La prisonnière de l'Île Grande - Bernard Enjolras - E-Book

La prisonnière de l'Île Grande E-Book

Bernard Enjolras

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Beschreibung

Régis, serveur dans une brasserie lannionnaise, surprend un client à l’allure louche photographiant en cachette la belle Doria, sa collègue. Par la suite, il s’inquiète lorsque la jeune femme ne se présente pas à son travail. Bernie Andrew et Jean-Jacques Bordier, qui s’intéressent au sort de la disparue à la demande de sa mère, sont abasourdis quand Régis est retrouvé mort sur la côte de l’Île-Grande. En l’absence d’indices significatifs, leurs chances de retrouver en vie Doria s’avèrent très limitées.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Né à Lyon, Bernard Enjolras vit depuis de nombreuses années à Trégastel. C’est là qu’il écrit, au cœur de la magnifique Côte de Granit rose. Son dix-septième roman correspond à la quatorzième enquête de Bernie Andrew, accompagné comme il se doit de son vieil ami Jean-Jacques Bordier. Ce nouvel ouvrage nous entraîne à la découverte de l’Île-Grande, située à la limite nord de la baie de Lannion, à Pleumeur-Bodou.

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Couverture

Page de titre

À Orlaith

REMERCIEMENTS

À Roger Le Doaré,

et à toute l’équipe des Éditions Alain Bargain.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Julien vient de franchir le dernier rond-point et se trouve désormais tout proche du centre de Lannion. Le ciel gris n’est pas vraiment menaçant. S’il se maintient ainsi, la pluie ne devrait pas faire son apparition dans l’immédiat.

Julien, qui roule depuis déjà un bon moment, jette un rapide coup d’œil à la pendulette de son tableau de bord. Ce qu’il y lit ne le surprend pas, car son estomac le titille depuis plusieurs kilomètres déjà.

Il est largement l’heure de déjeuner et les envies de restaurant qui le saisissent l’incitent à prendre la direction d’une brasserie nouvellement installée qu’il n’a pas encore eu le loisir de découvrir.

Le parking, très chargé, lui fournit un indice plutôt en faveur de la bonne qualité de l’établissement.

Il tourne quelques secondes et déniche facilement un emplacement, assez large pour son véhicule, coincé entre la camionnette d’une entreprise de peinture et le fourgon d’un carreleur.

Il sort de sa voiture, pousse la porte du restaurant et se sent aussitôt désagréablement agressé par la cacophonie et le brouhaha émanant des convives qui occupent l’espace.

Il balaye machinalement la salle du regard. Toutes les places paraissent occupées et les employés s’agitent autour des tables. Il décide d’affronter cette foule sonore et se fraye un chemin en direction du bar derrière lequel un homme, plutôt costaud, en bras de chemise, occupé à essuyer des verres, le regarde s’avancer vers lui d’un air avenant. L’individu, aux cheveux grisonnants, affiche une mine fatiguée. Il semble avoir dépassé la quarantaine, mais peut-être ne s’agit-il que d’une impression trompeuse.

Julien se rapproche.

— Bonjour, dit-il, on peut encore déjeuner ?

Le sourire de l’homme s’élargit.

— Bien sûr, Monsieur. J’ai la 5 qui va se libérer, si vous pouvez seulement patienter quelques petites minutes.

Julien a très envie de se laisser tenter. Il tourne les yeux vers la table en question. Les deux hommes en bleu de travail qui l’occupent sont en train de terminer leurs desserts et ne devraient plus tarder à quitter les lieux.

— C’est bon pour moi, j’ai tout mon temps, déclare Julien.

— Vous prendrez quelque chose en attendant ?

Julien n’a besoin que de quelques secondes de réflexion et commande une bière.

Presque instantanément un sous-verre en carton et un bock mousseux se matérialisent devant lui. Alors qu’il porte la boisson à ses lèvres, le consommateur le plus proche de lui, cramponné au bar comme à une planche de salut, s’exclame :

— Patron, vous me remettrez sa petite sœur !

Julien comprend alors que celui qu’il prenait pour un barman dirige en fait le restaurant. Il lui jette un regard plus scrutateur et juge qu’effectivement l’homme a la prestance d’un chef.

Il n’a même pas le temps de terminer sa bière que déjà un garçon empressé, à la limite de l’obséquieux, l’invite à prendre place à la table qui vient de se libérer. Il a déjà eu tout le temps de prendre connaissance du menu et passe sa commande rapidement. Il se perd en rêveries en attendant d’être servi.

L’ambiance qui l’environne lui convient à merveille et ses pensées se dissolvent dans le bourdonnement réconfortant de la salle.

Bientôt le serveur dépose devant lui une assiette brûlante et il attaque aussitôt son plat principal, l’esprit serein, sans la moindre arrière-pensée.

C’est alors qu’il repose sa fourchette pour se servir un verre du quart de rouge posé devant lui qu’il relève par hasard la tête et reste subitement comme pétrifié sur place.

La vision qui apparaît devant ses yeux le cloue sur son siège et il se demande s’il n’est pas en train de délirer.

C’est incroyable !

C’est elle, ce ne peut être qu’elle !

Une ressemblance comme celle-là n’existe pas !

C’est bien la guitariste et chanteuse du groupe les “Filles de Dana” qui, les bras chargés de plats du jour, se faufile entre les tables et plaisante avec les clients.

