéréotype.
Le seul point commun à toutes ces personnes est très certainement un niveau d’aisance financière équivalent et une appartenance commune aux mêmes strates sociales.
Alors que le soir tombe, les nuages qui s’accumulent dans le ciel forment à l’horizon un mur sombre de plus en plus inquiétant. La pluie que l’on redoutait depuis le matin se met à tomber entraînant Bernie dans un passé récent et le ramenant une semaine plus tôt lors de sa première visite à Jean Le Restif.
Mais ce soir, l’ambiance est complètement différente. Une profusion de lampes illumine la demeure a giorno, l’équipe du traiteur engagé pour la soirée s’active pour que tout soit prêt quand les invités arriveront et une agitation fébrile règne dans la maison.
Jean-Jacques et Bernie, après avoir pris possession de leurs chambres, viennent de se retrouver au rez-de-chaussée. Ils s’efforcent de rester à l’écart de cette effervescence. Un verre à la main, ils observent avec intérêt tout ce petit monde qui s’agite autour d’eux. Même Jean Le Restif, qui leur avait semblé si calme et si maître de lui, paraît sous pression. Il est, pour l’instant, en pleine discussion avec une dame d’une cinquantaine d’années, qui l’écoute avec attention. Elle est grande et mince, son visage est agréable, et, si l’on se réfère à la façon dont elle est vêtue, elle accorde manifestement de l’importance à son apparence.
— Tu sais qui est cette dame ? demande Bernie.
— Oui, Jean me l’a présentée quand je descendais. Je crois qu’elle s’appelle madame Louarn. C’est la personne qui fait habituellement le ménage dans la maison et qui vient le seconder quand il reçoit, comme ce soir.
— Dis donc, elle est plutôt élégante pour une femme de ménage.
— C’est vrai, mais je crois qu’elle sert à table également, ce qui pourrait expliquer cela.
La nuit vient de tomber quand les premiers invités arrivent. Comme souvent ces derniers jours, une pluie fine dégouline du ciel et s’insinue dans tous les interstices où elle parvient à trouver un chemin. La camionnette du traiteur a quitté les lieux, abandonnant en cuisine un seul membre de l’équipe.
Jean Le Restif accueille ses visiteurs et fait les présentations. Bernie et Jean-Jacques sont respectivement “l’écrivain” et “l’agrégé de lettres” sans plus de précision.
L’apéritif est servi dans le grand hall où un buffet a été dressé. Madame Louarn, souriante et chaleureuse, assure le service, remplit les verres, fait circuler les petits fours et les “grignoteries”. L’ambiance est conviviale, les discussions s’engagent entre les invités.
Alors que Jean-Jacques, en homme disert et extraverti, s’épanouit lors de telles manifestations, Bernie, lui, aimerait plutôt être ailleurs. Il n’a aucun talent, ni aucune propension à converser avec de parfaits inconnus.
Heureusement, le docteur Bailly et son épouse, avec qui il discute pour l’instant, sont charmants et ce sont eux qui font les frais de la conversation. Le médecin décrit de long en large à Bernie ses dernières sorties en mer et les courants sournois dont il convient de se méfier.
Il ponctue son récit d’anecdotes qui se veulent amusantes et auxquelles Bernie réagit comme il se doit. Madame Bailly, quant à elle, fait ostensiblement l’effort de sourire aux plaisanteries de son mari qu’elle a pourtant certainement entendues des dizaines de fois.
Jean-Jacques s’entretient avec Antoine Kerivel des dernières tendances de la mode en matière d’ameublement notamment des mérites comparés des canapés en cuir ou en tissu. Bernie, qui l’observe à la dérobée, songe qu’il a de la chance d’être capable d’aborder n’importe quel sujet avec la même facilité et la même aisance.
Le pharmacien Régis Morvan est le dernier arrivé. Il salue tout le monde et, accompagné par le maître de maison, va se servir un verre.
L’apéritif se prolonge durant presque une heure et, l’alcool aidant, l’atmosphère se détend, les discussions s’animent et lorsque le maître des lieux indique à ses invités qu’il est temps de passer à table, c’est un joyeux brouhaha qui prend la direction de la salle à manger.