Elle est vêtue d’un jean foncé, très serré, qui met en valeur ses formes juvéniles et élancées, et d’un corsage à gros carreaux, rouge et noir, largement ouvert qui dévoile l’amorce de sa poitrine. Ses longs cheveux bruns encadrent son visage à la peau claire.

Elle est trop loin de Julien pour qu’il puisse distinguer la couleur de ses yeux, mais il ne doute pas un seul instant qu’ils sont d’un bleu profond dans lequel on doit se laisser engloutir avec effroi et passion, comme un bateau s’abîme dans l’eau sombre d’une mer déchaînée.

Julien a découvert les Filles de Dana assez récemment, un peu par hasard, et il est devenu fan presque instantanément. C’est la première fois de sa vie qu’il éprouve de tels sentiments. Une véritable obsession s’est emparée de son esprit. Il est comme envoûté, ensorcelé, magnétisé…

Le groupe est composé de deux jeunes femmes qui chantent et jouent de la guitare en virtuoses. Il y a une blonde et une brune, et Julien est tombé sous le charme de la brune. Elle est pour lui la beauté incarnée et paraît si gentille ! Il n’y a aucun doute, quand il regarde ses clips vidéo, son regard ne saurait le tromper, elle joue pour lui. Ses sourires enjôleurs ne sont destinés qu’à lui seul et, comme par miracle, elle se trouve là, à quelques mètres de lui.

Julien comprend ne pas se trouver dans la bonne partie de la salle et qu’il n’y a aucune chance que la jeune femme s’approche de lui. Il n’aura affaire qu’au serveur qui s’est occupé de lui jusqu’à présent.

Il décide de la prendre en photo sans se faire remarquer, photo volée qu’il pourra comparer avec les véritables portraits des Filles de Dana.

Julien se maudit de n’avoir que son téléphone sous la main et juge que cela n’est pas très malin de la part du photographe talentueux qu’il est persuadé d’être. Il sort son portable et le positionne devant lui comme s’il consultait son écran.

Il mitraille la jeune femme à chaque fois qu’elle apparaît dans le champ de son appareil et dispose rapidement d’une bonne douzaine de clichés.

Le serveur, qu’il n’avait pas vu arriver, le prend totalement par surprise :

— Vous avez terminé, Monsieur ?

Julien sursaute et reprend brusquement contact avec la réalité. L’apparition qui lui a chamboulé les sens lui a fait occulter totalement son repas. Il baisse les yeux sur son assiette et découvre qu’il a consommé seulement la moitié de son plat.

Il s’excuse maladroitement :

— Non, non, pas encore…

Le serveur le regarde d’un drôle d’air. Julien, gêné, se demande s’il s’est aperçu de son petit manège et de son intérêt pour sa collègue.

— Le plat ne vous convient pas, Monsieur ?

Julien essaye de rattraper la situation.

— C’est parfait, s’exclame-t-il en montrant son téléphone. Je viens simplement de recevoir un message auquel j’ai été obligé de répondre.

Le garçon lui décoche un coup d’œil soupçonneux. Il finit par s’éloigner, mais ne paraît guère convaincu.

Julien est mécontent de lui-même. Il a failli se laisser surprendre en train de photographier une jeune femme à son insu. Il décide de faire profil bas et de finir son repas sans attirer davantage l’attention sur lui.

Le nez baissé devant lui, il termine son plat et attend que son assiette soit débarrassée. Il commande ensuite un dessert pour se comporter comme un consommateur ordinaire.

Il ne s’attarde pas inutilement et se déplace jusqu’au bar pour régler son addition.

Une femme qu’il n’avait pas encore aperçue officie derrière la caisse. Peut-être s’agit-il de l’épouse du patron ? Âgée d’une quarantaine d’années, elle est élégamment vêtue d’une robe fluide en crêpe uni. Ses cheveux auburn, coupés court, forment comme un casque autour de son visage aux traits fins, délicatement maquillés.

Julien ne peut s’empêcher de penser que cette aimable personne doit aimer son métier et le contact avec les clients.

— Tout s’est bien passé, Monsieur ? s’enquiert-elle, un sourire commercial aux lèvres.

— Très, très bien, merci.

Elle pousse devant lui le lecteur de carte et il règle sa note d’un coup de “sans contact” efficace.

Il remarque, alors qu’il s’apprête à partir, que le garçon de salle qui a failli le surprendre a les yeux braqués sur lui. Il s’efforce, en sortant, de ne manifester aucun intérêt pour la jeune serveuse qu’il a photographiée à plusieurs reprises.

Il retrouve sa voiture esseulée sur le parking. Les véhicules d’artisans qui l’entouraient ne sont plus là. Julien vérifie machinalement que sa carrosserie n’a pas été endommagée par les portières des fourgons et déverrouille son véhicule.

Il se laisse tomber lourdement sur son siège, encore sous le coup de l’émotion procurée par la vision de la jeune femme.

Il lui semble impossible que cette rencontre totalement inattendue s’achève ainsi, aussi brusquement qu’elle s’est produite, sans le moindre espoir d’une suite.

Perturbé, il se convainc de ne pas en rester là. Il doit absolument revoir cette fille dont il ne connaît même pas le prénom. S’il n’y avait pas eu ce maudit serveur qui l’observait, il aurait tenté quelque chose, n’importe quoi, pour lui adresser la parole, établir un premier contact…

Il met le moteur en route et quitte le parking l’esprit encombré de folles perspectives et de projets insensés.

Arrivé chez lui, il se précipite dans son studio photo. De grands posters des Filles de Dana ornent les murs. Il sort son portable et compare ses photos volées avec le portrait des musiciennes. La ressemblance entre la guitariste brune et la serveuse de la brasserie est frappante.

Il s’installe derrière son PC sur lequel il transfère les photos depuis son téléphone. Un court traitement informatique lui permet d’éliminer tous les éléments parasites qu’il ne souhaite pas conserver. Il procède ensuite aux impressions en couleur sur son imprimante et recueille religieusement les portraits de la jeune femme.

Il sélectionne le meilleur et le tend à bout de bras devant lui pour le comparer avec celui de Clara Lebrun, la guitariste des Filles de Dana.

La ressemblance est incroyable, stupéfiante !

Julien est sûr désormais que son imagination ne lui a pas joué un mauvais tour.

Il punaise au mur la photo de la serveuse à côté de celle de la musicienne. Enfoncé dans son fauteuil, il se perd dans la contemplation des deux images comme dans un rêve éveillé.

Un coup de klaxon lointain dans la rue le ramène subitement à la réalité et il retombe aussitôt sur terre.

Il a conscience qu’il vient d’ouvrir un nouveau chapitre de sa vie. Il est évident que cette rencontre inattendue ne doit rien au hasard. C’est un signe évident adressé par son destin qu’il ne doit pas laisser filer.

Il se perd aussitôt en conjectures, en folles hypothèses sur la meilleure façon d’agir.

Il doit revoir cette jeune femme, entrer en contact avec elle, se faire connaître d’elle.

La meilleure façon de procéder serait bien évidemment de retourner au restaurant, d’engager la conversation, de lui parler…

L’image du serveur qui le regardait d’un air suspicieux surgit soudainement dans ses pensées.

A-t-il pu remarquer son intérêt pour la jeune femme ?

En y réfléchissant bien, il a plutôt dû être surpris parce que Julien ne finissait pas son assiette et il ne s’est absolument pas aperçu que la serveuse était photographiée en cachette.

Cette pensée réconforte Julien, car elle lui ouvre la possibilité de retourner au restaurant sans danger et rencontrer la jeune femme.

Dans le doute, il lui reste la possibilité, sans courir le moindre risque, de se faire remarquer à l’intérieur du restaurant, de se positionner sur le parking et de guetter les heures d’arrivée et de départ de la jeune femme.

Ce ne serait ensuite qu’un jeu d’enfant de la prendre en filature, repérer son adresse et envisager d’autres modalités pour faire sa connaissance.

Mais Julien se dit qu’il a tout son temps et qu’il ne servirait à rien de brusquer les choses. La bonne décision surgit normalement au terme d’un long processus, et ce processus n’en est qu’à sa phase initiale.

L’objectif est clairement défini, entrer en contact avec la jeune femme.

Et la fin justifie les moyens, c’est bien connu.

Le sourire carnassier d’un prédateur prend alors lentement forme sur les traits du jeune homme.

Il a trouvé sa proie.

C’est à lui qu’il appartient désormais de s’en saisir.

II

Cinq semaines ont passé

Jean-Jacques Bordier pousse la porte du restaurant et, son vieux complice Bernie Andrew sur les talons, se laisse happer par la salle qui commence à se remplir.

Il joue les mystérieux depuis qu’il a récupéré son ami à la gare, mais ce dernier n’est pas dupe. Jean-Jacques prépare quelque chose, une surprise, cela va sans dire, mais de quoi peut-il bien être question ?

Bernie est persuadé qu’il s’agit d’une rencontre avec un individu à la personnalité particulière, voire spéciale, ce genre de personnage que Jean-Jacques apprécie et aime faire connaître à son ami romancier. Il sait que, parfois, l’écrivain a besoin d’aide pour booster sa créativité et il s’ingénie à le mettre en contact avec des hurluberlus dont il pense qu’ils pourraient l’inspirer.

Bernie s’attend donc à trouver une table réservée pour trois, dont une des places serait déjà occupée par un convive inconnu.

Mais ce n’est pas du tout ce qui se produit.

Le serveur qui les prend en charge se dirige vers le fond de la salle et les installe à une petite table ne comptant que deux couverts. Bernie, surpris, prend le parti de ne faire aucun commentaire. Jean-Jacques veut le surprendre ? Eh bien, qu’il le surprenne ! Les deux hommes se débarrassent de leurs vêtements sur les dossiers de leurs chaises et prennent place confortablement.

Le garçon leur demande alors :

— Messieurs, vous prendrez un apéritif ?

Les deux amis se consultent rapidement du regard et, d’un commun accord, acquiescent d’un hochement de tête. Ils passent leur commande et suivent des yeux le garçon qui prend la direction du bar.

Bernie se tourne alors vers Jean-Jacques ;

— Bon ! s’exclame-t-il, si tu me disais maintenant de quoi il retourne.

Jean-Jacques joue l’étonné :

— Mais qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas…

— Ne me prends pas pour un idiot. Je te connais assez pour savoir que tu as une idée derrière la tête. Je pensais que tu voulais me présenter un spécimen d’humanité intéressant, mais il s’agit manifestement d’autre chose. Tu ne m’as pas fait traverser tout Lannion pour un simple déjeuner dans une brasserie, fût-elle la meilleure de la région.

Jean-Jacques se met alors à rire :

— Décidément, je vais finir par penser que tu lis en moi comme dans un livre ouvert.