Le Restif n’a donné aucune indication à Jean-Jacques et Bernie sur la façon dont il allait présenter la mission qu’il leur a confiée. Tous deux craignent que cette information casse aussitôt l’ambiance et que les invités ne soient plus aussi bienveillants à leur égard.
Mais, à leur grande surprise, Le Restif ne fait aucune déclaration. Chacun a pris place et madame Louarn apporte l’entrée servie à l’assiette. Un demi-homard par personne accompagné d’un vin blanc de Loire. Les conversations s’interrompent le temps de déguster ce mets de qualité. Puis, vient le plat principal, une volaille de Bresse à la crème, accompagnée d’un vin de Bourgogne blanc, un meursault incomparable.
Bernie, s’il est peu loquace, est très gourmand et il goûte sans retenue la finesse des plats qui sont servis. Il note que la plupart des convives font honneur au repas et se délectent sans la moindre arrière-pensée.
Il échange des regards furtifs avec Jean-Jacques, qui, comme lui certainement, s’étonne de la tournure prise par les événements.
Mais le dîner se déroule sans que rien de particulier ne se passe et sans que personne ne puisse imaginer ses desseins cachés.
Tout le monde est repu, rassasié, lorsque le dessert est servi, une omelette norvégienne enflammée, sous les exclamations admiratives des convives.
Ce n’est qu’au moment du café que Le Restif devient solennel. Il se lève et fait tinter sa petite cuillère contre son verre pour obtenir l’attention de ses invités.
Il est très souriant et toutes les têtes sont tournées vers lui.
— Chers amis, déclare-t-il, j’espère que vous avez apprécié ce modeste repas.
Un concert unanime d’appréciations positives l’interrompt. Les deux mains dressées devant lui pour calmer cette gentille agitation, il poursuit :
— Je ne sais pas si vous vous en étiez douté, mais nous étions réunis ce soir pour une occasion bien particulière. Je souhaitais fêter un anniversaire… un anniversaire un peu particulier je dois l’admettre.
Des visages surpris le contemplent. Bernie, déjà à son enquête, observe avec attention toutes ces personnes, bien décidé à noter leurs moindres réactions.
Le Restif reprend :
— Chers amis, nous commémorons ce soir les dix ans du décès de mon neveu, Olivier.
Un silence assourdissant accueille cette déclaration. Certains dévisagent Le Restif avec étonnement, d’autres ont l’air gênés subitement, d’autres enfin se contentent d’une grimace à peine esquissée. Bernie est attentif à toutes ces réactions. Il est trop tôt pour en tirer la moindre conclusion, mais le discours ne fait que commencer.
— Souvenez-vous, nous étions tous là, ce soir maudit. Mon neveu avait dîné avec nous. Il semblait aller mieux, je crois qu’il avait vraiment apprécié le repas et puis, dans la nuit, il s’est donné la mort. Vous le savez, ma sœur – sa mère –, minée par le chagrin, ne lui a pas survécu très longtemps. C’est donc avec un mélange de tristesse et de nostalgie que j’ai souhaité, non pas fêter, mais marquer ou honorer d’une pensée particulière ce souvenir douloureux et je tenais à vous remercier de votre présence, vous qui étiez déjà là, il y a dix ans.
Personne ne se permet d’intervenir même si les visages sont interrogatifs, traduisant l’incompréhension des invités. Bernie, à l’instar de tous les autres, juge que Le Restif en a trop dit ou pas assez. Il n’a notamment fait aucune allusion à Jean-Jacques et à lui-même et il se demande même si l’homme n’a pas modifié, en dernière minute, ses projets d’enquête concernant la mort de son neveu ou alors s’il s’était complètement fourvoyé sur les intentions de leur hôte.
Perturbé par la situation, il se focalise sur Jean-Jacques pour essayer de lire ses pensées et il lui semble que son ami est aussi perplexe que lui.