Il marque un temps comme s’il réfléchissait à la meilleure façon de présenter son affaire, puis reprend :

— En fait, et même si ça ne me fait pas plaisir de le reconnaître, tu as raison. Je t’ai entraîné dans ce restaurant pour une raison très particulière.

Bernie se met à sourire, content d’avoir percé son vieil ami à jour.

— Je t’écoute, dit-il.

— Eh bien, je vais te laisser deviner ! Regarde bien autour de toi, imprègne-toi de l’ambiance qui règne dans ces lieux et dis-moi si tu captes des vibrations particulières, si tu sens des choses qui te permettraient de savoir pourquoi nous sommes là.

Bernie n’apprécie pas particulièrement ce genre de défi, mais, pour être agréable à son ami, il fait comme s’il acceptait le challenge de bon cœur. Il regarde autour de lui avec la plus grande attention, fait mine de renifler l’atmosphère comme un chien à la recherche d’une piste. En même temps qu’il fait ces pitreries, il réfléchit. Connaissant Jean-Jacques comme il le connaît, il se doute bien que ce qu’il fait semblant de chercher doit être lié de plus ou moins près à un événement qui pourrait relever d’une intrigue policière.

Les deux amis ont en effet déjà été impliqués à plusieurs reprises dans des enquêtes sur lesquelles la police ou la gendarmerie se cassaient les dents et où leur apport s’était montré déterminant. Mais, en l’occurrence, il ne s’est pas intéressé aux nouvelles locales depuis longtemps et n’a aucune idée des faits divers qui ont pu récemment défrayer la chronique de Lannion et ses environs.

Il poursuit sa réflexion et conclut que l’affaire est forcément liée au restaurant dans lequel ils se trouvent.

Il balaye à nouveau l’endroit du regard et ne décèle aucun dégât apparent ni aucune trace de réparations ou réfections récentes.

Jean-Jacques lui propose donc de s’intéresser à une personne physique liée personnellement à l’établissement.

Un client, un membre du personnel ?

Bernie considère que la probabilité qu’un client soit concerné est assez faible. Jean-Jacques n’aurait pas retenu le restaurant pour lui soumettre son énigme.

Reste un membre de l’équipe.

Les yeux de Bernie se portent aussitôt sur le serveur qui les a pris en charge. Il est manifestement très occupé par son service, mais donne l’impression d’être en pleine maîtrise. Le jeune homme lui a paru plus obséquieux que serviable et il ne l’a pas trouvé particulièrement sympathique.

Il s’intéresse ensuite à l’autre personne en salle, une jeune femme essoufflée, qui semble complètement dépassée par les événements. Elle n’arrive manifestement pas à s’imposer à ses clients exigeants et à suivre le rythme effréné du coup de feu du déjeuner.

Il observe ensuite le couple derrière le bar. Ce sont manifestement les patrons, en tout cas ils en ont l’assurance et la prestance.

Restent enfin les employés qui travaillent en cuisine et qui sont invisibles.

Bernie a du mal à se faire un jugement et à se prononcer, mais il décide de jouer un dernier tour à Jean-Jacques. Il se penche en avant, l’air mystérieux, du genre “ils sont là, ils nous observent” et, les mains tendues devant lui, psalmodie d’une voix tremblotante :

— Tu avais raison, Jean-Jacques, je capte dans cette salle des vibrations étranges… Je ressens ce drame, oui, c’est bien le mot, ce drame affreux qui a frappé récemment…

En même temps qu’il s’exprime de cette voix qu’il veut caverneuse, son regard est plongé dans celui de son ami. Il connaît la technique des mentalistes qui s’aident de l’attitude de leur public pour avancer pas à pas.

Il voit l’étonnement dans les yeux de Jean-Jacques, conclut qu’il est sur la bonne voie et continue sur le même ton ténébreux :

— Je perçois la tragédie de cette malheureuse personne…

Les yeux médusés de son ami l’incitent à poursuivre :

— C’est quelqu’un du restaurant… – la mine de Jean-Jacques ne peut le tromper – une personne de l’équipe…

La vision de la serveuse, rouge de confusion, au bord de la rupture s’impose alors à lui. Une chance sur deux ! Il se lance complètement à l’aveuglette :

— Je vois une jeune femme… oui, c’est bien ça, une jeune femme dans les tourments…

Il se redresse brusquement, apparemment hagard, épuisé, le souffle rauque.

Jean-Jacques lui jette un regard éberlué, à la limite de l’effroi. Il a l’air complètement tétanisé.

— Mais Bernie… balbutie-t-il, comment est-ce possible ? Comment as-tu fait ? Moi, je plaisantais. Je n’imaginais pas un seul instant que tu te mettrais dans un état pareil.

Un des gros défauts de Bernie est qu’il est très cabotin. Il ne cherche pas à détromper son ami, bien au contraire.

— Tu m’as mis au défi, explique-t-il, en feignant l’épuisement. Je me suis concentré au maximum et c’est bien malgré moi que ces pensées tragiques m’ont envahi l’esprit. Je ne sais même plus ce que j’ai raconté. Je devais être en transe. Je n’ai pas dit trop de bêtises ?

Jean-Jacques se laisse naïvement prendre :

— Mais non ! Je t’assure, c’était remarquable, tu as mis droit dans le mille. Tu as parlé d’une jeune femme, de quelqu’un du restaurant, c’est tout à fait ça !

Bernie continue sa comédie :

— Ah bon ! Tu es sûr ?

— Mais complètement. Je t’ai amené dans cette brasserie parce que la serveuse qui travaillait ici il y a peu a mystérieusement disparu.

— Comment ça “disparu” ?

— Eh bien, elle s’est tout bonnement évanouie dans la nature un beau matin !

Sur le moment Bernie reste silencieux. Il est lui-même surpris d’avoir été aussi proche de ce que Jean-Jacques voulait lui faire découvrir. Il jette, sans y penser, un regard à la jeune femme qui se démène dans la salle. Elle débute, c’est évident, et remplace, comme elle peut, celle qui a disparu. Bernie demande :

— Tu as lu ça dans la presse locale ?

Jean-Jacques se trouble un peu :

— Oui, c’est-à-dire, je l’ai lu, mais il y a aussi une amie qui m’en a parlé.

— Ah, une amie…

— Oui, en fait une personne que je connais un peu et qui est elle-même une connaissance de la maman de la disparue.

Bernie comprend alors ce qui a conduit son vieux complice à mettre en place ce stratagème pour l’intéresser à cette affaire. Il demande sur un ton malicieux :

— Et cette personne t’a demandé d’essayer de me faire deviner pourquoi et comment le restaurant dans lequel nous sommes était lié à la disparition.

Jean-Jacques essaye maladroitement de se justifier :

— Oui… enfin si l’on veut. J’ai pensé que ce pourrait être intéressant de nous mettre en situation pour voir ce que nous pourrions faire…

Bernie l’interrompt :

— Mais enfin, Jean-Jacques, qu’est-ce que tu penses que nous pourrions faire ? Tu imagines bien que les parents de cette serveuse sont allés voir la police, qu’il y a certainement déjà eu une enquête.

— Oui, je sais bien, mais il y a peut-être quand même quelque chose à faire.

Le moment de gêne qui s’installe entre les deux amis est brusquement interrompu par l’intervention du serveur qui s’est approché d’eux :

— Tout s’est bien passé, Messieurs ? leur demande-t-il. Je peux débarrasser ?

C’est Bernie qui répond :

— Très bien. Dites-moi, est-ce que je peux vous poser une question ?

Le jeune homme lui jette un regard étonné, non dénué d’une lueur de crainte.

— Je vous en prie, répond-il.

— La serveuse qui est là aujourd’hui est nouvelle, n’est-ce pas ? Celle qui était là avant ne travaille plus ici ?

Le regard du serveur s’assombrit soudain. Il est clair que les interrogations de ce client inconnu le mettent mal à l’aise.

Il ne semble guère disposé à s’épancher sur le sujet ce qui oblige Bernie à se dévoiler un peu plus. Il demande à voix basse :

— Mon ami me dit qu’elle a disparu et j’ai du mal à le croire. Vous qui avez travaillé avec elle, vous pouvez me le confirmer ?

Le garçon doit se sentir coincé, car il lui faut plusieurs secondes pour réagir. Il gagne un maximum de temps en récupérant les assiettes avant d’admettre du bout des lèvres :

— Oui, c’est vrai. Personne ne sait où elle est passée.

— C’est incroyable, insiste Bernie. La police a dû faire une enquête. Ils ont certainement interrogé les gens qui la connaissent, ses parents, ses amis, ses collègues de travail… vous, par exemple.

Le jeune homme s’est redressé, il est maintenant prêt à rapporter les assiettes sales en cuisine. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que la situation le met mal à l’aise et qu’il n’est pas très chaud pour s’engager sur un terrain qu’il doit juger glissant. Bernie relance sa question restée sans réponse d’un coup de menton énergique équivalent à un « alors ? » qui ne laisse place à aucun doute et appelle impérativement une réponse.

Le serveur rétorque alors :

— Un policier est passé ici pour interroger les patrons et tout le personnel, mais personne ne savait rien, bien sûr…

Pour bien montrer que cette discussion l’ennuie, il demande sèchement :

— Messieurs, est-ce que vous prendrez un dessert ?

Il note la commande et, sans ajouter un mot, prend illico la direction du bar.

Bernie qui le regarde s’éloigner se fend d’un commentaire amer :

— Eh bien, avec des témoins comme ça, on est servis ! Tu vois, c’est bien ce que je te disais, que veux-tu que l’on fasse dans cette histoire ?

— Effectivement, concède Jean-Jacques, on ne peut pas dire qu’il soit très coopératif, mais il n’est pas la seule personne qui connaisse la disparue. Sa maman est prête à nous rencontrer, je n’ai qu’un coup de fil à passer. Moi, je crois qu’au moins par égard pour elle nous pourrions passer la voir, cela ne nous coûterait pas grand-chose.

Il se tait subitement, car le serveur est soudain près d’eux. Il dépose leurs desserts devant eux et demande d’un ton distant :

— Vous prendrez des cafés ?

Avant que Jean-Jacques n’ait pu répondre, Bernie réplique :

— Merci, mais nous irons les prendre au bar.

Le garçon s’éloigne et Jean-Jacques interroge son ami du regard. Ce dernier lui explique ce qu’il a en tête :

— Puisque nous sommes là, autant en profiter. Notre café nous sera servi par le patron ou la patronne. Ce sera une bonne occasion pour engager la conversation et je compte sur toi pour les faire parler. Tu te débrouilleras beaucoup mieux que moi.

C’est de cette façon que fonctionnent habituellement les deux acolytes et Jean-Jacques y est habitué depuis le temps. Chez les policiers on parle du good cop et du bad cop, la répartition des rôles est assez proche dans leur binôme. Il en est l’élément disert, capable d’animer n’importe quelle conversation avec n’importe quelle personne, alors que Bernie en est le taiseux, celui qui semble n’avoir jamais rien à dire.