Mais cette incertitude est de courte durée, car Le Restif qui était resté un moment silencieux fait à nouveau tinter sa cuillère contre son verre.
— Mes amis, ce n’est pas tout ce que je voulais vous annoncer, ajoute-t-il. Pour ma sœur et pour moi-même, j’ai souhaité honorer la mémoire de mon neveu. J’ai cherché, assez longuement je dois dire, comment je pourrais lui rendre un modeste hommage… et je pense avoir trouvé.
Les convives, certainement surpris mais bien élevés, ne manifestent aucune réaction particulière, pour autant les visages sont à nouveau braqués sur lui.
— Je ne sais pas ce que vous allez en penser, annonce-t-il, mais il m’a semblé que la rédaction d’une biographie d’Olivier serait un beau témoignage de considération.
Cette suggestion ne recueille aucune opposition ouverte. Les personnes présentes semblent même plutôt trouver la proposition intéressante.
Bernie se demande comment elles vont se comporter quand Le Restif expliquera quelle contribution il attend de ses amis. Cela ne tarde pas, car celui-ci enchaîne :
— Certains se sont étonnés de leur présence, mais vous comprenez mieux maintenant pourquoi se trouvent parmi nous un écrivain et un agrégé de lettres. J’ai fait appel à eux parce que mes talents littéraires ne me permettent certainement pas de m’atteler moi-même à la rédaction d’une biographie.
Cette boutade a pour effet de détendre un peu l’atmosphère et la tension que l’on sentait autour de la table diminue notoirement.
Le docteur Bailly est le premier à prendre la parole :
— Pardonne-moi, Jean, je ne suis pas sûr d’avoir bien tout compris, s’étonne-t-il. Tu vas nous le confirmer, mais il est vraisemblable que tes amis n’aient pas connu ton neveu. Pour sa biographie, c’est donc toi qui vas leur fournir les éléments et eux se chargeront de mettre tout ça sous une forme plus littéraire ? C’est bien ça ?
— Voilà, tu as tout compris. C’est comme ça que les choses vont se passer.
Régis Morvan, le pharmacien, intervient à son tour :
— Serons-nous sollicités pour la période qu’Olivier a passé chez toi ? Si ma mémoire est bonne il y est resté un peu plus d’un an. Après tout, nous l’avons tous connu, à des degrés divers certes, mais nous avons quand même eu l’occasion d’échanger quelques mots avec lui.
Bernie retient son souffle. Comment Le Restif va-t-il réagir à cette question ? De sa réponse dépendront sans aucun doute leurs capacités d’action à Jean-Jacques et à lui.
— C’est une très bonne question, répond-il. Il est possible qu’ils souhaitent vous rencontrer pour évoquer cette dernière partie de sa vie – il se tourne, à tour de rôle, vers chacun d’eux, comme pour les interroger. Qu’en pensez-vous, Messieurs ? Aurez-vous besoin de rencontrer nos amis ?
Bernie se fait tout petit, bien décidé à laisser Jean-Jacques répondre pour eux deux.
Ce dernier, tout sourire, ne se démonte pas :
— Écoutez, nous n’avions pas envisagé cet aspect de la question, mais puisque vous le suggérez, pourquoi pas ?
Pour Bernie, la réponse de Jean-Jacques est un véritable coup de maître. Il vient de faire accréditer l’idée que la proposition de rencontrer les amis de Le Restif émane d’eux-mêmes.
Ce dernier reprend la main :
— Je jouerai les entremetteurs si vous voulez bien.
Antoine Kerivel, qui n’avait encore rien dit, se mêle soudain à la conversation.
— Comment comptez-vous présenter cette biographie ? Plutôt comme un simple récit, impersonnel, ou bien plutôt comme une histoire plus romanesque ? D’ailleurs, ajoute-t-il en regardant Bernie, vous qui êtes romancier, quel genre de romans écrivez-vous ?
Bernie redoutait cette question. Il s’y était préparé et, avec la facilité qu’ont désormais les gens de tout vérifier sur Internet, avait conclu qu’il ne servirait à rien de mentir.