Quelques instants plus tard, les assiettes sont vides. Le regard de Bernie plonge dans celui de Jean-Jacques. Il est prêt, ils sont prêts tous les deux. Ils abandonnent leurs chaises respectives et prennent, d’un air résolu, la direction du bar.

III

Les deux compagnons, Jean-Jacques tout souriant en tête, s’approchent du bar sous le regard de la patronne qui les suit des yeux depuis qu’ils ont quitté leur table.

— Tout s’est bien passé, Messieurs ? demande-t-elle d’un ton affable.

— Très, très bien, répond Jean-Jacques. Nous prendrons deux petits cafés pour terminer.

Ils sont servis très rapidement et Jean-Jacques entame la conversation sans tarder.

— C’est toujours la même effervescence à midi ?

— Ah oui ! Ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça le coup de feu.

— Ne prenez pas ça pour une critique, mais votre petite serveuse semble avoir du mal à faire face à la situation.

La patronne tourne la tête et jette un rapide regard à la jeune fille qui se hâte vers la cuisine, les bras chargés d’assiettes vides. Une moue éloquente apparaît sur son visage.

— Ah, la petite Manon… Il faut lui pardonner, elle débute. Dans quelques jours elle sera aussi à l’aise que l’était…

Elle s’interrompt brusquement comme si elle en avait déjà trop dit. Mais il est trop tard, Jean-Jacques a instantanément saisi la balle au bond :

— Vous voulez parler de la jeune fille qui était là avant elle. Je ne sais pas si c’est vrai, mais des amis de Lannion m’ont dit qu’elle avait disparu, comme ça, du jour au lendemain. Cela a dû vous mettre sacrément dans la panade ?

Jean-Jacques s’est efforcé de s’exprimer sur un ton badin, mais il sent bien que, d’un seul coup, l’attitude de son interlocutrice s’est altérée. Elle semble soudain sur ses gardes et sa physionomie avenante laisse place à une posture plus défensive.

D’un air complètement innocent, il tourne, comme si de rien n’était, sa petite cuillère dans sa tasse. Après un silence de très longues secondes, il ajoute :

— Et vous avez eu le fin mot de cette histoire ? Vous savez pourquoi elle vous a plantés là, comme ça, un beau matin ?

La perplexité se lit sur le visage de la patronne. On la devine hésitante à se laisser entraîner dans la discussion que lui propose son client. Mais son naturel commerçant reprend assez vite le dessus, car elle déclare :

— Nous n’avons eu aucune nouvelle et il semblerait bien que personne n’en ait eu.

— Et il vous a fallu trouver une autre serveuse en catastrophe. Cela n’a pas dû être facile, comme ça, du jour au lendemain…

— Ah, pour ça ! Le jour où elle n’est pas venue sans nous avoir prévenus nous étions furieux. Mon mari a essayé de la joindre sur son portable, mais rien à faire. Nous avons ensuite appelé sa mère qui était encore plus affolée que nous. C’est là que nous avons commencé à comprendre que cette absence n’était pas anodine…

Jean-Jacques compatit au discours de la patronne en hochant lentement la tête.

— La pauvre… et vous n’avez aucune idée de ce qui a pu lui arriver ? Elle a peut-être tout simplement suivi un amoureux. Cela arrive chez les jeunes filles.

La patronne n’a pas le temps de répondre, car son mari s’approche soudain et se mêle à la conversation.

S’adressant à son épouse il demande :

— Vous êtes en train de parler de Doria ?

Sa femme répond :

— Monsieur me demandait si nous avions de ses nouvelles.

Le patron se tourne alors vers Jean-Jacques.

— Ça vous intéresse ? Vous la connaissez ? interroge-t-il assez rudement.

Jean-Jacques, légèrement gêné aux entournures, ébauche alors un geste ambigu et se fend d’une réponse peu compromettante :

— Je ne la connais pas personnellement, mais c’est une très bonne amie de sa mère qui m’en a parlé. Il paraît que la maman est très inquiète.

— On le serait à moins, commente la patronne. Avec tout ce qu’on voit dans les journaux, vous avouerez qu’il y a de quoi s’inquiéter ! On vit à une époque où il faut se méfier de tout le monde et c’est spécialement vrai pour les filles, et surtout quand elles sont jolies.

Jean-Jacques et Bernie échangent un rapide regard. Ils viennent peut-être de récolter une information intéressante.

Nul besoin de paroles entre eux. Jean-Jacques a compris et demande aussitôt :

— Si je comprends bien, Doria est plutôt une jolie fille ?

— Plutôt jolie, oui, répond la patronne. Mais attention, elle ne se laissait pas marcher sur les pieds pour autant.

Jean-Jacques abonde alors dans son sens :

— Il est évident qu’une serveuse doit avoir du répondant.

Après s’être tourné en direction de la salle, il ajoute :

— Vous avez une clientèle de jeunes hommes et j’imagine volontiers, si elle était aussi jolie que vous le dites, qu’il y en a plus d’un qu’elle ne devait pas laisser indifférents.

Jean-Jacques se rend compte, en terminant sa phrase, qu’il est peut-être allé trop loin.

En effet, le patron se manifeste sans attendre :

— Attention, n’allez pas sous-entendre que sa disparition est liée à son travail chez nous. Les clients sont comme ils sont, mais il n’y a jamais eu aucun problème avec eux. Il y a eu une enquête vous savez, et les policiers ont bien fait leur travail. Ils ont examiné les bandes des caméras de surveillance et tout le tralala. Alors, s’il y a quelque chose à chercher je peux vous garantir que ce n’est pas ici !

— Je n’en doute pas un seul instant, concède Jean-Jacques. Ma réflexion sur les jolies filles était plus une généralité qu’autre chose. D’ailleurs, rien ne prouve que Doria ait disparu à cause de son physique.

— Je suis tout à fait d’accord avec vous, conclut le patron. Bon, mais c’est pas le tout ! Vous prendrez autre chose, Messieurs, ou bien vous préférez avoir votre addition tout de suite ?

Jean-Jacques et Bernie n’ont pas besoin de se faire répéter le message deux fois, il est assez clair.

Ils règlent l’addition et sortent du restaurant.

Ils ont à peine quitté les lieux que, déjà, le jeune homme qui les a servis s’approche de la patronne. Elle le connaît bien et remarque immédiatement ses yeux fureteurs.

— Qu’est-ce que tu veux, Régis ?

Il hausse les épaules comme si, justement, il ne désirait rien de particulier, mais demande quand même :

— Qu’est-ce qu’ils voulaient, ces deux types ? Ils en avaient encore après Doria ?

— Ah bon ! Ils t’ont posé des questions à toi aussi ?

Il secoue négativement la tête.

— Pas vraiment, ils m’ont simplement demandé si elle avait vraiment disparu. Non, mais, ils se prennent pour qui ces deux-là ? Ce sont des flics ou quoi ?

— Tu as peur des flics ?

Il hausse à nouveau les épaules, d’un air outré cette fois. Lui, peur des flics ? Et puis quoi encore !

Avant de retourner à son service il se déplace jusqu’à la vitrine et essaye de repérer quelle est la voiture des deux inconnus. Il remarque un véhicule quittant le parking, mais n’a aucune certitude qu’il s’agit bien des deux hommes.

La patronne, qui observe son manège, se demande bien ce qu’il a l’air de craindre tout à coup.

Elle a compris depuis longtemps qu’il est du genre fouineur. Elle s’en méfie donc et se tient sur ses gardes avec lui.

Elle connaît notamment son caractère ombrageux et ses brusques sautes d’humeur pour un oui ou pour un non, mais sa présente attitude l’étonne. Elle jette un rapide coup d’œil à son mari, occupé avec un client, qui manifestement n’a pas été témoin des interrogations de leur serveur.

Elle décide de ne rien lui dire, mais, en son for intérieur, elle se pose des questions. Il semblerait que Régis ait peur de la police et elle se demande bien pourquoi.

*

Jean-Jacques raccroche son téléphone portable et se tourne vers Bernie.

— Elle nous attend.

— Dis-moi, c’est expéditif ! Ton amie avait préparé le terrain ?

Jean-Jacques élude la question d’un borborygme sujet à interprétation. Il n’a pas l’intention de révéler à son compère que son plan était arrêté depuis longtemps et qu’il s’était quasiment engagé à ce que son vieil acolyte vienne à la rescousse d’une maman en détresse. Il n’a personnellement jamais rencontré cette femme désemparée, mais il sait qu’elle sera heureuse de les recevoir Bernie et lui.

Jean-Jacques se dirige sans hésiter dans ce quartier en périphérie de Lannion et va se garer au pied d’un immeuble modeste d’un petit ensemble résidentiel.

— Si j’ai bien compris l’adresse que m’a donnée mon amie, ce doit être là.

Bernie et lui prennent le temps d’observer attentivement le bâtiment de quatre étages. Les lieux n’ont rien d’ostentatoire et les logements ressemblent à ceux que l’on retrouve dans d’innombrables banlieues, territoires exclusifs de ces classes laborieuses qui doivent compter jusqu’au dernier sou pour venir à bout de difficiles fins de mois.

Les deux complices pénètrent dans l’allée et Jean-Jacques repère rapidement le nom sur la boîte aux lettres.

— « Griset », c’est là, annonce-t-il simplement. Troisième, sans ascenseur.

Il n’y a pas d’interphone et ils entament l’ascension sans ajouter une parole. Ils atteignent bientôt leur destination. Sur la droite de la porte se trouve un carillon électrique que Jean-Jacques actionne aussitôt. Deux notes qui se voudraient musicales s’égrènent dans le silence.

Ils perçoivent, troublant la quiétude qui règne dans la cage d’escalier, une présence discrète ainsi qu’un regard furtif dissimulé derrière un œilleton.

La porte s’ouvre, une jeune femme d’une petite quarantaine d’années, apparaît sur le seuil. Ses cheveux bruns sont sagement noués en arrière, mais ses vêtements modernes mettent sa silhouette élancée en valeur. Jean-Jacques, tout sourire, s’avance d’un pas.

— Madame Griset ? s’enquiert-il.

— C’est moi.

— Je suis un ami de Monique, vous savez…

Elle ne lui laisse pas le loisir de continuer.

— Oui, oui, s’écrie-t-elle, entrez, entrez, je vous attendais.

Elle les précède dans son intérieur et les entraîne dans la première pièce sur sa gauche. Il s’agit d’un espace d’une vingtaine de mètres carrés qui fait à la fois office de salon et de salle à manger.

Il y règne une propreté méticuleuse qu’aucun grain de poussière ne semble devoir jamais troubler. Jean-Jacques et Bernie observent en silence la table en bois vernis entourée de six chaises, le bahut ancien, peut-être hérité de la grand-mère, le canapé en velours bleu qui fait face à l’écran plat de télévision. On décèle ici la patte féminine qui apporte cette chaleur indispensable à un foyer heureux.

— Asseyez-vous, Messieurs, les invite-t-elle. J’ai préparé du café…

Les deux acolytes qui viennent déjà d’en consommer un n’osent pas refuser de peur de froisser leur hôtesse.

Elle disparaît donc et revient très vite, les bras chargés d’un plateau avec tout le nécessaire.

Quand tout le monde est servi, survient un délicat moment de gêne bien compréhensible. Les protagonistes de cette scène improvisée ne se connaissent pas et il faut briser la glace.

Bernie sait pertinemment qu’il n’est pas l’homme de la situation contrairement à son ami. La tête prudemment penchée sur son café, il remue précautionneusement sa cuillère dans sa tasse tout en jetant un regard en coin à Jean-Jacques d’un air qui semble dire : « Allez, mon vieux, c’est à toi de t’y coller. »

Ce dernier, comme s’il l’avait entendu, démarre alors la conversation :

— Madame Griset, mon amie Monique, que vous connaissez bien, m’a raconté ce qui est arrivé à votre fille. Elle m’a fait part de votre désarroi suite aux investigations infructueuses de la police et de votre souhait de ne pas voir l’enquête se diluer dans le temps sans qu’aucun résultat n’ait été obtenu.

Son interlocutrice ne peut cacher sa fébrilité, elle se malaxe nerveusement les mains.

Malgré sa timidité apparente, elle se lance :

— Monique m’a expliqué que vous et votre ami avez eu à plusieurs reprises des résultats supérieurs à la police. Elle m’a suggéré de vous demander votre aide et j’ai accepté bien sûr.

Bernie, le visage de marbre, reste obstinément silencieux. Madame Griset, à qui cette attitude ouvertement hostile n’échappe pas, lui jette des regards anxieux en se demandant si elle a bien compris les promesses de son amie Monique.

Jean-Jacques, sensible à ces vibrations pas très favorables, la rassure très vite.

— C’est bien la raison de notre visite, explique-t-il très vite. Mon ami Bernie et moi-même sommes là pour vous aider.

Ce discours a l’air de rassurer la jeune femme. Les traits de son visage sont soudain moins crispés et l’amorce d’un sourire apparaît sur son visage.

Bernie, parfaitement conscient maintenant qu’il est bel et bien tombé dans un piège, comprend également que son attitude a pu paraître inamicale. Il se détend lui aussi et abonde dans le sens de son ami :

— Jean-Jacques a raison, Madame, nous sommes là pour vous aider.

La jeune femme balbutie :

— Ah bon, tressaille-t-elle, j’ai cru un moment que…

Jean-Jacques intervient vivement :

— Mais non, ne vous inquiétez pas. Pouvez-vous nous expliquer comment votre fille a disparu ?

Madame Griset leur jette un regard surpris.

— Comment ma fille a disparu ?

— Oui, comment les choses se sont-elles déroulées ? Quel a été l’enchaînement des faits ?

Elle fronce soudainement les sourcils.

— Mais qu’est-ce que Monique vous a raconté ? Doria n’a pas disparu, je sais très bien où elle est !

IV

Un silence traduisant la surprise succède à cette affirmation inattendue. Selon sa propre mère, la fille de madame Griset n’a pas disparu !

Bernie redresse la tête et cherche à croiser les yeux de Jean-Jacques. Ce dernier évite ostensiblement son regard et reste concentré sur leur hôtesse.

— Mais je ne comprends pas ! s’exclame-t-il avec vigueur. Vous nous dites que votre fille n’a pas disparu. Je ne vois pas, dans ce cas, ce que nous faisons ici !

La femme interpellée, peut-être un peu trop sèchement, se trouble aussitôt. Elle se balance maladroitement sur sa chaise et agite nerveusement les mains devant elle, dans un mouvement instinctif qui ressemble fort à un geste de défense.

— Je me suis mal exprimée, s’écrie-t-elle d’une voix chargée d’émotion. Doria a bien quitté la maison, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais je suis quasiment sûre de savoir où elle est.

La mine renfrognée, Jean-Jacques pivote vers Bernie comme pour le prendre à témoin de sa bonne foi et s’excuser par avance de l’avoir entraîné dans une histoire qui semble complètement invraisemblable. Il revient alors à madame Griset et demande :

— Mais vous vous rendez compte que votre histoire est insensée ! Ma camarade Monique fait appel à moi et à mon ami pour vous aider en m’expliquant que l’enquête de police n’a pas abouti. Nous venons vous rencontrer chez vous pour apprendre que votre fille a tout simplement quitté la maison et que vous savez où elle se trouve. Mais c’est un mauvais film !

Madame Griset a baissé les yeux et des larmes coulent lentement le long de ses joues.

Embarrassé, Jean-Jacques se dit qu’il a peut-être réagi un peu trop violemment et il ne sait plus très bien quelle contenance adopter. Il cherche de l’aide auprès de Bernie qui semble désarmé lui aussi et hausse les épaules pour montrer son indécision.

Après un court moment de gêne très palpable Jean-Jacques se manifeste enfin :

— Madame, ne vous mettez pas dans un état pareil. J’ai réagi peut-être un peu violemment et je m’en excuse, mais n’attachez pas d’importance à ce que je viens de dire.